Mazarine Pingeot reçoit Sophie Nordmann, spécialiste de la philosophie juive et penseuse d'une phénoménologie de la transcendance.
Inscrite dans une philosophie critique à l'enseigne de Kant, Sophie Nordmann définit ici la notion de paradigme et dresse une généalogie de l'évolution des paradigmes cosmologiques à travers les siècles. Elle situe au tournant du 17ème siècle, lorsque l'homme reconstruit sa vision du monde à partir de lui-même, l'origine de ce qui va devenir la crise climatique. Nous serions ainsi dans une crise globale de ce paradigme moderne distinguant radicalement l'homme et son privilège de la pensée du reste du monde, réduit à n'être que matière, étendue et ressources exploitables à l'infini. Tous coincés entre les deux modernités proposées par Descartes et Spinoza et incapables de choisir l'une ou l'autre, la philosophe propose de sortir de ces tirs croisés en mettant au jour la racine de leur antinomie : le fait d'avoir caractérisé l'homme comme un être pensant, radicalement distinct de tout le reste. Elle invite à penser désormais la différence entre l'homme et le reste du monde en termes d'ouverture à la transcendance, c'est-à-dire la pensée d'un autre ordre, notion qu'elle juge trop vite évacuée de la philosophie contemporaine, abandonnée à la théologie et faussement associée à dieu.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
Inscrite dans une philosophie critique à l'enseigne de Kant, Sophie Nordmann définit ici la notion de paradigme et dresse une généalogie de l'évolution des paradigmes cosmologiques à travers les siècles. Elle situe au tournant du 17ème siècle, lorsque l'homme reconstruit sa vision du monde à partir de lui-même, l'origine de ce qui va devenir la crise climatique. Nous serions ainsi dans une crise globale de ce paradigme moderne distinguant radicalement l'homme et son privilège de la pensée du reste du monde, réduit à n'être que matière, étendue et ressources exploitables à l'infini. Tous coincés entre les deux modernités proposées par Descartes et Spinoza et incapables de choisir l'une ou l'autre, la philosophe propose de sortir de ces tirs croisés en mettant au jour la racine de leur antinomie : le fait d'avoir caractérisé l'homme comme un être pensant, radicalement distinct de tout le reste. Elle invite à penser désormais la différence entre l'homme et le reste du monde en termes d'ouverture à la transcendance, c'est-à-dire la pensée d'un autre ordre, notion qu'elle juge trop vite évacuée de la philosophie contemporaine, abandonnée à la théologie et faussement associée à dieu.
Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.
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NewsTranscription
00:00 "Wake Up" de The Prodigal Son
00:03 ...
00:20 -Sophie Nordman, vous êtes philosophe,
00:23 spécialiste de la philosophie juive,
00:26 mais au-delà ou à côté,
00:28 vous avez construit une phénoménologie de la transcendance,
00:31 titre qui peut faire un peu peur,
00:33 mais qui, en même temps, porte en lui une tension,
00:36 qu'on va essayer d'expliciter, ainsi qu'une promesse.
00:39 Nous traversons une crise climatique,
00:42 une crise civilisationnelle,
00:44 qui semble précisément appeler, non pas des solutions isolées,
00:47 mais un changement global,
00:49 autrement dit, un changement de paradigme.
00:52 La tâche est immense.
00:54 Est-ce que c'est celle de la philosophie ?
00:56 Est-ce que vous pouvez expliquer ce qu'est un paradigme ?
00:59 -La vaste question.
01:01 Un paradigme, c'est, je dirais,
01:03 un cadre de pensée global
01:07 dans lequel va venir s'exercer la rationalité
01:11 et dans lequel vont venir prendre place
01:13 toutes sortes de débats, de controverses,
01:15 d'opposition, de discussions,
01:17 mais qui ne vont jamais remettre en question
01:20 le cadre lui-même dans lequel s'exerce cette rationalité.
01:23 Disons qu'un paradigme, c'est peut-être ça,
01:26 ce cadre en lui-même ininterrogé.
01:28 Sans doute, la crise que nous traversons aujourd'hui,
01:31 on le sent bien, appelle à un changement de paradigme,
01:34 c'est-à-dire qu'il s'agit d'une crise très globale,
01:38 qui se décline en une multiplicité d'aspects
01:41 et pour laquelle on voit bien qu'il n'est pas possible
01:44 d'apporter des solutions locales,
01:46 mais qu'il s'agit d'une crise à laquelle la réponse
01:50 ne peut être, elle aussi, que globale,
01:52 et ça serait donc précisément cela,
01:55 un changement de paradigme.
01:57 -Alors, vous vous inscrivez plutôt
01:59 dans une philosophie critique, à l'enseigne de Kant.
02:02 Est-ce qu'on peut déjà porter un diagnostic sur cette crise,
02:05 et donc, justement, éventuellement,
02:07 sur ce changement de paradigme ?
02:09 -La crise écologique n'est qu'un...
02:12 est un aspect vraiment très massif,
02:14 mais n'est qu'un des aspects de la crise
02:16 que nous traversons aujourd'hui.
02:18 Mais si on devait peut-être caractériser
02:21 la crise écologique en regard de cette question du paradigme,
02:24 alors peut-être qu'effectivement,
02:27 on pourrait dire que la crise écologique
02:31 est, d'une certaine manière, le symptôme
02:34 d'une crise du paradigme moderne,
02:38 du paradigme de la modernité.
02:40 Ce que je veux dire, c'est qu'on peut repérer
02:43 la naissance d'un nouveau paradigme
02:46 au tournant, je dirais, du XVIIe siècle,
02:50 à l'époque d'un autre changement de paradigme,
02:53 d'un changement d'un paradigme cosmologique,
02:56 qui est le passage du géocentrisme,
03:00 du monde clos, du cosmos clos,
03:02 à l'univers infini,
03:05 pour reprendre le titre de la célèbre étude de Cohéry,
03:09 qui a signifié un bouleversement cosmologique
03:13 absolument énorme
03:15 et, pour l'homme, une perte de tous les repères,
03:19 c'est-à-dire que là où l'homme se sentait chez lui,
03:22 comme le dit Hannah Arendt,
03:23 dans un cosmos harmonieux, ordonné,
03:26 où chaque chose avait sa place,
03:28 et où l'homme lui-même avait sa place,
03:30 il se retrouve perdu comme un grain de poussière
03:33 sur une planète qui est elle-même un grain de poussière
03:36 dans un univers infini.
03:38 C'est une désorientation absolument totale,
03:41 c'est comme si le monde perdait son centre de gravité.
03:44 L'homme, d'un coup, ne se sent plus chez lui,
03:47 dans le monde, et perd tous les repères.
03:50 Or, où est-ce que l'homme va retrouver ses repères ?
03:53 À partir de quel ancrage
03:55 il va pouvoir reconstruire sa vision du monde
03:57 et donc reconstruire un nouveau paradigme,
04:00 pour employer ce terme ?
04:02 Cet ancrage, il va le retrouver en lui-même.
04:05 C'est comme ça qu'on peut comprendre
04:07 le très fameux "je pense, donc je suis" de Descartes.
04:10 Première certitude,
04:12 que même les plus extravagantes suppositions des sceptiques
04:15 ne peuvent pas ébranler.
04:17 "Rock solide, point d'Archimède",
04:19 et Descartes lui-même en parle,
04:21 "Rock solide, point d'Archimède",
04:23 à partir duquel l'homme va pouvoir reconstruire
04:26 toute sa vision du monde.
04:27 C'est ça, c'est le paradigme qui se construit à partir de là,
04:31 qu'on peut qualifier, me semble-t-il, de paradigme moderne.
04:35 Or, qu'est-ce que ça veut dire que l'homme reconstruit
04:38 son paradigme à partir de lui-même ?
04:40 C'est-à-dire qu'il se pose dans sa différence
04:43 par rapport à tout le reste, à tout le reste du monde.
04:46 Et c'est peut-être là qu'on peut voir
04:49 aussi l'origine de ce qui va devenir
04:53 la crise écologique, parce que, du coup,
04:55 par contre-coup, en miroir,
04:58 le monde et les ressources naturelles,
05:01 mais y compris les animaux,
05:04 tout le reste, tout ce qui n'est pas de la pensée,
05:07 tout ce qui n'est pas le cogito, va devenir, pour l'homme,
05:10 de la matière, de l'étendue,
05:12 et une ressource exploitable à l'infini.
05:15 Et c'est ça qui ouvre peut-être la possibilité même
05:18 de ce qui va devenir la crise écologique.
05:20 Et aujourd'hui, on est donc avec la crise écologique
05:24 face à une crise globale
05:26 de l'ensemble de ce paradigme-là.
05:28 -Vous parlez du sujet cartésien,
05:31 on va dire plus globalement de l'homme.
05:34 La question de l'homme est aussi ancienne que la philosophie.
05:38 Comment la reposer à nouveaux frais ?
05:40 Qu'est-ce qu'elle a de nouveau dans le paradigme moderne ?
05:43 -Oui, la question de l'homme est aussi vieille que l'homme lui-même,
05:47 peut-être aussi vieille que l'humanité,
05:49 néanmoins, cette idée que l'homme soit radicalement différent
05:54 du monde, qui est d'un côté, c'est la phrase de Descartes,
05:57 "Pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux,
06:00 "il fallait bien que moi qui le pensais,
06:02 "je sois quelque chose."
06:04 On a d'un côté le "tout" et de l'autre, le "moi".
06:07 C'est cette séparation-là qui est très nouvelle.
06:10 L'homme s'est toujours interrogé sur sa propre humanité,
06:13 mais quand Aristote, par exemple, définit l'homme
06:16 comme un animal doué de logos,
06:18 il ne le sépare pas du reste des êtres vivants,
06:21 il l'inscrit dans le cosmos.
06:23 L'homme a une différence spécifique par rapport aux autres,
06:26 qu'il est doué de logos, mais néanmoins, il appartient au cosmos.
06:30 Ce qu'il y a de très nouveau avec le paradigme moderne,
06:33 c'est cette distinction radicale entre l'homme et le monde,
06:37 entre l'homme et le reste.
06:40 -Vous montrez en même temps qu'à partir du XVIIe siècle,
06:44 cette question de l'homme,
06:46 elle se scinde en deux grands courants, en quelque sorte.
06:50 Quelles deux grandes définitions de l'homme vont s'affronter
06:53 et continuent d'une certaine manière
06:55 de structurer notre champ de pensée ?
06:57 -Tout à fait, parce qu'avec le cogito,
07:00 Descartes donne le coup d'envoi de ce paradigme moderne
07:03 qui va se déployer à partir de lui.
07:07 Il y a une première ligne de force qui traverse la modernité,
07:10 mais il y en a une deuxième,
07:12 qui est presque concomitante une génération après Descartes.
07:17 On a un des plus grands lecteurs de Descartes,
07:20 qui est Spinoza, et qui va précisément contester
07:24 ce qu'on peut appeler cette différence ontologique
07:27 que pose Descartes entre l'homme et le monde,
07:29 et qui va lui, au contraire, réinscrire l'homme
07:32 dans le tout, dans ce qu'il appelle la substance,
07:35 dans la nature, et contester l'idée
07:38 que le cogito soit d'une nature différente
07:42 de tout le reste. Et donc...
07:44 -Descartes versus Spinoza, ici.
07:46 -Ah oui, c'est bien. -La battle.
07:48 -Oui, et d'une certaine manière,
07:50 Descartes est le père de la modernité,
07:52 Spinoza aussi est le père de la modernité,
07:55 mais d'une autre modernité, qui est celle qui consiste,
07:58 par la rationalité scientifique,
08:00 à inscrire l'homme dans le monde.
08:05 Et qui va contester cette séparation radicale.
08:08 C'est ça, aussi, la crise du paradigme moderne.
08:10 C'est qu'on est pris dans les tirs croisés
08:14 de ces deux lignes de force,
08:16 et on ne peut choisir ni l'une ni l'autre,
08:19 parce qu'on est très attachés à l'idée
08:21 que l'homme soit différent des autres êtres,
08:24 qu'il ait une dignité particulière,
08:27 qu'il mérite un respect... -Ce qu'ils font,
08:29 les droits de l'homme, et une certaine conception
08:32 juridique des droits subjectifs. -Et d'un autre côté,
08:35 on est très attachés aussi à toutes les études scientifiques
08:39 et à cette rationalité scientifique
08:41 qui converge vers l'idée que l'humanité
08:44 est une forme d'être du monde, au même titre et parmi les autres.
08:49 C'est ce qu'on retrouve...
08:51 La première conception, celle qui distingue l'homme du monde,
08:54 c'est celle qu'on retrouve dans l'expression
08:57 de l'humanité en l'homme, qui lui donne une dignité particulière.
09:01 Et puis la deuxième conception,
09:02 celle qui est plus, je dirais,
09:04 héritière d'une filiation spinosiste,
09:07 c'est celle qu'on trouve quand on parle d'un animal humain.
09:10 Ce qui veut pas dire que l'homme se réduise
09:13 à son existence biologique.
09:15 Spinoza ne conteste pas que l'homme ait une rationalité.
09:19 Mais en revanche, sa rationalité
09:22 ne le met pas sur un plan radicalement différent
09:25 de tout le reste.
09:26 Et ça, on est très attachés aussi à cette idée
09:29 que l'homme moderne se serait mis lui-même
09:32 sur un piédestal de manière un peu arrogante
09:34 et qu'il faudrait l'en faire descendre.
09:37 Donc on est attachés à ces deux modernités à la fois.
09:40 Et elle est là aussi, la crise,
09:42 et c'est ça aussi qui fait qu'on ne peut en sortir
09:46 qu'en sortant du paradigme lui-même
09:49 et pas en alimentant une de ces modernités
09:51 contre une autre.
09:53 -Alors comment on en sort ?
09:55 -Alors comment on en sort ?
09:58 On ne peut en sortir...
10:00 Et là, je vais encore suivre Kant,
10:03 qu'en mettant au jour ce qui fait la racine de l'antinomie.
10:07 J'imagine que vous allez me demander
10:09 la source de cette antinomie.
10:12 Il me semble qu'elle est dans le fait
10:15 d'avoir caractérisé l'homme
10:18 comme un être qui pense...
10:21 et qui serait de ce fait distinct
10:26 et radicalement sur un autre plan
10:29 que tout le reste.
10:31 Il me semble que c'est là que l'antinomie
10:33 prend sa source.
10:34 D'une part, parce que...
10:37 on peut tout à fait contester
10:40 que la pensée, la raison, la rationalité,
10:43 la conscience de soi,
10:44 toutes les manifestations de la pensée,
10:47 soient d'un autre ordre que dans l'ordre naturel.
10:49 Quand Aristote qualifie l'homme d'animal rationnel
10:52 ou d'animal doué de Logos,
10:54 il l'inscrit toujours dans l'ordre du cosmos.
10:57 Pourquoi le fait de penser
10:58 mettrait l'homme sur un plan radicalement différent ?
11:01 -D'autant qu'on a pu prouver
11:03 qu'il y avait une pensée animal.
11:05 -La deuxième chose, c'est que réserver à l'homme
11:08 le privilège de la pensée
11:10 et en faire le fondement de sa dignité inaliénable,
11:14 du même coup, ça oblige
11:17 à nier toute forme de pensée autre qu'humaine.
11:22 Pour moi, il est là, le nœud de l'antinomie,
11:24 et c'est ça, d'ailleurs, qui fait
11:26 qu'il y a quelque chose de très nouveau aussi.
11:31 Aujourd'hui, la question de l'humanité
11:33 se pose beaucoup à partir de ces marges.
11:35 C'est quelque chose de très nouveau.
11:38 Alors, il y a, je dirais, deux marges,
11:41 celle de la marge avec l'animalité
11:45 et la marge avec, disons, les intelligences artificielles.
11:49 -La machine, l'ordinateur.
11:51 -Et d'un côté comme de l'autre,
11:53 on n'arrive plus... Il y a un brouillage
11:55 des frontières qui se fait, et effectivement,
11:58 énormément d'études scientifiques montrent
12:00 qu'il y a des formes de conscience de soi,
12:03 de pensée, de langage, même de culture
12:06 chez d'autres espèces animales,
12:09 et qui obligent, du coup, à se réinterroger
12:11 sur qu'est-ce que c'est que l'humanité.
12:14 Et puis, de l'autre côté,
12:18 avec le développement des intelligences artificielles
12:21 et toutes les perspectives transhumanistes,
12:23 quand on parle de transhumanisme,
12:25 on parle bien de dépasser quelque chose,
12:27 donc ça oblige à définir la limite de ce que c'est aussi
12:30 que d'être un humain.
12:32 Et donc, de ce côté-là aussi, la question de l'humanité
12:35 se pose à nouveau frais, mais à partir de ces marges.
12:38 C'est quelque chose de très nouveau.
12:40 -Si la définition de l'humanité,
12:42 ou ce qui distingue l'humanité du monde,
12:44 ce n'est pas la pensée, puisque, comme vous venez de le dire,
12:48 la machine, comme l'animal, pense, en quelque sorte.
12:51 -Je vais vous le dire de manière peut-être un peu abrupte.
12:54 Il me semble que ce qui fait la différence,
12:56 c'est l'ouverture à la transcendance.
12:59 -Il va falloir nous expliquer ça.
13:01 Est-ce que c'est un retour religieux ?
13:03 -Alors, ça oblige, évidemment,
13:06 à préciser ce qu'on peut entendre par "transcendance".
13:10 Et il me semble qu'un des grands écueils
13:14 de la pensée actuelle et de la philosophie contemporaine
13:19 est d'avoir un peu trop vite évacué
13:21 la catégorie de transcendance de la rationalité philosophique,
13:25 d'avoir laissé la catégorie de transcendance à la théologie,
13:30 mais du coup, de l'avoir évacuée du champ phénoménologique,
13:34 là, on retrouve le titre de l'ouvrage,
13:36 "Phénoménologie de la transcendance".
13:38 -Un mot juste sur la phénoménologie
13:41 pour expliquer ce que ça consiste.
13:43 C'est une méthode... -Oui, mais pour aller très vite,
13:47 il y a aussi une référence kantienne dans cette méthode.
13:50 Kant montre que nous n'avons accès
13:52 qu'à ce qu'il appelle le champ de notre expérience possible.
13:56 C'est le champ des phénomènes,
13:58 de ce qui nous apparaît, de ce à quoi nous avons accès
14:01 par la conscience.
14:02 Et donc, la phénoménologie,
14:04 c'est l'étude de ce champ de l'expérience possible.
14:07 On peut trouver chez Kant l'opposition à la métaphysique,
14:11 qui va chercher à avoir accès
14:12 à ce qui est au-delà du champ de l'expérience possible.
14:16 La théologie ramène la rationalité
14:18 dans le champ de l'expérience possible.
14:20 -Vous montrez qu'on peut faire l'expérience
14:23 d'une certaine forme de transcendance
14:25 sans tomber dans le mysticisme,
14:27 car telle n'est pas votre démonstration.
14:29 -On ne peut pas faire l'expérience de la transcendance,
14:33 par définition, puisque par définition...
14:35 Je reviens peut-être un instant, d'abord,
14:38 sur ce mot de "transcendance".
14:39 Pourquoi la transcendance a été abandonnée à la théologie ?
14:44 Parce que la transcendance, le terme même de transcendance,
14:47 et c'est peut-être le cas, là,
14:49 où les spectateurs en entendant ce mot
14:53 sont tout de suite, d'emblée,
14:55 associés à des notions connexes,
14:58 et en particulier à la question de Dieu.
15:01 Quand on dit "transcendance",
15:04 à un moment donné, entre la bouche et l'oreille de l'auditeur,
15:08 ça se transforme quelque part en Dieu.
15:10 Là, on ne parle pas de Dieu, on parle de transcendance.
15:13 La transcendance est associée aussi à tout un tas de superlatifs.
15:18 Transcendance, c'est ce qui est supérieur,
15:20 l'être suprême, un être suprême,
15:23 une supériorité de puissance, etc.
15:27 Or...
15:28 Je crois que, très souvent,
15:32 quand on veut revenir au sens d'un mot,
15:34 vous savez, il y a cette phrase de Wittgenstein
15:37 que j'ai mise en exergue de mon livre,
15:39 qu'il faut prendre un mot, le retirer de la langue
15:42 et le donner à nettoyer pour le remettre en circulation.
15:45 Sur le mot "transcendance", il faut faire ce travail
15:48 de le nettoyer de toutes les autres notions
15:51 qui se sont sédimentées, qui se sont greffées dessus.
15:54 Pour ça, on a un outil, à ce qui me semble,
15:56 qui est précieux, qui est le passage par les contraires.
15:59 "Transcendant", ça s'oppose à quoi ?
16:02 Est-ce que ça s'oppose à "inférieur" ?
16:05 Non.
16:06 On ne dit pas... Donc, ça ne veut pas dire "supérieur".
16:10 Est-ce que ça s'oppose à "impuissant" ?
16:12 Non. Donc, ça ne veut pas dire "puissant".
16:15 Donc, à quoi est-ce que ça s'oppose, "transcendant" ?
16:18 Ça s'oppose à "immanent".
16:21 Le mot de "transcendance" prend son sens dans l'opposition
16:24 avec cet autre terme qui est celui d'"immanence".
16:28 Et qu'est-ce que ça veut dire, "immanent" ?
16:30 Ça veut dire, tout simplement,
16:32 quelque chose qui est du même ordre qu'eux,
16:36 du même ordre qu'autre chose.
16:38 Et qu'est-ce que ça veut dire, à l'inverse, "transcendant" ?
16:41 Ça veut dire "être d'un ordre absolument autre que".
16:44 Mais "d'un ordre absolument autre",
16:47 ça ne veut pas dire "surpuissant",
16:49 ça ne veut pas dire "un être suprême", etc.
16:51 Ça veut juste dire "d'un ordre autre".
16:54 Et d'ailleurs, ce n'est pas forcément associé à Dieu.
16:57 D'ailleurs, Dieu peut être pensé comme immanent ou comme transcendant.
17:01 On trouve dans toutes sortes de théologies,
17:03 le panthéisme est une manière de penser un Dieu immanent.
17:07 C'est la représentation d'un Dieu transcendant.
17:10 Il n'y a aucune raison d'associer la notion de la catégorie de transcendance
17:14 à celle de Dieu.
17:15 Et moi, ce que je propose, ce que j'essaie de faire dans mon travail,
17:19 c'est de décorréler les deux
17:21 pour pouvoir réintégrer la catégorie de transcendance
17:24 dans une démarche strictement phénoménologique.
17:28 Ceci étant dit, pour répondre à votre question,
17:31 on ne peut pas faire l'expérience d'une transcendance
17:36 tout simplement parce que, par définition,
17:39 tout ce dont on peut faire l'expérience
17:41 est de l'ordre de notre expérience, donc est immanent.
17:45 Donc, on ne peut pas faire l'expérience de la transcendance.
17:50 En revanche, on peut faire l'expérience d'un monde.
17:57 On ne fait jamais toujours que l'expérience du monde,
18:00 mais on peut faire l'expérience d'un monde troué de transcendance.
18:05 Et c'est comme ça que je propose
18:08 d'appréhender la catégorie de transcendance,
18:10 non pas comme une surpuissance d'être,
18:14 mais comme un trou, comme une brèche ouverte dans l'être.
18:18 Et je crois que, voilà, cette brèche de transcendance,
18:24 c'est comme ça, peut-être, qu'on peut caractériser le cœur,
18:28 mais qui, du coup, est un cœur vide, vous l'aurez compris,
18:32 de ce qui fait l'humanité.
18:34 -Alors, comment on pourrait l'appliquer,
18:36 si on voulait l'imaginer, peut-être,
18:38 en revenant à la question écologique ?
18:40 -Alors, en revenant à la question écologique,
18:43 je vais d'abord peut-être essayer de donner un exemple,
18:46 mais qui n'est pas directement lié à la question écologique.
18:50 La transcendance, c'est donc l'ouverture de la pensée
18:54 à autre chose, ce qui est absolument d'un autre ordre
18:57 que le monde, c'est-à-dire à quelque chose
19:00 qui ne renvoie à rien dans le monde.
19:02 Quand on dit, par exemple, tout simplement,
19:05 quelque chose comme "respecte ton prochain",
19:08 cet impératif-là, "respecte ton prochain",
19:14 ça n'est pas quelque chose, c'est pas comme si je dis
19:17 "ce fauteuil est noir", ça renvoie à quelque chose
19:20 dans le champ de mon expérience.
19:22 "Respecte ton prochain", c'est quelque chose
19:24 qui ne renvoie à rien, à aucun être,
19:27 à rien dans le champ de mon expérience,
19:29 qui n'est pas démontrable scientifiquement,
19:32 qui n'est pas perceptible par les sens,
19:34 et pourtant, c'est là.
19:35 Et ça appelle, c'est comme un appel d'air,
19:41 une aspiration, un idéal qui appelle
19:43 une certaine forme d'action.
19:45 C'est cet appel d'air que je propose d'envisager
19:48 sous la catégorie de transcendance.
19:50 Mais c'est la même chose, par exemple,
19:53 on peut appliquer cette catégorie également,
19:55 par exemple, pour la création artistique.
19:58 Quand, face à un tableau de Vermeer,
20:01 on est tout à coup saisi
20:03 de quelque chose qui nous transcende,
20:06 il ne s'agit pas d'une puissance d'être,
20:09 on peut, face à un tableau de Vermeer,
20:11 ne voir que des taches de couleur.
20:13 C'est ça, si on en reste au champ de l'immanence.
20:16 Mais il y a quelque chose qui fait
20:18 qu'un tableau de Vermeer, il n'est pas réductible
20:22 à ses conditions de perception phénoménologiques.
20:25 Il ouvre quelque chose dans l'être.
20:28 Et c'est ça que je propose d'appeler la transcendance.
20:32 C'est ce qu'on trouve, par exemple,
20:34 chez Lévinas, avec l'expérience du visage,
20:37 qui n'est pas, chez Lévinas, l'assemblage,
20:40 il le dit, d'un nez, d'un front, d'un manteau et de Dieu.
20:44 Quand je rencontre un visage,
20:46 je rencontre quelque chose que je ne peux pas saisir,
20:49 quelque chose qui n'est pas de l'ordre de l'être,
20:52 quelque chose qui s'ouvre, justement,
20:54 une brèche ouverte dans l'être.
20:56 Donc, pour en revenir à la question écologique,
20:59 déjà, première chose,
21:02 ça nous invite à repenser l'humanité
21:06 en sortant autrement
21:09 que dans cette tension entre animal humain
21:12 ou transhumain.
21:14 Parce qu'aujourd'hui,
21:15 on est pris dans ce choix cauchemardesque
21:19 entre ces deux formes d'humanité.
21:21 Ca nous permet de redéfinir l'humanité autrement
21:26 et de la redéfinir non plus en termes de progrès
21:29 ou d'accumulation de supériorité,
21:33 aller toujours plus loin,
21:34 mais en termes, précisément,
21:37 d'une brèche ouverte dans l'être.
21:39 Et ça, évidemment, ça change complètement
21:42 le rapport à l'autre homme,
21:45 le rapport au monde, le rapport aux animaux aussi.
21:47 À partir du moment où on ne loge plus
21:50 l'humanité de l'homme dans sa pensée,
21:52 à partir de ce moment-là, il n'y a plus aucun problème
21:55 de reconnaître qu'il y a des formes de pensée
21:58 qui ne sont pas humaines,
21:59 des formes de pensée animale,
22:01 des formes de conscience de soi animale,
22:03 et qu'il faut les respecter comme telles,
22:06 parce que ça ne remet plus en question
22:08 ce qui fait le coeur de l'humanité.
22:11 Donc ça change tout.
22:12 Et donc, évidemment, voilà,
22:14 ça ouvre, je crois,
22:16 une porte de sortie
22:18 de cette crise de paradigme que nous traversons.
22:21 -On va terminer cet entretien
22:23 par quelques questions.
22:25 -Alors, pour moi, ni l'un ni l'autre.
22:36 -Ni l'autre.
22:37 -Si je devais définir
22:40 le rôle du philosophe dans la cité,
22:42 je dirais que le philosophe
22:45 est un briseur d'idole.
22:47 Je crois que chaque individu,
22:50 chaque génération, chaque époque
22:52 a ses idoles, et ses idoles,
22:54 c'est précisément ces idées
22:56 devenues idoles, figées en idoles,
22:58 qu'on n'interroge plus,
23:00 qu'on ne remet plus en question
23:02 ses idéologies.
23:03 On voit, on sent bien qu'il y a une proximité
23:06 entre idées, idoles, idéologies.
23:08 Dans la philosophie, il y a quelque chose
23:10 qui est à venir recommencer,
23:12 qui est précisément de venir ébranler,
23:15 de venir briser les idoles de son temps,
23:18 ce qui fait que, finalement,
23:21 c'est quand même très paradoxal
23:22 que le père de la philosophie,
23:24 Socrates, soit un homme
23:26 qui n'ait jamais rien dit,
23:28 qui n'ait aucune doctrine,
23:29 qui n'ait fait qu'une chose,
23:31 qui est, justement, de venir briser
23:33 les idoles de son temps,
23:35 de tout mettre en question,
23:37 il l'a payé assez cher.
23:38 Le philosophe, c'est un empêcheur
23:40 de tourner en rond, donc il dérange,
23:42 il dérange, il n'arrête pas de déranger,
23:45 il ébranle, et en même temps,
23:46 en empêchant de tourner en rond,
23:49 du coup, c'est lui aussi qui permet d'avancer.
23:51 Parce que pour avancer,
23:53 il faut, à un moment donné,
23:54 être ébranlé dans ses certitudes,
23:56 il faut, à un moment, se trouver avancé,
23:59 ça veut dire, à un moment,
24:01 prendre le risque de s'ébranler,
24:03 de se mettre en déséquilibre
24:04 pour pouvoir aller vers autre chose.
24:07 Et je crois que c'est... Voilà,
24:09 je dirais que c'est peut-être ça,
24:11 le rôle du philosophe dans la cité.
24:13 -Si vous deviez citer
24:14 le grand livre de philosophie,
24:17 allez, l'est, pour être généreuse.
24:19 -C'est très compliqué, ce que vous me demandez,
24:21 mais juste, du coup, peut-être que je vais le faire
24:24 en lien avec ce que je disais juste avant,
24:27 c'est-à-dire que, pour moi,
24:29 la puissance philosophique d'un livre,
24:31 elle est justement dans sa puissance d'ébranlement.
24:34 Qu'est-ce que le livre va venir ébranler chez moi ?
24:37 Donc, c'est toujours aussi une rencontre,
24:39 parce qu'il faut aussi être réceptif et ouvert,
24:42 il faut pouvoir se laisser ébranler.
24:45 Donc, voilà, c'est très difficile de répondre à cette question,
24:48 parce qu'à différents moments, c'est différents textes,
24:51 mais j'irais peut-être les deux préfaces
24:54 à la critique de la raison pure de Kant.
24:56 Dans leur parole chronologique,
24:58 "Les méditations métaphysiques",
25:00 le premier livre de l'éthique de Spinoza,
25:02 et les deux préfaces à la critique de la raison pure de Kant.
25:06 -Le trio.
25:07 -Comment pourriez-vous formuler,
25:09 question particulièrement difficile en termes de synthèse,
25:13 en une phrase,
25:15 la grande question philosophique d'aujourd'hui ?
25:18 -Ca va peut-être pas vous surprendre,
25:22 mais je dirais qu'aujourd'hui, pour moi, la grande question,
25:25 c'est justement d'arriver à se faire les gardiens
25:28 de cette brèche de transcendance ouverte
25:32 dans l'être que représente l'humanité,
25:35 de se faire les gardiens de cette brèche,
25:37 parce qu'il n'y a rien de plus fragile
25:40 et de plus précieux
25:43 qu'une brèche ouverte,
25:45 et si elle se referme complètement,
25:48 si on ne voit plus dans un tableau de Vermeer
25:51 que des taches de couleur,
25:53 si on ne voit plus dans un visage
25:55 qu'un assemblage d'un nez de traits plastiques,
25:59 alors là, je crois qu'on sera vraiment, vraiment rentrés
26:03 dans un monde vraiment cauchemardesque.
26:06 -Merci beaucoup.
26:07 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
26:11 ...