Les grands entretiens de Daphné Roulier "La défense dans la peau" - Elisa Rojas

  • l’année dernière
Daphné Roulier reçoit l'avocate en droit du travail et militante pour les droits des handicapés Elisa Rojas.
Obligée de se défendre tout au long de son parcours en raison de son handicap, Elisa Rojas a naturellement développé les traits de caractère et les aptitudes essentiels au métier d'avocat. Aujourd'hui, le droit du travail constitue l'essentiel de son activité professionnelle. Plutôt que de développer sa carrière autour de dossiers liés au droit des handicapés, Elisa Rojas entend davantage participer à la construction d'un discours politique d'émancipation des personnes handicapées, sur lequel pourront s'appuyer les combats à venir. Dans cet entretien, elle préconise d'utiliser le droit comme un outil de lutte pour faire avancer les choses en construisant des stratégies judiciaires pour les personnes handicapées. Évoquant les difficultés d'accessibilité des tribunaux, qu'elle qualifie de « scandales absolus », elle rappelle que ces enjeux s'étendent à l'échelle de la France entière. Ces questions pourraient se résoudre, selon elle, par l'émergence d'un contentieux judiciaire.
Refusant l'étiquette de « surfemme », l'avocate considère qu'il est injuste de demander aux handicapés d'endosser le rôle de héros. Elisa Rojas nous invite plutôt à comprendre ce qui, dans le système actuel, transforme le parcours des handicapés en « parcours du combattant », afin de le combattre efficacement.

La justice, son sens, son essence et sa pratique sont sans cesse discutés et débattus. Loin de l'image figée d'une statue, notre époque montre que l'interprétation de la justice est mouvante et qu'elle doit parfois être elle-même protégée.
Daphné Roulier reçoit des ténors et des « ténoras » : des avocats de grands faits divers ou de grandes causes qui ont consacré leur carrière et leur vie à défendre, qui ont « La défense dans la peau » : Marie Dosé, Serge Klarsfeld, Henri Leclerc, Julia Minkowski, Thierry Moser, Hervé Temime..
Quelle conception ont-ils de leur rôle ? Quel rapport ont-ils avec leurs clients et leur conscience ? Quelles affaires ont marqué leur vie ?
Quelle est la place des femmes pénalistes aujourd'hui ? Que pensent-ils des polémiques autour de la prescription et de la présomption d'innocence ?
Dans « Les Grands Entretiens » ces champions de l'art oratoire nous livrent leur idée du droit et de la justice et de la société qu'ils impliquent.

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Transcript
00:00 ...
00:18 -Elisa Rojas, vous êtes avocate du droit du travail
00:21 et militante pour le droit des handicapés.
00:24 L'un ne va pas sans l'autre.
00:26 Votre métier est essentiellement au service de cette cause.
00:29 -Mon métier, en fait, moi, je distingue un peu les deux.
00:32 L'essentiel de mon activité professionnelle, c'est vrai,
00:35 c'est du droit du travail, aux côtés des salariés.
00:38 Après, j'ai une formation généraliste,
00:40 donc il m'est arrivé de traiter d'autres types de dossiers,
00:44 mais je fais toujours du droit des personnes.
00:46 Par contre, le droit du handicap m'intéresse à plusieurs titres,
00:50 parce que je suis une personne concernée,
00:52 parce que le droit, voilà, c'est ma profession,
00:55 et que sur le plan militant,
00:57 il y a beaucoup de choses à faire, donc c'est vrai
00:59 que le droit du handicap, c'est plutôt l'aspect militant
01:02 de mon activité. -D'accord.
01:04 Un mot sur le port du masque.
01:06 De toute évidence, nous ne sommes pas égaux face à la maladie.
01:09 Vous êtes plus vulnérable face au Covid,
01:12 d'où le port de ce masque.
01:13 Comment exercez-vous, d'ailleurs, votre métier
01:16 en cette période de pandémie ? -Très difficilement.
01:19 -C'est double peine ? -Tout à fait,
01:21 puisque maintenant, quand je vais plaider,
01:23 il y a non seulement le stress, qui est logique,
01:26 et qui est normal dans cette activité,
01:30 c'est toute une organisation
01:31 qui est plus complexe que la moyenne,
01:34 mais désormais, je prends un risque sanitaire,
01:36 celui de tomber malade,
01:38 puisque toutes les mesures ont été levées,
01:41 on est dans une situation assez étrange,
01:44 où tout le monde veut oublier
01:45 qu'il y a une pandémie et un virus qui circulent,
01:48 donc, en fait, quand on est une personne handicapée
01:51 et qu'on travaille, les équilibres sont très fragiles.
01:54 -Je vous remercie d'avoir pris la peine
01:56 d'être venue sur ce plateau.
01:58 L'essentiel de votre activité,
02:00 c'est donc de prêter votre voix aux sans-voix.
02:03 -Est-ce que je dirais ça comme ça ?
02:05 Je ne sais pas. Je dirais ça peut-être
02:07 encore plus simplement.
02:09 Il se trouve que j'ai développé une aptitude
02:13 à me défendre moi-même,
02:15 que j'ai eu envie de mettre au service des autres.
02:18 Et de la même façon, tout ce que j'ai appris
02:20 dans le cadre de mon métier,
02:22 j'ai envie de le mettre au service de mon militantisme.
02:25 C'est comme ça que les choses se sont construites.
02:28 -Votre consoeur, Ansara Kertudo,
02:30 qui est à la fois malentendante et malvoyante
02:33 et qui oeuvre pour faire entendre la voix
02:35 des handicapés dans les tribunaux,
02:38 estime que lorsqu'on veut défendre les autres,
02:40 c'est souvent que l'on veut se défendre soi-même.
02:43 Vous partagez ce constat ?
02:45 -Je ne sais pas si je le formulerais de cette façon-là,
02:48 mais là où je peux comprendre cette phrase,
02:51 c'est qu'en effet, je suis persuadée
02:53 que c'est le fait d'avoir été obligée
02:55 de me défendre constamment,
02:57 tout le long de mon parcours, notamment scolaire,
03:00 qui m'a donné envie de défendre ceux qui en avaient besoin,
03:03 puisque je me suis trouvée pas si mauvaise
03:06 dans la défense de mes propres intérêts.
03:08 Ca m'a obligée à développer
03:10 certains, sans doute, traits de caractère, etc.,
03:13 et que je me suis dit, autant en faire un métier,
03:16 il existe, peut-être que je peux être utile,
03:19 peut-être que je peux être utile à d'autres personnes.
03:22 -Le handicap est le premier motif de discrimination en France,
03:26 selon le défenseur des droits.
03:28 Diriez-vous donc que le handicap est la dernière minorité,
03:31 après les Noirs, les homosexuels, les trans,
03:34 qui n'a pas encore commencé sa vraie lutte ?
03:37 -Alors, déjà, c'est la minorité,
03:39 en termes de chiffres, la plus importante.
03:41 Comme vous l'avez dit, c'est la première cause de saisine
03:45 auprès du défenseur des droits.
03:47 Je pourrais pas dire de façon aussi catégorique
03:50 que la lutte n'a pas commencé,
03:51 parce qu'en vérité, elle l'a commencé.
03:54 Il y a eu des choses qui se sont faites dans les années 70,
03:57 qui sont peu connues, mais qui ont existé,
04:00 justement, dans les mouvances militantes de l'époque,
04:03 le féminisme, etc.
04:04 Il y avait des militants handicapés, politisés.
04:07 Malheureusement, leur combat ne s'est pas inscrit
04:10 dans la durée, et on peut passer à la trappe.
04:13 On le redécouvre aujourd'hui, et c'est tant mieux.
04:16 Par ailleurs, sur le plan mondial,
04:18 il y a des pays où cette lutte-là est beaucoup plus enracinée,
04:21 beaucoup plus connue du grand public.
04:24 C'est en France, en fait, où je pense qu'on a,
04:26 en effet, cette particularité d'avoir oublié
04:29 une partie de notre histoire et d'avoir la sensation,
04:32 aujourd'hui, de tout devoir reprendre depuis le début.
04:35 -Elisa Rojas, vous interrogez, à raison,
04:38 le principe de normalité.
04:39 Avez-vous réussi, du moins, dans l'exercice de vos fonctions,
04:43 à déconstruire les stéréotypes liés au handicap
04:45 et à les perceptions que l'on peut en avoir ?
04:48 Dit autrement, est-ce que les justiciables
04:51 ont des réticences à venir faire appel à vous
04:55 ou, au contraire, c'est un atout ?
04:57 -Alors, en fait, je pense pas
04:59 que les gens voient les choses sous cet angle-là.
05:02 Je pense qu'une personne qui va voir un avocat,
05:05 c'est quelqu'un qui a un problème, qui va voir un professionnel
05:09 et qui est content quand il trouve un professionnel
05:12 qui peut le soutenir, l'aider, le renseigner
05:14 et l'accompagner, par exemple, dans une procédure, ce que je fais.
05:18 Donc je pense que c'est surtout ça que les clients voient en moi.
05:22 -C'est pas un atout d'être dans une communauté de situation ?
05:26 C'est-à-dire... -Ca peut l'être.
05:28 En effet, moi, je trouve ça très bien
05:31 qu'il y ait moins de distance entre les professionnels
05:34 et ceux qui ne sont pas professionnels.
05:36 Je trouve ça toujours une bonne chose
05:38 que l'on puisse trouver, quand on en a besoin,
05:41 un professionnel qui soit plus proche.
05:43 Après, il y a quand même une distance,
05:45 parce que ça reste une relation professionnelle,
05:48 mais bien sûr que je me sens moins éloignée de certains parcours,
05:52 voire très proche, pour ceux qui pourraient avoir
05:55 un parcours vraiment très similaire au mien, bien sûr,
05:59 et c'est tant mieux si c'est le cas.
06:01 Mais après, je relativise toujours ce qui est essentialisant
06:04 et je voudrais pas laisser croire que...
06:07 Je sais pas, que ça apporte vraiment quelque chose.
06:10 C'est très particulier.
06:12 Il y a une relation de confiance qui se crée ou pas
06:15 entre un avocat et son client.
06:17 Parfois, ça ne fonctionne pas, parfois, ça fonctionne
06:20 très, très bien, et dans ces cas-là, c'est même génial,
06:23 vraiment quelque chose de très enrichissant.
06:26 Mais oui, je comprends ce que vous voulez dire,
06:29 au sens où moi, je trouve que c'est important
06:31 pour tout le monde de pouvoir, que ce soit un avocat
06:34 ou un médecin, pouvoir avoir le choix
06:36 d'aller vers un professionnel qui vous ressemble davantage.
06:40 -Vous luttez ardemment
06:41 contre la présomption d'incapacité que la société renvoie
06:45 aux personnes en situation de handicap.
06:47 -Le problème, c'est qu'on est identifié
06:50 que par rapport à cet aspect.
06:52 Or, la situation est beaucoup plus complexe que ça
06:56 et on ne peut pas être identifié que par rapport à cet élément.
06:59 -Bien sûr. -Ce qui veut pas dire non plus
07:02 qu'il faut tomber dans le travers inverse
07:04 et faire de nous des gens qui, voilà,
07:07 ne sont absolument pas limités.
07:09 Il y a des limites qui existent du fait du handicap,
07:11 mais pour autant, elle ne justifie pas
07:14 que l'on soit entravé dans notre vie
07:16 sous tous ces aspects.
07:18 -L'un de vos confrères, l'avocat d'affaires
07:20 et professeur de droit Stéphane Baller, dit
07:23 "Toute personne handicapée qui souhaite embrasser ce métier
07:26 "n'a pas d'autre choix que d'être extraordinaire,
07:29 "à la fois dans sa manière d'exercer et de se déplacer."
07:33 Êtes-vous une sur-femme, Elisabeth Rojas ?
07:35 -Non, pas du tout, et je ne suis pas d'accord
07:38 avec cette façon de voir les choses
07:40 et de présenter les choses.
07:42 Ce qui m'intéresse, c'est de faire du bon travail,
07:44 je le fais avec conscience, avec rigueur
07:47 et avec passion aussi, parce que c'est très intéressant,
07:50 mais je ne suis pas une sur-femme,
07:52 je ne suis pas une héroïne, je suis humaine,
07:55 je suis faillible, je suis aussi complexe
07:57 que n'importe qui d'autre. -Vous êtes d'accord
08:00 qu'exercer ce métier, ça tient parfois,
08:02 pour vous, du parcours du combattant ?
08:04 Les études ont dû être compliquées.
08:07 -Ce n'est pas le parcours du combattant,
08:09 mais je veux comprendre quel est le système
08:11 qui transforme ce parcours en parcours du combattant.
08:14 Surtout dans le cadre professionnel,
08:17 je pense qu'il est dangereux
08:18 qu'on soumette les personnes handicapées
08:21 à une exigence supplémentaire.
08:23 Le fait d'être compétent doit suffire
08:25 à nous prendre au sérieux en tant que professionnels.
08:28 On n'a pas à répondre à cette exigence d'être surhumain,
08:31 ça me paraît absolument injuste.
08:33 Si les gens cherchent une héroïne,
08:35 ça leur apporte. Il faut voir ceux qui aiment jouer au héros.
08:39 C'est pas mon cas.
08:40 -Est-ce que le milieu de la vocature
08:42 est un milieu inclusif ?
08:44 Il n'était pas réputé comme tel.
08:46 Est-ce que ça a changé ?
08:48 -Est-ce que ça a changé ? Ce serait difficile à dire.
08:51 J'ai pas beaucoup de chiffres et d'indicateurs
08:53 pour pouvoir l'affirmer. Quand j'ai commencé,
08:56 je peux pas considérer que c'est un milieu inclusif.
08:59 Je pense honnêtement qu'il est à l'image
09:01 de la société et de plein d'autres secteurs professionnels.
09:05 Ce qui est gênant, c'est que nous, en tant qu'avocats,
09:08 on connaît les textes, notamment en matière de la discrimination.
09:11 Peut-être qu'on s'interroge un peu en termes d'exemplarité,
09:15 mais on n'est pas différents.
09:17 Les difficultés rencontrées ne sont pas différentes.
09:20 -Justement, vous pointez du doigt
09:22 une société qui n'est pas conçue pour tous.
09:24 La mise aux normes, entre triples guillemets,
09:27 des bâtiments publics, commerces,
09:29 cabinets médicaux, gares, hôtels, transports, etc.,
09:32 il y a eu un report de la loi en 2005.
09:34 Où en sommes-nous aujourd'hui ?
09:36 -Là, on va voir ce qui va se passer,
09:38 puisqu'on doit arriver bientôt à la fin des reports de DELES,
09:42 sans doute. C'est déjà incroyable qu'il y ait eu un report.
09:45 D'ailleurs, ce report a eu lieu
09:47 justement pour éviter la création d'un contentieux,
09:51 qui, à partir de 2015, aurait pu se développer.
09:54 Ca devenait l'accessibilité une obligation de résultat.
09:58 Tout équipement qui n'avait pas répondu à ce résultat
10:01 était susceptible d'être mis en cause
10:03 par une personne handicapée,
10:05 qui aurait pu multiplier les actions.
10:07 Pour éviter ça, comme il y avait beaucoup de bâtiments publics
10:11 de concernés, eh bien, on a modifié
10:13 le volet accessibilité de la loi de 2005,
10:15 on a reporté les délais une fois de plus
10:18 et on a créé un dispositif,
10:19 totalement une usine à gaz, en fait,
10:22 que sont les agendas d'accessibilité.
10:24 Maintenant, on arrive certainement,
10:26 à un moment donné, bientôt, au bout de ces agendas.
10:29 Qu'est-ce qui va se passer ? Ca, c'est une bonne question,
10:32 notamment si, en plan judiciaire, on va enfin pouvoir
10:36 émerger un contentieux qui, peut-être, serait souhaitable
10:39 pour que les choses avancent. -Vous-même,
10:41 vous avez été pénalisé dans l'exercice de vos fonctions,
10:45 qui s'apparente parfois, il faut le dire,
10:47 à une épreuve de Pékin Express.
10:49 Vous vous êtes retrouvée dans la cuisine
10:52 du conseil des prud'hommes de Villeneuve-Saint-Georges ?
10:55 -Oui, enfin, en fait, ce qui s'est passé,
10:58 c'est que ce jour-là, j'arrive pour l'audience
11:01 et je m'aperçois que la salle est à l'étagé,
11:03 qu'il n'y a pas d'ascenseur, et puis, ce jour-là,
11:06 j'ai pas eu envie de faire comme si rien n'était
11:09 et de me faire porter pour accéder à la salle d'audience.
11:12 J'ai signalé qu'il y avait une difficulté
11:14 et l'alternative proposée, c'était de plaider dans la cuisine.
11:18 Donc, c'est ce que j'ai fait. Je pense pas qu'il y ait
11:21 beaucoup de confrères qui aient plaidé dans la cuisine
11:24 d'un conseil des prud'hommes. C'était très étrange.
11:27 -Un autre problème, qui est exceptionnel,
11:29 que je trouve pas très intéressant,
11:31 c'est vraiment l'accessibilité de la justice
11:34 dans un pays comme la France, qui pose problème.
11:37 Surtout que les personnes handicapées
11:39 ont leur droit de bafouer quotidiennement.
11:42 Si le jour où ils ont envie d'agir,
11:44 ils se retrouvent une fois de plus devant des bâtiments
11:47 qui ne sont pas accessibles et une justice qui n'est pas accessible,
11:51 c'est absolument scandaleux.
11:52 -Il n'y a pas que la question de l'accessibilité physique.
11:56 Certains font appel à des ambulanciers privés
11:58 à leurs frais pour assister aux audiences.
12:01 D'autres ont recours à des interprètes
12:03 en langage des signes, toujours à leurs frais.
12:06 Une femme malentendante a dû mimer le viol qu'elle avait subi
12:09 faute de pouvoir le raconter avec des mots.
12:12 Les anecdotes ne manquent pas d'un dispositif judiciaire
12:15 pas du tout adapté aux personnes en situation de handicap.
12:18 -Oui, l'accessibilité, au sens où je l'entends,
12:21 ça comprend évidemment pas que l'accessibilité
12:24 soit une chose qui est très importante,
12:26 mais l'accessibilité pour les personnes à mobilité réduite,
12:29 c'est vraiment pour l'ensemble des handicaps
12:32 et donc c'est entièrement accessible
12:34 que la justice doit être.
12:36 -Vous avez entendu parler de cette histoire.
12:39 16 militants handicapés ont été condamnés en premier instant
12:42 à des peines avec sursis et des amendes
12:44 pour avoir bloqué la gare SNCF et l'aéroport de Toulouse en 2018.
12:48 Or, ces dangereux activistes ne réclamaient qu'une seule chose,
12:52 c'est de faire des actions de désobéissance civile
12:55 et ce jugement.
12:56 -Ce jugement, je le trouve triste
12:58 parce que je pense que criminaliser
13:00 toutes les actions militantes,
13:02 quelles qu'elles soient, c'est pour silencier les gens,
13:05 les effrayer, donc je trouve ça assez triste,
13:08 mais surtout, ce qui est incroyable dans cette histoire,
13:11 c'est qu'en première instance, il y avait des problèmes
13:14 d'accessibilité pour la tenue de cette audience-là,
13:17 donc la justice veut criminaliser des militants handicapés,
13:21 mais il y a un moyen de les juger dans des conditions dignes
13:24 et de leur offrir un procès équitable,
13:26 ce qui montre que la raison pour laquelle ils ont agi,
13:30 même illégalement, était parfaitement fondée.
13:32 Et cette affaire, je la connais d'autant mieux
13:35 que j'ai été citée par l'association comme témoin
13:38 pour les soutenir en appel et que, voilà,
13:41 j'ai considéré qu'il était totalement naturel
13:45 d'apporter mon soutien à des militants
13:47 qui ont pris des risques pour nous tous,
13:50 toutes les personnes handicapées, dans la même situation.
13:53 Quand on fait du droit, on sait une chose très importante,
13:56 il y a ce qui est juste et ce qui est illégal,
13:59 et parfois, ce qui est illégal peut être juste.
14:02 Il faut faire la distinction, et heureusement,
14:05 à travers l'histoire, des gens ont su faire la distinction.
14:08 Pour que les choses changent, parfois,
14:10 il faut en passer par des actions de ce type.
14:13 -Maître, le droit, c'est la mise en oeuvre d'une politique,
14:16 se battre sur le plan judiciaire, c'est la meilleure façon
14:20 de faire le politique ? -Je pense que le droit
14:22 est un outil de lutte, c'est l'un des outils.
14:26 C'est pas magique, on peut pas tout attendre
14:29 et tout ne peut pas résulter des procédures,
14:32 mais puisque c'est un outil, il faut l'utiliser.
14:35 Parfois, il permet de faire avancer les choses,
14:38 et il y a eu beaucoup d'exemples
14:41 à travers les combats sociaux qui ont été menés,
14:44 qui montrent l'intérêt également
14:48 de se servir du droit comme d'un outil.
14:50 -Elisa Loraz, vous vous étiez fait connaître en 2004
14:53 après une tribune incendiaire dans Le Monde
14:56 contre le Téléthon, à qui vous reprochiez
14:58 une vision larmoyante, misérabiliste et charitable
15:02 du handicap. Les choses n'ont pas bougé ?
15:04 -Non. J'ai pas la sensation qu'on aille vers le progrès,
15:07 et c'est ça que je trouve particulièrement inquiétant.
15:11 On est même plutôt dans une phase de régression
15:13 en termes de droit pour les personnes handicapées.
15:17 -Eh bien, il y a quand même eu pas mal de réformes
15:19 qui sont pas des réformes qui vont dans le sens
15:22 de l'émancipation et de l'égalité.
15:24 Ne serait-ce que, par exemple, la loi Elan,
15:27 la réduction du nombre de logements accessibles
15:30 dans le bâtiment neuf, c'est une régression.
15:32 -Philippe Croizon, que nous avions reçu ici
15:35 pour évoquer son parcours et changer de regard sur le handicap,
15:39 s'inscrit dans une démarche apolitique,
15:41 contrairement à vous, en quoi politiser le handicap
15:45 est pour vous une nécessité ?
15:47 -Alors, je crois pas qu'il y ait un quelconque sujet
15:50 qui soit apolitique. -Oui.
15:52 -Je ne crois pas en l'existence de personnes apolitiques
15:55 ou de sujets apolitiques. -Tout est politique.
15:58 -Tout est politique, parce qu'à chaque fois
16:00 qu'on s'interroge, on en arrive toujours à une question
16:03 de fond qui est fondamentale et qui est dans quelle société
16:07 on souhaite vivre. C'est à ça que renvoie chaque débat.
16:11 Donc, le handicap, la santé, le Covid,
16:14 tout ça, ce sont des choix et des questions politiques.
16:17 Moi, je sais personnellement dans quel type de société
16:21 j'ai envie de vivre, et voilà, je vais dans ce sens
16:25 et je défends tout ce qui peut permettre
16:27 de construire cette société-là, une société d'égalité,
16:30 de justice, de justice sociale,
16:33 et de répartition des richesses.
16:35 -Que vous inspire l'affaire des disparus de Lyon,
16:38 résolue après quatre décennies
16:40 grâce à l'entêtement d'une avocate, Corine Hermann ?
16:43 Et voyez-vous, comme d'autres, le symptôme
16:45 d'un dysfonctionnement grave de l'Etat,
16:48 d'une violence institutionnelle ?
16:50 Vous militez contre la fermeture des institutions spécialisées
16:53 et vous pointez du doigt les défaillances
16:56 des associations. En quoi elles peinent
16:58 à défendre vos droits ?
16:59 -Les associations gestionnaires,
17:01 ce qu'on appelle les très grosses associations
17:04 qui gèrent des établissements spécialisés
17:06 et des services pour les personnes handicapées,
17:09 sont devenues le relais de l'Etat.
17:11 En fait, elles reçoivent énormément d'argent public
17:14 pour maintenir un système qui porte atteinte
17:16 aux droits des personnes handicapées,
17:19 c'est pas moi qui le dis, c'est l'ONU,
17:21 et qui est un système institutionnel,
17:23 qui consiste à regrouper les personnes handicapées
17:26 entre elles, à les couper du reste de la société,
17:29 à les faire vivre dans des bâtiments
17:31 qui leur sont destinés.
17:33 Ca, c'est une atteinte aux droits des personnes handicapées.
17:36 -C'est une ségrégation ?
17:38 -Oui, c'est une ségrégation.
17:39 Les textes internationaux le disent,
17:41 il y a des études qui montrent
17:43 tous les impacts négatifs de l'institutionnalisation
17:46 sur les personnes handicapées,
17:48 ça nuit au développement des enfants,
17:50 ça favorise tout type de maltraitance et d'abus.
17:53 C'est absolument ahurissant que ce soit à nous, les militants,
17:57 d'expliquer en quoi il y a une difficulté sur cette question.
18:00 -Donc l'affaire Emile Louis, en cela,
18:02 elle est très symptomatique de ces dysfonctionnements ?
18:05 -Bien sûr, parce que si les crimes ont pu durer
18:08 aussi longtemps, c'est que personne, en réalité,
18:11 ne se préoccupe de ce qui se passe dans ces espaces-là.
18:14 Donc, pour moi, ça révèle bien l'abandon
18:17 qui est celui des personnes handicapées en institution,
18:20 le désintérêt de l'ensemble de la société
18:22 pour ce qui peut leur arriver dans ces endroits.
18:25 Je trouve que c'est assez grave, et d'ailleurs,
18:28 ça a donné lieu à toute une réflexion
18:30 qui, malheureusement, n'a pas abouti
18:32 sur les maltraitances en institution.
18:34 -Permettre aux personnes handicapées
18:37 de faire leur choix de vie, de définir leurs propres besoins
18:40 et prendre leurs propres décisions,
18:42 serait-ce un combat que vous pourriez envisager
18:45 de porter devant les plus hautes juridictions de l'Etat ?
18:48 -Moi, personnellement, je sais pas si j'en aurais l'occasion,
18:51 mais est-ce qu'il faudrait, si il y a matière
18:54 et s'il y a des dossiers qui le permettent, bien sûr,
18:57 et même au-delà, il y a des juridictions
18:59 internationales aussi, donc l'important,
19:02 c'est d'aller le plus loin possible
19:04 pour faire avancer les droits des personnes handicapées,
19:07 et qui va dans le sens de leur émancipation.
19:10 -Vous auriez envie de mener ce combat ?
19:12 -Moi, personnellement, je ne sais pas.
19:14 En fait, ce que j'ai surtout constaté
19:16 au tout début de ma carrière,
19:18 c'est qu'avant d'être en capacité
19:21 d'élaborer des stratégies judiciaires
19:23 pour les personnes handicapées,
19:25 il fallait construire un discours politique
19:28 sur lequel ces stratégies pourraient s'appuyer.
19:30 Le problème, c'est que ce discours politique-là,
19:33 je ne le trouvais pas, en fait.
19:35 Donc il fallait d'abord le développer,
19:37 le construire, et c'est vrai que j'ai fait le choix,
19:40 plutôt que de développer ma carrière professionnelle
19:43 autour de dossiers qui concernent les personnes handicapées,
19:47 plutôt d'essayer de participer à la construction
19:50 de ce discours qui me paraissait impréalable,
19:52 indispensable pour être sûr d'aller dans la bonne direction,
19:56 pour qu'un jour, il y ait des stratégies
19:58 qui puissent se construire, mais qui ne partent pas
20:01 dans la bonne direction. Si vous faites des actions
20:04 pour demander plus de place en institution,
20:06 on ne va pas dans le sens de l'émancipation.
20:09 Alors que si on a un discours où on sait
20:11 ce que veut dire l'émancipation,
20:13 ce que l'on revendique exactement,
20:15 ce qui porte atteinte aux droits des personnes handicapées,
20:19 après, en tant que professionnelle,
20:21 on est en mesure de construire des stratégies,
20:24 des actions qui vont répondre à ces impératifs-là.
20:26 -En attendant, vous avez été, Elisa Rojas,
20:29 sinon la première, du moins l'une des rares femmes
20:32 en fauteuil roulant à avoir fait la une
20:34 d'un magazine féminin français.
20:36 Cette couverture de Marie-Claire, en mars 2021,
20:39 a-t-elle fait bouger les lignes ?
20:41 -Alors, moi, je pense qu'une couverture
20:44 de magazine féminin, aussi belle soit-elle...
20:46 -Oui, elle est très belle.
20:48 -Ne suffit pas à modifier
20:51 des structures oppressives
20:54 ou des représentations,
20:56 ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas important.
20:59 Moi, je suis contente de savoir
21:01 qu'il y a des femmes handicapées qui se sont vues
21:03 pour la première fois à travers moi
21:05 sur la couverture d'un magazine féminin,
21:08 mais je n'ai pas la naïveté de croire
21:10 que ça suffit à changer la donne.
21:12 Ce sera définitivement le cas
21:14 quand ce genre de couverture ne sera même plus en événement.
21:18 -Oui. Alors, est-ce que l'absence
21:20 de représentants politiques en situation de handicap
21:23 pourrait faire bouger les lignes, justement ?
21:26 Parce qu'aujourd'hui, il n'y en a pas.
21:28 En Allemagne, il y a eu Wolfgang Schöbel,
21:30 plusieurs fois ministre aux Finances, notamment,
21:33 qui, lui, a promu les personnes en situation de handicap,
21:36 et elle s'est faite, donc, cette promotion
21:39 au plus haut niveau de l'Etat.
21:41 "Tout le monde porte un handicap", rappelle-t-il.
21:43 "La seule différence, c'est que nous,
21:46 "en situation de handicap, nous en sommes moins conscients."
21:49 -Non, pas totalement. -Pourquoi ?
21:51 -Parce que dire "tout le monde a un handicap",
21:54 c'est un peu comme dire "je ne vois pas les couleurs"
21:57 pour nier le racisme structurel.
21:59 C'est-à-dire qu'en fait, tout le monde peut devenir handicapé,
22:02 ça, c'est vrai, ceux qui ne le sont pas peuvent le devenir.
22:05 -C'est ce qui a été son cas. -Oui, mais par contre,
22:08 à un moment T, on n'est pas tous traités socialement
22:11 comme des personnes handicapées.
22:13 Il y a des gens qui sont traités socialement
22:16 comme des personnes handicapées, et d'autres pas
22:18 jusqu'à ce qu'elles deviennent handicapées.
22:21 Donc, là, le propos à dire "on est tous handicapés",
22:24 ça me paraît pas exactement la bonne présentation des choses.
22:27 -Il n'y a pas besoin de davantage de représentants politiques
22:31 en situation de handicap.
22:32 Nous avons eu Damien Abad, qui est rentré au gouvernement
22:36 indépendamment de ce qui lui est arrivé par la suite
22:39 et de ce dont il a été accusé, mais ça a été le seul...
22:42 Il y a deux autres députés aujourd'hui
22:44 en situation de handicap qui sont aujourd'hui à l'Assemblée.
22:47 C'est peu, c'est une représentation dérisoire
22:50 des quelques 12 millions de Français
22:52 touchés par un handicap, non ?
22:54 -Mais qu'il faille plus de représentants,
22:56 ça, c'est l'évidence.
22:58 C'est important. On doit être présents partout.
23:01 -Vous auriez pas envie de vous lancer en politique ?
23:03 -Euh... Franchement, j'ai l'impression déjà
23:06 de faire de la politique, parce que je pense
23:09 qu'on peut faire de la politique de plein de façons différentes.
23:12 J'en fais à travers mon métier, à travers mon militantisme.
23:16 J'en fais là, devant vous.
23:17 Pour moi, ça s'appelle faire de la politique.
23:20 Je fais faire de la politique au sens où vous l'entendez,
23:23 de façon classique. On peut jamais dire jamais,
23:26 sinon on va me ressortir la bobine
23:28 le jour où je prendrai une décision différente.
23:31 -Vous avez été approchée par des partis politiques ?
23:34 -Depuis que j'ai commencé à militer, oui.
23:36 Ce sont des démarches qui sont régulières,
23:41 mais honnêtement, j'ai pas spécialement envie
23:43 de me lancer en politique, là, maintenant.
23:46 -C'est étrange, parce que vous militez activement
23:49 pour que le pouvoir ne reste pas toujours aux mains des mêmes,
23:52 et pourtant, vous ne vous décidez pas à vous lancer en politique.
23:56 -C'est pas contradictoire, on peut pas tout attendre de quelqu'un.
23:59 Je ne suis pas providentielle. -Sans être providentielle,
24:02 vous militez pour prendre le pouvoir,
24:05 pour que le pouvoir ne reste pas aux mains.
24:07 -On peut être militant et rester militant.
24:10 Il y a des gens qui, après, ont envie de faire de la politique.
24:13 Je trouve ça logique et je peux comprendre
24:16 cette démarche-là, mais je vois pas pourquoi
24:18 je serais obligée.
24:20 Il y a zéro incohérence pour moi dans le fait
24:22 de pas avoir envie d'en faire.
24:24 La politique, c'est un milieu extrêmement violent.
24:27 J'exerce déjà un métier qui comporte une part de violence.
24:30 Être militant, c'est aussi naviguer dans un milieu
24:33 qui n'est pas spécialement tendre, donc je me préserve
24:37 et je fais ce qui me semble... -Et en même temps...
24:40 -Dans mes cordes, au moment où je peux le faire.
24:43 -Et en même temps, Elisabeth Horace,
24:45 vous êtes une guerrière.
24:47 -Le contexte fait que j'ai pas franchement le choix.
24:49 -Oui. C'est votre mère qui vous a appris, ça,
24:52 à devenir une guerrière ?
24:53 -C'est quelqu'un de très combatif,
24:56 ça, c'est sûr et certain que je lui dois mon tempérament.
24:59 C'est quelqu'un que je n'ai jamais vu accepter
25:02 une situation injuste ou se résigner,
25:05 qui m'a toujours manifesté son soutien
25:08 sans me mettre la pression, sans décider à ma place,
25:11 mais qui m'a toujours fait comprendre
25:13 que, quels que soient mes choix, elle serait là
25:16 pour me soutenir, notamment quand j'étais plus petite
25:19 et que j'étais confrontée à des difficultés
25:21 sur le plan scolaire, elle me disait
25:23 "Si tu veux continuer, si tu veux te battre,
25:26 "je vais me battre avec toi."
25:28 Donc on s'est battus ensemble, voilà,
25:30 dans beaucoup de circonstances.
25:32 Il est clair que j'ai beaucoup appris
25:34 de la façon dont elle prenait les choses.
25:37 -Elisabeth Horace, ce sera le mot de la fin.
25:39 Diriez-vous qu'on en aura fini avec l'inclusion
25:42 quand le mot "inclusion" sera supprimé ?
25:45 -A ce stade, je sais même pas exactement
25:47 ce que recouvre le mot "inclusion",
25:49 mais moi, je préfère le mot "égalité"
25:52 et "non-discrimination",
25:54 parce que là, pour moi, ça me parle,
25:56 je suis avocate, ce sont des termes juridiques clairs.
25:59 Le mot "inclusion", voilà, c'est une façon de noyer le poisson.
26:03 Même si je comprends l'idée,
26:05 pour moi, ce qui compte, c'est vraiment qu'on comprenne
26:08 qu'il y a un système qui freine
26:10 et que c'est ce système qu'il faut comprendre,
26:13 analyser, combattre, pour le faire disparaître.
26:16 -Je vous laisse le mot de la fin.
26:18 -Merci.
26:20 -Merci à vous.
26:23 ...

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