• il y a 2 ans
Retour sur cette émission diffusée il y a un an, avec l'intervention de mon ami André Berutti.

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Voyages
Transcription
00:00 Vous savez ce qu'on dit des marins ?
00:01 Qu'ils ont une femme dans chaque porc.
00:02 Eh bien, dans la rade de Toulon, c'est l'inverse.
00:04 Ce sont les femmes qui collectionnent les hommes.
00:06 Des petits gars de la marine avec qui elles prennent du bon temps.
00:09 Parmi eux, un officier en a bien profité,
00:12 avant de taquiner la plume.
00:13 L'écrivain Claude Farrère.
00:15 C'est notre inspiration.
00:28 Toulon, plus grand port militaire d'Europe,
00:32 est frappé du saut du prestige militaire.
00:35 Mais derrière son intimidant trigueur,
00:37 souffle au début du XXe siècle un vent impertinent,
00:41 qui ébouriffe cette image un peu trop lisse.
00:44 Un auteur a su capter cette atmosphère unique,
00:47 Claude Farrère.
00:50 Le jeune officier de marine,
00:51 qui a alors à peine 34 ans,
00:53 déjà récompensé par le prix Goncourt pour les civilisés,
00:57 croque dans "Les petites alliées",
00:59 un portrait du Toulon festif de la belle époque,
01:02 où les jeunes gradés se divertissent entre deux affectations,
01:05 avec des demi-mondaines, qu'il surnomme "Petites alliées".
01:09 Il fait scandale en dévoilant les dessous de cette ville singulière,
01:16 fenêtre ouverte sur un monde colonial à son apogée,
01:19 où l'exotisme le dispute à l'hédonisme.
01:25 -Toulon, ce n'est pas la province,
01:28 c'est autre chose, vous verrez.
01:30 L'étranger, plutôt, ou la colonie.
01:33 Toulon vous plaira plus que vous ne vous figurez.
01:35 Le Mourillon, à l'est de la Rade,
01:43 est devenu au fil du développement de l'arsenal,
01:46 l'antre de ce monde à part.
01:48 Un quartier que connaît bien Claude Farrère.
01:55 Fils d'un lieutenant-colonel d'infanterie de marine,
01:57 posté quelques années à Toulon,
01:59 il y a lui-même également servi entre 1908 et 1910,
02:03 époque où il écrit ce livre,
02:05 très largement inspiré de sa propre expérience.
02:08 -Dans ce quartier vivaient des officiers de marine.
02:13 Il ne faut pas oublier qu'il y avait l'arsenal du Mourillon,
02:17 qui était extrêmement important,
02:19 et vivaient aussi des officiers des troupes de marine,
02:23 c'est-à-dire des anciennes troupes coloniales.
02:25 -Le Mourillon, c'est le refuge de tous les coloniaux
02:30 et de tous les maritimes qui arrivent de campagne
02:33 et ont besoin de se soigner ou de se reposer.
02:36 -C'était un quartier de villas,
02:39 des villas au sens italien du terme,
02:42 c'est-à-dire de grandes, belles maisons,
02:44 avec devant un jardin,
02:47 et devant le jardin, la mer.
02:49 ...
02:57 -Dans son roman, Claude Farrère donne le premier rôle à Célia,
03:01 une jeune courtisane de Paris
03:03 qui s'installe dans une de ses demeures
03:05 de la corniche de la Mitre.
03:07 Elle a suivi à Toulon un officier de marine
03:09 en partance pour l'Indochine.
03:12 ...
03:15 -Le Mourillon, faubourg maritime et colonial de Toulon.
03:19 Prend place immédiatement avant Paris,
03:22 dans la hiérarchie des villes
03:24 où l'on vit pour aimer du soir au matin
03:26 et pour penser du matin au soir.
03:29 ...
03:33 -Farrère décrit une vie à terre faite de plaisir
03:36 qui s'organise derrière ses murs
03:38 pour les jeunes officiers de passage.
03:40 Quelques semaines ou quelques mois,
03:43 ils s'offrent du bon temps auprès de leurs petites alliées.
03:46 Ni épouses ni prostituées,
03:48 ces jeunes filles aux noms évocateurs
03:50 tels que Célia, Anagramme d'Alice,
03:52 Mandarine ou la Marquise Dorée
03:54 tiennent le rôle de femmes par intérim,
03:57 entièrement dévouées aux jeunes gradés
03:59 avant qu'ils n'embarquent pour les colonies.
04:02 ...
04:04 -Leur organisation, elle était très simple.
04:07 C'était des officiers de marine
04:10 qui payaient le loyer de maisons,
04:13 en général, jolies, bien placées.
04:16 Ma maison aurait pu faire partie du roman.
04:22 C'est une maison d'époque Napoléon III,
04:25 comme beaucoup des maisons du Mourillon.
04:28 Il y avait un étage, il y avait un jardin
04:31 dans lequel on pouvait se rencontrer,
04:34 dans lequel on pouvait faire des fêtes.
04:37 Ca consistait à se recevoir,
04:40 à manger de petits gâteaux, à jouer de la musique,
04:44 car ces dames étaient pianistes pour la plupart.
04:49 Elles jouaient de la musique classique
04:51 et on lui faisait du thé avec des petits gâteaux.
04:55 ...
04:57 -Aux serviettes brodées, aux cuillères de vermeil,
05:00 s'étaient ajoutées successivement des tasses japonaises,
05:03 des cornets de valoris ou trempées du lilas,
05:06 un apron Renaissance.
05:08 ...
05:10 -De leur campagne en Extrême-Orient,
05:12 les marins rapportent des objets d'art,
05:15 des récits fascinants,
05:17 mais aussi des habitudes plus ou moins avoibles
05:20 dans lesquelles les petites alliées,
05:22 devenues des personnalités incontournables
05:25 de la vie toulonnaise, occupent une place essentielle.
05:28 -Lorsque je suis entré dans cette maison,
05:31 j'ai été frappé par une odeur particulière.
05:34 Je me suis rendu premier.
05:36 Ca sentait un peu l'hamsa d'amer,
05:39 mais ça sentait aussi l'opium.
05:42 Célia a installé dans sa villa,
05:45 la villa Chichour de la Mitre,
05:48 une fumerie où elle recevait ses amis opiomanes.
05:53 Et Farrer pouvait en parler en connaissance de cause,
05:57 puisqu'il a été un grand fumeur d'opium,
06:01 et on peut même dire un grand opiomane,
06:05 l'ayant amené même à une cure de désintoxication
06:09 au Val-de-Grâce.
06:11 -Il y avait de très jolies lampes
06:14 couvertes de papier japonais.
06:17 Tout ça donnait un côté oriental.
06:20 Et bien sûr, on ne fumait l'opium
06:23 que couché sur une natte accoudée sur le côté.
06:27 Il y avait des spécialistes de la préparation des pipes.
06:31 -Le petit fourneau de terre chinoise,
06:34 rouge et dur, évaporait la goutte d'opium
06:37 sur la flamme de la lampe à verre.
06:40 Un grésillement léger rendait le silence mieux perceptible.
06:44 Cependant que, d'une aiguille preste,
06:47 la fumeuse guidait la précise opération.
06:51 -Célia et ses amis règnent sur un monde
06:54 façonné par et pour les marins.
06:57 Un monde fait d'exotisme avec ces lieux à la mode
07:01 que Claude Farrer nous fait découvrir.
07:04 Sur l'autre rive de la Rade,
07:07 tel un mirage posé sur l'eau,
07:10 le quartier de Tamaris, à la Seine-sur-Mer.
07:14 Célia est entraînée par une courtisane plus âgée
07:17 vers cette station climatique réputée dans toute l'Europe,
07:21 imaginée par Michel Pacha, un marin ayant fait fortune
07:25 avec l'installation des phares et balises dans l'Empire ottoman.
07:29 -Quand on sort de Toulon en navette,
07:32 on a l'impression qu'on part à l'aventure.
07:35 -Elle traversait la Rade à bord du petit vapeur à cheminée jaune
07:39 qui dessert les 2 presqu'îles du sud, Sissier et Sépé.
07:43 Alentour, les cuirassées de l'escadre,
07:46 bien alignées sur 2 rangs et rigoureusement immobiles
07:49 malgré la brise.
07:51 -Dans le roman de Claude Farrer, on voit l'importance
07:54 de ces navettes parce que pour véhiculer les gens,
07:57 c'était important de ne pas passer par les routes
08:00 qui étaient en très mauvais état.
08:02 -C'est la navette qui reliait les quartiers nord
08:05 qui étaient connectés à Toulon au quartier sud de la Seine.
08:08 Ces navettes, Michel Pacha les réalise sur le modèle
08:11 qu'on retrouve sur la Corne d'Or et celle qui traversait
08:14 le Bosphore.
08:16 Tout cet ensemble de la baie du Lazare et de la Rade
08:19 est fréquenté comme si c'était un lac sur lequel
08:22 on se déplace pour aller d'une rive à l'autre.
08:25 C'est toute la société qui s'organise
08:28 pour venir profiter de cette ambiance.
08:31 -C'est un endroit où se trouve tout le monde militaire
08:34 et toute la marine qui vient aussi se distraire.
08:37 Jusqu'à la Première Guerre mondiale, on voit
08:40 qu'il y a ce brassage où les populations se retrouvent,
08:43 où on a des fêtes qui sont organisées sur l'eau.
08:46 Tout ça est enrobé dans un paysage fabuleux
08:49 qui a été anthropisé.
08:51 Ce paysage est créé comme un jardin d'Éden
08:54 où tout est possible.
08:56 -Tout est possible à Tamaris,
08:59 une des associations les plus improbables.
09:02 Claude Farrère s'amuse de ce brassage social détonnant
09:05 qui donne pourtant lieu à de sincères amitiés.
09:08 Dans le roman, marins haut-gradés et femmes de petite vertu
09:11 se prestent au chevet de Janik,
09:14 la petite alliée de Tamaris, coqueluche des officiers,
09:17 alors terrassée par une maladie pulmonaire.
09:20 -Ainsi, quand on mourait, dans cette ville bizarre,
09:23 on avait beau n'avoir pas de famille,
09:26 on avait beau n'être qu'une pauvre petite déracinée,
09:29 qu'une pauvre petite errante,
09:32 tout de même, grâce à quelques honnêtes gens,
09:35 grâce à quelques cœurs courageux, on pouvait s'en aller décemment,
09:38 honorablement.
09:40 -L'écrivain expose au grand jour ce petit monde cosmopolite
09:43 en dehors de toute convenance
09:46 et ose dévoiler le coût de cette vie d'apparat.
09:49 ...
09:52 Dans le centre-ville de Toulon,
09:55 officiers et courtisanes paradent dans les casinos
09:58 et les brasseries à la mode.
10:01 La plus réputée est alors le coq Hardy,
10:04 surnommé non sans malice "la pintade"
10:07 par l'auteur dans le roman.
10:10 Aujourd'hui, celle-le Chantilly,
10:13 la plus ancienne brasserie de la ville,
10:16 peut encore témoigner de cette époque.
10:19 -Il y a dans le roman des descendants
10:22 de plusieurs dynasties qui ont beaucoup d'argent,
10:25 qui ont des particules et des châteaux.
10:28 Et puis il y en a d'autres qui sont des officiers de base
10:31 et qui n'ont pas beaucoup de revenus, sinon leur solde.
10:34 Et la solde, on nous le dit,
10:37 elle est complètement dépensée le 15 du mois.
10:40 Et donc après, il faut essayer de faire avec des expédiants.
10:43 -Nous ne pouvons pas prendre une tisane quelconque.
10:46 Il faut un extra dry. Pensez donc,
10:49 il faut pas nous dire bonsoir à notre table.
10:52 Il faut pouvoir offrir une coupe convenable.
10:55 -Et cette vie, il l'a connue lui-même et il l'a fréquentée.
10:58 Et lui-même n'avait pas des revenus excessifs.
11:01 Par la suite, il aura, grâce à ses droits d'auteur,
11:04 une plus grande largesse, une plus grande aisance
11:07 qui lui permettront peut-être d'entretenir diverses femmes.
11:10 Mais il ne passe pas pour autant pour ni un homme à femme,
11:13 mais il était tout à fait dans la lignée
11:16 de la vie de la femme, de la femme de l'ère,
11:19 qui avait beaucoup de succès.
11:22 ...
11:25 -On avait à parcourir quelques 100 m de ruelles,
11:28 invraisemblablement bariolées et parfumées,
11:31 de par l'arc-en-ciel des lanternes
11:34 qui se balançait en guise d'anciennes très parlantes
11:37 et de par le flot de femmes aux 3/4 nues.
11:40 -Longeant ces établissements réputés,
11:43 les ruelles sinueuses qui courent vers le port,
11:46 aujourd'hui magnifiquement réhabilitées,
11:49 offrent un autre visage de Toulon,
11:52 plus précaire et plus crapuleux.
11:55 ...
11:58 -Ces rues sont l'objet d'une espèce de vision un peu légendaire
12:02 qui ne sont pas celles que fréquentent les officiers.
12:05 Ils les laissent davantage au matelot,
12:08 mais elles ont quand même un attrait,
12:11 un attrait particulier.
12:14 C'est l'attrait de l'interdit, de la transgression,
12:17 de la culpabilité.
12:20 Mais c'est un endroit où il ne faut pas trop rester.
12:23 Ils s'en serrent comme repoussoir,
12:26 comme un des lieux qui attendent les petites alliées
12:29 si elles n'étaient pas l'objet de cet entretien,
12:32 à la fois financier, humain et formateur.
12:35 -L'auteur choisit de terminer son roman
12:38 avec une fin très consensuelle,
12:41 où Célia renonce à sa liberté et à sa passion
12:44 pour l'aspirant Pérasse, son amant volage,
12:47 en épousant un médecin de la marine bien sous tout rapport.
12:50 Mais cette fin de conte de fées
12:53 ne suffit pas à rattraper l'outrage
12:56 dont la marine se sent victime.
12:59 -Son but n'était pas de peindre
13:02 un milieu social infréquentable,
13:05 mais de rendre une justice
13:08 à un certain nombre de personnalités,
13:11 et notamment aux jeunes femmes.
13:14 Il se situe dans une tradition du XIXe siècle,
13:17 où on a un certain nombre d'ouvrages
13:20 qui prennent pour héroïne des courtisanes,
13:23 des femmes légères, et elles montrent
13:26 un désintéressement et presque un sens du sacrifice louable.
13:29 C'est ce qu'a voulu faire Farrer.
13:32 "Vous, gens de terre, couchez avec vos maîtresses
13:35 "et les méprisez. Nous, gens de mer,
13:38 "aimons les nôtres et les estimons. En vertu de quoi,
13:41 "vos maîtresses sont vos ennemis, tandis que les nôtres
13:44 "sont nos alliés."
13:47 -Cette oeuvre, qu'il savait provocatrice,
13:50 consomme la rupture de Claude Farrer avec sa corporation.
13:53 Il démissionne de la marine en 1919
13:56 pour se consacrer entièrement à l'écriture.
13:59 Son expérience dans la ville portuaire
14:02 laisse un témoignage unique, presque documentaire,
14:05 de ce Toulon aussi choquant qu'envoûtant.
14:08 Canvouton.
14:10 [Bruit de voiture]

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