Serge Gainsbourg, l’une des plumes les plus flamboyantes de la chanson française

  • l’année dernière
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00:00 Le goût des mots cache une impuissance...
00:02 Certaine...
00:07 Des sentiments...
00:10 Exact.
00:16 France Culture, Olivier Gesper, bienvenue au club.
00:27 Bonjour à tous. Puissance ou impuissance des mots, le goût en tout cas pour les paroles et aussi pour le
00:39 langage. Auteur, compositeur, interprète, celui qui disait son intellect structuré par la langue
00:44 française est aussi illustré par ses textes hostiles très divers emprunts de poésie. Serge
00:50 Gainsbourg, homme de lettres à la BPI à Paris, la bibliothèque publique d'information du centre
00:55 Pompidou, une exposition vient de débuter. Elle s'intéresse à Gainsbourg, dans le texte Gainsbourg,
01:00 le mot exact c'est son titre. De sa bibliothèque à ses manuscrits, aller retour ce midi sur son
01:06 processus d'écriture avec nos invités Sébastien Merlet et Alex Bopin. En anglais ou en français,
01:11 en rime ou en onomatopée, l'oeuvre d'un styliste hors pair jusqu'à midi et demi.
01:16 Une émission programmée par Henri Leblanc, préparée par Sacha Matéi et coordonnée par Laura Dutèche
01:24 Perez. Réalisation et programmation musicale aujourd'hui Félicie Fauger avec Marie-Claire
01:29 Oumabadi à la technique. Mais qui sont nos invités aujourd'hui ? Le commissaire de l'exposition Sébastien
01:35 Merlet tout d'abord, directeur artistique de cette expo qui a ouvert ses portes à la BPI à Paris et qui
01:42 s'intitule tout simplement Gainsbourg, le mot exact, vous aviez déjà imaginé, conçu le point sonneur
01:48 à 50 ans à Lille et vous êtes également l'auteur ou le directeur de cet ouvrage collectif le Gainsbourg
01:53 paru chez Segers. Bonjour à vous Sébastien Merlet. Et une figure de la scène musicale
01:58 française actuelle, Alex Bopin, il compose pour lui, il compose pour les autres et notamment pour
02:04 les films de Christophe Honoré. L'an dernier avec l'orchestre philharmonique de Radio France, il a
02:08 repris Love and the Beat de Serge Gainsbourg dans une version symphonique puis a enregistré l'album
02:13 en studio. Bonjour Alex Bopin. Bonjour. Je vous propose que nous jouions un petit jeu.
02:18 Voyons. Bien par exemple, si vous aviez été un écrivain, qui auriez-vous été ? Qui j'aurais aimé
02:26 être ? On peut supposer. J'aurais aimé être, par la rareté de sa projection, mais aussi sa perfection
02:38 de style, Benjamin Constant. Et un poète ? Un poète ? Malarmé. C'est très drôle ce qui vient de se
02:50 jouer dans ce studio. Quand Gainsbourg dit Constant, vous avez tous les deux fait oui. Oui, absolument.
02:54 Très bonne réponse, bravo. Vous la connaissiez la réponse. L'exposition nous ouvre les portes de sa
03:00 bibliothèque, celle de Serge Gainsbourg. Avant d'être auteur, Gainsbourg était un grand grand
03:04 lecteur, Sébastien Merlay. Et surtout, disait-il dans les interviews, un relecteur. Absolument.
03:10 L'essentiel de sa culture littéraire s'est surtout fait à l'adolescence en réalité. Et dans ses jeunes
03:16 années d'adulte, après, il a beaucoup relu. Ceci dit, ça n'a pas empêché aussi de découvrir des
03:21 livres qui ont pu paraître quand il était déjà adulte. Je pense notamment à Lolita, qui est
03:26 parue en 59. Donc Gainsbourg avait 31 ans. Je parle tout de suite de Lolita parce qu'autant
03:32 évacuer le sujet, c'est un peu central chez Gainsbourg. C'est un peu le livre qui l'a complètement
03:36 marqué et surtout qui a marqué sa production. Ses plus grands albums concept dans les années 70
03:42 portent vraiment l'empreinte de Lolita, le livre de Nabokov.
03:47 Est-ce que vous voulez qu'on l'écoute quand même un peu cette Lolita ou ce... Ah, mélodie !
03:51 Ah, mélodie, tu m'en auras fait faire des conneries
04:14 Hu, hu et oh, a ta ta sur mon dos
04:24 Oh, mélodie, l'amour tu ne sais pas ce que c'est
04:34 Tu me l'as dit mais tout ce que tu dis est-il vrai
04:48 Ah, mélodie, tu m'en auras fait faire des conneries
05:08 Hu, hu et oh, a ta ta sur mon dos
05:24 Oh, mélodie, si tu m'as menti j'en ferais une maladie
05:30 Je ne sais pas ce que je te ferais
05:32 Page 296, donc je voulais mettre ça en musique mais comme il faisait le film, bah les américains
05:38 ont dit il n'y a pas question de...
05:42 No way, perdu Dolores, un signalement, bouche écarlate, cheveux noisettes, âge 5300 jours,
05:53 bientôt 15 ans, profession néant ou bien starlette. Où va-t-on te chercher Dolores,
06:00 quel tapis magique, vers quel astre t'emporte, quelle marque a-t-elle, antilope ou capi,
06:08 la voiture qui vibre à ta porte. Moi je trouve ça impeccable.
06:13 - Mon grand grand fan de Nabokov et de ce roman Lolita, Serge Gainsbourg, on retrouve
06:19 aussi dans le JNB Alex Bopin, Sébastien Merlet, des emprunts encore à Nabokov.
06:27 - Oui, Love 15, toutes les évocations de Lolita, le lycéen en blue jean, etc.
06:31 C'est marrant parce que quand on entend ce poème, on a presque l'impression qu'il aurait pu l'écrire
06:36 de la même façon par exemple, il y a la technique du rejet que Gainsbourg employait beaucoup,
06:40 c'est-à-dire de ne pas faire rimer la fin de phrase mais de faire rimer quelque chose
06:43 et puis la fin de phrase arrive après ce qui crée une surprise. On l'entend dans ce poème-là,
06:46 moi je l'avais mis en musique quand on avait fait le concert sur Love on the beat,
06:50 on l'entend cet extrait-là, et puis moi j'avais joué derrière Dépression au-dessus du Jordan
06:54 et ça collait assez bien, on a presque l'impression que c'est lui effectivement qui a fait ça.
06:58 - Oui, moi ce que je trouve intéressant par rapport à Lolita, c'est, bon Gainsbourg quand il dit
07:04 "c'est impeccable", il n'y a rien à dire, effectivement, mais ce dont il parle c'est la traduction.
07:08 Parce que Lolita n'a pas été écrite en français et il est important quand même de souligner
07:13 que la traduction d'Erik Kahn, celle de 59 de l'édition originale à l'ANRF,
07:17 finalement c'est ça que Gainsbourg cite. Alors quand il reprend effectivement dans la chanson de JNB,
07:22 qui reprend exactement le même système d'Avis de recherche,
07:29 il paraphrase le poème de Lolita. Ce qu'il faut savoir c'est que dès 61, très très tôt,
07:37 donc Gainsbourg avait souhaité effectivement l'adapter et comme il le dit dans le petit bout d'interview
07:41 qu'on va entendre, il n'a pas pu le faire à cause du film de Kubrick, les droits étaient bloqués.
07:44 Résultat, il a laissé tomber, mais il a partiellement réalisé son rêve d'adapter le poème de Lolita
07:50 avec cette version paraphrasée pour JNB en 68.
07:55 De toute façon, il l'a dit aussi, ce n'est pas les pures et simples adaptations qui l'intéressaient.
07:59 Il a essayé, ça n'a pas marché, notamment sur des grands poèmes plus romantiques ou plus classiques.
08:04 Ce qu'il aimait, c'était quand même détourner, ce qu'il aimait c'était emprunter, ce qu'il aimait c'était aussi coller.
08:08 C'est ce principe de l'intertextualité qu'on retrouve aussi chez Gainsbourg.
08:12 Je reviens juste à sa bibliothèque parce qu'elle est importante sur ce côté grand lecteur
08:16 avant même d'être auteur pour lui, lire et relire. Vous le disiez, Poe, Rimbaud, Verlaine,
08:21 les contes de Perrault et de Grimm qui ont beaucoup compté pour lui aussi.
08:23 La lecture de séries noires à 16 heures perdues, c'était notamment pendant son service militaire
08:27 et il lui arrivait d'en reprendre des titres. Parfois, c'est des influences assez larges
08:31 et on les retrouve dans une de ses chansons. Vous me disiez d'ailleurs écrite pour Adjani au début,
08:37 mais reprise, moi je la connais dans la version de Jane Birkin qui s'appelle "Hawkingshire"
08:41 et qui commence, souvenez-vous, par "Amour pervers, monsieur Sir Henry Miller, dans un tropique du cancer.
08:47 Beaudelaire me donne ce soir la chair de poule et de littéraire dans mon Hawkingshire".
08:52 Et puis on parle d'Apollinaire aussi dans cette chanson, écrite par Gainsbourg,
08:56 et qui est déjà une sorte de chanson manifeste aussi pour lui de tous ces auteurs qu'il adorait, qu'il affectionnait.
09:01 Oui, on a tout un petit bout de son panthéon littéraire dans cette chanson.
09:07 Il y a trois oeuvres. Si je me souviens bien, il y a trois quatrains.
09:11 Et dans chacun des quatrains, il évoque, il tourne autour d'une oeuvre.
09:14 Et d'ailleurs Nabokov y revient.
09:16 Évidemment, il y a "Imbert, imbert", "Est-ce en hélicoptère ou en mystère vainque
09:21 viendra un berrin-berre ?" etc. Mais il y a aussi un quatrain sur Apollinaire,
09:26 "Les onze mille vers je"…
09:28 "Les jeux du rejet vers je me sens à bout de nez".
09:31 Voilà, exactement. C'est un texte assez magnifique, qu'il avait effectivement écrit en 1974 à la base
09:36 pour Isabelle Adjani, pour une télé.
09:39 Elle l'a chanté dans un top à Sacha Distel, pour être précis.
09:45 Et quatre ans plus tard, Jane Birkin l'a reprise sur son album "X-Files" et "Sixties".
09:50 Alors, il n'est pas forcément le pionnier, il n'est pas forcément le premier,
09:53 mais il a quand même ouvert, Serge Gainsbourg, une tradition.
09:56 Est-ce que vous, vous pratiquez aussi, aujourd'hui, Alex Bopin, l'emprunt ou la reprise,
10:01 à Gainsbourg notamment, je veux dire en dehors du disque "Love and the Beat" que vous avez réinterprété ?
10:05 Oui, oui, absolument. C'est marrant, vous disiez que Gainsbourg était un lecteur et un relecteur.
10:10 C'est vrai qu'au bout d'un moment, on a l'impression que…
10:12 Et moi, je considère que Gainsbourg, c'est aussi un écrivain et un réécrivain.
10:16 C'est-à-dire qu'il passe son temps, en fait, à revenir et à reciter des choses.
10:21 "Le physique est sans issue", "Le physique est figuré", enfin voilà, il a des expressions qu'il passe son temps à…
10:26 Et je trouve que c'est une façon extrêmement moderne, chez lui, d'envisager la chanson.
10:29 C'est-à-dire qu'il invente presque la culture du sample, en fait, Gainsbourg.
10:32 Mais du sample dans le texte.
10:34 C'est-à-dire que ce qui l'intéresse, c'est comment je vais pouvoir encore une fois,
10:37 réutiliser cette expression, ce jeu de mots, ce truc que j'ai fait cent dix fois,
10:40 et de le redétourner pour en faire une nouvelle chanson.
10:42 Et c'est compliqué aujourd'hui d'inventer des choses en chanson, donc fatalement,
10:46 moi, les chanteurs qui m'intéressent le plus, de ma génération ou les autres,
10:50 c'est ceux chez qui j'entends, ceux qui les ont précédés.
10:52 Je ne sais pas si Gainsbourg, moi, je suis allé jusqu'à… J'ai osé le reprendre, vous me direz.
10:57 Mais je ne sais pas si j'ai des… Mais il doit y avoir des choses totalement inconscientes
11:01 que j'ai dû mettre dans certaines de mes chansons.
11:03 J'ai l'impression qu'on entend plus peut-être du Souchon, du Dao dans mes chansons,
11:07 à moi déjà un peu plus jeune que Gainsbourg, peut-être parce qu'ils m'étaient un peu plus familier plus tôt.
11:12 Mais en tout cas, cette façon d'envisager la chanson, non pas comme une œuvre de création totale,
11:18 mais même comme quelque chose… Comme une espèce de paraphrase de choses dont on s'est abreuvés,
11:24 me semble quelque chose d'éminemment moderne et contemporain.
11:28 Ça vient du surréalisme aussi, avec le système des collages et tout ça.
11:31 Mais il y a chez lui ce truc-là que je trouve fascinant, c'est qu'avec le même matériel,
11:35 c'est pas que de la paresse, il peut faire 50 chansons.
11:38 Et il y a quelque chose dans cette démarche-là que je trouve extrêmement…
11:41 C'est presque de l'art contemporain en fait.
11:43 - Oui, alors Souchon, Dao, plus jeune et plus vivant, là où Gainsbourg aimait bien jouer avec les maux
11:48 et avec les morts aussi, peut-être parce que c'était une manière de leur rendre hommage
11:52 et qu'il n'allait pas lui réclamer quoi que ce soit après.
11:55 Et donc il jouait avec lui-même, au fond, comme vous le dites,
11:58 c'est cette manière qu'il avait de sampler ses propres emprunts.
12:01 Ce qui est génial, c'est cette manière qu'il a de faire revivre tous ses auteurs,
12:05 toute cette matière première aussi dans ses chansons.
12:08 "Je pars toujours d'un titre", disait-il, "pas d'une idée mais d'une association de mots".
12:13 Il avait donné l'exemple du point sonore d'Illila, il l'avait raconté.
12:16 Il a dit au fond, bon les points sonores au début ça ne m'intéressait pas spécialement,
12:18 c'est pas que j'ai voulu faire une chanson pour les points sonores.
12:21 Mais c'était ce mot "point sonore" qu'il a associé à celui de Lilla.
12:25 Il aimait cette consonance surréaliste.
12:28 Ça partait d'un titre, souvent.
12:30 - En ce qui concerne le point sonore d'Illila, on n'a jamais réellement trouvé la source.
12:34 Je suis toujours en train de chercher.
12:36 Gainsbourg avait dit dans une interview, oui j'ai piqué ça dans un poème surréaliste.
12:40 Cette association entre le point sonore et le Lilla.
12:43 C'est vrai que le collage est assez invraisemblable.
12:46 Est-ce que ça pourrait être du Benjamin Perret, par exemple ?
12:49 Gainsbourg était très amateur de Benjamin Perret.
12:52 - Ça pourrait, mais j'ai toujours pas trouvé le poème.
12:55 Avis de recherche.
12:57 - Et pourtant vous avez tout retrouvé.
12:59 Vous êtes en train de raconter aussi, en train de travailler en ce moment sur la maison Gainsbourg,
13:04 qui devrait un jour ouvrir au public, on espère prochainement, rue de Verneuil à Paris.
13:08 Et là vous avez dû aussi mener ce travail d'enquête.
13:11 Essayer de comprendre, retrouver l'origine, la source de tous les objets qui figurent dans cette maison.
13:16 - Exactement. Il y a un gros travail d'enquête.
13:19 Très amusant à faire en réalité.
13:21 - Et ça doit pas être si évident, parce que le parcours n'était pas si tracé avec Gainsbourg.
13:26 Parfois piégé aussi, remonter le fil de ses habitudes et de ses passions.
13:32 Le goût des rimes, il l'avait aussi, on l'écoute en parler.
13:35 - Alors par exemple, je prends des rimes difficiles, du genre...
13:47 Ers. Ça m'intéressait. Ça c'est beau, Ers.
13:52 Alors je trouve Perse, Poperse, Ers, Exers, Divers, Sesters, Invers, Actarsers.
14:03 Et ça donne des British, au Niakoué, jusqu'aux filles de Perse,
14:07 j'ai tiré les plus belles filles de la terre, hélas l'amour est délétère comme les terres les Poperses.
14:14 Il y a donc des mots qui m'amènent l'idée.
14:18 Regarde, alors, ici.
14:21 "Après avoir connu des fortunes diverses, blondes, brunettes, redheads, platines, chatins clairs,
14:29 en moi-même je me dis qu'il serait peut-être préférable de faire l'amour en allongeant quelques sesterces."
14:36 Donc c'est cessters qui m'a amené les putains.
14:41 - En fait, il travaillait extrait de cette chanson, Strike, avec un dictionnaire.
14:45 - Un dictionnaire de rimes, bien sûr, Thilarousse Bleu, qui était à la BPI d'ailleurs.
14:50 - Qui est présent dans l'exposition. - Absolument.
14:52 - Alors qu'est-ce qu'il aimait ? Il aimait tout ce qui était de l'ordre du jeu de mots en réalité ?
14:57 - Oui, le mot, comme il vient d'expliquer, c'est très clair la façon dont il procède.
15:04 C'est pas tant une expérience vécue qui va nourrir le texte, mais plutôt c'est le mot qui lui donne les idées.
15:12 Il commence par la forme. Ceci dit, il y a aussi des exceptions.
15:18 Quand on parle de Melody Nelson, par exemple, qui a été faite exactement dans l'autre sens,
15:23 c'est d'abord la musique qui a été prête longtemps avant le texte.
15:27 Généralement, à part quelques cas de figure type Melody Nelson, Gainsbourg part du titre, effectivement,
15:33 qui est souvent un collage de mots, qui choisit beaucoup pour leur sonorité.
15:37 Plus que le mot, finalement, chez Gainsbourg, ce qui importe, c'est le phonème.
15:41 Il va chercher vraiment le... Et souvent, quand il fait des césures, des rejets à la ligne,
15:45 il coupe les mots à l'endroit où ça claque le plus.
15:48 C'est une espèce de... Oui, il y a quelque chose de surréaliste dans le collage.
15:55 Il y a beaucoup de collages chez Gainsbourg aussi.
15:57 - Alors c'est le phonème, mais c'est aussi la métrique.
16:00 On le voit dans le titre que vous avez repris, Alex Bopin, de Love on the beat.
16:04 - Noctosylabic, oui.
16:06 Oui, c'est un poème presque... C'est marrant, parce que Love on the beat,
16:09 on a longtemps considéré que c'était des choses...
16:11 Par exemple, le titre Love on the beat, qui était très pornographique,
16:13 en réalité, dans son écriture, le texte en lui-même est extrêmement 19e.
16:17 Et ce qui est toujours intéressant pour moi chez Gainsbourg,
16:20 c'est la collure entre un type qui a une culture des 19e,
16:23 qui va affronter une musique du 20e.
16:25 Et c'est exactement ce qui se passe dans les années 80 avec Love on the beat.
16:28 Et c'est cette confrontation, ce clash-là, qui en fait quelqu'un de si singulier.
16:33 Et effectivement, ce qu'il y a de pornographique dans Love on the beat,
16:36 c'est presque la musique, qui est extrêmement clinquante,
16:38 plus que le texte, qui est extrêmement classique,
16:41 et dans un truc très 19e, comme ça, avec des mots extrêmement choisis.
16:44 Enfin, il y a quelque chose... Et pourtant, ça décrit un rapport sexuel
16:47 du cunnilingus à la sodomie, Love on the beat.
16:50 - Il y a quand même un troisième élément, qui est la voix de Bambou en arrière-plan.
16:53 - Qui crie, oui. Moi, j'ai pas crié dans mon titre, à moins.
16:56 C'est important de le signaler, parce que finalement,
16:59 l'aspect pornographique, c'est de là qu'il découle.
17:02 - Mais qui participe de la musique, en fait.
17:04 Dans Bouk, ils sont même pas un truc du lyrics, quoi.
17:07 - Oui, c'est concertant avec le saxophone. - Exactement.
17:10 - Dans Initial BB, écrite pour Brigitte Bardot,
17:12 il s'illustre aussi par son goût des lettres et des initiales,
17:15 comme 69, un érotique qui raconte aussi sa fascination pour les chiffres
17:20 et pour les nombres, un mot de l'anglais.
17:23 Parce qu'une partie de ses chansons sont aussi écrites en anglais.
17:26 C'était quoi l'usage de cette langue pour lui ?
17:30 Est-ce qu'il y trouvait une autre musicalité par rapport au français ?
17:33 Quand est-ce qu'il sortait son dictionnaire anglais par rapport à celui en français ?
17:37 - Gainsbourg était assez mauvais en anglais.
17:39 Il y a pas mal d'extraits où on le voit en train de discuter avec ses arrangeurs,
17:42 et il baragouine difficilement.
17:44 Ceci étant dit, lui disait volontiers que la langue française était trop gutturale,
17:52 et lui, il piochait dans la langue anglaise comme dans un réservoir de sonorités.
17:58 Il a dit aussi dans une interview, et ça c'est un détail intéressant,
18:01 parce que c'est assez peu connu,
18:03 c'est que quand il cherchait des mélodies, il baragouinait souvent en anglais,
18:08 comme un critère, il présentait ça vraiment comme un critère,
18:12 pour voir si ça coulait.
18:14 Et après, il trichait, entre guillemets, en injectant quelques mots anglais dans son texte,
18:19 pour pouvoir conserver ces sonorités-là.
18:22 - Mais il rêvait d'être un chanteur anglais ou pas ?
18:24 - Est-ce qu'on peut dire ça ? Je n'en sais rien.
18:26 Il disait volontiers que s'il en avait eu les capacités physiques,
18:30 il aurait bien aimé faire ce que faisait James Brown, par exemple.
18:33 - Donc c'est plutôt sur la corde vocale que sur le plaisir d'écriture.
18:40 - Il aimait beaucoup les vrais chanteurs, les crooneurs américains.
18:45 Johnny Ray, par exemple, il faudrait écouter Johnny Ray.
18:48 Je pense que c'était un des modèles de Jansbourg.
18:50 Lui, il a toujours présenté ça comme ça.
18:52 C'est très surprenant.
18:53 - On n'est en train d'en dire que du bien, Alex Bopin.
18:55 Est-ce qu'on peut quand même citer une chanson ratée, une chanson mal écrite,
18:59 une dont il n'aurait pas été fier, ou que vous trouvez particulièrement vous bâclée ?
19:02 - Je trouve que c'est quand son amour du jeu de mots va jusqu'au point où le jeu de mots...
19:07 Une chanson de Régine qui s'appelle "Les femmes, ça fait pédé, c'est tellement efféminé", par exemple.
19:11 Ou un truc qu'il avait écrit pour Dominique Walter, qui s'appelait "Plus dur sera le chute".
19:14 À partir du moment où il a trouvé le jeu de mots, qui en plus est un peu discutable,
19:18 le reste est quand même assez lamentable.
19:20 On sent que ça déroule.
19:21 Vraiment, c'est des trucs écrits en cinq minutes sur un coin de table.
19:24 C'est très mauvais, très drôle à écouter, mais assez mauvais, effectivement.
19:27 - Mais parfois, quand c'est écrit en cinq minutes sur un coin de table, ça peut être aussi excellent.
19:30 - Oui, c'est vrai.
19:32 - France Culture avec nos invités Alex Bopin et Sébastien Merlet, jusqu'à 12h30, les 12h21.
19:37 * Extrait de France Culture *
19:58 - C'est pas tous les jours qu'on peut avoir un habillage signé Serge Gainsbourg.
20:01 J'espère que vous nous autorisez cet emprunt, que vous n'allez pas nous dénoncer.
20:04 Sébastien Merlet, parlons de son double littéraire.
20:09 Parce que souvent, on a vu aussi l'artiste fusionner parfois avec son œuvre.
20:14 Et puis son double tout court, on peut peut-être repartir de cette musique, de cette chanson,
20:19 "Ecce omo" en 81, où il donne vie réellement à ce double un peu vulgaire que vous évoquiez, Alex Bopin, Gainsbourg.
20:26 * Extrait de France Culture *
20:46 * Extrait de France Culture *
21:15 * Extrait de France Culture *
21:44 * Extrait de France Culture *
22:04 - Eh bien, le jukebox en a décidé autrement.
22:06 On écoutera peut-être tout à l'heure "Ecce omo" et cette idée aussi du Gainsbard.
22:10 Mais avec vous, Alex Bopin, puisqu'on vous entend sur cette reprise aussi de "I am the boy",
22:15 extrait de l'album "Love and the beat" que vous avez, vous, réinterprété, adapté cet album signé Gainsbourg,
22:22 qui était sorti en 84.
22:23 Vous n'avez pas choisi l'album le plus facile à se mettre en bouche de Gainsbourg ?
22:28 C'est l'un des plus sulfureux, provocants...
22:30 - Oui, contestable.
22:31 Il y a plein aussi d'admirateurs de Gainsbourg qui considèrent que sa fan-carrière en ce qui concerne ses albums à lui,
22:35 est un petit peu moins résistible.
22:37 Moi, je ne fais que des chefs-d'oeuvre comme Melody Nelson et tout ça.
22:40 J'ai choisi d'abord parce que c'est l'album par lequel moi j'ai découvert Gainsbourg.
22:44 C'était son actualité en 84, j'ai 10 ans, c'est cet album-là que je découvre.
22:47 Mais aussi parce que je trouve notamment cette chanson-là qu'on entend,
22:50 où il y a tout ce qu'on a un peu évoqué avant.
22:52 Il y a un emprunt à une musique qui n'est pas de lui,
22:54 parce que le refrain c'est un extrait du début du "Sacre du printemps" en fait.
22:58 Il y a une phrase de Joyce, "I am the boy that can enjoy invisibility", c'est dans un truc de Joyce.
23:03 Et puis, il y a ce truc nouveau dans cet album de 84, c'est une des choses qui m'intéressait,
23:07 c'est qu'il aborde le thème de l'homosexualité,
23:09 qu'il a quelques fois un peu abordé, mais de façon peut-être plus gaudriolante dans d'autres textes.
23:16 Et là, il le fait en 84 avec un sérieux, une sensibilité.
23:20 C'est-à-dire qu'on est plus du côté de choses berlinoises, du Loury de Berlin
23:25 ou de Andy Warhol et la Factory, que du côté de la cage aux folles,
23:28 ce qui était le cas chez nous quand on évoquait ce genre de sujet.
23:31 Moi, c'est ça qui m'intéressait, c'est pour ça que c'est une des chansons que je préfère dans l'album
23:35 et que j'ai adoré reprendre.
23:37 - Il y en a qui ont été compliquées à reprendre ?
23:39 - Non, moi je trouve que rien n'est compliqué.
23:41 On parlait de Gainsbourg, si on revient sur Gainsbourg,
23:43 c'est vraiment le moment aussi où Gainsbourg commence à prendre le devant,
23:45 à la fois médiatiquement et à la fois dans ses albums.
23:48 Mais ce qui est passionnant dans cette idée-là, c'est qu'il réintroduit la fiction dans la chanson.
23:52 Il y a certaines chansons qu'on peut trouver contestables dans les paroles,
23:56 par exemple No Comment, Si je baise, Affirmative, Des salopes, Des putes, Des actrices, etc.
24:00 - C'est pas très Me Too compatible.
24:02 - C'est pas très Me Too compatible, sauf qu'à ce moment-là, il est dans son personnage de Gainsbourg
24:05 et il nous explique "Voilà, vous croyez que je suis sain, vieux dégueulasse,
24:07 par contre je vais vous répondre No Comment si vous me demandez et quoi d'autre,
24:10 c'est-à-dire qui je suis vraiment."
24:12 Je trouve qu'il y a dans cette idée-là quelque chose d'assez bouleversant
24:14 sur comment on utilise un double vulgaire pour se protéger soi-même
24:17 quand on a un personnage médiatique.
24:19 - Alors c'est qui ce Gainsbourg, justement ?
24:21 Quand Gainsbourg se barre, Gainsbourg se bourre.
24:23 - Gainsbourg disait qu'il avait mis un masque sur son visage et qu'il n'arrivait plus à l'enlever.
24:27 C'est assez terrifiant et en même temps, ce que je trouve intéressant,
24:32 c'est que ça résonne vachement avec justement le double dans la littérature,
24:37 notamment la littérature anglaise 19e.
24:39 On peut penser Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, par exemple.
24:44 Shelley aussi, un côté Frankenstein là-dedans.
24:48 Le portrait de Dorian Gray aussi, quelque part, avec ce portrait qui vieillit à sa place.
24:53 Une fois de plus, on revient toujours au 19e siècle en réalité chez Gainsbourg.
24:58 C'est inévitable, c'est son fond de culture, c'est sa langue maternelle j'ai envie de dire presque.
25:04 Non, alors après Gainsbourg, comment est-ce qu'il apparaît ?
25:09 Alors publiquement, il apparaît dans la chanson "Ecce Homo"
25:13 qu'on devait entendre tout à l'heure, qu'on écoutera peut-être plus tard.
25:15 Mais en tout cas, en réalité, il naît sur la scène du Palace, fin 79.
25:22 C'est là que Jane Birkin situe vraiment l'acte de naissance de Gainsbourg.
25:26 Qu'est-ce qui s'est passé quelques mois plus tôt ?
25:28 Gainsbourg a eu un succès foudroyant avec Ozar Metztera.
25:33 A 51 ans, tout à coup, enfin, la gloire lui tombe dessus.
25:38 - C'est mon grand espoir quand je regarde la carrière de Gainsbourg, de réussir tard.
25:42 - Ça laisse toujours un peu de champ.
25:44 Mais je pense que oui, on a le cas de quelqu'un sur qui le succès est tombé tard
25:51 et qui s'en est goinfré. Vraiment, il y a eu quelque chose comme ça.
25:54 Il a attendu ce succès. Il l'a eu avant par le biais de ses interprètes.
25:59 Dès 65 avec France Gall, Poupetière Poupetçon.
26:01 Ensuite en tant qu'interprète duétiste à scandale dans "Je t'aime moins non plus" bien sûr.
26:06 4 millions de 45 tours vendus à travers le monde.
26:09 Mais il faut attendre 79 pour qu'il soit vraiment reconnu en tant que chanteur,
26:12 en tant que personnage public et populaire.
26:15 - J'aimerais juste terminer sur cette phrase d'ouverture de Gainsbourg.
26:19 "Le goût des mots cache une impuissance des sentiments exacts".
26:22 Et cette question aussi de l'incommunicabilité à travers l'écriture,
26:26 qu'est-ce que ça lui permettait de dire ou d'extérioriser, Alex Beaupin ?
26:31 - C'est difficile de répondre à sa place, mais il n'en reste pas moins vrai que...
26:35 Moi en tout cas, personnellement, comme chanteur, comme quelqu'un qui a écouté des chanteurs,
26:39 ce qui m'impressionne toujours, et je les aime parce qu'on écoute quelqu'un,
26:43 on se dit "c'est ça, c'est exactement ça".
26:45 C'est exactement ça que je voudrais exprimer si je voulais parler de ce sentiment-là.
26:50 Et il y a quelques phrases de Gainsbourg sur l'amour et sur ses difficultés
26:55 que parfois j'écoute en me disant "c'est ça, c'est exactement ça".
26:59 Et c'est ça la poésie, c'est l'exactitude des mots.
27:04 - Pas de "échec", mais on peut la réécouter, cette chanson un peu partout,
27:08 et notamment sur ses albums. Merci beaucoup à tous les deux.
27:11 Je vais juste prendre le temps de renvoyer ceux qui passent par Paris,
27:13 nos auditeurs, par la Bibliothèque Publique d'Informations, la BPI à Paris,
27:18 où cette expo vient de débuter. Elle va durer, vous avez un peu le temps d'y passer.
27:22 Gainsbourg, le mot exact. Merci beaucoup Sébastien Merlet d'être venu nous en parler.
27:26 Je renvoie vers votre livre paru en 2019, "Le Gainsbourg", en studio avec Serge Gainsbourg.
27:31 Merci mille fois à vous, Alex Beaupin, "L'Anneau de Bites", l'album est dans les bacs.

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