Mazarine Pingeot reçoit Corine Pelluchon, philosophe et professeure de philosophie à l'Université Gustave Eiffel.
Dans cet entretien, la philosophe propose de nouvelles Lumières afin de tenir compte de notre dépendance à l'égard des autres vivants. S'il convient de rester critique envers les fondements du processus toujours inachevé des Lumières, Corine Pelluchon refuse de renoncer au socle de principes qui caractérise ce mouvement : l'autonomie, l'égalité, l'unité du genre humain et la rationalité sont indispensables pour combattre le retour des anti-Lumières.
La philosophe aborde également une réflexion sur les enjeux éthiques et politiques de la cause animale. Elle souligne la caractère stratégique et stimulant de la question de ce que nous faisons subir aux animaux, qui pourrait être le fer de lance d'un progrès moral majeur.
Concernant le rôle du philosophe dans la société, elle désapprouve une position de surplomb coupée de la pratique mais entend adopter une attitude sensible et emphatique qui accompagne les mouvements et leur donne une cohérence. Corine Pelluchon veut « parler au monde, et pas seulement sur lui ». Elle considère le progrès comme la grande question philosophique d'aujourd'hui. Attachée au maintien de cette notion, elle en appelle à en finir avec le credo qui l'identifie à la croissance illimitée et à penser un âge du vivant qui permettrait de redessiner le processus civilisationnel par une révolution anthropologique.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
Dans cet entretien, la philosophe propose de nouvelles Lumières afin de tenir compte de notre dépendance à l'égard des autres vivants. S'il convient de rester critique envers les fondements du processus toujours inachevé des Lumières, Corine Pelluchon refuse de renoncer au socle de principes qui caractérise ce mouvement : l'autonomie, l'égalité, l'unité du genre humain et la rationalité sont indispensables pour combattre le retour des anti-Lumières.
La philosophe aborde également une réflexion sur les enjeux éthiques et politiques de la cause animale. Elle souligne la caractère stratégique et stimulant de la question de ce que nous faisons subir aux animaux, qui pourrait être le fer de lance d'un progrès moral majeur.
Concernant le rôle du philosophe dans la société, elle désapprouve une position de surplomb coupée de la pratique mais entend adopter une attitude sensible et emphatique qui accompagne les mouvements et leur donne une cohérence. Corine Pelluchon veut « parler au monde, et pas seulement sur lui ». Elle considère le progrès comme la grande question philosophique d'aujourd'hui. Attachée au maintien de cette notion, elle en appelle à en finir avec le credo qui l'identifie à la croissance illimitée et à penser un âge du vivant qui permettrait de redessiner le processus civilisationnel par une révolution anthropologique.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
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00:00 *Musique*
00:20 Corinne Pelluchon, vous êtes philosophe et vous vous êtes très vite intéressée aux questions de bioéthique,
00:27 d'écologie en lien avec la philosophie politique.
00:29 Vous êtes d'autre part très engagée dans la cause animale, vous êtes d'ailleurs végane même si vous n'aimez pas trop qu'on le dise,
00:35 ou en tout cas qu'on vous y réduise, mais sans pour autant rejeter
00:39 l'héritage de la modernité et notamment des lumières, ce qui est pourtant la pente naturelle de ce qu'on appelle les abolitionnistes.
00:46 Nous traversons une crise majeure à tous les niveaux, climatique mais aussi
00:51 civilisationnelle, précisément il est communément admis que la crise est en grande partie le résultat de cette modernité.
00:57 Alors comment concilier les lumières
01:00 et ce que vous vous appelez l'âge du vivant ?
01:03 Qu'est-ce qu'on garde des lumières, qu'est-ce qu'on jette ?
01:06 Oui alors d'abord je pense qu'on peut définir les lumières
01:09 qui désignent moins un continent ou une époque qu'une manière de regarder le présent
01:14 de façon critique donc, en identifiant ces défis et les tâches
01:20 permettant de renouer le lien entre la théorie et la pratique.
01:23 Et en ce sens les lumières désignent toujours un processus inachevé à reprendre à chaque époque.
01:28 Mais il y a quand même un socle de principe qui définissent les lumières contre leurs ennemis de toujours, les antilumières.
01:35 Ce socle de principe pour être
01:38 clair ou
01:40 simple, il se caractérise par l'autonomie, l'idée qu'on peut prendre en main son destin.
01:46 Le deuxième principe c'est l'égalité, donc une société, un ordre social et politique fondé sur l'égalité
01:53 des êtres humains. Et le troisième c'est l'unité du genre humain qui s'est traduit entre autres par les droits de l'homme.
02:00 Et la quatrième idée ou le quatrième principe c'est la rationalité, la raison comme
02:06 outil majeur pour s'émanciper. Et contre cela s'opposent les antilumières qui veulent asseoir un ordre sur les hiérarchies,
02:15 sur la théologie, la religion, sur un essentialisme,
02:18 donc une différence biologique entre les humains qui justifierait l'assujettissement des uns par les autres,
02:24 et qui sont, dont les antilumières se caractérisent aussi par une haine de la raison qui est une arme de guerre contre justement ce projet
02:32 d'émancipation. Alors moi je garde ces principes, je pense qu'ils sont très importants, notamment aujourd'hui, parce que les antilumières
02:39 eh bien se manifestent un peu partout, par le retour des nationalismes,
02:44 par les politiques de puissance, d'empire et des guerres, etc.
02:48 Mais je crois effectivement que pour maintenir ces quatre principes et l'esprit des lumières, et peut-être les prolonger,
02:55 puisqu'elles sont un héritage inachevé, il faut paradoxalement
02:59 critiquer leurs fondements, en particulier le dualisme nature-culture, cette séparation radicale de l'humain avec la nature et les autres vivants,
03:08 et donc
03:09 arracher, comme on le ferait d'une écharpe dans la chair,
03:13 l'anthropocentrisme qui est un point de vue étroit,
03:16 consistant à considérer que l'humain est au centre et que les autres êtres n'ont de valeur qu'instrumentale.
03:23 Alors je vous proposez d'écouter une archive de 1972 de Lévi-Strauss.
03:28 Enfin nous savons bien d'un côté que la culture,
03:32 l'ensemble des croyances, des institutions, des pratiques
03:37 que les hommes mettent en oeuvre dans leur vie sociale,
03:41 que tout cela est une partie de la nature, et en même temps
03:45 nous avons intérêt, au point de vue
03:48 opérationnel, je dirais presque, à faire comme si c'était un règne, un domaine complètement séparé.
03:53 Et j'imagine que vous êtes un petit peu dans la même situation
03:58 quand vous êtes confronté à un problème comme celui du rapport de la vie ou de la pensée, puisque la pensée c'est évidemment un phénomène
04:05 de la vie, mais que d'un point de vue pratique vous avez intérêt à faire comme si la vie s'expliquait
04:11 intégralement par des principes ou des considérations tout autres.
04:15 - Vous voulez commenter ?
04:18 - Alors d'abord je voudrais dire mon admiration pour Lévi-Strauss qui
04:22 disait d'Anthropologie Structurale 2 que
04:25 l'humanisme qui était le nôtre était dévergondé et assis sur un amour propre,
04:32 lié à cette séparation entre l'humain et les autres vivants,
04:35 cette manière d'oublier que l'humain est aussi un être vivant et cela ouvrait la voie, dit-il, à un cycle maudit et à
04:42 l'ensemble des discriminations dont le XXe siècle a été témoin. Alors aujourd'hui on
04:47 repense un petit peu le rapport nature/culture,
04:50 existence/vie, il ne s'agit pas de nier les différences humain/animal, il ne s'agit pas de les nier du tout,
04:57 mais de comprendre ces lignes de similitude et de différence, comme disait Derrida, qui également a déconstruit l'humanisme
05:04 classique.
05:06 Et je crois que
05:08 aujourd'hui on a la chance, d'une certaine manière,
05:11 de repenser l'humain sans être obsédé par un propre qui soit défini de manière de toute façon élitiste et très
05:17 réservé à quelques humains. C'est-à-dire que penser l'humain seulement comme
05:22 défini par la pensée et même la pensée laquelle, celle de l'Occident, s'est évidemment
05:27 donné,
05:29 prêté le flanc à
05:31 une attitude
05:33 ethnocentriste qu'il critiquera, à une attitude de mépris à l'égard des autres vivants. Mais encore une fois je crois que si on rétablit un peu
05:40 les choses et qu'on adopte un regard
05:42 éloigné, comme il disait, si on pense avec le voyage, avec les autres cultures et aussi les autres vivants, qu'il y a de multiples
05:50 manières de configurer le monde et de saisir le sens, et que
05:54 les animaux par exemple aussi sont des êtres intelligents, disait Montaigne dans la Péologie, vraiment c'est bon, les essais,
06:01 eh bien alors ça enrichit notre perception des choses, nous rendant à la fois
06:06 plus humble et plus à l'aise dans notre monde. Donc je crois que
06:11 Lévi-Strauss c'est pour moi non pas une critique seulement de l'humanisme passé mais
06:16 l'occasion de penser un humanisme différent.
06:19 De la différence, de l'altérité, de la diversité.
06:23 Oui parce que vous tenez une position un peu similaire qui consiste à la fois à être antispéciste, on peut le dire,
06:29 peut-être pas... Non spéciste ! Non spéciste et en même temps humaniste, qui sont
06:35 généralement deux positions qui s'opposent. Alors comment vous les tenez ensemble ? Ah ben je pense que l'humanisme
06:40 c'est l'idée que pour protéger la nature et les animaux, il faut commencer par l'humain. C'est à dire
06:46 repenser la manière dont l'humain s'est conçu lui-même dans son rapport à la nature,
06:49 dans son être à la nature, comme disait aussi Michel Serres, et dans son rapport aux autres vivants.
06:54 Vous êtes beaucoup intéressée
06:56 aux animaux, aux animaux autant je pense dans votre vie que dans votre philosophie.
07:00 En quoi cette prise en compte de l'animal vient faire bouger les lignes, même d'un point de vue méthodologique ? Pourquoi tout à coup la question
07:06 animale vient faire bouger toutes les lignes de la pensée philosophique ? En tout cas
07:10 en ce qui vous concerne, parce que c'est pas juste un détail à l'intérieur ou
07:15 une région de votre philosophie, j'ai l'impression que ça a irrigué quand même une manière de repenser le monde.
07:21 Oui tout à fait, c'est à dire que d'abord quand on s'interroge sur la vulnérabilité, la passivité du vivant, il est difficile d'oublier les animaux qui, comme nous,
07:29 sont mortels, comme nous vulnérables, comme nous ont faim, froid, et qui,
07:33 disait Merleau-Ponty de manière très belle dans les années 48 en causerie, disait qu'ils sont jetés dans un monde dont ils n'ont pas la clé.
07:40 Ça veut dire que ça ne tombe pas tout cuit, il suffit dire, il y a une précarité de l'existence animale, une inquiétude, bon.
07:47 Mais il y a aussi,
07:49 c'est vrai que la question animale a un caractère stratégique,
07:53 parce que nous avons longtemps pensé l'humain, ou plutôt l'humanité, en l'opposant à l'animalité,
08:01 et ce faisant, nous définissions les animaux parce qu'ils n'avaient pas le logos, le langage articulé,
08:09 et c'était une manière de les simplifier, de les rater même,
08:15 puisqu'on gommait leur extrême hétérogénéité et leur singularité.
08:19 Ce sont toujours des êtres individués, il y a toujours quelqu'un derrière la fourrure et les plumes,
08:24 et quelqu'un qui aussi nous échappe, qui certes a des normes éthologiques, des besoins de base liés à son espèce,
08:31 mais qui a ses petites préférences, on a vu tout à l'heure votre adorable chienne, qui a ses petites manies,
08:37 et donc qui a sa subjectivité, même si c'est une subjectivité ou une conscience non représentationnelle,
08:44 elle ne se voit pas vivre, elle ne s'interroge pas sur sa préférence entre Kant ou Hegel, mais elle est, c'est quelqu'un.
08:50 Donc, et c'est vrai que, à mesure que les études du comportement des animaux, l'éthologie, mais aussi la phénoménologie,
09:00 enrichissaient notre connaissance des animaux, de la complexité de leur vie psychique, de leurs besoins, etc.,
09:07 et bien les frontières tracées entre les humains et les animaux se brouillaient, disparaissaient complètement,
09:13 et tout cela ne conduit pas à mépriser l'humain, mais au contraire à rehausser sa responsabilité,
09:19 qui elle, est peut-être impropre de l'homme, car les animaux ne sont pas coupables, n'ont pas une intentionnalité comme la nôtre,
09:29 et en tout cas, on ne peut pas reprocher, retomber dans les procès des animaux qu'on faisait au Moyen-Âge,
09:37 ou quand un sanglier faisait des dégâts dans un jardin, et bien on faisait un procès, non, ça n'a pas de sens,
09:44 il n'y a pas de cette responsabilité-là chez les animaux.
09:48 Donc, il y a bien des différences, mais c'est vrai que la question animale, elle est stratégique,
09:53 parce que pour des raisons de définition de nous-mêmes, elle est centrale, mais surtout, je dirais pour moi,
10:00 j'ai pris en compte le fait que les traitements que nous faisions subir aux animaux, quasiment dans toutes les activités,
10:06 pour l'élevage, pour la mode, pour l'expérimentation, et bien en disait-on sur nous-mêmes, creusait les traits de notre visage,
10:16 donc le projecteur n'était plus sur l'objet de la morale, mais sur nous-mêmes aussi,
10:24 et justement, l'industrialisation de l'élevage, le nombre de vies sacrifiées pour des plaisirs souvent substituables,
10:33 et la manière dont ils sont élevés aujourd'hui dans les élevages industriels,
10:38 et bien était un coup de projecteur sur ce que nous sommes devenus au cours des siècles,
10:42 et sur ce qu'un modèle de développement aberrant et déshumanisant a fait de nous.
10:47 Pour prendre en compte les animaux dans nos vies et au cœur du politique, pour faire que leurs intérêts comptent,
10:54 malgré tout, même si ce sont les humains qui en décident, il y a toujours cette asymétrie entre les animaux et nous,
10:59 et bien pour arriver à faire cela, il faut se débarrasser d'habitude, remettre en question bien des pratiques,
11:06 par exemple la corrida aussi en ce moment, il faut aussi innover pour apprendre à manger avec moins de viande,
11:15 voire sans viande, etc. Donc c'est pour moi le fer de lance de ce que j'appelle un progrès moral et majeur.
11:23 Donc c'est à la fois une approche critique, comme toujours avec la question animale,
11:29 et c'est une approche constructive car elle est aussi, même dans son pathos,
11:36 puisque s'intéresser aux animaux c'est aussi souffrir de ce qu'on leur fait, souffrir de la souffrance des bêtes,
11:43 mais elle est aussi porteuse d'un projet très stimulant.
11:48 – Je reprends le terme de stratégie que vous avez utilisé, qu'il y a une stratégie philosophique, méthodologique,
11:55 mais qui peut également devenir une stratégie politique.
11:57 Où est-ce qu'on se situe par rapport à cette question ?
11:59 Est-ce que la crise écologique, est-ce que le traitement fait aux animaux à travers l'industrie animale
12:05 contraint le philosophe à devenir militant ?
12:07 Quels sont les postes ? Comment on se distribue soi-même dans ces différentes fonctions de citoyen, de chercheur, de philosophe ?
12:17 – Alors moi je n'aime pas trop le mot militant parce que le philosophe doute,
12:21 le philosophe est là pour mettre de la perplexité sur le monde et son rapport au monde tout en étant engagé,
12:26 et est un engagement indirect si j'ose dire.
12:29 C'est-à-dire que la valeur ajoutée du travail philosophique n'est pas d'aller défiler avec des pancartes,
12:35 mais elle est de prendre du recul et elle est aussi de penser contre soi-même,
12:39 et en particulier quand on est philosophe politique, puisque on peut être pur dans sa cuisine,
12:44 mais dès lors qu'il s'agit de penser des normes pouvant être universalisables
12:48 ou instituer le bien commun, toujours à définir et à redéfinir,
12:52 dans une démocratie qui par définition l'institue de manière non définitive,
12:57 eh bien il faut aussi tenir compte des personnes qui pensent différemment et des intérêts divergents,
13:04 ou alors on abandonne la démocratie, ce qui pour moi, et pour vous, est impossible et surtout pas souhaitable.
13:11 Donc du coup il y a là à essayer de construire des accords sur fond de nos désaccords,
13:18 et néanmoins il faut bien avoir un certain courage politique pour dire qu'il y a certaines choses qu'on ne va plus faire.
13:23 C'est comme ça que des progrès sont advenus.
13:26 Il y a eu l'abolition de la peine de mort en 1981, parce qu'on avait jugé que la peine de mort était mauvaise,
13:35 et en plus c'était contre-productif, ne permettait pas de baisser la criminalité, etc.
13:38 Je ne reprendrai pas les arguments de Badater, dont le discours à l'Assemblée est formidable,
13:45 mais je dirais que là il y a un courage politique à avoir.
13:48 Donc il s'agit de tracer, de voir quelles pratiques peuvent être aujourd'hui abolies,
13:55 car elles ne sont plus soutenues par la population, ne sont plus utiles, sont même nuisibles à l'écologie, à la vie sociale, etc.
14:01 Comme l'élevage industriel, mais comme aussi beaucoup de pratiques mutilantes pour les animaux.
14:06 Il peut y avoir même des élevages assez industriels sans les mutilations des cochons, sans la castration à vif, etc.
14:12 Il y a des pays qui le font, qui légifèrent pour ça.
14:14 Et puis quelles pratiques, sans être abolies tout de suite, peuvent être modifiées, avec des aménagements.
14:21 Donc dans le manifeste Animalisme, la troisième partie, j'avais dressé une liste des propositions qu'on pouvait faire,
14:29 et surtout des moyens de le faire, parce qu'on ne peut pas supprimer certains métiers,
14:33 par exemple de dresseur de fauves dans les cirques avec animaux sauvages,
14:38 et les mettre au chômage du jour au lendemain.
14:40 Il y a l'idée d'une reconversion, il y a aussi le respect de l'identité de ces personnes qui s'est construite dans ces métiers, etc.
14:47 Donc là aussi, vous voyez, le philosophe, c'est quand même quelqu'un qui aime la complexité, ou en tout cas qui doit l'assumer.
14:54 Et donc quand il s'agit de donner quelques idées ou quelques guidelines,
14:59 quelques principes qui pourraient permettre d'instituer le bien commun sur un sujet,
15:05 non seulement il est bon qu'il connaisse le terrain et les difficultés rencontrées,
15:10 mais il est bon aussi, et surtout il est nécessaire, qu'il pense aussi contre lui-même
15:16 pour essayer de trouver quelque chose de valide, de manière, on va dire, pas universelle, mais quand même générale.
15:25 Et ça c'est ça, alors que les militants, moi j'ai rencontré plusieurs militants,
15:32 animalistes, écologistes, ou aussi quand je travaillais avec des associations de protection des malades,
15:37 des usagers d'hôpitaux, Alzheimer, ils ont des niches.
15:40 C'est-à-dire que l'animaliste ne s'intéressera pas tellement aux malades d'Alzheimer,
15:46 les malades d'Alzheimer ne s'intéressera pas aux animalistes, etc.
15:49 Le philosophe travaille, et souvent aussi, contre lui-même.
15:54 Voilà, parce que là, donc je crois que c'est pour ça que le rapport du philosophe aux politiques
16:01 et même aux militants, ou à la cité, comme disait Léo Strauss, il est toujours en tension.
16:05 Une tension qui est intéressante, mais il n'y a jamais de confusion, et voilà.
16:12 Alors moi, et puis en plus, il n'y a rien de plus antiphilosophique que l'idéologie.
16:18 – Et en même temps, vous dites aussi, d'une certaine manière,
16:22 que la radicalité fait bouger les lignes politiques.
16:26 – Oui, chez les militants, ça c'est clair qu'on peut parfois être agacé par des militants.
16:32 Mais si on se rappelle ce que disait Serge Moscovici, qui a travaillé sur les minorités actives,
16:38 il distinguait les minorités des minorités actives, qui ont un impact,
16:44 par le fait que celles-ci, souvent, étaient en rupture avec les normes,
16:48 et ils le faisaient de manière très cohérente, mais parfois assez, disons, musclé, et sans violence.
16:55 Mais disons, de manière… n'hésitez pas à afficher leur hétérodoxie, comme il disait élégamment,
17:02 et que c'est ça qui faisait bouger les lignes, et effectivement,
17:07 souvent les changements sociaux ne s'opèrent pas par les arguments, sinon ça se saurait,
17:14 mais par justement ces mouvements et au niveau inconscient.
17:19 C'est-à-dire qu'il est vrai que depuis quelques années,
17:22 on peut toujours critiquer certaines associations de protection animale, les 214,
17:27 mais n'empêche que… enfin moi je ne les critique pas, je les aime beaucoup,
17:31 mais je trouve que ce qu'ils ont réussi à faire,
17:34 c'est que même si tout le monde n'a pas vocation à devenir végane,
17:37 tout le monde s'interroge aujourd'hui, en tout cas beaucoup, sur la provenance de la viande,
17:41 et que même ceux qui ne sont pas d'accord avec ces militants sont amenés, voire contraints,
17:49 ils sont contraints de se poser cette question.
17:51 Et ça je crois que c'est important.
17:53 De toute façon, il n'y a pas de changement sociaux sans une certaine turbulence,
17:58 et je crois que la démocratie n'en déplaise à ceux qui aiment beaucoup l'ordre,
18:03 et à un moment il faut de l'ordre quand on institue des lois, etc.
18:06 La démocratie est toujours un peu sauvage, puisqu'elle redéfinit le bien commun,
18:11 avec des enjeux nouveaux, et donc du coup, après il s'agit d'encadrer la conflictualité,
18:18 non pas s'y opposer, mais pas non plus confondre conflictualité et violence,
18:25 violence verbale, physique, ni tyrannie du bien.
18:30 Donc ça c'est… la démocratie suppose tellement de maturité,
18:34 tellement de qualités, qui ne sont pas seulement intellectuelles,
18:38 mais capacités à vivre ensemble, c'est-à-dire dans cette conflictualité.
18:43 Ça demande tellement, et c'est vrai que notre époque aime bien les clivages,
18:48 les réflexes identitaires.
18:51 La philosophie, comme la démocratie, qui se ressemble tant,
18:54 qui sont nées au même endroit, disait Castoriadis,
18:57 suppose justement cette ouverture de ne pas avoir ces réflexes identitaires,
19:06 et ça c'est… je crois que c'est peut-être la chose du monde la moins bien partagée aujourd'hui.
19:12 – Alors justement, quel est le rôle, selon vous, du philosophe dans la cité ?
19:17 Alors vous y avez un petit peu répandu, mais on a coutume de dire,
19:20 en tout cas dans l'histoire de la philosophie,
19:22 il a tantôt été roi, tantôt contraire et ermite, en dehors de la cité,
19:28 parfois conseiller du prince, vous le verriez où dans la mêlée démocratique ?
19:32 – Alors dans aucun de ces rôles, même s'il les embrasse parfois.
19:37 Mais je dirais que le philosophe, ça va leur ajouter,
19:42 c'est cette instabilité, j'allais dire,
19:47 ou plutôt le fait qu'il n'ait pas identifié à cette fonction-là de conseiller du prince ou de roi,
19:54 d'ailleurs ça se passe en général très mal quand il est conseiller du prince,
19:57 bon, Platon était vendu comme esclave, etc.
20:00 Et puis d'ermite, oui, c'est-à-dire que la distance du philosophe,
20:07 son détachement se fait pour un engagement,
20:11 et son engagement est inséparable d'un certain détachement,
20:14 donc il y a un engagement indirect.
20:16 Mais quand même le philosophe, je crois, il est là pour peut-être,
20:21 non seulement donner un esprit critique aux gens,
20:23 des outils pour mieux penser le monde,
20:25 mais moi je dirais qu'aujourd'hui,
20:27 où le lien entre la théorie pratique a été brisé,
20:30 notamment après la fin des grandes idéologies, des grandes utopies politiques,
20:33 je crois qu'il est important que au lieu de voir de manière surplombante les choses
20:38 et de donner des leçons de morale, il y en a beaucoup qui le font,
20:41 eh bien il s'agit peut-être d'accompagner, d'avoir un regard sensible
20:46 sur ce qui se passe aujourd'hui et d'être capable d'accompagner
20:50 des mouvements qui existent,
20:52 en mettant des liens entre les vivants et les morts, le passé et le présent,
20:57 sans penser qu'on va tout changer du jour au lendemain,
21:00 mais en essayant de voir dans le passé ceux qui peuvent nous éclairer,
21:04 les philosophes ou les autres qui peuvent nous éclairer,
21:06 et en voyant aussi ce qui change, où sont les défis,
21:12 et d'accompagner un mouvement justement en lui donnant une cohérence.
21:17 Donc moi je crois que c'est pour ça que c'est une rationalité sensible,
21:22 il s'agit de parler au monde et pas seulement sur lui,
21:26 et ça c'est peut-être quelque chose qui demande de l'empathie,
21:30 et donc une philosophie de professeur ne suffit pas.
21:34 Moi plus va, sans doute parce que je vieillis,
21:37 plus je me rends compte que mon expérience, petite soit-elle,
21:41 inspire beaucoup de mes thèmes, et sans doute explique
21:47 une certaine attention vivante à la vulnérabilité,
21:50 mais aussi explique l'acceptation d'un vertige au cœur
21:55 de mes plus grandes convictions, et qui les renverse.
22:00 - Donc vous êtes toujours en dialogue avec vous-même,
22:02 comme veut la définition platonicienne finalement de la pensée ?
22:06 - Peut-être parfois un peu contre moi.
22:10 - Vous êtes une démocratie à vous toute seule ?
22:12 - Oh je ne sais pas ! - La conflictualité !
22:14 - Non parce que là, confirme !
22:16 - Ricœur répond à ces questions d'un soi-même comme un autre,
22:19 il y a une dialectique entre soi et soi, entre soi idem,
22:22 les repères qu'on a, et qui souvent volent en éclat
22:26 à l'occasion de crises personnelles,
22:28 et l'ipsée, c'est-à-dire ce qu'on est soi-même
22:31 et qu'on définit à un autre niveau, et souvent de manière fragile,
22:38 forte et fragile à la fois, qui se définit par ce en quoi on croit,
22:43 l'attestation, dont il rappelle l'étymologe,
22:46 le lien en allemand "Betzeugung" avec "Zeugnis",
22:48 témoignage et Betzeugung, conviction.
22:50 Et puis il y a quand même la dialectique entre moi et autrui,
22:53 les grandes souffrances viennent quand même des autres,
22:56 les remises en question les plus dures viennent quand même des autres,
23:00 et de soi mais aussi des autres.
23:02 Et puis les normes, il y a toujours une tension
23:05 entre l'exigence ou le rêve de vie bonne
23:08 et puis la nécessité de vivre en société et l'obéissance aux normes.
23:12 Donc il y a quand même ces trois tensions,
23:15 ça fait beaucoup pour une seule personne,
23:17 pour chacun d'entre nous,
23:19 ce qui fait que la vie est sans cesse une reconstruction.
23:24 - Alors exercice difficile, est-ce que vous pourriez définir
23:27 la grande question philosophique d'aujourd'hui ?
23:30 - Eh bien justement, je dirais que c'est le progrès.
23:34 Parce que c'est une notion qui ne fait pas,
23:38 qui ne séduit pas grand monde aujourd'hui,
23:41 et on comprend pourquoi, puisqu'il y a plein de phénomènes
23:44 de régression, tant au niveau social, politique,
23:47 au niveau des mœurs dans certains pays,
23:50 et puis aussi évidemment les technologies,
23:54 parfois, enfin souvent, nous échappent,
23:57 ont des conséquences, etc.
24:00 Et néanmoins, moi je ne veux pas l'abandonner,
24:03 même au singulier, puisque des progrès il y en a,
24:06 mais le progrès, mais je ne veux pas l'abandonner,
24:08 mais je dirais qu'un mother no, le progrès commence là où il se termine.
24:11 C'est-à-dire qu'il faut en finir avec un credo
24:14 qui identifiait le progrès à la croissance illimitée,
24:17 ça s'est terminé, mais le progrès,
24:20 moi je crois justement qu'au cœur même d'une conscience tragique,
24:26 d'une conscience aiguë de la possibilité de notre impossibilité,
24:31 de la possibilité de l'effondrement,
24:33 qui n'est pas seulement lié au réchauffement climatique,
24:36 qui n'accuse pas seulement, ou qui ne souligne pas seulement
24:38 notre vulnérabilité, mais celle aussi de notre civilisation,
24:41 au cœur même de ce qui est presque un désespoir,
24:45 il y a peut-être, en tout cas, oui,
24:48 il y a la possibilité de penser un âge du vivant,
24:54 ou en tout cas des signes avant-coureurs d'un âge
24:57 qui pourrait réenclencher un processus civilisationnel
25:01 et qui s'appuierait sur justement la prise en compte
25:04 de notre finitude, de notre vulnérabilité,
25:06 par une révolution anthropologique,
25:08 mais qui est liée à un projet politique
25:10 où on habite la terre autrement,
25:11 où on en finit avec cette prédation et cette domination,
25:16 mais je crois qu'on peut, et peut-être on doit,
25:20 maintenir la notion de progrès.
25:22 – Merci beaucoup Corinne Peluchon.
25:24 – Merci.
25:25 [Musique]