Yves Thréard reçoit le philosophe et professeur sénégalais Souleymane Bachir Diagne.
Souleymane Bachir Diagne constate avec regret le recul de la démocratie en Afrique et dans le monde ainsi que la propagation de l'idée selon laquelle l'efficacité serait l'apanage des régimes autoritaires. Si ce recul se manifeste en Afrique par une multiplication des coups d'État, d'autant plus inquiétants que la jeunesse défile pour les saluer, le philosophe se réjouit qu'une partie des dirigeants africains ne s'accommodent plus de ces violations des ordres constitutionnels. Souleymane Bachir Diagne tient à rappeler dans cet entretien que l'objectif de la démocratie n'était pas le développement mais « une ouverture des possibles », et qu'il est désormais nécessaire de convaincre et d'éduquer afin de contrer ce scepticisme démocratique.
Au cours de l'émission, le philosophe évoque la tradition démocratique très ancienne du Sénégal, les spécificités de son contrat social et demeure convaincu que « l'exception sénégalaise finit toujours par triompher ». Admiratif de Léopold Sédar Senghor et de sa philosophie du métissage, de la rencontre et du dialogue des cultures, il regrette la pensée de rupture adoptée aujourd'hui par une partie de la jeunesse africaine « bouillonnante », aux antipodes de la philosophie senghorienne. Il réalise également au cours de cette émission l'exégèse de certains des propos du philosophe et nous invite à revenir aux origines bergsoniennes de ses concepts. Souleymane Bachir Diagne se désole d'une tendance puissante aux enfermements identitaires, insiste sur la nécessité de maintenir des interprétations ouvertes de la religion, « à société ouverte, religion dynamique », et salue l'héritage du philosophe Mohammad Iqbal, porteur d'un islam du pluralisme.
Quant à l'avenir du continent, il pose un regard lucide sur les immenses défis que posent les prospections démographiques à l'Afrique, continent qu'il considère désormais incontournable en raison du poids de ses partenariats commerciaux.
Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».
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Souleymane Bachir Diagne constate avec regret le recul de la démocratie en Afrique et dans le monde ainsi que la propagation de l'idée selon laquelle l'efficacité serait l'apanage des régimes autoritaires. Si ce recul se manifeste en Afrique par une multiplication des coups d'État, d'autant plus inquiétants que la jeunesse défile pour les saluer, le philosophe se réjouit qu'une partie des dirigeants africains ne s'accommodent plus de ces violations des ordres constitutionnels. Souleymane Bachir Diagne tient à rappeler dans cet entretien que l'objectif de la démocratie n'était pas le développement mais « une ouverture des possibles », et qu'il est désormais nécessaire de convaincre et d'éduquer afin de contrer ce scepticisme démocratique.
Au cours de l'émission, le philosophe évoque la tradition démocratique très ancienne du Sénégal, les spécificités de son contrat social et demeure convaincu que « l'exception sénégalaise finit toujours par triompher ». Admiratif de Léopold Sédar Senghor et de sa philosophie du métissage, de la rencontre et du dialogue des cultures, il regrette la pensée de rupture adoptée aujourd'hui par une partie de la jeunesse africaine « bouillonnante », aux antipodes de la philosophie senghorienne. Il réalise également au cours de cette émission l'exégèse de certains des propos du philosophe et nous invite à revenir aux origines bergsoniennes de ses concepts. Souleymane Bachir Diagne se désole d'une tendance puissante aux enfermements identitaires, insiste sur la nécessité de maintenir des interprétations ouvertes de la religion, « à société ouverte, religion dynamique », et salue l'héritage du philosophe Mohammad Iqbal, porteur d'un islam du pluralisme.
Quant à l'avenir du continent, il pose un regard lucide sur les immenses défis que posent les prospections démographiques à l'Afrique, continent qu'il considère désormais incontournable en raison du poids de ses partenariats commerciaux.
Soixante ans après la vague des indépendances, l'Afrique, berceau de l'humanité, est présentée aujourd'hui comme celui de l'avenir, le continent du XXIème siècle. Pourquoi cet engouement soudain, souvent motivé par des motifs économiques ? Dans un contexte international en perpétuel mouvement, Yves Thréard s'intéresse à l'influence grandissante de l'Afrique sous tous ses aspects, en donnant à la parole à Calixthe Beyala, Oswalde Lewat, Alain Mabanckou, Boualem Sansal et Lionel Zinsou, pour des « Souvenirs et avenir d'Afrique ».
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NewsTranscription
00:00 "Uncatchable", Alexandr Zhelanov
00:02 ...
00:23 -Souleymane Bachir Diagne,
00:28 est-ce que vous diriez aujourd'hui que la démocratie en Afrique
00:32 est plutôt en train de reculer ?
00:34 -Malheureusement, c'est un constat à faire.
00:38 L'Afrique semble avoir renoué, par exemple,
00:41 avec les coups d'Etat.
00:42 C'est évidemment la meilleure manifestation possible
00:46 de ce recul démocratique.
00:48 En revanche, il fut un temps
00:51 où lorsqu'il y avait un coup d'Etat quelque part,
00:54 le club des présidents africains
00:57 accueillait le nouveau venu
00:59 et, au fond, s'accommodait parfaitement du fait accompli.
01:03 Ce n'est plus le cas. -C'est plus le cas aujourd'hui.
01:06 -Voilà. Ca veut dire que la démocratie a reculé,
01:10 mais elle est encore la boussole,
01:14 l'orientation générale du continent.
01:18 -Par exemple, quand il y a eu le coup d'Etat au Mali
01:21 ou au Burkina Faso, il y a eu des réactions
01:24 dans la sous-région, l'Afrique de l'Ouest ?
01:27 -Oui. -Le président qui a manifesté
01:29 leur désaccord avec ce qui se passait.
01:31 -Absolument. La CDAO,
01:33 cette organisation des Etats de l'Afrique de l'Ouest,
01:38 s'est réunie à condamner le coup d'Etat,
01:40 à demander à la juinte qui s'était mise en place
01:43 de donner très rapidement des délais,
01:47 de fixer des délais pour retourner à l'ordre constitutionnel.
01:50 Voilà le genre de réaction qui montre qu'en définitive,
01:54 l'exigence est toujours celle-là,
01:57 c'est l'exigence de démocratie.
01:59 -Il y a une exigence...
02:00 La croyance en la démocratie, ça existe encore ?
02:03 -Ca existe. -C'est un peu remis en question,
02:06 pas uniquement en Afrique. On le voit ailleurs.
02:08 -C'est vrai. La démocratie a reculé partout dans le monde.
02:12 Cet organisme qui s'appelle VEDEM,
02:14 qui est un organisme de réflexion
02:17 qui prend la mesure de la démocratie
02:20 et qui publie des rapports annuels,
02:23 a bien constaté que la démocratie avait reculé partout dans le monde.
02:27 Deux tiers de l'humanité vivent sous des régimes
02:29 qui ne sont pas des régimes démocratiques.
02:32 C'est énorme.
02:33 Et ensuite, les régimes autoritaires
02:36 ne sont pas sur la défensive.
02:38 Il y a l'affirmation qu'au fond,
02:40 du côté... Si on juge les choses par leur efficacité,
02:43 que l'efficacité serait plutôt du côté de ces régimes autoritaires.
02:47 Et donc, ceci est assez alarmant.
02:50 Ce qui est alarmant également,
02:52 c'est que les jeunes ne semblent plus adhérer
02:56 à cette valeur de la démocratie.
02:58 Autrement dit, ce qui est plus inquiétant
03:01 que les coups d'Etat eux-mêmes,
03:03 c'est que des jeunes manifestent pour saluer ces coups d'Etat
03:07 et puis manifestent avec des drapeaux
03:10 qui sont ceux d'un pays dont on ne peut pas dire
03:13 qu'il soit véritablement un pays démocratique.
03:15 Et cela est inquiétant.
03:17 -C'est inquiétant pour l'avenir.
03:19 Si nous parlons de la jeunesse, de la jeunesse africaine,
03:22 en particulier, nous parlons de l'avenir de ce continent.
03:26 -Quelles sont les causes et les fautifs ?
03:29 C'est des responsabilités locales
03:32 ou est-ce qu'il y a aussi des responsabilités exogènes,
03:35 étrangères ? Je parle pour le continent africain.
03:38 -Oui, alors, il faut voir une cause massive
03:42 pour au moins deux des coups d'Etat
03:44 que nous avons à l'esprit, vous et moi,
03:47 c'est-à-dire le Mali et le Burkina Faso,
03:49 une cause massive qui est l'insécurité dans le Sahel.
03:52 Le terrorisme, le djihadisme, aujourd'hui, dans le Sahel.
03:56 Le Mali a failli basculer à un moment donné.
03:59 Il y a eu intervention de l'armée française,
04:02 comme nous le savons.
04:03 Le Burkina se trouve aussi sous la menace des terroristes.
04:09 L'Etat burkinabé et l'Etat malien
04:13 ne contrôlent plus une grande partie de leur territoire.
04:17 Et les coups d'Etat ont été d'abord des réponses
04:20 à cette situation, l'insécurité.
04:23 Voilà une cause massive dont il faut tenir compte
04:26 et qui explique un peu le basculement de ces pays
04:30 dans des régimes autoritaires.
04:32 Maintenant, l'idée selon laquelle les jeunes, au fond,
04:39 ne donnent plus tellement de valeur à la démocratie,
04:42 alors que ça a été la grande conquête
04:45 de la fin des années 90,
04:47 lorsque le continent africain, qu'on disait oublié
04:50 de la démocratie et des droits de l'homme,
04:52 a connu des transitions démocratiques,
04:55 des changements, des alternances.
04:57 C'est le meilleur signe.
04:59 Quand le pouvoir en place perd les élections
05:01 et que le président de la République appelle son opposant
05:05 en disant "Bravo, tu as gagné,
05:07 "viens qu'on s'occupe de la transition",
05:09 c'est le meilleur signe de la démocratie.
05:13 -Bien sûr.
05:14 -En revanche, la situation dans laquelle nous nous trouvons,
05:18 c'est une situation où on dit que la démocratie,
05:20 ça ne se mange pas.
05:22 C'est répété souvent.
05:23 L'idée derrière une phrase comme celle-là,
05:26 c'est que la démocratie aurait échoué
05:28 à assurer le développement, à donner des emplois,
05:32 à faire sortir de la pauvreté.
05:34 Il est difficile de rappeler une chose,
05:36 c'est que ça n'était pas la fonction de la démocratie,
05:39 de donner à manger.
05:41 La fonction de la démocratie,
05:43 c'était d'ouvrir des possibles,
05:45 de permettre que les valeurs humaines
05:48 et tous les talents s'expriment librement.
05:50 -C'est ça.
05:51 -Et c'est de cela qu'il s'agit, maintenant.
05:54 Il s'agit de convaincre de cela.
05:56 Et donc, il y a un travail d'éducation à la démocratie
06:00 qu'il faut mener, c'est la meilleure réponse
06:03 qu'on puisse opposer à ce scepticisme démocratique,
06:06 comme on pourrait l'appeler.
06:08 -Souleymane Bachir Ndiaye, vous êtes Sénégalais.
06:11 -Oui. -Et le Sénégal,
06:13 ça fait figure un peu de contre-exemple, justement.
06:16 Ou plutôt de bon exemple,
06:18 puisque le Sénégal est né démocratie tripartite,
06:22 au début, 1974, avec le président Senghor.
06:26 Après, ça s'est encore ouvert, encore davantage.
06:29 Il y a eu une alternance qui se fait,
06:31 même s'il y a beaucoup de chahut,
06:33 beaucoup de bruit. -Deux alternances.
06:36 -Deux alternances.
06:37 Comment vous l'expliquez ? Pourquoi au Sénégal,
06:40 ça a marché ? Mieux qu'ailleurs ?
06:42 -Il faut déjà...
06:43 Le mot "exception" semble un petit peu...
06:48 -Excessif. -Excessif, mais il faut l'utiliser,
06:50 car il faut se rappeler qu'il y a une tradition démocratique
06:54 qui vient d'encore plus loin. -D'accord.
06:56 -Rappelons-nous que le Sénégal était une colonie particulière
07:00 pendant la colonisation, puisque c'était une colonie
07:03 où il y avait quatre villes
07:05 qui étaient des communes de plein exercice,
07:08 comme on appelle cela.
07:09 C'est-à-dire que les habitants des villes de Saint-Louis,
07:12 de Dakar, de Rufusque et de Gorée étaient non pas
07:15 des sujets français, mais des citoyens français.
07:18 -Ils ont envoyé des cahiers de doléances aux Etats généraux.
07:22 -Ils ont envoyé des cahiers de doléances aux Etats généraux
07:25 et ont envoyé des députés au Parlement français
07:28 depuis le XIXe siècle.
07:29 C'est ainsi que Blaise Diagne, Lamine Gueye,
07:32 Galdou Diouf ont été des députés sénégalais
07:35 envoyés au Parlement français.
07:37 Et donc, le Sénégal connaît des élections
07:40 depuis le XIXe siècle.
07:41 -Il y a une culture de l'élection.
07:43 -Il y a une culture de l'élection.
07:45 C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs,
07:48 lorsque Senghor, imitant ce qui se passait sur le continent,
07:52 a instauré le parti unique,
07:54 il n'a jamais voulu l'appeler parti unique.
07:57 Il a toujours dit que c'était un parti unifié.
08:00 Il a unifié des tendances,
08:01 il a rassemblé des partis différents.
08:04 Ca veut dire qu'il y avait une sorte de gêne
08:07 devant la notion même de parti unique de la part de Senghor
08:10 pour deux raisons.
08:12 D'abord, c'est un homme de la IVe République,
08:14 il a toujours connu la démocratie.
08:17 Deuxièmement, le meilleur frein à l'autoritarisme,
08:20 c'était Senghor lui-même.
08:21 Poète, philosophe, il s'est interdit, au fond,
08:25 de partir en laissant un pays
08:28 qui aurait été un pays autoritaire
08:30 sous le régime d'un seul parti.
08:32 Donc, il a instauré ce multipartisme.
08:35 Donc, ça, c'est la tradition politique.
08:39 - Oui. - À côté de cela,
08:41 il faut regarder également un caractère particulier du Sénégal
08:45 qui est la force des confréries religieuses.
08:49 Les leaders, les guides spirituels de ces confrères
08:54 ont toujours également veillé à la paix sociale.
08:58 - C'est ça. - L'un d'eux a comparé
09:01 le rôle des marabouts à celui des pompiers,
09:03 en disant qu'ils étaient là pour éteindre les incendies...
09:07 - Empérer les ardeurs. - ...pour assurer
09:09 qu'il y ait une paix sociale.
09:11 Et l'un dans l'autre, tout cela établit
09:13 une sorte de contrat social sur lequel le Sénégal s'est bâti
09:17 et qui peut expliquer pourquoi le Sénégal
09:20 a toujours gardé cette orientation démocratique.
09:23 Vous l'avez rappelé, il y a eu des moments où on a eu peur,
09:27 on a semblé marcher au bord de l'abîme,
09:31 mais au bout du compte, cette exception finit toujours
09:34 par triompher, et le Sénégal est un pays
09:38 qui pourrait avoir la même devise que la ville de Paris,
09:42 "fluctuat nec mec bitur".
09:44 - Voilà.
09:45 - Justement, on parle de Senghor,
09:48 qui est quand même une figure majeure,
09:50 évidemment, du Sénégal, le père de la nation, on peut dire,
09:54 mais une figure majeure aussi de la vie artistique,
09:59 politique de l'ensemble du continent,
10:01 mais on sent aujourd'hui
10:04 que toute la philosophie, justement, politique
10:07 et artistique de Senghor,
10:11 qui fait la promotion de la négritude,
10:14 mais la négritude, pour lui, c'est justement une affirmation,
10:18 mais une affirmation qui ne nie pas les différences,
10:21 on a le sentiment qu'il y a une remise en question
10:24 chez les jeunes, aujourd'hui,
10:27 de, justement, toute cette philosophie
10:30 qui dit que, finalement, Senghor, c'était, vous parmettez l'expression,
10:34 un peu un collaborateur du colon, quoi.
10:38 - Oui, oui. - Vous êtes d'accord avec ça ?
10:41 - Alors, c'est vrai que Senghor est une figure
10:43 très controversée de ce point de vue-là.
10:46 Il faut rappeler, et vous avez bien fait de le dire,
10:49 que tout en étant, avec Aimé Césaire
10:51 et Léon Gontrandamas,
10:53 un des grands pionniers de la négritude,
10:56 c'est-à-dire l'affirmation des valeurs de civilisation du monde noir,
11:00 ainsi qu'il définissait la négritude,
11:02 il est d'abord et avant tout un philosophe du métissage,
11:05 de la rencontre et du dialogue des cultures,
11:08 et ceci était très important.
11:10 Au fond, une des affirmations les plus importantes chez Senghor,
11:13 c'est que chacun doit être métisse à sa façon.
11:16 Alors, doit être métisse, le "doit" est important,
11:19 parce que c'est un devoir éthique,
11:21 c'est une disposition éthique au décentrement,
11:24 à la capacité de regarder la perspective de l'autre, etc.
11:27 Et ceci a défini la personnalité de Senghor
11:31 et a défini également pendant très longtemps
11:33 la philosophie politique sur laquelle le Sénégal a reposé.
11:38 En effet, Senghor a toujours estimé
11:41 qu'au bout du compte, dans un monde d'interdépendance,
11:45 il s'agissait de développer dans la paix,
11:49 dans la capacité de négociation et dans le dialogue,
11:53 un pouvoir de négociation de plus en plus important.
11:56 C'est un gradualiste sur beaucoup de choses.
11:59 Il croyait énormément également en l'unité africaine
12:02 et il estimait que ceci se réaliserait graduellement
12:06 par cercle concentrique.
12:08 Et au fond, cette philosophie-là,
12:11 qui a été la philosophie sur laquelle le Sénégal a été fondé,
12:15 et vous l'avez dit, aujourd'hui remise en cause
12:18 par une jeunesse qui est peut-être plus impatiente,
12:21 qui est plus bouillante, d'une certaine façon.
12:25 - Qui cultive la "cancel culture",
12:27 ce qu'on appelle la philosophie "woke",
12:29 c'est-à-dire le rejet du passé.
12:32 - Voilà, qui épouse une philosophie de la rupture.
12:36 Et évidemment, Senghor semble être aux antipodes
12:40 de cette philosophie de la rupture.
12:43 - C'est l'anti-wokisme. - C'est l'anti-wokisme.
12:46 C'est quelqu'un qui appelait à un dialogue des cultures.
12:49 Il a même écrit que le colonialisme était un mal,
12:54 mais que dans la mesure où c'était un fait accompli,
12:56 il fallait en quelque sorte profiter du fait
13:00 que le colonialisme avait rapproché les peuples
13:03 et avait constitué une sorte d'embryon de cosmopolitisme.
13:08 Et vous voyez, donc, cette manière qui était la sienne
13:13 de regarder la totalité.
13:14 C'est un penseur de la totalité,
13:16 ce n'est pas un penseur de son propre particularisme.
13:19 Et quand on est penseur de la totalité,
13:22 évidemment, on a le sentiment que le temps travaille
13:25 pour aller dans la bonne direction
13:27 et qu'il ne faut pas avoir ces sortes d'impatience
13:30 et ce caractère révolutionnaire.
13:33 Ce n'était pas un révolutionnaire, il était pour les réformes
13:36 et il estimait que les réformes étaient ceux qui transformaient
13:39 graduellement et de manière apaisée les sociétés.
13:43 - Alors, je voudrais vous faire réagir à deux phrases,
13:45 puisque vous êtes un brillant exégète.
13:49 Une phrase qui a fait couler énormément d'encre,
13:51 quand il dit que l'émotion est nègre
13:53 et que la raison est Hélène, grecque, en fait.
13:56 - Oui. - C'est terrible, comme...
14:00 - C'est une phrase qui lui a été énormément...
14:03 - Elle n'est pas apocryphe ? - Elle n'est pas apocryphe du tout.
14:05 C'est une phrase qu'il a écrite dans un de ses tout premiers articles,
14:10 qui s'appelle "Ce que l'homme noir apporte".
14:12 Donc, c'est très clair, cette phrase
14:14 ne lui est pas simplement attribuée, elle est de lui.
14:18 Simplement, elle n'a pas été comprise.
14:21 Senghor n'a pas arrêté de répéter qu'il était bergsonnier avant tout.
14:25 La première chose à faire, c'était de voir la signification
14:29 qu'il donnait à ce concept d'émotion.
14:31 Et quand on sait que Bergson a fait une distinction
14:35 entre ce qu'il a appelé l'émotion créatrice,
14:37 c'est-à-dire la capacité que nous avons d'être émus,
14:41 et au sens étymologique de "émotion",
14:44 un mouvement de sortie de soi pour créer.
14:47 Senghor est un philosophe de l'art avant tout.
14:51 Sortir de soi pour créer,
14:53 c'est la signification de l'émotion créatrice.
14:56 Et à cette émotion créatrice,
14:59 que Bergson appelait une émotion supraintellectuelle,
15:04 Bergson opposait ce qu'il appelait une émotion infraintellectuelle,
15:07 qui était la simple réaction.
15:09 Quelque chose se passe, et j'ai une réaction émotive
15:13 vis-à-vis de cette chose-là.
15:14 Une fois que l'on a rappelé l'origine de ce mot,
15:18 de ce concept d'émotion, et l'usage qu'en fait Senghor,
15:21 cette phrase apparaît pour ce qu'elle est,
15:25 la capacité créatrice de l'émotion
15:29 est aux œuvres artistiques africaines,
15:34 ce que l'approche rationnelle d'imitation de la nature
15:39 est à la statuaire gréco-romaine.
15:41 Ça devient une analogie tout à fait compréhensible
15:44 dès lors qu'on en a fait l'exégèse,
15:46 c'est-à-dire qu'on a reconduit les concepts utilisés par Senghor
15:49 à leur origine bergsonienne.
15:51 -La deuxième citation, qui est magnifique,
15:55 "L'orgueil d'être différent
15:58 "n'empêche pas le bonheur d'être ensemble."
16:00 C'est fabuleux. -Absolument.
16:03 -On devrait enseigner ça partout.
16:04 -Si il y avait une formule à retenir de Senghor,
16:07 cela devrait être celle-là.
16:09 "Mesurer", dit-il plus exactement,
16:11 "mesurer l'orgueil d'être différent
16:14 "au bonheur d'être ensemble."
16:16 Et donc, affirmer sa propre différence,
16:20 affirmer que le monde est pluriel,
16:22 que le monde n'est pas uniforme,
16:24 qu'il est tissé de toutes nos différences,
16:27 des différentes manières que les cultures
16:29 ont d'exprimer l'aventure humaine.
16:33 Chaque culture donne un visage particulier à l'humanité
16:37 et ces visages ensemble composent la symphonie du monde,
16:42 d'une certaine façon, pour parler le langage de l'art
16:45 et le langage de la musique.
16:47 Cette phrase-là résume Senghor.
16:50 Elle est encore mieux que le couple enracinement-ouverture,
16:53 qu'il emploie aussi à peu près avec la même signification.
16:57 "Mesurer l'orgueil d'être différent",
17:00 s'affirmer, défendre et illustrer
17:02 le visage que l'on offre de l'humanité,
17:05 mais en même temps se souvenir
17:07 qu'il faut que nous soyons tous ensemble,
17:10 que nous nous donnions un horizon d'universalité,
17:13 un horizon qui repose sur notre humanité partagée
17:16 et que cela est la tâche.
17:18 Et ce message senghorien s'adresse à nous aujourd'hui.
17:22 -Justement, vous parliez tout à l'heure
17:24 de l'exemple sénégalais à propos de l'islam,
17:28 en disant que c'était un islam avec des repères,
17:30 les Tidjane, les Mourides et d'autres confréries
17:33 qui permettent la tempérance.
17:35 On a le sentiment, et vous avez beaucoup écrit là-dessus,
17:39 que c'est un enfermement religieux,
17:41 l'enfermement nationaliste.
17:42 Est-ce que, d'une certaine façon,
17:44 aujourd'hui, on n'est pas dans ce monde-là, justement,
17:48 dans ce monde d'enfermement, et que, d'une certaine façon,
17:51 alors je vous titille, là, parce que vous êtes musulmans,
17:54 est-ce que l'islam ne participe pas particulièrement à ça ?
17:58 -Vous avez raison. -Quand on voit l'islamisme.
18:01 -Le monde qui est le nôtre aujourd'hui,
18:03 c'est un monde extrêmement fragmenté, fracturé même,
18:06 où la politique ressemble à du tribalisme, aujourd'hui.
18:11 On est dans un monde qui a pu prononcer
18:14 cette phrase exceptionnelle de faits alternatifs,
18:18 comme si, au fond, rien n'était un fait
18:21 si ça n'était pas accepté comme tel
18:24 par ma propre tribu politique.
18:27 La vérité dépend de la tribu politique
18:30 qui énonce la proposition en question.
18:34 D'ailleurs, ceci n'est pas sans lien
18:37 avec ce que nous avions dit du recul démocratique.
18:39 Le recul démocratique et la fragmentation,
18:42 le caractère fracturé de nos engagements politiques
18:46 et le tribalisme en politique, tout cela va ensemble.
18:50 Alors, dans ce monde où...
18:53 des identités, où on a l'impression
18:56 que nous n'avons plus un espace public commun
18:59 où nous échangeons des arguments...
19:01 -Vous parlez des identités malheureuses.
19:04 -Mais oui, il a parfaitement raison,
19:06 parce que nous pouvons, au fond,
19:08 c'est la nature même de l'espace public,
19:10 nous pouvons différer, ne pas être d'accord
19:13 en parlant la même langue et en échangeant des arguments,
19:16 en comprenant que nous partageons au moins les mêmes faits
19:19 et que nous en soutenons, nous avons la même logique.
19:23 Les identités empêchent même cela.
19:25 Il n'y a plus d'espace public si tout ce que je fais,
19:28 c'est faire la performance de ma propre identité,
19:31 que mon expérience est celle d'un homme noir
19:33 et que vous ne pouvez pas la comprendre
19:36 parce que vous n'êtes pas un homme noir, etc.
19:38 Tout argument, à ce moment-là, est réduit à sa plus simple expression,
19:42 devient un argument ad hominem.
19:44 -Ce qu'on appelle de l'essentialisme.
19:47 -Je dis ce que je dis parce que je suis qui je suis,
19:50 vous dites ce que vous dites parce que vous êtes qui vous êtes,
19:53 et au fond, nous avons des discours parallèles
19:56 qui vont nourrir ce tribalisme-là.
19:58 Malheureusement, dans ces affirmations de l'identité,
20:01 dans ces enfermements identitaires,
20:04 la religion est la chose la plus facile à mobiliser.
20:09 -Un des moteurs. -Un des moteurs.
20:11 La religion est précisément ce pour quoi on est prêt à mourir.
20:15 Vous avez raison de dire que les religions,
20:17 de ce point de vue-là, en général,
20:19 peuvent jouer un rôle d'amplification
20:23 de ce tribalisme, de ces identitarismes,
20:25 de ces enfermements dans des particularismes,
20:28 et malheureusement, nous avons vu cela
20:30 avec les interprétations les plus extrémistes de l'islam.
20:34 Ceci fait partie de notre géopolitique aujourd'hui.
20:37 Et donc, c'est la raison pour laquelle il faut,
20:40 et c'est un travail que moi-même et d'autres
20:44 essayons de mener, évidemment, et c'est un travail...
20:47 -C'est un rôle d'intellectuel. -Un rôle d'intellectuel,
20:50 rappeler des interprétations ouvertes de la religion,
20:54 rappeler que si la religion peut être le problème,
20:56 elle a également en elle-même la capacité d'être la solution.
21:00 Une religion universaliste, une religion ouverte,
21:03 c'est une religion qui doit pouvoir accepter le pluralisme
21:06 et montrer que la religion est ouverte au pluralisme
21:12 et que ce qu'il a défini, pour revenir à notre philosophe,
21:15 Bergson, dont nous parlions tout à l'heure,
21:18 c'est son caractère ouvert, sa capacité à accompagner
21:21 l'ouverture constante de la société.
21:23 Société... A société ouverte, religion dynamique.
21:27 Et voilà un travail qu'il est nécessaire aujourd'hui
21:31 d'effectuer.
21:32 Ce qui nous ramène au cas sénégalais,
21:35 dont nous parlions tout à l'heure,
21:37 ces confréries, elles sont,
21:39 autant d'expressions, du soufisme,
21:42 lequel soufisme est précisément l'interprétation
21:46 la plus ouverte... -La plus apaisée.
21:48 -La plus apaisée de l'islam et la plus pluraliste.
21:51 Le soufisme, en son essence même,
21:53 est acceptation nécessairement de la différence.
21:57 Et donc, pluralisme, et le pluralisme,
22:00 c'est véritablement la signification de la tolérance.
22:03 -Quelque part dans vos écrits, j'ai retenu cette phrase
22:07 que vous prêchez, pardon, c'est un peu facile,
22:10 pour une reconstruction de la pensée religieuse.
22:13 -Oui. Sous l'influence d'un auteur
22:15 qui m'a beaucoup marqué, auquel j'ai consacré un livre,
22:19 qui est le philosophe indien, le penseur indien,
22:22 poète lui-même, Mohamed Iqbal.
22:25 -Mohamed Iqbal, qui est très critiqué
22:27 par un autre écrivain, pas par un penseur,
22:30 mais un écrivain, qui est aussi d'origine indienne,
22:33 qui s'appelle V.S. Naipaul,
22:35 qui estime que Iqbal n'est pas du tout une référence à conseiller.
22:39 On voit Naipaul à droite, là, qui est un très grand écrivain,
22:43 et Mohamed Iqbal, qui est pakistanais, je crois.
22:48 Il est père spirituel du Pakistan,
22:50 parce qu'il a affirmé, à un moment donné,
22:53 dans un de ses écrits, qu'il fallait penser
22:56 une autonomie au sein du sous-continent indien
23:00 des régions à majorité musulmane.
23:02 Ça explique probablement la raison pour laquelle Naipaul
23:06 ne le tient pas en grande estime.
23:08 Mais cela étant, si nous regardons la philosophie
23:11 de Mohamed Iqbal, telle qu'elle s'exprime
23:14 à la fois dans ses écrits théoriques
23:16 et dans sa poésie,
23:17 il a exprimé le meilleur du soufisme.
23:20 L'idée, précisément, il a dit, il a écrit,
23:23 contre ce qu'il a appelé, je le cite,
23:25 "l'idole de la race et de la tribu".
23:28 Et c'est en cette formule, par exemple,
23:31 que l'on peut voir l'interprétation,
23:34 la lecture qu'il a faite d'un islam
23:36 qui serait un islam du pluralisme et de l'ouverture.
23:39 Et de la même manière, il a également estimé
23:42 que l'islam avait eu une phase de pétrification,
23:45 après une phase d'ouverture, d'inventivité, de créativité,
23:49 où on a vu, pour parler le langage de Mahautzédom,
23:52 sans école s'épanouir, autant d'école juridique,
23:55 il y a eu un moment de pétrification, dit-il,
23:58 de la pensée islamique.
24:00 C'est la raison pour laquelle son ouvrage majeur en prose
24:05 s'est intitulé "Reconstruire la pensée religieuse de l'islam".
24:10 -On dit souvent aujourd'hui
24:11 que l'Afrique, un peu facilement comme ça,
24:14 est le continent du XXIe siècle.
24:16 Vous êtes d'accord ?
24:17 Ou vous trouvez que ce sont des formules
24:19 qui ne veulent pas dire grand-chose ?
24:21 -Il y a de la formule, évidemment, là-dedans,
24:24 mais il y a une réalité qui est d'abord une réalité démographique.
24:28 Les prospectivistes disent que la démographie, c'est un destin.
24:32 Il faut en tenir compte.
24:33 Quand on regarde la démographie aujourd'hui dans le monde,
24:36 c'est vrai que l'Afrique va avoir une des démographies
24:40 les plus importantes et les plus jeunes
24:42 de génération demain, finalement.
24:46 Et ceci est le premier atout, le premier élément.
24:51 -Ca peut être un handicap. -Ca peut être un handicap.
24:54 -2 milliards d'individus d'ici 2050.
24:56 -Aujourd'hui, le fait que l'Afrique ait la démographie
24:59 que ce continent a, ça signifie autant de jeunes
25:02 qu'il faut pouvoir porter, qu'il faut pouvoir nourrir,
25:06 qu'il faut pouvoir instruire,
25:08 former, à qui il faut donner des emplois.
25:11 C'est un casse-tête énorme.
25:14 Mais la même démographie qui est un problème
25:17 est un atout également dès qu'on regarde les tendances
25:22 et qu'on regarde la perspective, d'autant que c'est un continent
25:26 qui a des ressources énormes, des ressources très importantes.
25:31 Et donc une Afrique qui prend aujourd'hui conscience
25:34 de sa propre force et qui affirme sa présence dans le monde,
25:37 il y a peu, on disait que l'Afrique ne pesait
25:41 que moins de 2 % du commerce mondial.
25:43 Au fond, que le continent pouvait disparaître
25:45 dans l'Atlantique,
25:47 ou qu'il manquerait à l'humanité,
25:49 mais que sur le plan des échanges...
25:51 Aujourd'hui, ce n'est plus le cas.
25:53 Plus personne ne le dit.
25:54 C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs,
25:57 il y a une nouvelle ruée vers l'Afrique,
25:59 après la ruée des colonisations,
26:01 maintenant, c'est la ruée du partenariat.
26:04 Des pays s'intéressent à l'Afrique
26:06 et il y a une concurrence
26:07 des... faites aux anciennes puissances coloniales
26:11 qui pensaient être établies sur le terrain africain.
26:14 -Ce n'est pas le cas. -Ce n'est plus le cas.
26:18 Et donc, effectivement, il y a des raisons objectives
26:21 de dire que c'est un continent d'avenir.
26:23 De là à dire que le XXIe siècle lui appartiendra,
26:27 là, on retrouve la formule.
26:30 -Merci, Souleymane Bachir Ndiaye.
26:33 Merci beaucoup de cet entretien.
26:36 -Merci de votre accueil.
26:37 Générique
26:39 ...