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Mazarine Pingeot reçoit la romancière et essayiste Isabelle Sorente.Son statut de polytechnicienne la destinait logiquement à une carrière scientifique. Pourtant, c'est l'écriture de romans qu'a choisi Isabelle Sorente pour étudier les thèmes du vivant, du réchauffement climatique, de la barbarie rationnelle vis-à-vis de l'animal et plus généralement du mal que l'homme fait au vivant. Un mal qu'elle estime intimement lié à l'oubli de l'âme et à une crise de l'imaginaire.Engagée dans une quête spirituelle à la suite d'un burn out, Isabelle Sorente s'est plongée dans la cruelle réalité d'une « structure de production porcine » après avoir reçu comme instruction de la part d'anciens maîtres nomades « que celui qui cherche la vérité se mette à la place de l'animal conduit à l'abattoir ». La romancière revient dans cet entretien sur les leçons tirées de cette expérience. Elle décrit ici les destins liés des bêtes et des hommes, notre même course effrénée vers la mort, mais également sa fascination pour la puissance politique de la « magie sympathique », qu'elle entend comme notre capacité à se mettre à la place d'un autre.Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.Mazarine Mitterrand Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcription
00:00 (Générique)
00:21 -Isabelle Sorante, vous êtes romancière, essayiste,
00:24 vous collaborez depuis le début à "Philosophie magazine".
00:27 L'un de vos thèmes importants, c'est le vivant,
00:31 le réchauffement climatique,
00:33 la barbarie rationnelle vis-à-vis de l'animal,
00:36 le mal que l'homme fait aux vivants,
00:38 mais se faisant également à lui-même.
00:41 Or, ce mal est, dites-vous, intimement lié à l'oubli de l'âme,
00:45 à l'oubli d'une dimension métaphysique,
00:48 une dimension métaphysique qui affleure dans tous vos textes.
00:51 Ce mal est également lié à une crise de l'imaginaire,
00:55 nous y reviendrons,
00:56 et c'est aussi la raison pour laquelle vous avez choisi
00:59 la voie du roman plutôt que celle de la science,
01:02 alors que tout vous y destinait,
01:04 puisque vous êtes également polytechnicienne.
01:07 Vous avez finalement choisi de donner à voir
01:10 ce que le scientifique calcule.
01:12 Alors, cela est très présent dans votre dernier ouvrage,
01:15 "L'instruction", qui s'ouvre sur le souvenir de l'oiseau
01:20 Lamoko Caddis, victime d'une marée noire en 1978,
01:24 dont la télévision retransmet l'agonie.
01:27 Vous avez sept ans. Peut-on commencer par ça ?
01:30 -C'est vrai que pour moi, Lamoko Caddis,
01:33 c'est dans mon enfance la première image du monde
01:37 qui fait effraction dans mon esprit,
01:40 et je me souviens encore de cet oiseau noir,
01:44 puisque le roman a un aspect autofictionnel,
01:48 ce roman-là, en tout cas,
01:50 et qui arrive à les ailes toutes engluées de pétrole,
01:55 nage dans un océan noir qui, bon,
01:59 moi, à mon âge, je suis enfant, me paraît infini,
02:03 se hisse jusqu'à un rocher, a visiblement très mal,
02:06 on voit ses ailes engluées,
02:07 on se demande à quoi il pouvait ressembler avant,
02:10 et comme il ne peut pas s'envoler, ses ailes sont paralysées,
02:14 il décide, pour moi, c'est très clair, quand je suis enfant,
02:17 de volontairement se suicider et de se rejeter dans cette marée noire.
02:21 Et comme à ce moment-là, les adultes n'arrêtent pas
02:24 de dire le mot "marée noire", "désastre" à Lamoko Caddis,
02:27 après coup, j'ai eu l'impression d'être initiée
02:30 à ce que serait notre XXIe siècle.
02:32 Ca se passe en 78, mais c'est une initiation très brutale.
02:36 J'ai pensé à cette image tout au long de ma vie,
02:38 elle m'a toujours accompagnée,
02:40 et c'est parce qu'elle m'a toujours accompagnée
02:43 que j'en suis venue à me demander dans quelle mesure,
02:46 il y a des effets divers qui vont me frapper,
02:48 où tout d'un coup, on a peur de se mettre à la place
02:51 de l'autre personne, où on se dit souvent
02:54 "pourvu que ça n'arrive pas à moi".
02:56 Là, quand c'est un animal, c'est un peu différent,
02:59 parce qu'on ne se dit pas "pourvu que ça n'arrive pas",
03:02 et puis c'est quelque chose de tellement étrange,
03:04 la marée noire, mais on se dit qu'il y a quelque chose de nous
03:08 qui est là, et qui est aussi englouti dans cette marée noire.
03:11 Et enfin, on le ressent, c'est beaucoup moins l'identité,
03:14 c'est plus un fixiste, beaucoup moins rigide,
03:17 il y a encore une identité magique, et tout d'un coup,
03:20 on se dit "c'est moi, en fait, c'est moi qui suis en train
03:23 de me noyer dans cet enfer noir".
03:25 Et pour moi, je crois que c'est un point de départ
03:28 de l'écriture, et très certainement aussi
03:31 un maître spirituel, cet oiseau,
03:33 parce qu'il me blesse d'une blessure
03:35 qui est encore présente aujourd'hui.
03:37 -Reprenons la chronologie inscrite dans votre dernier ouvrage,
03:41 "L'instruction". Vous faites un burn-out,
03:43 comme de nombreux slasheurs.
03:45 Qu'est-ce qu'un slasheur ?
03:46 C'est ces indépendants qui cumulent plusieurs jobs,
03:49 pas nécessairement des multi-jobs, mais en tout cas,
03:52 qui sont cumulatifs et qui finissent par vous épuiser.
03:56 Burn-out est également lié à l'angoisse
03:58 du réchauffement climatique, puisque vous faites un lien
04:01 entre la question du travail, de l'adaptation,
04:04 de la performance et du réchauffement climatique.
04:07 Et à l'occasion de ce burn-out, vous cherchez des réponses.
04:11 Et lors d'une séance avec un maître,
04:13 un maître spirituel,
04:15 vous entendez une instruction qui va vous hanter,
04:18 que celui qui cherche la vérité
04:20 se mette à la place d'un animal conduit à l'abattoir.
04:24 C'est un peu le début d'une descente aux enfers,
04:27 au sens propre du terme, d'ailleurs,
04:29 puisque vous allez visiter et éprouver,
04:33 partager l'expérience de ce qu'on appelle
04:36 une structure de production porcine,
04:39 c'est-à-dire une entreprise méthodique de mort
04:41 au nom de la rentabilité économique.
04:44 Alors, peut-être, commençons par la question
04:47 du burn-out, du travail.
04:49 Ce lien très fin que vous faites
04:52 avec, justement, la structure de production.
04:55 -Oui, c'est parce qu'en fait,
04:57 le livre est effectivement construit comme ça.
05:00 Quand la narratrice,
05:04 qui est moi, je vais pas m'en défendre,
05:08 rencontre... Elle n'est pas bouddhiste,
05:10 je le suis pas, mais elle est dans une vraie cate spirituelle.
05:14 Elle veut comprendre le sens,
05:15 quand on dit burn-out, il y a quelque chose qui brûle,
05:19 et l'impression qui se dégage, en fait,
05:22 en réalité, pour elle, et comme pour les gens qui l'entourent,
05:26 c'est que ce qui brûle, c'est notre âme,
05:29 c'est un lien magique, vivant, qui s'est perdu.
05:33 Et donc, il y a une espèce de course dans des couloirs,
05:36 il y a une espèce de course permanente,
05:38 et c'est ce crépitement de la course
05:40 qui fait brûler quelque chose.
05:42 Et il y a cette intuition
05:45 que la réponse n'est pas forcément un ralentissement
05:49 ou des vacances, mais quelque chose
05:51 qui a à voir avec...
05:52 avec le sens le plus secret de la vie.
05:57 Quelque chose d'obscur, de discret,
06:02 qu'on est en train de perdre.
06:04 Et en fait, c'est un petit peu, le début du livre,
06:06 c'est un petit peu son espèce d'errance, finalement.
06:10 Elle se demande comment sa vie va un petit peu se réintégrer,
06:15 puisqu'il y a toutes ces activités, il y a cette énorme fatigue.
06:19 Et la rencontre avec l'instruction est fortuite,
06:22 c'est-à-dire qu'il y a un maître bouddhiste
06:23 qui parle d'une instruction qui est, en fait, d'ailleurs,
06:26 presque chamanique, parce que c'est presque pré-bouddhiste.
06:29 C'était des maîtres nomades qui étaient animistes,
06:32 et qui l'a donné, donc, quelque chose de très ancien.
06:37 Ça me parle à moi, parce que tout d'un coup,
06:40 il y a un lien avec la façon dont on traite les animaux
06:44 et la façon dont on traite notre âme, finalement.
06:47 Puisque le burn-out vient d'une manière
06:50 de ne pas se laisser respirer,
06:52 vient d'une manière de toujours courir,
06:54 vient d'une manière de ne pas prendre le temps
06:58 de laisser reposer son esprit.
07:00 Et on voit bien qu'on traite la terre exactement de la même manière.
07:04 On va cultiver, on laisse plus de jachères,
07:07 il n'y a pas de mystère.
07:09 Le même principe extractiviste qui nous conduit
07:13 à faire brûler des forêts, à traiter le sol sans répit,
07:17 à parquer des animaux, à les faire cavaler très vite,
07:21 il n'y a pas de miracle.
07:25 On se l'applique aussi à nous-mêmes.
07:27 Et ça, c'est la vision qui est presque aussi
07:31 une vision chamanique mais sombre,
07:33 puisque c'est une descente dans des enfers
07:37 qui ont presque l'air d'être des enfers de contes gothiques,
07:41 mais qui sont bien réels,
07:42 qui sont les structures de production animale.
07:44 C'est finalement… je voulais construire le livre
07:48 pour qu'au début on voit la course des humains dans la ville,
07:51 après on voit la course des animaux
07:52 qui sont enfermés dans ces villes obscures,
07:56 ces villes sans nom qui ont presque les mêmes dimensions
07:58 que nos villes mais qui sont sur des départementales,
08:00 qui sont toujours cachées.
08:03 Et finalement, dans la ville animale,
08:05 on comprend ce qui se passe dans la ville humaine.
08:08 C'est comme un concentré du mal qu'on fait,
08:12 du mal qu'on se fait à nous-mêmes,
08:13 du mal qu'on fait aux autres êtres vivants,
08:15 aux animaux non humains.
08:17 Et se mettre animal du début,
08:21 qui est cet oiseau qui est finalement pris
08:23 dans notre pollution, dans notre marée noire,
08:25 c'est vraiment comme une matérialisation du mal,
08:28 la marée noire.
08:29 Et bien finalement, ce maître est en écho avec ses autres maîtres,
08:32 qui vont être ces pauvres animaux
08:34 qui sont enfermés dans la structure de production
08:36 et qui aussi nous regardent en nous demandant
08:41 pourquoi, comment, et dans ces regards,
08:44 il se passe quelque chose.
08:45 - Alors vous, vous avez fait l'expérience
08:47 de ces structures de production, vous les avez observées,
08:50 vous racontez cette expérience très étrange de dire,
08:53 en fait, ce dont on s'aperçoit,
08:56 c'est que les animaux nous voient aussi,
08:57 c'est pas seulement nous qui les voyons,
08:59 et encore, c'est rare qu'on puisse les voir,
09:01 puisqu'à part les caméras L214 ou ceux qui y travaillent,
09:06 personne ne sait vraiment comment ça se passe.
09:08 Donc vous les donnez à voir,
09:09 mais en même temps, vous racontez aussi
09:11 que tout à coup, on est vu par les animaux.
09:12 C'est quoi cette...
09:14 - C'est notre identité qui bascule, en fait,
09:16 parce que je pense que notre identité,
09:17 elle se construit avec les regards
09:19 que les autres vont poser sur nous.
09:21 Et là, tout d'un coup, il y a un côté, pour moi,
09:25 con de fait dans cette expérience,
09:27 c'est-à-dire qu'en fait, je rentre presque miraculeusement
09:32 parce qu'au tout départ, il y a l'instruction,
09:34 mais très vite, je me dis, tiens,
09:36 ça pourrait faire un roman intéressant,
09:38 et puis je ne parle pas trop de la motivation initiale
09:41 qui est spirituelle, parce que je veux dire,
09:43 on va me prendre pour une folle
09:45 de vouloir suivre une instruction et d'aller jusque-là.
09:47 Donc je la tais, je la garde secrète
09:51 et je l'ai gardée secrète très longtemps,
09:53 jusqu'à l'écriture du livre, pour dire, bon, voilà,
09:56 je fais un roman.
09:57 Je rassure, en toute honnêteté,
10:02 les porchés qui travaillent à l'intérieur,
10:05 puisque je ne suis pas journaliste,
10:06 je suis vraiment le compteur de, finalement,
10:09 ce tout petit groupe, parce que si ces villes animales,
10:12 elles sont énormes, genre il y a 15 000 ou 20 000 animaux,
10:15 à cause de l'informatisation, il y a juste 5 ou 6 personnes
10:19 qui gèrent, ce mot atroce, qui gèrent tous ces animaux
10:24 et qui les produisent.
10:25 Le mot "produire", il réduit la vie et la mort.
10:28 Quand ils disent, voilà, on produit 25 000 animaux par an,
10:31 eh bien produire, ça veut dire on les fait naître,
10:34 on les engresse et on les fait mourir.
10:36 Et donc le mot "produire", tout d'un coup,
10:39 je me rends compte qu'en fait, il condense la vie et la mort,
10:42 qu'il n'y a plus rien d'autre que le poids de viande.
10:47 Et quand on rentre à l'intérieur, les humains sont en minorité,
10:51 puisqu'il y a 5 ou 6 porchés, pas plus,
10:54 qu'en plus chacun, c'est évidemment un travail segmenté,
10:58 comme très souvent, ce qui a rapport au mal est segmenté,
11:01 de manière à ce que ce ne soit la responsabilité de personne,
11:05 puisque finalement, personne ne tue.
11:07 Il y a des personnes qui mettent au monde,
11:09 il y a des personnes qui vont nourrir les petits,
11:12 des personnes qui vont engresser,
11:13 des personnes qui vont engresser un peu plus,
11:15 des personnes qui vont conduire le camion,
11:17 et des machines, et à la fin, une personne qui est le seigneur,
11:21 elle, ça n'est pas... -Celui qui saigne.
11:23 -Celui qui saigne.
11:24 Mais ce n'est pas le seigneur tout seul qui tue,
11:28 c'est nous tous, en réalité.
11:29 Et donc, quand tout d'un coup, on déambule dans ces couloirs,
11:33 et quand on rentre dans une des salles où, par exemple,
11:37 il va y avoir 200 truies qui sont dans des cages en fer,
11:44 et que toutes les têtes se tournent vers vous,
11:47 alors il se passe quelque chose,
11:49 on comprend qu'on est aussi ce qu'elle voit.
11:53 -Quoi ?
11:55 -Est-ce que c'est un gardien ?
11:57 Est-ce que c'est un tortionnaire ?
11:59 Est-ce que c'est quelqu'un qui, potentiellement,
12:01 pourrait les libérer ?
12:03 Et je pense que c'est à ce genre de vacillement,
12:07 qui est salutaire, en réalité,
12:09 qu'on a accès, justement, si on revient à l'instruction,
12:12 à ces maîtres anciens, pourquoi ils se retiraient dans la nature,
12:16 pourquoi on cherche à mener une vie hérémitique
12:18 au milieu des arbres et des oiseaux.
12:21 Il me semble que c'est parce que le vivant, dans son entier,
12:25 dans son rapport au non-humain,
12:27 va donner une clé sur la véritable amplitude de notre identité.
12:33 D'ailleurs, il y a un très beau livre de textes zen
12:36 qui s'appelle "Je ne suis pas un être humain",
12:38 qui est un recueil de Kohan.
12:41 Donc, en fait, il y a quelque chose, ou d'autres titres comme ça,
12:46 ou moi vouloir apporter de main, des textes qui disent
12:49 "il y a plus que ce qu'on croit".
12:51 Et tout d'un coup, là, on n'est pas sur les hauts plateaux de l'Himalaya,
12:55 on n'est pas dans une forêt, on n'est pas dans les lieux habituels
12:59 où les ermites, depuis que l'humanité existe,
13:02 ont coutume de se retirer pour se regarder dans le miroir du non-humain,
13:07 qui est peut-être le miroir le plus magique et le plus sacré qui existe.
13:10 Mais pourtant, il y a un miroir,
13:12 et qui est un miroir du non-humain
13:14 qui, au lieu d'être celui de la mystique, est celui de l'enfer.
13:17 Et c'est très troublant parce que, moi, je me demande
13:20 mais que voient-elles, ces femelles enfermées ?
13:25 Et ce qu'elles voient, c'est la vérité.
13:27 Elles sont quand même 250, moi je suis seule,
13:29 donc ce qu'elles voient, à ce moment-là, me définit,
13:31 d'une certaine façon, et elles se mettent à crier,
13:34 et c'est très mystérieux, je ne sais pas,
13:36 je ne saurais jamais ce qu'elles voient.
13:38 Mais à la fois, c'est désespérant,
13:40 parce que je mesure toute la responsabilité
13:42 qu'on porte collectivement sur l'existence de ces structures
13:46 et sur le fait d'avoir créé des enfers, finalement,
13:49 et à la fois, elles ouvrent cette ouverture,
13:53 je pense, que vise la philosophie, que vise les religions,
13:56 cette ouverture dont on dit, tout d'un coup,
13:59 il y a une grande amplitude, moi, pour moi,
14:00 elle se produit à ce moment-là.
14:02 Donc il y a quelque chose aussi qu'elles me donnent,
14:04 où elles sont des maîtres pour moi.
14:05 -Mais en même temps, la critique qui pourrait affleurer
14:08 serait celle du soupçon d'anthropomorphisme.
14:11 Comment on répond à cela ?
14:15 -Alors, je crois que j'ai deux réponses à ça.
14:17 C'est que je crois, d'abord, que l'anthropomorphisme,
14:23 c'est aussi une manière de réfléchir,
14:26 qu'on va projeter sur plein d'endroits.
14:28 Par exemple, en biologie, quand il y a eu,
14:30 souvent, d'ailleurs, on s'est rendu compte que c'était pas vrai,
14:33 cette image des spermatozoïdes qui se battaient
14:36 pour conquérir la princesse ovule, c'est très anthropomorphique,
14:39 et personne ne va jamais rien dire quand il s'agit d'animer
14:44 ou de faire parler des principes ou des choses pédagogiques.
14:47 Là, on va pas dire "c'est drôlement anthropomorphique",
14:50 un petit peu en plus, je dirais macho, quoi.
14:53 Là, on dit rien.
14:54 Mais tout d'un coup, c'est gênant.
14:56 En fait, c'est pas l'anthropomorphisme qui gêne,
14:59 c'est de se dire "ces animaux, ils nous voient,
15:01 ils ont une sensibilité".
15:02 Je crois aussi que l'anthropomorphisme,
15:04 ce serait de plaquer un discours,
15:07 de voler la parole à ceux qui ne l'ont pas,
15:10 d'ouvrir, de dire "on peut les écouter".
15:13 Moi, je suis plus, je crois, dans une conviction, finalement, animiste.
15:17 Je crois que ces animaux ont un esprit, un esprit sacré.
15:21 Je crois qu'ils ont une âme,
15:23 je crois qu'ils ont une subjectivité, laquelle, je ne sais pas.
15:25 Donc, je fais des hypothèses,
15:27 comme quand je construis un personnage dans un roman
15:29 ou comme quand j'imagine ce qu'un animal humain pourrait penser.
15:33 Mais je crois que le véritable anthropomorphisme,
15:36 qui est dangereux, c'est de croire qu'on sait
15:39 et donc de se dire "je suis certaine que..."
15:41 Il me semble que les, je dirais,
15:44 les communicants des structures de production animale,
15:47 ou même une partie de nos décideurs, des économistes,
15:52 quand ils décident abruptement qu'un animal ne ressent pas,
15:55 ne comprend rien, qu'on n'est pas en train de lui faire
15:58 non seulement un mal physique,
16:01 mais qu'on lui fait aussi un mal psychique.
16:04 Et il me semble que c'est une forme, je dirais,
16:07 aussi d'anthropomorphisme,
16:08 en tout cas de décision subjective qui n'a pas à être,
16:12 de dire qu'on ne leur fait pas un mal psychique,
16:15 de décider pour eux qu'en fait, c'est des bouts de bois
16:19 qui ne ressentent rien, qui ne comprennent rien.
16:21 Et je crois que derrière le reproche d'anthropomorphisme,
16:25 il y a la grande peur qu'on soit en train, finalement,
16:29 de faire du mal à des personnes qui s'en rendent compte.
16:32 Et moi, je crois que les animaux sont des personnes
16:35 qui se rendent compte, c'est même pas "défigurer" le mot,
16:38 parce que le mot "défigurer", ça applique au visage,
16:41 mais c'est "dépris de leur être", "défait",
16:45 et ils s'en rendent compte.
16:47 -Cette question de se mettre à la place d'eux,
16:49 qui est à la fois fascinante,
16:52 parce que c'est le mot d'ordre politique,
16:54 arriver à comprendre le point de vue d'autrui,
16:57 à l'intégrer, c'est la pensée élargie de Kant,
16:59 c'est aussi ce que fustigent, par exemple,
17:02 tous les critiques de l'appropriation culturelle.
17:06 Comment on situe pour dire qu'être à la place d'eux,
17:09 c'est justement un geste d'élargissement,
17:12 d'intégration, de compréhension,
17:14 et non pas un geste d'appropriation ?
17:16 -Elle est super, cette question,
17:18 parce que je crois qu'on est au coeur du sujet,
17:21 c'est pour ça qu'elle est gênante.
17:22 Moi, je crois qu'être à la place d'eux,
17:25 au départ, quand je commence à pratiquer l'instruction,
17:28 je pense au mot "compassion", "empathie".
17:30 Très vite, je me rends compte que c'est plus complexe que ça,
17:34 parce qu'on peut très bien se mettre à la place de quelqu'un
17:37 pour le faire souffrir,
17:38 ou justement pour calculer comment le manipuler,
17:41 donc c'est pas forcément se mettre à la place d'eux,
17:44 c'est avant l'empathie.
17:45 Pour moi, c'est le mouvement élémentaire,
17:48 c'est comme la taume,
17:49 c'est la taume de l'esprit,
17:51 c'est la taume de comment se servir de l'esprit.
17:54 C'est aussi ce qu'on fait en écrivant.
17:56 Je me rends compte qu'il y a quelque chose de magique dedans,
17:59 parce que très vite, quand on s'entraîne à faire ça,
18:02 on s'aperçoit que quand c'est interdit de le faire,
18:05 comme c'est interdit, par exemple,
18:07 à l'intérieur des structures de production animale,
18:10 on va dire aux porchers, "Surtout, ne te mets pas à leur place,
18:14 "ne t'attaches pas, ils vont mourir, c'est que des machines, etc."
18:18 Et c'est très suspect, en fait, un interdit d'exercer ce droit.
18:22 Marguerite Yourcenar,
18:24 dans les notes sur les mémoires d'Adrien,
18:26 appelle ça la magie sympathique.
18:28 En plus, elle le met en itale.
18:30 Je ne sais plus la phrase exacte,
18:32 mais elle dit "un pied dans l'érudition,
18:34 "l'autre dans la magie",
18:36 ou plus exactement, dans cette magie sympathique
18:39 qui consiste à se mettre à la place d'un personnage.
18:42 Et quand je découvre cette citation,
18:44 je me dis que... ou quand je la retrouve,
18:46 parce que c'est souvent les choses qu'on les a vues une fois
18:50 et on sait qu'elles vont nous concerner,
18:52 je me dis, si Marguerite Yourcenar a écrit "magie sympathique"
18:55 et si elle a éprouvé le besoin de le mettre en italique,
18:58 c'est qu'il y a quelque chose-là de magique, effectivement,
19:02 mais pas au sens magie illusionniste,
19:07 mais la vraie magie, la grande magie de l'esprit.
19:09 On retrouve des choses de ce genre
19:11 dans des passages du journal du voleur de Jean Genet.
19:15 La littérature, puisque finalement,
19:17 c'est un entraînement à la magie,
19:19 dans cela, la littérature, comme vous l'avez dit,
19:21 est politique, puisque quand on se met à la place d'un personnage,
19:25 qu'on soit du côté d'écrivain ou du côté du lecteur,
19:28 on est en train de faire un acte politique,
19:31 on entraîne sa magie sympathique.
19:33 Et la question d'appropriation culturelle,
19:36 elle est justement bouleversante,
19:40 parce qu'à la fois, moi, je comprends
19:42 ceux qui peuvent faire ce reproche,
19:44 parce que c'est des personnes qu'on a réduites au silence,
19:47 et tout d'un coup, on parle à leur place,
19:50 donc c'est insupportable.
19:51 Je crois que s'emparer de sa capacité à la magie sympathique,
19:55 c'est aussi, finalement, pour moi,
19:57 c'est comme ça que j'entends les revendications
19:59 sur l'appropriation culturelle, c'est-à-dire,
20:02 je veux parler en mon nom,
20:05 je veux, moi aussi, me mettre à la place des autres,
20:08 parce que quand on est réduit au silence,
20:11 il y a ce besoin à la fois de s'approprier sa parole,
20:15 mais je pense aussi de dire,
20:17 je suis capable de me mettre à la place de l'autre,
20:20 et tu ne pourras pas toujours te mettre à ma place,
20:22 j'ai ce pouvoir, moi aussi.
20:24 Et revendiquer cette magie, ce pouvoir,
20:26 c'est, je pense, ce qui nous sauve.
20:28 Dans les structures de production animale que j'ai vécues,
20:32 comme un mandala, un mandala charnier,
20:35 un mandala gothique, un mandala sombre,
20:38 mais quand même, qui, pour moi, a été, finalement,
20:41 une expérience lumineuse,
20:44 eh bien, les porchés,
20:47 qui sont des personnes remarquables,
20:49 un peu comme certains militaires,
20:51 donc qui ont une connaissance intime de la vie et de la mort,
20:54 d'instinct, vont vouloir récupérer la magie qu'on leur vole.
20:59 C'est-à-dire que, puisqu'on leur interdit
21:01 d'exercer la magie sympathique à l'intérieur,
21:04 ils vont souvent s'impliquer dans des actions de bénévolat,
21:08 dans des actions de conseil municipal,
21:11 ils vont être pompiers,
21:13 et ceux qui ne le font pas ne vont pas bien.
21:16 C'est pour ça que je crois que le reproche d'anthropomorphisme
21:20 est, entre guillemets, suspect,
21:21 parce que c'est aussi un truc de dire "ne va pas par là,
21:24 "je t'interdis de te mettre à la place de l'animal,
21:27 "il ne faut pas y aller."
21:28 Est-ce que c'est pas parce que, justement, ça cache le mal ?
21:32 -Vous êtes romancière, donc l'imagination
21:35 est votre faculté supérieure, si j'ose dire,
21:39 et vous montrez très bien que l'un des problèmes,
21:43 en tout cas, du réchauffement climatique,
21:45 de la crise climatique, c'est le défaut d'imagination.
21:48 On a des chiffres, on a des rapports du GIEC,
21:51 mais le problème, c'est d'arriver à les imaginer.
21:54 Je vous cite, c'est une discussion
21:56 que vous avez avec une scientifique du GIEC,
21:58 et vous lui demandez "que faut-il faire, selon vous,
22:01 "pour ne pas franchir le seuil des 2 degrés ?"
22:04 Elle hésite et elle finit par répondre
22:06 "c'est inimaginable, vous savez, on ne peut pas imaginer,
22:09 "on est incapables d'imaginer."
22:11 Et un peu auparavant, vous écrivez
22:13 "l'interdit de raconter l'histoire d'une autre façon,
22:16 "que par les chiffres, bien sûr,
22:17 "comme si les économistes, les techniciens,
22:20 "les gestionnaires étaient les seuls narrateurs autorisés."
22:23 Alors où sont passés les autres ?
22:25 -Oui, c'est exactement ça.
22:27 C'est-à-dire qu'en fait, il faut d'autres narrateurs,
22:30 et se dire qu'il y a d'autres possibilités de narration.
22:33 Aujourd'hui, il y a une narration dominante,
22:35 qui est, je dirais, une narration à la dominante économique.
22:39 "Ce serait merveilleux, mais c'est pas raisonnable."
22:42 -Ca coûte trop cher. -Ou "on n'est pas
22:44 "chez les bisounours."
22:45 Mais en fait, avec cette narration qui est extrêmement asséchante,
22:49 on pourrait dire que c'est un mythe ou une structure narrative,
22:52 avec tout le respect qu'on lui doit,
22:54 mais c'est un mythe totalitaire,
22:56 puisque c'est un mythe qui nous interdit tous les autres mythes.
23:00 C'est pour ça que volontairement, j'aime faire des romans
23:03 où il y a cette provocation d'utiliser des mots comme "magie",
23:06 comme le mot "âme", parce que je suis consciente
23:09 que ça dérange, je suis consciente de la "ridicule",
23:12 et c'est quelque chose que je veux assumer.
23:15 C'est-à-dire, en faisant ça,
23:17 je revendique une autre forme de narration.
23:20 Et cet interdit de l'imaginaire,
23:22 il est très lié à l'interdit de la magie,
23:27 il est très lié, finalement,
23:30 à vouloir réserver, on va dire,
23:35 une sorte de bulle qui est en train d'exploser,
23:38 où il n'y aurait pas une espèce de bulle à climat tempéré
23:41 pour un certain nombre d'êtres humains privilégiés,
23:44 et puis pour tous les autres,
23:47 eh bien, marée noire, réchauffement, 50 degrés,
23:50 et surtout défense de se mettre à leur place.
23:53 Donc il y a un système là-dedans, il y a quelque chose,
23:56 et je crois que c'est notre devoir en tant que romancière,
23:59 en tant qu'artiste, et même en tant que tout simplement
24:02 être humain, ou tous ces êtres doués de magie,
24:05 magie symbathique que nous sommes,
24:07 de cette grande magie, c'est notre devoir de l'utiliser,
24:10 c'est notre devoir d'imaginer,
24:12 c'est notre devoir de se mettre à la place d'eux très précisément.
24:15 Et justement, quand on imagine les rapports du GIEC,
24:18 on se dit, ça serait où ?
24:20 Ce seraient des femmes, des hommes, ils seront quoi ?
24:23 Les maisons vont être englouties, qu'est-ce que ça veut dire ?
24:26 Par exemple, les personnes âgées ne pourront plus sortir de chez elles,
24:30 il fait 50 degrés, etc.
24:31 Et d'un seul coup, quand on imagine, on a le poids d'une émotion.
24:36 Et en fait, s'il n'y a pas cette émotion,
24:38 alors on ne sait pas en réalité, on n'apprend pas.
24:41 C'est comme ça passe très vite, ça ne s'ancre pas en nous.
24:44 -Le sociologue allemand Ulrich Beck, dans "La société du risque",
24:48 avait précisément pointé du doigt ce défaut d'imagination
24:51 qui était l'un des éléments explicatifs
24:54 de la difficile prise de conscience
24:57 du réchauffement climatique et de la crise climatique.
25:01 Et donc, comment faire ?
25:02 Est-ce qu'il faut demander aux romanciers
25:05 de prendre le pouvoir ou de traduire les rapports scientifiques,
25:08 qui ont aussi leur utilité, mais qui, en l'occurrence, sont secs ?
25:13 -Je crois que c'est ce qu'on est toutes et tous en train de faire.
25:16 On se demande, quand on écrit de la fiction,
25:19 on ne peut pas faire autrement que d'être hanté.
25:21 On n'y est, on n'a pas trop le choix.
25:24 L'instruction, autrefois, ça devait être réservé à des saints,
25:27 donc on imagine des saints nomades, des chamanes,
25:30 qui, tout d'un coup, sont dans ces étendues magnifiques
25:33 et ils décident de se mettre à la place d'un animal
25:36 qui est conduit à la mort,
25:37 et c'est réservé à une certaine élite spirituelle.
25:40 Mais aujourd'hui, le temps de l'instruction,
25:43 on est dedans, parce qu'on est nous-mêmes
25:45 ces animaux qui s'auto-conduisons à la mort,
25:48 les animaux qui cavalent dans les couloirs, c'est nous.
25:51 Je crois que l'instruction, elle nous a rattrapés.
25:54 On est dans un temps où on est au pied du mur sur ça.
25:59 Et on sait bien que si on n'arrive pas à reprendre
26:02 notre pouvoir de magie, à, finalement,
26:05 accepter que notre identité ne soit pas si fixe que ça,
26:08 qu'elle est peut-être, ça, c'est ma conviction,
26:12 mais plus animiste, plus reliée, plus étendue,
26:15 et à voir où ça nous mène.
26:17 Je crois que ça, c'est un immense espoir, malgré tout, en fait.
26:22 -Merci, Isabelle Saurant.
26:24 On va se quitter sur cet espoir, avec l'imagination au pouvoir.
26:28 -Merci, Mazarine.
26:30 ...

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