Les grands entretiens de Mazarine Mitterrand Pingeot - Jocelyne Porcher

  • l’année dernière
Mazarine Pingeot reçoit Jocelyne Porcher, sociologue à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra).
Engagée pour la défense de l'élevage paysan, Jocelyne Porcher refuse de confondre industrie et élevage, qui n'ont selon elle aucune continuité historique ou technique. Auparavant éleveuse dans les porcheries industrielles, son expérience lui a permis de poser des hypothèses nouvelles sur les relations affectives entre éleveurs et animaux et sur le croisement et la contagion des souffrances entre humains et animaux dans les systèmes industriels. La notion de travail est au coeur de sa réflexion sur l'élevage, les rapports de domestication étant construits par le travail, la question des conditions de travail est inévitable. Elle observe que dans de bonnes conditions les animaux sont curieux et s'investissent dans le travail, tandis que dans des conditions dégradées, ils sont aliénés, perdus pour eux même, avec une existence dénuée de sens. Dans cet entretien, la sociologue s'exprime également sur la question de la mise à mort, qu'elle considère impliquer une réflexion plus générale sur le droit de faire circuler la vie.
Également interrogée sur le mouvement de libération animale, initié dans les années 1970 aux États-Unis et porté par le philosophe Peter Singer, Jocelyne Porcher l'analyse comme une réaction des citoyens à la rupture par l'industrialisation du cycle du don entretenu avec les animaux depuis près de 10 000 ans, et se désole que ce mouvement se débarrasse du problème moral en se débarrassant des animaux.

Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcript
00:00 "Walk On The Wild Side", The Prodigy
00:02 ...
00:21 -Jocelyne Porchier,
00:22 vous avez été éleveuse avant de devenir sociologue,
00:25 avec comme objet d'étude l'élevage.
00:28 Vous dites que l'élevage est en train de disparaître,
00:31 pris entre deux mots.
00:32 D'un côté, il est condamné au nom de l'environnement
00:35 et de ce qu'on appelle la libération animale,
00:38 qui, en réalité, confond élevage et production animale,
00:41 et de l'autre, il est de plus en plus absorbé
00:44 par l'industrie, qui a transformé les animaux en produits.
00:47 Vous vous situez sur un fil assez ténu,
00:50 la défense de l'élevage paysan.
00:52 Peut-être d'abord un mot de vocabulaire.
00:55 Vous refusez d'appeler l'industrie animale "élevage".
00:59 Pourquoi ?
01:00 -Ca tient aux rationalités du travail, en fait,
01:04 et au fil historique qui mène,
01:07 qui a construit l'élevage ou qui mène aux productions animales.
01:11 Contrairement à ce qui est souvent dit,
01:13 les productions animales, c'est pas la suite de l'élevage,
01:16 de ce qui précède, du point de vue des relations de travail.
01:20 C'est autre chose. Au XIXe siècle, il y a eu une rupture.
01:23 Un phagocytage de l'élevage par l'industrie et la zootechnie.
01:28 J'ai décrit comme la science qui a été créée,
01:31 ex nihilo, pour porter l'industrialisation de l'élevage.
01:34 Et donc, l'un n'est pas la suite de l'autre.
01:37 Ca n'a rien à voir avec l'élevage.
01:39 C'est une autre activité.
01:41 C'est pas le même monde, les mêmes objectifs, la même histoire.
01:44 C'est pas les mêmes gens, les mêmes animaux.
01:48 L'élevage industriel, par exemple, c'est un oxymore,
01:51 parce que soit on est dans l'élevage, soit on est dans l'industrie,
01:54 mais on peut pas être dans les deux.
01:56 -Je vous propose de regarder un petit extrait
01:59 d'un reportage de la RTF de 1958,
02:03 qu'on pourra peut-être commenter après.
02:05 -Reste Raymond.
02:07 Eh bien, comme vient de nous le dire Gérard Petit,
02:10 Raymond et sa femme, Marie-Thérèse,
02:12 ont monté une petite industrie avicole
02:15 parallèlement à l'exploitation paternelle.
02:18 Raymond utilise des méthodes modernes.
02:21 Il aime bien tout ce qui est nouveau.
02:23 Nouvelles techniques, nouvelles organisations sociales.
02:26 Il pratique l'élevage en plein air dans des poulaillers mobiles.
02:31 Ils travaillent aussi en coopérative
02:34 avec d'autres paysans du village,
02:36 qui sont également intéressés par la viculture.
02:39 Et ils se livrent à un croisement systématique de races
02:46 pour améliorer à la fois la chair et la ponte de sa basse-cour.
02:50 ...
02:54 Sa femme est sa principale collaboratrice à la maison.
02:57 -Alors là, on est un peu entre les deux, non ?
03:00 -Oui, oui, c'est-à-dire qu'on est au début de l'industrialisation.
03:04 C'est quand même le système de pensée qui...
03:07 La sélection, l'augmentation de la productivité.
03:10 Mais c'est vrai que le système lui-même,
03:12 les cabanes mobiles et les poulais dehors,
03:14 c'est ce qui ressemble à l'élevage paysan.
03:17 Et surtout, le recours à des races, quand c'est possible,
03:20 plus rustiques. -On est dans un modèle
03:22 encore hybride. -On est dans un modèle...
03:25 Mais il y a l'idée qu'il faut être productif
03:27 et qu'il y a une certaine division du travail,
03:30 on devine, quand même.
03:32 Il y a quand même un nombre d'animaux assez important.
03:35 -Mais être productif, en même temps,
03:37 c'est une obligation, lorsqu'on fait de l'élevage ?
03:40 Il faut bien gagner sa vie, aussi.
03:42 -Oui, c'est-à-dire qu'au fur et à mesure,
03:44 on fait une sélection de plus en plus drastique,
03:47 et on arrive à des... On le sait, avec des animaux
03:50 qui ne peuvent plus marcher,
03:52 à des animaux qui sont obsolètes
03:55 au bout d'un temps très court.
03:57 Mais sélectionner les animaux, oui, ça fait partie de l'élevage.
04:01 C'est sûr. On sélectionne, autrefois aussi,
04:06 pour des raisons esthétiques ou affectives,
04:08 et depuis le processus industriel,
04:10 pour des raisons uniquement productives.
04:13 C'était pas forcément, par exemple, au XIXe,
04:15 où il y avait quand même une sélection des paysans
04:18 sur d'autres critères, parce qu'ils ne visaient pas
04:21 à une énorme productivité.
04:23 Là, on est quand même dans l'esprit moderne,
04:26 d'ailleurs, elle le dit, c'est l'élevage moderne.
04:29 C'est le début d'autre chose.
04:30 -Vous, vous avez été éleveuse avant d'être chercheuse.
04:34 Qu'est-ce que ça change ?
04:35 -J'étais éleveuse, et en plus, j'ai travaillé
04:38 dans les porcheries industrielles,
04:40 donc j'ai pu contraster des rapports de travail aux animaux.
04:43 Ca change parce que j'ai pu poser des hypothèses,
04:46 en fait, que personne n'avait posées,
04:48 sur les relations affectives entre éleveurs animaux,
04:51 dans ma thèse.
04:52 C'était pas du tout une évidence, il y a 20 ans.
04:57 Au contraire, même, je pense que, par exemple,
04:59 les anthropologues voyaient le troupeau,
05:02 mais ils voyaient pas la relation subjective,
05:04 intersubjective entre éleveurs animaux.
05:06 C'était le sujet de ma thèse, d'ailleurs.
05:09 Et puis après, sur la souffrance au travail,
05:13 j'ai montré qu'en système industriel,
05:15 il y avait une espèce de contagion de la souffrance
05:18 entre humains et animaux, mais j'ai pu poser ça
05:21 comme hypothèse parce que j'avais vécu dans ces usines.
05:24 Moi, je savais que j'allais pas y rester,
05:26 puisque j'étais dans une démarche de formation,
05:29 donc c'était pas mon intention, mais j'y ai travaillé assez longtemps
05:32 pour côtoyer des gens qui...
05:34 C'est pas qu'ils souffraient, mais c'est ce que j'ai compris,
05:38 mais qui construisait des barrières contre la souffrance.
05:41 On voyait qu'il y avait des choses dures,
05:43 et donc, voilà, c'est pour ça qu'après,
05:45 j'ai travaillé sur la souffrance au travail
05:48 en système industriel des humains,
05:50 le croisement de ces souffrances, enfin, les impacts...
05:53 des deux souffrances, de cette intersubjectivité
05:56 qui est une contagion, voilà, un partage de la souffrance
05:59 plutôt qu'autre chose, quoi, dans ces systèmes.
06:02 -Donc l'homme déshumanisé
06:04 travaille dans de telles conditions...
06:08 -Et puis blindé, quoi, blindé,
06:10 pour faire des choses que sa morale réprouve.
06:12 C'est ce que j'ai montré dans un petit livre
06:15 qui s'appelle "Une vie de cochon",
06:17 pas que celui-là, mais celui-là, je l'ai écrit
06:20 avec une ancienne salariée d'élevage
06:23 qui avait travaillé dans les porcheries, elle, 9 ans,
06:27 et donc on a croisé nos expériences
06:30 pour écrire un petit récit d'une petite fille
06:33 qui travaille dans les porcheries et qui regarde travailler sa mère.
06:36 C'est un petit récit, mais je pense qu'il donne bien l'écho
06:39 de ce que c'est que travailler là-dedans
06:42 et comment on fait des choses que, voilà,
06:44 si on se regardait les faits, on serait horrifiés,
06:47 mais on les voit pas parce qu'on est blindés.
06:50 -Il y a un maître mot dans ce que vous dites,
06:52 c'est la question du travail,
06:54 et qui est au fond, au coeur, également, de votre recherche.
06:58 Pourquoi le travail est-il au coeur de la réflexion sur l'élevage ?
07:02 Que ce soit l'industrie animale ou l'élevage paysan.
07:04 -Parce qu'on est avec les animaux dans des rapports de travail.
07:08 J'ai beaucoup travaillé sur les relations entre éleveurs et animaux.
07:12 Avec l'équipe que j'anime, on est sur les relations animaux domestiques.
07:16 Les rapports de domestication sont construits par le travail.
07:19 J'en avais l'intuition dans ma thèse,
07:21 qui portait beaucoup sur le travail.
07:23 Si on est avec les animaux, c'est pour produire des choses avec eux,
07:27 et je pense que cela, depuis le début des processus de domestication,
07:31 c'est de produire des choses avec eux, on transforme le monde avec eux.
07:35 Ce que dit Marx sur les humains,
07:37 qui, grâce au travail, se construisent une seconde nature,
07:41 je le pense aussi pour les animaux.
07:43 Il y a une seconde nature des animaux,
07:45 qui est précisément l'animal domestique,
07:47 qui n'est plus dans sa nature et dans son monde,
07:50 mais qui est aussi dans le nôtre,
07:52 qui est à l'interface monde-humain-monde-animaux.
07:55 Dans cette interface-là, on travaille ensemble,
07:58 on communique ensemble, on a des relations affectives ensemble,
08:02 des relations douloureuses,
08:03 surtout concernant la mort des animaux.
08:06 Et puis, en plus, ce que j'ai travaillé depuis une dizaine d'années,
08:10 c'est ce que font les animaux par eux-mêmes au travail.
08:13 -Et alors ? Qu'est-ce qu'ils donnent ?
08:15 -Ce qu'on a montré, c'est qu'effectivement,
08:18 les animaux qu'on a étudiés, chiens, chevaux, vaches,
08:22 ont un rapport subjectif au travail
08:25 qui est assez proche du nôtre,
08:27 c'est-à-dire que dans des bonnes conditions,
08:30 ils s'investissent au travail,
08:31 ils tirent des gratifications de ce qu'ils font,
08:34 ils aiment bien ce qu'on fait, ils sont curieux,
08:37 ils sont avec nous dans le travail.
08:39 Dans le mauvais cas, des trucs, par exemple,
08:42 dans le système industriel, c'est un travail aliénant,
08:45 c'est l'usine, et ils sont comme n'importe quel ouvrier d'usine,
08:48 aliénés, perdus pour eux-mêmes,
08:50 avec une existence qui n'a aucun sens,
08:52 encore moins que pour des humains,
08:55 parce que les humains savent relativement ce qu'ils font.
08:58 Ils peuvent partir, les animaux en usine, évidemment,
09:01 ils ne peuvent pas, mais rien n'a de sens pour eux
09:04 dans l'univers, sauf la petite relation
09:06 qu'ils peuvent encore garder avec les humains.
09:08 La question du travail, pour moi, elle est super importante
09:12 car elle permet de poser la question des conditions de travail.
09:15 Déjà, de la production, qu'est-ce que les animaux font avec nous
09:19 et comment on leur donne l'occasion de le faire ?
09:22 Avec une collègue, par exemple, on a travaillé
09:25 sur les chevaux territoriaux,
09:27 qui tirent les calèches pour emmener les enfants à l'école.
09:30 Voilà, c'est un...
09:32 Quel travail, qu'est-ce que ça apporte aux enfants,
09:36 qu'est-ce que ça apporte aux animaux,
09:38 quelle vie ça donne à ce transport d'enfants à l'école,
09:44 comment il est transformé par le fait que ce soit des chevaux
09:47 qui emmènent les enfants à l'école.
09:49 C'est ce qu'on a montré.
09:51 On a fait d'autres travaux sur les chiens,
09:53 les chiens de berger, les chiens militaires,
09:55 les chiens... Voilà, parce que les chiens sont les animaux les plus...
09:59 -Oui. -Voilà.
10:01 -Evidemment, lorsqu'on parle de travail et dans l'élevage,
10:04 on arrive nécessairement à la question de la mort,
10:07 qui est un petit peu le point nodal,
10:10 le scandale pour, en tout cas,
10:12 ceux qui considèrent qu'il faut libérer les animaux, etc.
10:17 On en reparlera.
10:18 La mort, comment on aborde cette question
10:21 lorsqu'on est éleveur ?
10:22 -Déjà, je pense que quand on est éleveur,
10:26 on assume que le bout de la vie de l'animal,
10:30 c'est l'abattage, dans une certaine mesure,
10:32 parce qu'il y a des choses différentes,
10:35 des relations différentes entre les animaux reproducteurs,
10:38 les vaches et les veaux, les brebis, les agneaux, etc.
10:41 Il y a des animaux porcelets,
10:45 enfin, porcs, agneaux, voilà.
10:47 On sait qu'ils vont partir à l'abattoir rapidement,
10:50 puisque c'est ce qui produit du revenu pour l'éleveur.
10:53 Les animaux reproducteurs, c'est différent,
10:55 parce que les éleveurs passent un grand temps avec eux.
10:58 Des vaches peuvent rester 10-12 ans,
11:00 donc c'est assez difficile d'envoyer les animaux à l'abattoir,
11:04 mais ça pose des questions, aujourd'hui, nouvelles,
11:06 que des éleveurs n'auraient pas posées autrefois,
11:09 parce que, comme quand j'ai commencé ma thèse,
11:12 il y avait un rapport viril fort aux animaux.
11:14 Les éleveurs, moi, je l'avais ressenti,
11:17 parce que j'avais fréquenté ce milieu,
11:19 qu'il y avait quelque chose d'affectif,
11:21 mais qui était caché sous des apparences viriles.
11:24 Voilà, on...
11:25 Bon, oui, c'est une vieille vache, allez...
11:29 Mais en fait, non.
11:30 En fait, il y a des vieux éleveurs qui m'avaient dit
11:33 qu'ils pleuraient quand il y avait des vaches qui partaient.
11:36 -Ca fait partie du travail, on doit l'accepter.
11:39 -Ca fait partie du travail, et il faut pas le montrer.
11:42 Ils me l'avaient dit, parce qu'on a eu des entretiens
11:45 très longs avec les éleveurs, et je les écoutais,
11:48 et je posais des questions qu'ils avaient pas l'habitude d'entendre.
11:51 Donc c'était un peu déroutant pour eux,
11:54 mais en tout cas, voilà, j'ai...
11:55 Et donc là, je pense qu'on est à un moment aussi
11:58 où, voilà, des choses comme ça, là, reviennent,
12:02 et que, voilà, des alternatives,
12:04 par exemple, au départ d'une vieille vache
12:08 pour l'abattoir, elles sont envisagées, voilà.
12:11 Alors qu'elles l'étaient pas avant,
12:13 c'était comme ça, c'était comme ça.
12:15 Maintenant, si je peux la mettre
12:17 chez un éleveur retraité, qui accueille des vaches retraitées,
12:20 ça serait bien. Maintenant, c'est difficile.
12:23 Il y a une pression sur le foncier,
12:25 ces animaux retraités, il faut les nourrir,
12:27 c'est absolument pas facile. -C'est un coût économique.
12:30 -C'est dans l'idée des gens. Mais sinon,
12:33 la mort des animaux, quand même, globalement,
12:35 elle est pensée comme...
12:37 Effectivement, elle fait partie du travail,
12:39 puisque pour certains types d'élevage,
12:42 c'est le revenu, pour les bovins à l'étang, par exemple,
12:45 c'est le revenu de l'éleveur.
12:46 Euh...
12:47 Voilà, donc, ça fait partie du travail.
12:51 -Qu'est-ce qu'on répond à ceux qui vous disent
12:53 "de quel droit on donne la mort" ?
12:55 -On pourrait demander, d'ailleurs,
12:57 "de quel droit on donne la vie" aussi,
12:59 parce que c'est ça, en plus, qui va avec.
13:02 C'est "de quel droit on donne la vie
13:04 "et après, on donne la mort", mais on peut la poser pour tout.
13:07 "De quel droit on fait naître des enfants
13:10 "pour savoir qu'ils vont mourir à la fin ?"
13:12 Enfin, c'est...
13:13 "De quel droit on fait circuler la vie ?"
13:16 Voilà, c'est...
13:17 -Pourquoi la mort est devenue un tel scandale ?
13:19 Il y a quand même quelque chose qui se focalise sur...
13:22 On sait aussi qu'il y a une confusion
13:24 entre la mort dans les abattoirs industriels
13:27 et la question de la mort inhérente à l'élevage.
13:30 Pourquoi est-ce que c'est devenu insupportable ?
13:32 -C'est la mort des animaux qui est devenue insupportable,
13:35 parce qu'il y a des morts dans toutes nos sociétés,
13:38 sans parler des personnes réfugiées qui meurent en pleine mer, etc.
13:42 Ca, ça a l'air de solliciter moins l'émotion collective
13:46 que la mort d'un taureau dans l'arène ou dans les...
13:50 -Pourquoi ?
13:52 -Parce que je pense que notre société,
13:54 on est détachés de la mort,
13:55 c'est-à-dire qu'elle est absentée quand même de la vie.
13:58 -On la voit plus. -On la voit plus.
14:00 C'est le but de notre système économique,
14:03 qu'on soit porté par la vie, par la consommation,
14:06 par une activité sans cesse renouvelée,
14:10 pour qu'on consomme, pour qu'on bouge,
14:12 et donc, il faut pas trop s'attarder sur la mort,
14:15 qui jette un trouble là-dedans.
14:18 Du coup, la mort animale, là,
14:20 qui est distribuée par les vidéos de XYZ Association,
14:24 évidemment, c'est la mort dans toute sa crudité,
14:29 le sang,
14:31 et puis la mort, l'agonie, donc c'est insupportable.
14:35 Et comme c'est l'animal,
14:37 innocent,
14:39 inconnu, d'ailleurs,
14:41 parce que la plupart des gens ne connaissent pas les animaux,
14:44 ni les vaches, ni les moutons,
14:46 ni ne connaissent pas le rapport qu'ils ont à la mort,
14:49 mais je pense que c'est les images,
14:52 c'est les images qui font...
14:54 Voilà, les mêmes images, par exemple,
14:56 de gens en EHPAD ou mourant à l'hôpital,
14:59 ou...
15:00 Peut-être que ça susciterait également...
15:04 Voilà, la colère ou la...
15:06 -Vous dites que ce qui autorise à donner la mort,
15:08 c'est d'offrir une belle vie.
15:10 C'est donner du sens à la mort.
15:12 -Oui, du point de vue de l'éleveur, c'est ça.
15:15 C'est qu'on donne la vie, aussi, il faut voir.
15:18 La vie, c'est l'éleveur qui la donne,
15:20 mais il donne la vie, il donne la mort.
15:22 Mais donner la mort, c'est pas l'infliger,
15:24 c'est la donner...
15:26 Parce que c'est nécessaire pour que le système dure, quoi.
15:30 C'est un système fini.
15:31 Il y a un nombre de ressources limitées,
15:34 donc on peut pas garder tous les animaux.
15:36 C'est pour ça qu'on les fait partir,
15:38 comme disent les éleveurs.
15:40 Mais en même temps, voilà, c'est pas sans question,
15:43 c'est pas sans difficulté, donc...
15:46 -Alors, vous critiquez d'un côté le système industriel,
15:49 qui nie, en quelque sorte, aussi, la mort de l'animal,
15:52 qui la cache, qui la dissimule, vous l'avez dit,
15:55 et de l'autre côté, vous êtes aussi assez critique
15:58 envers les mouvements de libération animale.
16:01 Juste un mot sur qu'est-ce que c'est que cette libération animale,
16:04 ça date de quand ?
16:06 Qu'est-ce qui est revendiqué ?
16:08 -C'est une dynamique qui démarre
16:10 avec le livre de Peter Singer, "Libération animale",
16:14 qui est apparu en 75 aux Etats-Unis,
16:16 donc qui a été traduit en France en 93,
16:19 donc 20 ans après,
16:20 et qui, depuis, voilà, fait des petits...
16:24 Enfin, il y a un courant philosophique,
16:27 l'éthique animale...
16:28 -L'antispécisme.
16:30 -L'antispécisme, voilà.
16:32 C'était déjà dans Peter Singer.
16:34 Voilà, l'idée, globalement, que les animaux sont nos prochains,
16:38 que, donc, ils sont pas tuables, ils sont pas comestibles,
16:41 ils sont pas appropriables.
16:43 Ils sont comme nous, en fait, ils ont des intérêts,
16:46 donc, effectivement, de quel droit on les approprie,
16:50 on se les ait appropriés.
16:51 Alors, c'est vraiment un courant qui est...
16:54 assez surprenant, du point de vue de...
16:58 de l'idée, par exemple, de la domestication,
17:01 comme domination,
17:03 exploitation, alors que des anthropologues
17:06 ont montré largement que la domestication,
17:08 c'est vraiment un échange,
17:10 qu'on n'a pas été chercher les espèces animales
17:12 pour les enfermer, que ça marche pas comme ça.
17:15 Moi, c'est ce que j'étudie du point de vue de la théorie du don,
17:18 où, finalement, je pense que c'est...
17:22 le donné recevoir-rendre de la théorie du don de Mousse,
17:25 qui fait que, voilà, depuis 10 000 ans,
17:27 on vit avec des animaux.
17:28 Le cycle du don qui a été rompu par l'industrialisation,
17:31 et qui fait que, moi, je pense que ça,
17:33 c'est vraiment un moteur de la libération animale,
17:36 de tout ce courant qui porte les gens,
17:38 c'est l'idée, mais l'idée maussienne,
17:41 que quand on rend pas le don, on n'est pas à la hauteur,
17:43 on déchoit, en fait.
17:45 Je pense que ce sentiment de pas être à la hauteur,
17:48 c'est ce qu'ont les éleveurs, les vrais éleveurs,
17:50 par rapport au système industriel,
17:52 et ce qu'ont nos concitoyens,
17:54 quoi, le sentiment, vraiment, de...
17:56 Voilà, par rapport à l'innocence de l'animal,
17:58 il n'est pas du tout innocent.
18:00 Nous, c'est ce qu'on montre dans notre travail
18:03 sur le travail animal.
18:04 C'est pas du tout des êtres innocents,
18:06 comme l'imaginent les antispécistes,
18:08 mais bon...
18:10 Mais du coup, voilà, comme ce sentiment
18:12 qui paraît juste et pertinent,
18:14 qu'on n'est pas à la hauteur du don que nous font les animaux.
18:18 Et que donc, là où les éleveurs, voilà,
18:20 cherchent à changer les choses, à...
18:23 à changer les choses, à améliorer leur travail,
18:25 à reprendre de l'autonomie,
18:27 euh...
18:28 pour, bah, travailler dans le respect des animaux,
18:31 bah, certains, voilà, pensent que,
18:33 puisqu'on n'est pas à la hauteur,
18:35 faut tout casser,
18:36 faut rompre les liens de domestication.
18:39 C'est assez terrible, parce que du coup,
18:41 si on le voit par la théorie du don,
18:43 du coup, en fait, ça revient à dire, bon, bah, ouais,
18:46 on a 10 000 ans de dettes envers les animaux,
18:48 mais bon, on les libère, on s'en fout,
18:51 on a vraiment le cycle du don.
18:52 Il a été rompu par l'industrialisation de l'élevage,
18:55 c'est sûr, puisqu'on a arrêté de...
18:57 de penser les animaux comme des animaux,
19:00 et, voilà, de s'en occuper.
19:01 Mais là aussi, c'est...
19:03 c'est une rupture du don de dire...
19:05 de nier la dette et de dire, bah non, on va les libérer.
19:08 Ça veut dire, en fait, on va s'en débarrasser, quoi,
19:11 parce qu'on a des problèmes moraux à cause d'eux, là,
19:14 on va s'en débarrasser. C'est ça, en fait, qu'il faut.
19:17 -On se débarrasse du problème moral,
19:19 c'est ça ? -Exactement.
19:21 -L'une des conséquences de la libération animale
19:24 serait le fait qu'il n'y ait plus de lien entre les hommes et les animaux.
19:28 -C'est ça, l'idée, de la libération animale.
19:30 -Alors, comment faire pour arriver à...
19:33 à imposer cette voix si...
19:36 si ténue entre ces deux extrêmes,
19:39 que sont la production animale et, de l'autre côté,
19:41 la libération animale ? C'est pas facile.
19:44 Comment faire entendre votre voix ?
19:46 -C'est pas facile, parce que déjà,
19:48 à cause de problèmes sémantiques comme l'élevage industriel, etc.,
19:52 c'est très...
19:54 C'est très difficile, du coup, après, de dire...
19:56 Pour moi, les éleveurs, c'est des survivants,
19:59 des survivants à ce processus d'industrialisation.
20:02 -Ils sont doublement maltraités,
20:04 parce que non seulement c'est des survivants d'un système,
20:07 mais en plus, d'une certaine manière,
20:09 ils sont quand même l'objet d'une vindicte populaire
20:12 qui fait la confusion, justement,
20:14 entre la production animale industrielle
20:17 et l'élevage paysan.
20:18 Du coup, comment vont les éleveurs, aujourd'hui ?
20:21 -Euh... Oui, c'est vrai que la confusion,
20:23 elle est entretenue à la fois par l'industrie
20:25 des productions animales, qui fait exprès de parler d'élevage
20:29 en parlant de trucs de...
20:31 Je sais pas, 3 000 truies, voilà,
20:33 et puis les libérateurs des animaux, pareil,
20:35 qui font exprès aussi de parler d'élevage
20:37 alors qu'ils sont dans un système industriel.
20:40 La voix médiane, elle est portée par des éleveurs
20:43 et par la Confédération paysanne, notamment,
20:46 mais avec, c'est vrai, je pense, des grandes difficultés
20:49 liées à la puissance de l'industrie.
20:51 Ces libérateurs des animaux,
20:52 ce dont ils se rendent pas compte, là,
20:55 en faisant leur critique
20:57 de tous les systèmes d'élevage avec les animaux
21:00 et leur promotion du véganisme, etc.,
21:02 c'est que ça profite à l'industrie, en fait,
21:05 parce que depuis que Singer a écrit son truc,
21:08 qu'est-ce qui a changé pour les animaux ?
21:10 Rien, en fait. Rien.
21:11 Les systèmes industriels sont, à mon avis,
21:14 en ce moment, plus forts que jamais.
21:16 Parce que l'élevage, c'est un...
21:18 Comment ? Non seulement c'est des survivants,
21:22 mais en plus, c'est un projet de société
21:25 complètement anticapitaliste.
21:27 Tous les éleveurs paysans ne sont pas anticapitalistes eux-mêmes,
21:31 mais le projet de société est anticapitaliste.
21:33 C'est vraiment un projet d'autonomie,
21:36 d'entraide, de relation avec les animaux
21:38 qui ne sont pas des relations d'exploitation.
21:41 Enfin, voilà, un projet porté, pas par l'accumulation,
21:44 mais par le partage de la vie.
21:46 Et donc, ce fait-là, c'est important,
21:48 parce que cet élevage paysan,
21:50 c'est pas la suite de ce qui précède
21:52 du point de vue de...
21:54 Comment ? De l'industrie.
21:55 Par contre, l'agriculture cellulaire qui arrive,
21:58 là, c'est la suite de l'industrie.
22:00 Et donc, voilà, c'est ma thèse dans "Cause animale,
22:03 cause du capital" que ceux qui investissent
22:06 dans l'agriculture cellulaire, c'est beaucoup des gens,
22:09 en fait, de la cause animale.
22:11 Et le premier, c'est Peter Singer,
22:13 qui est maintenant impliqué
22:15 dans le développement de l'agriculture cellulaire.
22:18 Finalement, les défenseurs des animaux
22:20 préfèrent la viande aux vaches.
22:22 Ce qui compte, c'est de produire de la viande,
22:25 comme dit Peter, parce que les gens ne sont pas assez moraux
22:28 pour arrêter tout seuls à manger de la viande.
22:31 On va les obliger, on va leur donner autre chose.
22:34 Voilà, ça, c'est le contexte industriel.
22:36 Et là-dedans, il y a les éleveurs paysans.
22:39 Alors, déjà, ils sont mal, aujourd'hui,
22:41 parce qu'il y a des normes qui empêchent
22:43 les éleveurs de poules pleinaires, par exemple, de travailler.
22:47 J'ai eu au téléphone, il n'y a pas longtemps,
22:49 une éleveuse, elle a arrêté, elle était en dépression.
22:52 Parce que là où il y a des petites cabanes,
22:55 comme on avait vu,
22:56 elle avait fait des petites cabanes en bois joli,
22:59 sur prairies, fleuries, etc.,
23:01 les agents de l'État sont arrivés pour dire,
23:03 "Vous arrêtez tout ça, vous faites plus grand
23:06 "et vous enfermez vos bestioles."
23:08 Évidemment, on n'est pas éleveur plein air pour enfermer les bêtes.
23:12 Donc, le modèle industriel, il est aussi porté
23:16 par la gestion des crises sanitaires.
23:18 Derrière la gestion des crises sanitaires,
23:21 il y a évidemment le fait d'imposer ce système industriel,
23:24 comme si la survivance de l'élevage gênait ce système global
23:27 qui, pourtant, déjà a tout.
23:29 Ça, c'est une de mes questions.
23:31 Je me dis, mais pourquoi...
23:32 Pourquoi ça les dérange, quoi,
23:34 qu'il y ait une poignée d'éleveurs paysans
23:37 qui continuent d'exister ?
23:38 Mon hypothèse, c'est que le fait qu'ils continuent d'exister,
23:42 ça montre qu'on peut faire autre chose,
23:44 et c'est surtout que nous, en tant que consommateurs,
23:47 on veut autre chose.
23:48 -Donc, une prise de conscience généralisée,
23:51 y compris du consommateur,
23:52 que choisir de la bonne viande d'un élevage paysan,
23:55 ça coûte plus cher, mais il peut en manger moins,
23:58 et que ça participe d'un engagement citoyen
24:01 pour lutter contre la crise écologique,
24:03 ça devrait commencer à avoir un peu de "publicité",
24:06 mais... -Mais du point de vue de l'écologie,
24:08 c'est évidemment la solution.
24:10 -Oui. -Ca tombe sous le sens,
24:12 mais là, c'est vrai que là, les paysans ne sont pas...
24:15 Les éleveurs paysans ne sont pas à la noce, en ce moment,
24:19 entre les normes et les...
24:22 Voilà, ces crises sanitaires à répétition
24:25 qui s'arrêteront pas tant que le modèle industriel
24:28 sera le modèle, voilà.
24:30 -Oui, c'est un cercle vicieux.
24:31 Et vous parlez bien d'utopie.
24:33 C'est le terme que vous utilisez
24:35 dans l'un des titres de vos ouvrages.
24:37 Qu'est-ce que vous voudriez dire, être progressiste ?
24:40 -Progressiste, là, maintenant, je sais pas.
24:43 J'ai longtemps été progressiste, dans mon idée,
24:46 mais je crois pas du tout qu'il y ait de progrès.
24:48 Je crois pas qu'il y ait de modernité.
24:51 -Il faudrait revenir à un modèle,
24:53 comme on dit, décroissant,
24:55 enfin, en tout cas, un modèle à taille humaine.
24:58 -Pour devenir humain et...
25:00 Et...
25:02 Et vivant, quoi, parce que là, on est dans une société
25:05 qui, de plus en plus, nous plonge dans un travail mort
25:08 avec nos smartphones, nos ordinateurs,
25:10 les réseaux sociaux.
25:11 Tout ça, c'est mort, en fait.
25:13 C'est des liens morts, enfin, qui n'existent pas.
25:16 C'est complètement virtuel.
25:18 Et donc, oui, peut-être être progressiste,
25:20 ça serait renoncer au progrès
25:22 et prendre en compte notre fragilité,
25:24 notre vulnérabilité, notre sensibilité,
25:28 et...
25:29 Comme on fait en élevage, c'est-à-dire assumer,
25:32 voilà, d'être des artisans,
25:34 faire des... Voilà, pas avoir des grandes ambitions,
25:36 s'occuper de notre Terre au lieu d'essayer d'aller sur Mars,
25:40 ça n'a aucun intérêt, on s'en fout de Mars,
25:42 qu'est-ce que ça...
25:44 C'est ce que disait Stéphane Gégoul,
25:46 on n'est pas plus avancé, finalement, que les...
25:48 que les hommes du néolithique.
25:50 C'est... On est...
25:53 Je disais pas ça comme ça, mais c'est...
25:56 On est comme eux, quoi, en fait.
25:58 On est... Tout ce qu'on a changé, c'est dérisoire, en fait.
26:02 -Remettre le vivant au coeur en affrontant la mort.
26:05 -Oui, voilà, être humain.
26:07 Être humain, ça veut dire être humain avec les animaux
26:10 et, oui, affronter la mort,
26:12 puisque de toute façon, on peut pas faire autrement.
26:15 Enfin, sauf à être transhumaniste et...
26:18 Et vouloir éradiquer la mort.
26:20 -Ils ont pas encore réussi. -Voilà.
26:22 Qu'ils éradiquent la mort, pour eux, ça serait terrible.
26:25 J'avais vu un film là-dessus où quelqu'un est immortel,
26:28 c'est terrible, ça serait affreux.
26:30 -Il faut mourir pour vivre, c'est vrai.
26:33 -Bah merci beaucoup. -De rien.
26:35 (Rires)
26:36 (Générique)
26:37 ---

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