Journaliste américain arrêté en Russie : "On ne sait plus où est la limite", déplore le photoreporter français Patrick Wack

  • l’année dernière
Patrick Wack, photoreporter indépendant, était basé à Moscou depuis décembre 2021. Il travaillait en binôme il y a dix jours encore avec le journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovitch, arrêté par les autorités russes jeudi dernier et toujours en détention.
Transcript
00:00 - France Info - Jamais depuis la guerre froide, un journaliste occidental n'avait été arrêté et mis en prison en Russie.
00:05 Depuis cinq jours, le journaliste américain Evan Gershkovich est détenu à Moscou, qu'il accuse d'espionnage.
00:10 Il ne sait pas quand il pourra être jugé, mais il risque 20 ans de prison.
00:15 Evan Gershkovich était le correspondant du prestigieux Wall Street Journal en Russie
00:19 et il était en reportage lorsqu'il a été arrêté par les services secrets russes.
00:23 - Bonjour Patrick Wack. - Bonjour.
00:24 - Merci d'être avec nous ce matin sur France Info.
00:26 Vous êtes photo-reporteur, vous travaillez notamment pour Le Monde
00:29 et vous étiez donc il y a quelques jours encore en compagnie de ce journaliste américain
00:32 dans le cadre d'un reportage que vous faisiez tous les deux pour le Wall Street Journal.
00:37 Ce reportage se déroulait dans l'Oural à Yekaterinbourg.
00:39 Les autorités russes étaient parfaitement au courant de votre présence là-bas, ce n'était pas secret.
00:44 - Tout à fait, oui. On a passé quatre jours à travailler là-bas, il n'y a eu absolument aucun problème.
00:48 Donc on était à Yekaterinbourg et à Nijnitagil.
00:52 On était même surpris en fait que ce soit passé aussi bien.
00:57 On est arrivé, on est reparti sans aucun problème.
01:00 On a même interviewé, photographié à deux reprises un officiel du parti de Poutine Russie-Uni.
01:08 Donc voilà, on n'était pas du tout là-bas incognito, on faisait un travail habituel.
01:12 - Bon, vous décidez tous les deux de rentrer à Moscou où vous vivez
01:15 et quelques jours plus tard votre collègue vous dit qu'il doit retourner dans l'Oural.
01:19 Pour quelle raison il devait y retourner ?
01:20 - Alors moi je n'étais pas au courant en fait. Je savais qu'il allait y retourner à un moment
01:22 mais je n'étais pas au courant qu'il y était déjà retourné.
01:25 Et donc c'est le mercredi...
01:27 Moi je l'ai vu le vendredi 24 et le mercredi suivant
01:31 donc j'ai entendu que justement il n'en avait plus de nouvelles de lui.
01:34 Et le lendemain matin ça a été confirmé par les autorités russes qu'il était détenu.
01:38 - Voilà, depuis quasiment plus de nouvelles de lui.
01:40 On sait donc qu'il a été arrêté par le FSB.
01:42 Est-ce que vous savez vous dans quelles conditions s'est passée cette arrestation ?
01:46 - Alors il y a eu des témoignages qui sont sortis sur les réseaux sociaux.
01:49 Il était dans un restaurant qui s'appelle Bukowski Grill
01:52 qui est un endroit où on est allé dîner deux fois quand on y était.
01:54 Et des gens l'ont vu justement être emmené par des...
01:59 par des officiers en civil avec un sweatshirt sur la tête.
02:03 C'est comme ça que s'est passée son arrestation.
02:05 - Quand vous étiez sur le terrain tous les deux, lors de cette première visite dans cette ville,
02:09 à aucun moment vous n'avez donc senti que vous étiez surveillé
02:12 ou que votre présence ou que votre travail de journaliste pouvait gêner ?
02:17 - Pas du tout. Et on a rencontré, interviewé des gens de tous bords.
02:21 Des gens qui étaient pro-guerre, pro-Prygogine.
02:25 Il n'y a eu absolument aucun problème. Les gens parlaient et se livraient avec nous.
02:28 Donc il n'y avait vraiment aucun souci, aucun soupçon pour nous
02:33 qu'il y avait un problème avec ce reportage.
02:35 - Et depuis son arrestation, est-ce que vous avez pu entrer en contact,
02:38 communiquer avec ses proches ou avec sa famille ?
02:41 - Avec sa famille non, parce que je ne le connais pas très bien.
02:44 Par contre dans la communauté journalistique et les autres journalistes qui le connaissent,
02:48 il y a beaucoup d'échanges, oui, sur...
02:50 - Évidemment. La question qu'on se pose tous en vous écoutant,
02:54 c'est de savoir de quel sujet traiter votre enquête sur place.
02:57 Est-ce que je peux vous le demander ?
02:59 - Vous pouvez me le demander. Malheureusement, je ne peux pas vraiment en parler à l'actuel
03:01 parce qu'il est incarcéré, donc il vaut mieux rester discret sur...
03:07 - Parce que c'est peut-être la raison de son arrestation ?
03:10 - En fait, on ne sait pas. Et c'est la question que se pose
03:13 un peu toute la communauté journalistique en ce moment.
03:15 C'est où sont les limites ? Est-ce que le fait de partir en région dans une ville
03:20 comme Yekaterinbourg ou Yenetagil peut en fait devenir soupçon de...
03:25 Voilà, donc on ne sait plus où est la limite.
03:27 Donc c'est ça en fait le problème pour tous les journalistes qui restent, je pense.
03:30 - Votre collègue venait aussi de publier un article sur l'effondrement de l'économie russe
03:33 puisqu'on ne sait pas pourquoi il a été arrêté. Là aussi, c'est une autre hypothèse.
03:38 - Toutes les hypothèses sont possibles. Le problème, c'est que la rationalité en ce moment en Russie
03:43 est difficile à comprendre, donc c'est... Voilà.
03:45 - Oui. Vous étiez installé en Russie.
03:48 Vous avez choisi, après cette arrestation, de rentrer en France avec votre épouse,
03:51 je crois aussi qui est russe. Vous vous sentiez menacé là-bas ?
03:55 - Encore, c'était l'incertitude qui faisait planer justement un doute sur ce qui allait se passer.
04:00 En fait, pendant 36 heures, moi j'ai pensé rester parce que justement,
04:04 je pensais que ça aurait été suspect de partir alors qu'on faisait un travail normal de journaliste.
04:12 Ensuite, dans ce genre de cas, on se pose de nombreuses questions.
04:14 Moi, j'étais en contact en permanence avec le Wall Street Journal, leur équipe légale,
04:18 sécurité aussi avec l'ambassade et on a juste estimé qu'il y avait peut-être une fenêtre
04:23 encore ouverte et qu'il fallait la saisir.
04:25 - Il ne fallait pas prendre de risques en tout cas.
04:26 - Voilà. Et puis depuis, il y a même un officiel russe par exemple qu'on a interviewé,
04:32 qui a fait une déclaration sur les réseaux sociaux comme quoi il était persuadé
04:35 que le photographe français était un agent de la CIA.
04:37 - Ah oui, vous aussi.
04:38 - On est dans du délire complet, donc à ce moment-là, autant...
04:42 - Ouais, autant rentrer à la maison.
04:43 - Mais ce n'est pas non plus pour ça que tous les journalistes doivent partir,
04:45 c'est important qu'ils restent.
04:46 C'est juste que dans mon cas, on s'est dit...
04:48 - Est-ce que cette arrestation, pour vous, c'est quelque part un signal
04:52 envoyé par le Kremlin à la presse étrangère ?
04:55 - Je n'ai pas envie de rentrer dans les spéculations, c'est possible.
05:00 Je ne sais pas du tout. Vraiment, je ne peux pas...
05:03 - Aujourd'hui, on peut travailler librement en Russie sans avoir par-dessus son épaule
05:08 un officiel du Kremlin qui cherche à savoir les questions que vous allez poser,
05:12 les endroits où vous allez.
05:14 Il reste un espace de liberté ?
05:16 - Alors, bien sûr, la presse russe, elle a complètement disparu en mars de l'année dernière.
05:21 Tout le monde, toute la presse honnête, d'opposition,
05:26 qui voulait vraiment travailler, ont dû quitter le pays.
05:29 C'est encore possible pour les journalistes étrangers de continuer à travailler.
05:33 C'est important, justement, qu'ils continuent de faire ce travail
05:37 pour justement décrire l'évolution du pays,
05:39 la manière dont le pays s'enferme dans une espèce d'obscurantisme politique
05:43 et comment les gens vivent dans une espèce de réalité complètement alternative.
05:46 Donc, je pense que ça devient...
05:48 C'est un peu le deuxième coup de boutoir,
05:50 après justement cette première loi russe anti-fake de mars 2022,
05:54 où beaucoup de gens se sont posé des questions, justement, sur la manière de travailler,
05:59 le champ lexical à utiliser.
06:00 Non, c'est possible de continuer à travailler, c'est difficile.
06:03 Les journalistes sur place se posent beaucoup de questions à l'heure actuelle.
06:06 Mais, voilà.
06:07 - Vous pensez que vous, vous pourriez y retourner un jour ?
06:09 Vous espérez, en tout cas ?
06:11 - Moi, c'était une aventure qui a tourné court.
06:15 La Russie, moi, j'y ai passé à peine un an et demi,
06:19 la moitié, 50% du temps, simplement.
06:21 Donc, j'ai énormément envie d'y retourner.
06:23 Ensuite, je pense que là, à court terme et à moyen terme, ça va être difficile.
06:27 Tout dépend de la situation politique et de l'évolution du pays.
06:29 Mais moi, je voudrais bien sûr y retourner un jour.
06:32 Et ma femme est russe, donc ça fait partie de ma vie.
06:34 - Merci beaucoup, Patrick Wack, photoreporteur de retour de Russie
06:37 après l'arrestation de votre confrère américain.
06:40 J'ajoute qu'une vingtaine de médias, dont Radio France,
06:42 ont écrit hier à l'ambassadeur de Russie en France
06:45 pour demander la libération immédiate de notre confrère.
06:47 Merci encore. - Merci.

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