• l’année dernière
Dans la période de l'après-guerre à la fin des années 1960, de moribond, l'anarchisme renaîtra, peu à peu, de ses cendres, avant de pleinement participer aux mouvements contestataires de 1968. Quel est le poids et l'influence qu'aura eu jusqu'ici l'anarchisme sur notre société ?Pour en parler, Jean-Pierre Gratien reçoit en plateau Sylvain Boulouque, historien spécialiste de l'anarchisme et du communisme, Christophe Bourseiller, comédien, historien et auteur et Edouard Jourdain, chercheur en théorie politique et spécialiste de la pensée anarchiste.LCP fait la part belle à l'écriture documentaire en prime time. Ce rendez-vous offre une approche différenciée des réalités politiques, économiques, sociales ou mondiales....autant de thématiques qui invitent à prolonger le documentaire à l'occasion d'un débat animé par Jean-Pierre Gratien, en présence de parlementaires, acteurs de notre société et experts.

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Transcription
00:00:00 Générique
00:00:02 ...
00:00:15 -Bienvenue à tous.
00:00:16 Débat d'oct' s'intéresse à la longue histoire de l'anarchisme
00:00:20 avec le 3e volet de la série "Ni Dieu ni Maître,
00:00:23 une histoire de l'anarchisme",
00:00:25 écrite et réalisée par Tancrede Ramonet.
00:00:28 Il s'intitule "Des fleurs ou des pavés"
00:00:31 et balaye la période allant de l'après-guerre
00:00:33 à la fin des années 60,
00:00:35 une période où, de maudit bon,
00:00:37 l'anarchisme, vous allez le voir,
00:00:39 renaîtra peu à peu de ses cendres
00:00:41 avant de pleinement participer
00:00:43 au mouvement contestataire de 1968.
00:00:46 Je vous laisse le découvrir
00:00:48 et je vous retrouverai juste après
00:00:50 en compagnie de l'historien Sylvain Boulouc,
00:00:52 de l'auteur Christophe Bourseiller
00:00:54 et du chercheur Édouard Jourdain.
00:00:56 Nous nous interrogerons sur le poids et l'influence
00:01:00 qu'a eue jusqu'ici l'anarchisme sur notre société.
00:01:03 Bon doc.
00:01:04 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
00:01:07 Générique
00:01:10 ...
00:01:17 ...
00:01:26 -Journée de 8 heures. -Démocratie directe.
00:01:29 -Retraite à 60 ans. -Bourse du travail.
00:01:31 -Syndicat. -Droit de grève.
00:01:32 -Écologie. -Droit des femmes.
00:01:34 -Contraception. -Union libre.
00:01:35 -Avortement. -Congé payé.
00:01:36 -Sécurité sociale. -Et éducation populaire.
00:01:40 L'anarchisme, qui avait fini par montrer son vrai visage
00:01:42 au grand soleil d'Espagne,
00:01:44 entre avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale
00:01:47 dans une longue nuit peuplée de monstres.
00:01:50 Dans l'euphorie de la victoire,
00:01:52 on oublie les pactes, les passivités,
00:01:54 les collaborations plus ou moins actives
00:01:56 et on efface les anarchistes de l'histoire.
00:01:59 Décimés, isolés, oubliés,
00:02:01 incapables de reprendre le combat sur le front social,
00:02:04 les libertaires choisissent alors de s'engager dans la bataille culturelle.
00:02:08 Ils s'inventent des symboles, recréent des solidarités
00:02:12 et investissent de nouveaux champs de lutte.
00:02:14 Et dans le cours de la guerre froide,
00:02:17 ils sont bientôt rejoints par une jeunesse neuve
00:02:19 qui, tout en donnant de l'anarchisme une autre image,
00:02:22 contribue à lui offrir une nouvelle visibilité.
00:02:26 Mais ces nouveaux révoltés, qui rêvent de paix et prônent l'amour,
00:02:30 avec pour seules armes des fleurs ou bien des pavés,
00:02:33 se heurtent partout au pouvoir.
00:02:35 Et c'est ainsi qu'à l'est comme à l'ouest et du nord au sud,
00:02:42 l'anarchisme réoccupe petit à petit le devant de la scène.
00:02:46 Il souffle ses idées anti-autoritaires
00:02:48 depuis la coulisse du mouvement pacifiste.
00:02:50 Il inspire les nouvelles formes de la contestation
00:02:53 et imprègne enfin de son esprit libertaire
00:02:57 un mouvement insurrectionnel qui aurait pu changer la face du monde.
00:03:02 C'est derrière des fils de fer barbelés.
00:03:15 Dans l'odeur âcre du crématoire.
00:03:17 Et sous le regard insolent de maîtres qui croient qu'ils sont des dieux,
00:03:23 que la seconde partie du XXe siècle commence aussi pour les anarchistes.
00:03:29 À Mauthausen,
00:03:32 où comme des dizaines de milliers d'autres prisonniers politiques,
00:03:35 les anarchistes, arrêtés par la Gestapo
00:03:38 ou livrés par la police de Vichy, laissèrent leur peau.
00:03:44 Quand vient l'heure de la libération,
00:03:46 bien que les antifascistes saluent en espagnol les forces alliées,
00:03:50 les quelques libertaires qui ont survécu à la guerre
00:03:53 ne peuvent que constater que le mouvement anarchiste
00:03:55 s'est en Europe réduit comme de peau de chagrin
00:03:58 et qu'il a perdu presque toute son influence.
00:04:01 Il se replie sur lui-même.
00:04:02 Après l'échec de la révolution espagnole
00:04:09 et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
00:04:11 les anarchistes ne représentent plus qu'un mouvement minoritaire
00:04:15 qui ne fait que ressasser ses vieilles idées, sa mythologie,
00:04:19 en tournant en rond,
00:04:21 sans avoir plus aucune influence sur les mouvements sociaux.
00:04:25 Alors, effectivement, on peut dire
00:04:28 qu'après l'échec de la révolution espagnole et la Seconde Guerre mondiale,
00:04:32 l'anarchisme entre vraiment dans une longue nuit.
00:04:37 L'anarchisme
00:04:39 L'anarchisme
00:04:42 L'anarchisme
00:04:45 Après la Seconde Guerre mondiale,
00:04:49 il devient très difficile d'être anarchiste,
00:04:52 que ce soit en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie,
00:04:56 parce que le monde est divisé en deux camps, l'Est et l'Ouest.
00:05:01 Alors, ce que font les anarchistes,
00:05:04 c'est qu'ils n'optent ni pour l'un ni pour l'autre.
00:05:07 Ils ne soutiennent aucun des deux camps pendant la Guerre froide.
00:05:10 Et cela les exclut de la scène politique mondiale.
00:05:14 On se sent très seul quand on est anarchiste pendant cette période.
00:05:17 Au lendemain de la guerre,
00:05:20 les anarchistes ne choisissent effectivement pas leur camp,
00:05:22 mais ils recréent un peu partout les organisations.
00:05:26 La Fédération des Socialistes Libertaires Allemandes
00:05:29 et les fédérations anarchistes françaises et italiennes
00:05:32 se réunissent dès la fin des combats.
00:05:34 Au nord, l'organisation centrale des travailleurs suèdes
00:05:38 devient le bastion libertaire le plus fort d'Europe.
00:05:40 Et au sud, tandis que les exilés espagnols ouvrent une CNT à Paris,
00:05:45 des groupes de résistance, formés notamment par Kiko Sabaté,
00:05:48 qui attaquent ici au Mortier,
00:05:49 reprennent sur la péninsule le combat contre la dictature franquiste.
00:05:54 Même à l'Est, on voit renaître un courant libertaire,
00:05:57 comme en Bulgarie, où la Fédération des anarcho-communistes
00:06:00 organise son congrès et rédige une nouvelle plateforme.
00:06:04 L'Amérique latine n'est pas en reste.
00:06:06 Qui voit les anarchistes se regrouper, par exemple au Chili et à Cuba,
00:06:10 au sein des grandes fédérations syndicalistes révolutionnaires ?
00:06:14 Tandis que l'Afrique a momentanément perdu toutes ses structures,
00:06:17 la toute jeune fédération anarchiste japonaise,
00:06:20 emmenée par Ishikawa Sonshiro,
00:06:22 et la fédération des bâtisseurs d'une société libre créée en 1945
00:06:27 par les frères Lee Un-kyu et Lee Ul-kyu, surnommés les "Kropotkins" coréens,
00:06:31 témoignent quant à elles de la survivance de l'anarchisme en Asie.
00:06:35 Mais c'est en dehors des organisations, et grâce à l'un de ces courants méconnus,
00:06:39 que l'anarchisme commence, dans cette longue nuit de l'après-guerre,
00:06:42 à revenir un peu dans la lumière.
00:06:44 Ce qui se passe pour l'anarchisme,
00:06:49 c'est que l'idée selon laquelle la guerre serait la santé des États,
00:06:56 eh bien cela devient le cœur de la pensée libertaire.
00:06:58 À cause de la Deuxième Guerre mondiale.
00:07:01 Parce qu'il devient très clair que l'État est directement lié
00:07:07 au fascisme, à la guerre,
00:07:10 aux chaînes de commandement et aux dommages collatéraux.
00:07:14 Le pacifisme libertaire ou anarchisme non-violent,
00:07:18 qui vient d'une longue tradition,
00:07:20 connaît, avec le début de la guerre froide, un véritable regain.
00:07:23 Héritiers de la Boétie, Scheller, Soro et Tolstoy,
00:07:26 ces partisans veulent eux aussi radicalement changer le monde.
00:07:30 Mais ils pensent à l'inverse des apôtres de l'insurrection armée,
00:07:34 qu'il est possible et même nécessaire de le faire sans violence.
00:07:37 C'est un argument que développent de nombreux penseurs de premier plan
00:07:44 et qui se fonde sur l'attention particulière
00:07:46 que les anarchistes accordent à l'adéquation entre les moyens et les fins.
00:07:52 Les moyens que vous employez pour provoquer le changement social
00:07:55 doivent s'accorder avec l'objectif que vous voulez atteindre.
00:07:58 Si l'on se place dans ce cadre,
00:08:02 le recours à la violence entre souvent en contradiction
00:08:06 avec vos objectifs.
00:08:07 En effet, si vous voulez construire une société basée sur la coopération,
00:08:14 sur le consensus, la démocratie directe,
00:08:18 sur la discussion,
00:08:20 pour guider l'action politique...
00:08:23 Alors, la violence politique n'est pas le moyen à utiliser pour atteindre ce but.
00:08:29 Il y a même de fortes chances pour qu'elle nuise à votre projet.
00:08:33 Cette théorie inspire d'autant plus les révolutionnaires à l'époque
00:08:37 que pour la première fois, la non-violence
00:08:40 semble avoir prouvé en Inde, dans les faits, son efficacité.
00:08:44 Mais alors que la guerre froide s'intensifie,
00:08:47 c'est face à l'émergence d'une nouvelle menace,
00:08:50 à la fois globale et mortelle,
00:08:51 que les pacifistes libertaires peuvent commencer à se faire connaître
00:08:55 et diffuser plus largement leurs pensées.
00:08:58 Ça change fondamentalement l'état d'esprit,
00:09:04 non seulement des anarchistes,
00:09:06 mais de toutes les personnes critiques des pouvoirs établis.
00:09:10 Parce que ça marque l'imagination.
00:09:12 L'idée de cette perpétuelle menace de mort qui plane,
00:09:16 cette bombe qui peut exploser à tout moment,
00:09:19 ça a poussé les gens vers les mouvements pacifistes.
00:09:22 La population s'est mise à demander la paix de manière passionnée.
00:09:28 Contre la prolifération atomique,
00:09:34 des mouvements antimilitaristes et pacifistes éclosent dans le monde.
00:09:38 On se souvient en France du mouvement pour la paix
00:09:42 et de celui des citoyens du monde de Gary Davis.
00:09:45 Mais il y a aussi le "Bomb the Bomb" mouvement
00:09:47 qui s'étend d'Angleterre à Sydney.
00:09:49 Et il y aura bientôt les gigantesques mobilisations
00:09:52 contre la guerre au Vietnam.
00:09:54 Certains sont d'ailleurs impulsés directement par les libertaires,
00:09:57 comme le "Vietnam Day Committee", que fondera Jerry Rubin,
00:10:01 ou le mouvement pour les objecteurs de conscience,
00:10:04 animé en France par Louis Lecoin.
00:10:06 Mais s'il est vrai que presque tous les anarchistes sont alors pacifistes,
00:10:10 tous les pacifistes ne sont pas pour autant anarchistes.
00:10:13 On retrouve dans ces mobilisations des humanistes libéraux,
00:10:16 des chrétiens progressistes, des socialistes plus ou moins radicaux,
00:10:20 et toute une flopée de militants sans idée politique arrêtée
00:10:23 qui souhaitent juste avoir la paix.
00:10:26 En mettant en œuvre une sorte de stratégie du coucou,
00:10:30 les libertaires n'en décident pas moins de les rejoindre.
00:10:34 Ce n'est pas nouveau.
00:10:36 Les anarchistes de la fin du 19e siècle faisaient exactement la même chose.
00:10:40 Ils ne créaient pas de grandes organisations de masse,
00:10:43 ils n'essayaient même pas de convaincre les gens de devenir anarchistes.
00:10:46 Ce qu'ils essayaient de faire, c'était de radicaliser les gens,
00:10:48 afin qu'ils décident de prendre leurs affaires en main.
00:10:51 Ils diffusaient leurs idées, et les gens s'anarchisaient.
00:10:54 Et les anarchistes de l'après-guerre font exactement la même chose.
00:10:57 Ce qu'ils essayent de faire dans ces mouvements,
00:11:00 c'est de convaincre les gens qu'on ne peut pas avoir l'État sans la bombe.
00:11:03 Si vous ne voulez pas de la bombe, vous devez vous débarrasser de l'État.
00:11:07 C'est l'argument principal qu'ils mettent en avant.
00:11:09 C'est l'argument qu'ils ont avec les gens.
00:11:11 Ce qui est vraiment intéressant à ce sujet,
00:11:14 c'est que les vieux courants pacifistes
00:11:17 ont commencé à dénoncer ce lien également.
00:11:21 Et grâce à ça, on a vu naître des relations très fortes
00:11:26 entre les groupes pacifistes et les groupes anarchistes.
00:11:30 C'est au Royaume-Uni, ou à la différence des autres pays européens,
00:11:35 le mouvement pour la paix n'est pas contrôlé en sous-main par Moscou,
00:11:38 que les liens entre anarchistes et pacifistes
00:11:40 deviennent les plus solides et les plus étroits.
00:11:43 Dans la campagne pour le désarmement nucléaire,
00:11:46 derrière Bertrand Russell, qui en est la figure de proue,
00:11:48 on retrouve en effet toute la crème de l'anarchisme britannique,
00:11:51 comme Herbert Reid, Etel Manin, Alex Comfort ou Colin Ward.
00:11:56 Et leur influence se fait rapidement ressentir
00:11:59 jusque dans le nom que se donne le mouvement, et qui dit presque tout.
00:12:05 Le comité d'action directe n'était pas seulement un mouvement contre la guerre.
00:12:11 Il développait aussi une véritable critique sociale
00:12:13 basée sur les travaux des anarchistes.
00:12:16 L'emploi du concept d'action directe en témoigne.
00:12:21 C'est une traduction directe de la pensée anarchiste.
00:12:25 L'idée, qui peut paraître en réalité très radicale et très conflictuelle,
00:12:35 c'est de changer les choses vous-même,
00:12:37 plutôt que de demander à quelqu'un d'autre de le faire.
00:12:41 Mais au contact des pacifistes,
00:12:44 les anarchistes découvrent à leur tour de nouvelles techniques de lutte
00:12:48 qu'ils décident d'adopter
00:12:50 tant elles semblent illustrer le message libertaire.
00:12:54 Les tactiques pacifistes,
00:12:59 comme la désobéissance civile ou les sit-ins, par exemple,
00:13:02 mettent en lumière la violence de l'État.
00:13:04 Car en usant de violence contre des manifestants non violents,
00:13:09 l'État, en quelque sorte, se condamne lui-même.
00:13:15 Convaincu que c'est un mouvement de masse qui peut leur donner l'avantage,
00:13:19 le 17 septembre 1961,
00:13:22 un appel est lancé pour une grande manifestation à Trafalgar Square.
00:13:27 Mis sous la pression,
00:13:29 le pouvoir britannique réactualise le "Justices of the Peace Act",
00:13:34 une loi de 600 ans, presque jour pour jour,
00:13:37 qui permet d'incarcerer de manière préventive les fauteurs de troubles.
00:13:41 30 membres du comité sont d'ailleurs jetés en prison,
00:13:44 dont Alex Comfort et Bertrand Russell, à l'heure âgée de 89 ans.
00:13:50 Le jour D, pourtant, près de 15 000 personnes se rassemblent
00:13:54 et font un sit-in sur la grande place de Londres.
00:13:58 Là, cette démonstration de force non violente
00:14:01 ne fait qu'impressionner la caméra.
00:14:04 Et déjà, des anarchistes s'interrogent.
00:14:13 Beaucoup d'anarchistes au sein du mouvement
00:14:18 considèrent les tactiques pacifistes
00:14:21 soit comme très naïves,
00:14:24 soit comme fondamentalement inefficaces,
00:14:26 si l'on pense à la lutte des classes,
00:14:30 soit comme une excuse pour ne rien faire.
00:14:34 Beaucoup de révolutionnaires, au Royaume-Uni comme ailleurs,
00:14:40 ont abandonné leurs tactiques pacifistes.
00:14:43 Et quand les anarchistes accepteront de participer à des manifestations,
00:14:48 ce sera souvent pour y accroître la conflictualité.
00:14:51 Mais il faut attendre les années 60 pour que le pays des fleurs,
00:14:55 de nouveaux chevaliers blancs de la révolution,
00:14:57 puissent mettre à nouvelle forme de lutte non violente,
00:15:00 à proprement parler, le feu aux poumons.
00:15:03 Les années 60.
00:15:17 Dans les pays occidentaux, le monde a bien changé.
00:15:21 Les grands ensembles ont recouvert les ruines,
00:15:24 le "bibiboum" a rajeuni les populations,
00:15:26 le plein emploi a rempli les porte-monnaies,
00:15:29 et le rêve américain a commencé à coloniser les imaginaires.
00:15:33 L'émergence d'une classe moyenne a même fait oublier l'ancien clivage social.
00:15:38 On est entré dans la société des loisirs et de la consommation.
00:15:41 C'est le règne des supermarchés, de l'automobile et de la télévision.
00:15:45 C'est l'âge d'or du tabac, du rock'n'roll et du soda.
00:15:49 C'est aussi le triomphe de l'État-providence
00:15:51 qui impose aux révolutionnaires d'approfondir leur critique.
00:15:56 Après la Seconde Guerre mondiale,
00:15:58 vous avez un État beaucoup plus présent,
00:16:01 qui promeut une éducation universelle,
00:16:03 qui assure l'aide sociale pour tous,
00:16:06 qui réglemente de plus en plus les droits des travailleurs.
00:16:09 L'État semble donc plus bienveillant que les États d'il y a 100 ou 150 ans.
00:16:14 Les anarchistes sont donc, dans une certaine mesure, le dos au mur,
00:16:18 car la vie semble s'être améliorée pour beaucoup de gens.
00:16:21 Mais ce que les anarchistes essaient de montrer,
00:16:24 c'est que cette bonne vie n'est pas la vie bonne.
00:16:27 -L'argument critique des anarchistes
00:16:37 est que le capitalisme et la culture de masse de la société moderne,
00:16:42 vous savez, le consumérisme, la publicité,
00:16:47 l'émergence de Coca-Cola,
00:16:51 tout cela incarne une forme de banalité
00:16:54 et diffuse une sorte de culture banale et stérile.
00:16:59 -Ce sentiment absurde est notamment ressenti par la jeunesse,
00:17:03 qui a pris peu à peu conscience de son nombre,
00:17:05 de sa force et du rôle moteur qu'elle pourrait jouer
00:17:08 dans un processus révolutionnaire.
00:17:10 À l'instar des États-Unis d'Amérique, avec le "free speech movement",
00:17:14 elle commence à faire entendre un peu partout sa voix.
00:17:17 En ce début d'année 1965,
00:17:19 ce phénomène va devenir aussi manifeste aux Pays-Bas,
00:17:22 même si l'anarchisme n'y a pas encore connu son regain
00:17:26 et que la société semble verrouillée de l'intérieur.
00:17:28 -Au début des années 60,
00:17:31 les Pays-Bas étaient un pays étriqué.
00:17:36 La société était refermée sur elle-même
00:17:38 et les jeunes n'avaient pas leur mot à dire.
00:17:41 -Dans les années 60...
00:17:45 ...
00:17:50 ...l'autoritarisme ambiant
00:17:54 réfrénait tellement les jeunes
00:17:59 qu'ils n'avaient pas d'autre choix que de se rebeller.
00:18:03 -C'est un jeune étudiant en philosophie
00:18:06 qui décide ici de sonner l'heure de la révolte.
00:18:08 Ruhl van Deun a médité au sein du mouvement BAM de Bande néerlandais
00:18:13 et atteint lui aussi des limites des tactiques de lutte pacifiste.
00:18:16 Mais bien qu'il occupe désormais une fonction importante
00:18:19 au sein du mensuel anarchiste d'Ivreil,
00:18:21 il se sent un peu à l'étroit
00:18:23 dans les organisations libertaires traditionnelles.
00:18:26 -L'anarchisme des années 60,
00:18:29 c'était en fait des anarchistes des années 20.
00:18:32 C'était un groupe de vieux.
00:18:34 Et lui, il était le seul jeune.
00:18:37 Et il avait du mal à faire avancer ses nouvelles idées,
00:18:40 ce qui provoquait beaucoup de querelles et de disputes.
00:18:44 Il a donc quitté le mouvement anarchiste très déçu,
00:18:47 pour créer son propre mouvement et son propre magazine.
00:18:52 -Pour lancer son mouvement,
00:18:54 Ruhl van Deun décide, avec quelques camarades,
00:18:57 dont l'éditeur Rob Stolke, de créer un journal.
00:19:00 Il l'intitule "Provo", un nom d'autant mieux choisi
00:19:04 qu'en interpellant directement une partie de la jeunesse
00:19:07 qu'il surnomme "Provo Tarja",
00:19:09 par opposition avec un proletariat devenu, selon lui,
00:19:12 incapable de changer le monde,
00:19:14 il a le mérite d'énoncer tout un programme.
00:19:17 -Le mot en lui-même était tiré d'une thèse de criminologie.
00:19:23 Il définissait une forme de délinquance,
00:19:27 et les Provo ont décidé de l'utiliser de manière créative
00:19:30 pour évoquer la façon dont on pouvait propager la résistance.
00:19:34 Et c'était au travers de la provocation.
00:19:37 Voilà l'idée.
00:19:39 -Donc, si vous pouviez transgresser ou briser les règles,
00:19:45 ou vous engager dans une activité qui allait choquer ou irriter,
00:19:49 voire faire enrager le pouvoir,
00:19:51 et provoquer une réaction de sa part,
00:19:55 alors vous pourriez attirer les gens dans un mouvement de résistance.
00:20:01 -Ruhl van Deun est bien le premier à théoriser
00:20:04 le fameux cycle provocation-répression-mobilisation.
00:20:08 Dans un tract, il en décortique précisément la mécanique
00:20:11 et en affiche ouvertement les objectifs.
00:20:14 -La provocation, dans les circonstances actuelles,
00:20:18 est devenue notre seule arme.
00:20:20 Par la provocation, nous pouvons démasquer l'autorité.
00:20:23 Uniforme, bottes, képis, sabres, chiens, policiers, gaz, lacrymogènes.
00:20:27 Il faut la forcer à utiliser contre nous tous ses moyens de répression.
00:20:31 Elle sera alors contrainte de montrer sa vraie nature.
00:20:33 Elle deviendra de plus en plus impopulaire,
00:20:35 et l'opinion publique basculera en faveur de l'anarchie.
00:20:39 -Comme leurs textes ne sont tirés qu'à quelques centaines d'exemplaires,
00:20:44 pour mettre toutes les chances de leur côté,
00:20:46 les provos ressortent les vieux épouvantails.
00:20:49 Ils impriment une recette pour fabriquer des bouts.
00:20:52 -Et cela crée immédiatement des tensions dans la ville.
00:20:59 Il y a des arrestations, la presse s'en mêle.
00:21:05 Et ça attire les jeunes qui sont en recherche d'action.
00:21:09 Et donc, ça mobilise.
00:21:12 Parce que ça fait exactement ce que ça avait pour but de faire,
00:21:16 c'est-à-dire provoquer.
00:21:20 -Pour un coup d'essai, c'est bien un coup de maître.
00:21:24 En quelques mois, le groupe passe d'une vingtaine de membres
00:21:27 à plusieurs centaines.
00:21:29 Mais s'ils arrivent à fédérer plus largement,
00:21:31 c'est aussi parce que les provos ne font pas que provoquer.
00:21:34 Ces partisans de l'action directe et de la propagande par le fait
00:21:38 font des propositions et mettent en oeuvre leurs idées.
00:21:41 Afin de lutter contre la domination automobile, par exemple,
00:21:45 ils inventent le plan Vélo Blanc
00:21:47 et mettent des bicyclettes gratuites et en libre accès
00:21:49 dans les rues d'Amsterdam.
00:21:51 Ils font des happenings, manifestent contre les colonialismes anciens
00:21:54 et nouveaux et imaginent des alternatives crédibles
00:21:58 aux dérives de la société de consommation.
00:22:01 À leur mesure et avec leurs faibles moyens,
00:22:03 mais toujours sans violence,
00:22:05 les provos essaient donc de changer le monde
00:22:07 en leur épeignant avec cette couleur blanche
00:22:10 qui devient ainsi, au cœur des années 60, au Pays-Bas,
00:22:13 le nouveau noir des anarchistes.
00:22:16 Mais le maire d'Amsterdam, Geys Van Halen et Jan van der Molen,
00:22:19 le chef de la police, considèrent toute cette agitation
00:22:22 non pas comme de la provocation, mais comme de véritables menaces.
00:22:26 Ils empêchent les happenings et font confisquer les vélos.
00:22:30 Les provos les inquiètent d'autant plus
00:22:32 qu'en ce mois de mars 1966,
00:22:35 Amsterdam doit accueillir un événement de la plus haute importance.
00:22:38 Or, une fois n'est pas coutume,
00:22:41 les provocateurs pourraient se sentir provoqués
00:22:43 et décider de passer à l'action.
00:22:46 À ce moment, on apprend dans les journaux
00:22:50 que la princesse héritière venait de se fiancer avec un Allemand.
00:22:57 Un Allemand qui avait été membre de la jeunesse hitlérienne
00:23:01 et qui avait participé à la guerre comme soldat dans la Wehrmacht.
00:23:06 Il était donc considéré par la gauche comme un véritable nazi.
00:23:14 Et dans le contexte de l'Holocauste et la façon dont il s'était déroulé,
00:23:18 particulièrement aux Pays-Bas et à Amsterdam,
00:23:20 c'était vraiment, vraiment problématique.
00:23:26 Afin de manifester leur opposition à cette union qui aura lieu le 10 mars
00:23:30 et sera retransmise en Eurovision,
00:23:32 les provos souhaitent s'inviter à la noce
00:23:35 et comme Roulevent II n'avait aussi théorisé qu'il n'était qu'une image
00:23:38 figurée en bonne place sur la photo du mariage.
00:23:42 Pour faire monter la pression en amont des noces,
00:23:45 ils s'amusent à faire courir les plus folles rumeurs.
00:23:48 Et, cette fois encore, non pas avec de la violence,
00:23:55 mais avec des propositions loufoques.
00:23:57 Ils avaient dit, par exemple, qu'ils allaient mettre du LSD
00:24:03 dans l'eau potable d'Amsterdam ou sur des morceaux de sucre
00:24:06 pour les donner aux chevaux de la police.
00:24:10 Le LSD était la drogue en vogue à ce moment-là
00:24:13 et on l'a d'ailleurs aussitôt interdite.
00:24:15 Tout cela a créé une sorte de panique.
00:24:22 Il y avait donc, le jour du mariage, une présence policière massive.
00:24:26 Au matin du 10 mars 1966,
00:24:36 cette très forte présence policière a dû dissuader les provos d'agir.
00:24:41 Car au début, tout semble bien se passer,
00:24:44 le cas de la police est devenu un problème.
00:24:46 Les policiers ont été encore plus nombreux.
00:24:49 Car au début, tout semble bien se passer,
00:24:52 le carrosse royal fait tranquillement la foule et remonte au pas,
00:24:55 sous l'œil borne des caméras du monde entier,
00:24:58 la place du dame vers la vesteur querque.
00:25:01 Malgré le gris du ciel et du noir et blanc,
00:25:04 pour les millions de téléspectateurs qui regardent la cérémonie,
00:25:07 la Hollande n'a décidément pas usurpé sa réputation de pays
00:25:11 où il ne se passe jamais rien.
00:25:13 La mariée est bien belle, le protocole fastueux
00:25:17 et l'ordre assuré.
00:25:20 Mais tout à coup, c'est l'accueil du désordre, la confusion.
00:25:24 Le terrorisme aurait-il à nouveau frappé sur le passage de tête couronné ?
00:25:30 Pour la première fois depuis des dizaines d'années,
00:25:34 des bombes ont explosé.
00:25:36 -Des bombes ?
00:25:38 C'était-tu une bombe fumigène ?
00:25:41 Juste de la fumée ?
00:25:46 -Depuis quelques temps, les provos s'étaient préparés.
00:25:49 Pendant des nuits entières, dans un petit appartement clandestin,
00:25:53 ils avaient minutieusement mélangé
00:25:55 les trois volumes de nitrate de potassium
00:25:57 avec les deux volumes de sucre glace
00:26:00 et fabriqué ainsi plus de 200 bombes fumigènes
00:26:03 qui n'ont besoin que d'une allumette ou d'un mégot pour partir en fumée.
00:26:07 Un arsenal inoffensif, certes,
00:26:09 mais à l'effet de souffle dévastateur.
00:26:12 -La stratégie était simplement de perturber l'ordre.
00:26:16 On le fait partir en fumée.
00:26:19 On enfume tout.
00:26:23 C'est de l'enfumage.
00:26:25 Et on ne le voit plus, donc on l'élimine.
00:26:28 C'est évidemment un geste théâtral.
00:26:31 -Aussi théâtralement, bien sûr.
00:26:34 -Ca en a mis un coup à toute cette pompe et à tout ce fast.
00:26:39 Et les autorités se sont senties ridiculisées,
00:26:41 ce qui les a mises en colère.
00:26:43 Et c'est ce qui explique pourquoi la répression par la suite
00:26:47 a été si sévère.
00:26:51 -Si le journal Le Télégraphe
00:26:53 n'exige pas vraiment la solution finale de la question Provo,
00:26:56 le chef de la police lui demande bien la tête des meneurs.
00:27:00 La marée-chaussée arpente la ville avec des mégaformes.
00:27:05 Toute manifestation est interdite.
00:27:08 Le moindre attroupement est violemment dispersé.
00:27:11 Dans les rues d'Amsterdam, la chasse aux Provo est ouverte.
00:27:15 La répression frappe.
00:27:19 Musique de tension
00:27:21 ...
00:27:30 -Mais une chose était en train de changer.
00:27:32 La population commençait à avoir de la sympathie pour les Provo.
00:27:36 -Elle s'en rendait compte,
00:27:38 et on voyait dans les médias
00:27:41 que de plus en plus de gens défendaient leurs actions
00:27:45 et condamnaient l'attitude des autorités.
00:27:47 -Elle traite très fort.
00:27:49 L'opinion publique se retournait contre la police
00:27:56 et l'Etat en faveur des Provo.
00:28:00 -Au milieu de l'année 1966,
00:28:04 malgré la répression, ou plutôt grâce à elle,
00:28:08 les Provo sont au fait de leur gloire.
00:28:10 Leurs noms résonnent, leurs idées voyagent, et ils font des petits.
00:28:14 Au Pays-Bas, bien sûr, où des groupes se constituent à Rotterdam,
00:28:17 là et au Maastricht, mais aussi dans toute l'Europe,
00:28:21 en Belgique, en Suisse, en Allemagne de l'Ouest,
00:28:23 en Italie, au Royaume-Uni, à Paris,
00:28:26 où une manifestation a lieu au cri d'anarchie et liberté.
00:28:30 Et le péril blanc s'étend jusqu'aux États-Unis d'Amérique,
00:28:33 où le Constitution Park de Berkeley est renommé Provo Park,
00:28:38 en hommage aux révolutionnaires Amstel-Odamois.
00:28:42 Le monde entier a les yeux tournés vers la Hollande,
00:28:45 et certains imaginent déjà que la révolte jeune,
00:28:48 ludique et libertaire des Provo pourrait se transformer en révolution.
00:28:54 Un mouvement social qui commence alors et va mener les Pays-Bas
00:28:57 au bord de l'insurrection semble leur donner raison.
00:29:00 Le 13 juin, à l'appel des organisations syndicales,
00:29:04 une grande mobilisation des travailleurs a lieu.
00:29:07 Ruhlwanden et ses camarades appellent le Provotariat
00:29:11 à se joindre à la manifestation.
00:29:14 La mort d'un manifestant,
00:29:16 dont la rumeur dit qu'il a été victime de violences policières,
00:29:20 fait soudain converger les luttes.
00:29:22 La manifestation tourne à l'émeute.
00:29:25 Les Provos et les travailleurs,
00:29:27 rejoints par la masse des étudiants et des blousons noirs,
00:29:30 transforment le centre-ville en champ de bataille.
00:29:33 On dessalue les pavés, on retourne les voitures.
00:29:36 Malgré le soutien des proxénètes, de la police et de la PID,
00:29:40 le journal, le Télégraphe est incendié.
00:29:43 Amsterdam s'enflamme.
00:29:45 Devant l'ampleur des troubles,
00:29:48 le Parlement est convoqué en séance extraordinaire.
00:29:52 -Les autorités étaient mises sous pression,
00:29:57 non pas par les Provos, mais par l'opinion publique.
00:30:02 Résultat, le commissaire de police a été démis
00:30:04 et le maire d'Amsterdam a dû démissionner.
00:30:08 -Cela aurait pu être une victoire pour les Provos,
00:30:11 mais pris dans leur logique non-violente,
00:30:13 au lieu de pousser leur avantage,
00:30:15 ceux-ci préfèrent se dissocier du mouvement
00:30:18 en évoquant une hystérie collective avec laquelle ils n'avaient rien à voir.
00:30:22 Incapables de saisir ce momentum révolutionnaire,
00:30:26 la fin de leur mouvement n'est plus qu'une longue agonie.
00:30:30 -Infiltrés, leurs plans sont éventés.
00:30:32 Et comme les nouvelles autorités savent ne plus réagir à leurs provocations,
00:30:37 leur tactique tourne à vide.
00:30:39 Alors, comme ceux qui vivent du spectacle
00:30:41 périssent souvent par le spectacle,
00:30:43 eux qui n'avaient voulu être que des images
00:30:46 connaissent le destin des images.
00:30:48 Ils deviennent des cartes postales.
00:30:50 -Toute cette attention internationale,
00:30:54 qui venait non seulement de la presse,
00:30:56 mais également de la jeunesse, qui arrivait de partout.
00:30:59 On proposait même des provocateurs.
00:31:01 Tout cela dépassait l'intention originelle de ces garçons.
00:31:05 -Ca grouillait les garçons un peu au-dessus de leur tête.
00:31:09 Ils n'étaient pas en train d'organiser une grande organisation...
00:31:14 -C'était juste un club de rebelles, au départ.
00:31:17 -Dans un dernier sursaut,
00:31:20 Roulle 22 et ses camarades décident de dissoudre le mouvement.
00:31:24 Le 15 mai 1967,
00:31:26 ils se réunissent dans le coin des orateurs du Vendelpark
00:31:29 et annoncent la fin du mouvement Provo.
00:31:31 -Rob Stolk et Roulle 22,
00:31:33 vous êtes venus ici pour tuer Provo. Pourquoi ?
00:31:37 -Je vais demander une nommée, car je suis un contre-leaders.
00:31:40 Je suis devenu une image trop connue.
00:31:42 Je veux moi-même se liquider.
00:31:44 -Et voilà, c'était la fin.
00:31:47 Après deux ans,
00:31:48 pendant lesquels ils ont mis les Pays-Bas en dessus-dessous,
00:31:51 les Provo sont alors partis, chacun de leur côté.
00:31:56 Roulle 22 nous confiera plus tard
00:31:58 à propos de l'échec du mouvement Provo.
00:32:01 Notre seule erreur est d'avoir visé trop court.
00:32:04 La geste des Provo d'Amsterdam est aujourd'hui relativement tombée
00:32:08 dans l'oubli, mais elle aura une influence décisive
00:32:11 dans les années suivantes.
00:32:12 Car inspirés par leurs idées et leurs stratégies,
00:32:15 mais aussi conscients des limites de leur mouvement,
00:32:17 d'autres libertaires vont reprendre leur flambeau
00:32:20 et faire en 1968 l'espace d'un printemps,
00:32:23 bourgeonner toutes les espérances révolutionnaires.
00:32:26 (Tambour)
00:32:28 (Rumeur de l'espace)
00:32:30 (Tambour)
00:32:32 (Musique douce)
00:32:35 -Bonne nuit. -Fête de beaux rêves !
00:32:39 (Musique douce)
00:32:41 (Bourdonnement)
00:32:43 (Bourdonnement)
00:32:45 -A la veille de l'année 68,
00:32:48 le mouvement anarchiste en France n'est toujours pas sorti de la nuit.
00:32:52 (Bourdonnement)
00:32:53 Il faut voir que, fatalité groupusculaire,
00:32:56 ici comme partout ailleurs,
00:32:58 les organisations libertaires ne cessent pendant ces années
00:33:01 de se scinder, fusionner, disparaître, puis renaître.
00:33:05 (Bourdonnement)
00:33:09 Pour rassembler tous ces groupes, coordonner leurs activités
00:33:13 et tisser des liens avec d'autres cellules révolutionnaires,
00:33:16 on ne trouve pas mieux que de créer des comités à foison.
00:33:19 (Bourdonnement)
00:33:21 On s'y perd.
00:33:22 (Musique douce)
00:33:23 -Face à ces organisations désorganisées,
00:33:26 il devient essentiel de rétablir un semblant d'unité.
00:33:29 Le groupe des jeunes libertaires de Paris décide d'inventer un symbole.
00:33:34 -Le cerclé date d'abril 1964.
00:33:39 Il est présenté devant le mouvement anarchiste
00:33:43 dans un numéro du bulletin des jeunes libertaires
00:33:48 avec une explication de pourquoi il serait bon
00:33:52 que les anarchistes, quand ils font des inscriptions sur les murs,
00:33:56 quand ils font des affiches, mettent ce symbole de façon systématique.
00:34:01 -Deux motivations principales nous ont guidées.
00:34:04 D'abord, faciliter et rendre plus efficaces
00:34:07 les activités pratiques d'inscription et d'affichage.
00:34:10 Ensuite, assurer une présence plus large
00:34:12 du mouvement anarchiste aux yeux des gens.
00:34:15 -Cette sigle nous a paru répondre le mieux à ces critères.
00:34:18 En l'associant constamment au mot "anarchiste",
00:34:21 il finira par un automatisme mental bien connu
00:34:23 par évoquer tout seul l'idée de l'anarchisme dans l'esprit des gens.
00:34:27 -C'est des techniques de marketing, finalement.
00:34:30 C'est aussi bête que ça.
00:34:32 Si tous les groupes anarchistes,
00:34:34 malgré leur différence très forte,
00:34:38 disons, et des fois, l'opposition qu'il y avait entre eux,
00:34:42 signaient, mettaient un même logo,
00:34:45 ça aurait un effet multiplicateur
00:34:47 de la présence des anarchistes sur les murs de Paris
00:34:50 ou dans la vie politique parisienne.
00:34:54 -L'effet n'est pas immédiat.
00:34:58 Et alors que le vent de contestation soufflé par la jeunesse
00:35:01 semble charrier un peu partout un esprit anti-autoritaire et libertaire,
00:35:07 en France, c'est le calme plat.
00:35:11 Un grand journal du soir prétend même que la France s'ennuie.
00:35:16 Et pourtant, tout commence en banlieue parisienne,
00:35:20 dans l'université de Nanterre,
00:35:22 qui est devenu depuis quelque temps un bouillon de culture de la contestation
00:35:26 et où l'on compte aussi de nombreux militants anarchistes
00:35:28 convaincus et expérimentés.
00:35:31 -Vous êtes de quoi ?
00:35:33 -Je suis parti d'un groupe anarchiste.
00:35:37 Et nous publions ces traques,
00:35:38 qui sont en fait un plagiat d'un autre plagiat.
00:35:41 -Maintenant, pour savoir ce que c'est, vous le lisez
00:35:44 et vous pouvez faire votre opinion.
00:35:46 -Vous habitez la résidence ? -Oui, j'habite la résidence.
00:35:49 Pourquoi ? Vous avez des rapports avec certains flics, non ?
00:35:54 -Ces militants connaissent leur histoire libertaire.
00:35:57 Certains sont même allés aux Pays-Bas rencontrer les provos.
00:36:01 Ils critiquent le système éducatif,
00:36:03 qui ne fait selon eux que reproduire les structures de domination.
00:36:07 Mais ils ne veulent pas seulement porter la révolution à l'université,
00:36:10 ils veulent changer la vie.
00:36:14 Parmi eux, se fait très tôt remarquer un certain Daniel Cohn-Bendit,
00:36:18 que l'on dit alors libertaire.
00:36:20 -Il n'y a pas de photo là-dessus.
00:36:22 C'est un militant anarchiste, membre de la fédération anarchiste,
00:36:25 membre de la liaison des étudiants anarchistes,
00:36:28 membre de Noir et Rouge,
00:36:29 membre de tous ces mouvements, partie prenante à part entière.
00:36:34 -Mais il n'est pas le seul.
00:36:35 Et à ses côtés, d'autres figures apparaissent.
00:36:38 Comme Olivier Castro, qui se définit alors comme un anarchiste indépendant,
00:36:42 Jean-Pierre Duteuil, qui appartient lui aussi à la liaison des étudiants anarchistes,
00:36:46 ou le discret René Riezel, toujours avec ses lunettes noires,
00:36:49 qui fondera le groupe des Enragés.
00:36:52 Avec une centaine d'autres étudiants,
00:36:54 ceux-ci décident le 20 mars 1968
00:36:57 d'occuper un étage de la tour administrative de la faculté de Nanterre.
00:37:02 Ils se regroupent en conseil, débattent, chantent des chansons
00:37:05 et écrivent sur les murs les tous premiers A cerclés.
00:37:09 Expulsés de Nanterre,
00:37:10 les étudiants se rendent à la Sorbonne, au cœur de la capitale.
00:37:14 La police intervient, c'est l'étincelle.
00:37:17 Car à la différence des provos,
00:37:19 les libertaires parisiens choisissent, avec les autres révolutionnaires,
00:37:23 d'assumer la confrontation.
00:37:25 Autour d'Olivier Castro, que l'on voit ici de dos,
00:37:28 ils organisent la riposte.
00:37:30 Tête casquée, visage masqué,
00:37:32 on ramasse de quoi passer à l'offensive.
00:37:35 Et pendant plusieurs jours et plusieurs nuits,
00:37:38 enivrés par l'odeur des gaz,
00:37:41 de jeunes révoltés écrivent dans l'air une ancienne chanson de gestes
00:37:45 ou improvisent de nouveaux pas de danse.
00:37:49 Il y a cette griserie extraordinaire qui ne prend que les émeutiers
00:37:53 et qui n'a pas été émeutier ne peut pas savoir de quoi il s'agit.
00:37:59 Le goût, le goût de la barricade.
00:38:03 Le jour de la répression
00:38:06 Contrairement à ce que dit la légende,
00:38:09 la répression est très brutale.
00:38:12 Mais rien ne fait, le quartier d'atteinte tombe aux mains des insurgés.
00:38:17 Finalement réouverte, la Sorbonne est proclamée comme une livre.
00:38:23 Le drapeau noir flotte sur la cour d'honneur.
00:38:26 On rebaptise des salles du nom des héros de l'histoire libertaire,
00:38:29 comme l'on fit Bonan,
00:38:31 une assemblée générale permanente et formée.
00:38:33 Un comité d'occupation révocable est élu.
00:38:37 On écrit sur les murs, on réinvente la culture,
00:38:40 on imprime des tracts et des journaux,
00:38:42 on ouvre une cantine libre et gratuite pour tous,
00:38:45 on crée une crèche autogérée.
00:38:48 Grâce à la sélection des combattants katangais,
00:38:51 on organise aussi l'autodéfense.
00:38:53 A tous les étages, pendant plus d'un mois,
00:38:55 on discute du monde, de la vie, de l'amour et de la révolution.
00:38:59 - On peut changer la société ou l'université ?
00:39:02 - Pas mal changer les structures. - Mais on veut la révolution !
00:39:06 Tous les étudiants ne sont pas anarchistes, loin s'en faut.
00:39:10 Mais les libertaires sont là,
00:39:12 avec les militants des autres tendances révolutionnaires,
00:39:15 maoïstes, trotskyistes, guévaristes.
00:39:17 Avec, aussi et surtout, la mince des étudiants
00:39:22 dont les idées ne sont pas encore bien arrêtées,
00:39:24 mais qui veulent prendre part, eux aussi, au mouvement.
00:39:28 - La grande qualité des anarchistes de mai 68
00:39:31 a été de permettre à une ribambelle de gens
00:39:35 que l'on appelait "inorganisés",
00:39:38 des gens qui venaient de nulle part,
00:39:40 qui, soudain, émergeaient en mai 68,
00:39:43 de leur permettre de prendre toute leur place,
00:39:45 et non pas de les renvoyer à l'école, au cours primaire.
00:39:48 Il fallait qu'ils passent tous les échanges.
00:39:50 Et ça, ça a été une grande force libertaire,
00:39:54 d'émancipation, qui a permis à chacun de prendre sa place.
00:39:58 En quelque sorte.
00:39:59 Tout en luttant beaucoup contre les menées staliniennes
00:40:03 de certains groupuscules, même s'ils n'étaient pas des staliniens,
00:40:05 même s'ils étaient anti-staliniens,
00:40:07 ils avaient souvent des pratiques...
00:40:09 qui étaient peu recommandables, disons.
00:40:13 - Le mouvement fait hache d'huile.
00:40:15 Et comme ici, avec l'université de Strasbourg,
00:40:19 il s'étend bientôt à toutes les universités françaises.
00:40:22 Mais pas que.
00:40:23 - C'est un moment dans lequel on a eu souvent tendance
00:40:27 à surévaluer la composante étudiante,
00:40:30 la composante culturelle de la contestation.
00:40:34 Mais ce qui est très intéressant,
00:40:36 c'est aussi la composante ouvrière de 1968.
00:40:38 Et le climat d'insubordination ouvrière généralisée
00:40:43 que mai 68 a révélé.
00:40:45 - C'est en effet la spécificité du 68 français.
00:40:49 Car la répression brutale du mouvement étudiant
00:40:52 avait provoqué une mobilisation des travailleurs.
00:40:56 Une journée de grève générale a été organisée par les syndicats.
00:41:01 Le 13 mai, une immense manifestation avait lieu,
00:41:04 drapeau noir en tête.
00:41:06 Mais le lendemain, débordant les appareils,
00:41:09 les ouvriers décidaient spontanément de poursuivre le mouvement.
00:41:13 C'est la première grève générale sauvage de l'histoire.
00:41:16 Tous les secteurs sont touchés,
00:41:22 non seulement les grands groupes publics,
00:41:25 mais aussi les entreprises privées,
00:41:27 des plus grandes aux plus petites.
00:41:29 Les centrales sont arrêtées,
00:41:34 les cheminées ne fument plus.
00:41:37 Dans les mines, on refuse de descendre,
00:41:40 les docks sont désertés.
00:41:42 Même les secteurs les plus inattendus entrent dans la grève.
00:41:46 Les banques sont fermées,
00:41:48 les grands magasins sont occupés par leur personnel,
00:41:52 les ordures sont arrêtées,
00:41:55 les banderoles décorent les hôtels de luxe,
00:41:58 les maraîniers occupent la scène,
00:42:01 on ne prélève plus l'impôt.
00:42:03 Les fauchoyeurs ne sont plus là, les eaux sont en vacances,
00:42:07 et les payages sont gratuits.
00:42:09 La radio et la télévision demandent la fin de la censure,
00:42:14 et les médias remplacent la morse de leurs roches
00:42:17 par des petits A.
00:42:19 Il n'y a pas jusqu'aux footballeurs qui demandent la fin de l'aliénation
00:42:23 et qui occupent leur fédération.
00:42:25 Lors des grandes grèves de 1936,
00:42:28 on avait compté 2 millions de grévistes.
00:42:30 En mai 1968, il y en a au début 6 millions,
00:42:34 puis au bout de quelques jours, plus de 10 millions dans toute la France.
00:42:38 Non seulement dans toutes les grandes villes de France,
00:42:41 mais dans les campagnes.
00:42:42 Alors ça, il ne faut surtout pas l'oublier.
00:42:44 Moi, j'ai trouvé dans les archives
00:42:46 des tracteurs qui défoncent des sous-préfectures.
00:42:50 On n'a jamais vu ça.
00:42:52 -C'était incroyable, vraiment incroyable.
00:42:58 On n'aurait jamais imaginé ça une semaine avant.
00:43:01 Et cela donne toute leur justification aux idées anarchistes.
00:43:05 ...
00:43:11 Les gens sont capables de prendre conscience.
00:43:14 L'anarchie, ça se vit.
00:43:16 Les gens sont capables, s'ils sont conscients,
00:43:19 de le vivre de manière immédiate.
00:43:21 Spontanément, les gens se transforment en anarchistes
00:43:25 ou en libertaires, comme s'ils l'avaient toujours été.
00:43:29 -Ces prémices révolutionnaires laissent sévrer de côté
00:43:32 certains aspects fondamentaux de l'émancipation.
00:43:35 Le patriarcat n'est que partiellement dénoncé.
00:43:38 Les minorités demeurent invisibles
00:43:40 et la question écologique n'est pas posée.
00:43:42 Mais dans les occupations,
00:43:44 l'esprit anti-autoritaire et libertaire se diffuse
00:43:46 à tel point que vers la fin mai, on commence à imaginer
00:43:49 la disparition des frontières du travail et de l'argent.
00:43:52 -Il y avait des travailleurs qui occupaient
00:43:55 leur entreprise informatique,
00:43:56 comme il y avait de nombreux autres lieux de travail occupés.
00:44:00 ...
00:44:02 Et ils prenaient un bain de soleil sur la terrasse de l'entreprise.
00:44:06 Et la direction est venue pour leur demander.
00:44:11 "Que voulez-vous ?
00:44:12 "Quelle est votre plateforme de revendication ?"
00:44:15 ...
00:44:18 "On ne veut plus travailler, on ne veut plus de cette société."
00:44:21 "Oui, d'accord, on comprend,
00:44:25 "mais au niveau des horaires, du salaire, qu'est-ce que vous voulez ?"
00:44:29 C'était un dialogue de sourds.
00:44:32 -C'est comme une chape de plomb qui explosait
00:44:35 et les joies de vivre, les exubérances
00:44:39 ont repris leur droit.
00:44:40 Et quand les exubérances reprennent leur droit,
00:44:43 comme Raoul Van Eyckheim l'a si bien dit,
00:44:46 les gens reprennent envie de vivre, le goût de vivre,
00:44:49 et le goût des audaces.
00:44:51 -Mais ces audaces ne sont pas du goût de tous.
00:44:53 Dans l'urgence, le chef de l'Etat convoque un conseil extraordinaire.
00:44:57 La consigne donnée est répédée du sommet de l'Etat jusqu'en bas.
00:45:01 -Pour résumer l'opinion du président de la République,
00:45:04 c'est la réforme oui, la chianlie non.
00:45:06 -C'est à Lyon où des anarchistes convaincus,
00:45:09 structurés et organisés, sont aux avant-postes du mouvement.
00:45:12 La réaction commence.
00:45:14 -Il y a une forte présence anarchiste à Lyon.
00:45:17 D'abord, il y a une tradition anarchiste à Lyon, ancienne.
00:45:21 Les gens s'inscrivent dans cette tradition anarchiste,
00:45:24 les nouveaux anarchistes.
00:45:27 Les anarchistes de Lyon sont tous des anarchistes néologues,
00:45:31 qui ont lu l'international situationniste
00:45:33 et qui trouvent ça formidable.
00:45:35 -Regroupés au sein de l'Hydre de l'Erne,
00:45:38 un groupe de dissidents de l'anarchiste,
00:45:40 ces libertaires néologues sont nombreux
00:45:43 dans le mouvement du 22 mars lyonnais.
00:45:46 Ils ont essayé de faire la jonction avec les ouvriers des grands bastions,
00:45:51 que sont Berlier et la Rodiacea.
00:45:54 Mais à la différence de Paris,
00:45:56 le mouvement est depuis le début resté assez sage.
00:45:59 Or, le 24 mai, emmenés par les anarchistes,
00:46:02 le défilé se heurte à un impressionnant dispositif policier.
00:46:07 -Il se passe à Lyon une seule nuit de barricades,
00:46:11 mais c'est une nuit de barricades
00:46:12 qui est devenue en quelque sorte emblématique
00:46:15 de mai 68 pour toute la France,
00:46:18 car il se trouve qu'au cours de cette nuit des barricades,
00:46:20 un commissaire de police est décédé.
00:46:23 -Refluant de la place des terreurs sur la presqu'île,
00:46:26 où ils ont mis en déroute les gardes mobiles,
00:46:28 les manifestants avaient décidé de marcher sur la préfecture de police,
00:46:31 qui se trouve sur l'autre rive du Rhône.
00:46:34 Mais à l'entrée du pont Lafayette, un barrage les attend.
00:46:37 Pour forcer le passage, dans la confusion,
00:46:40 des révolutionnaires demandent un camion de chantier
00:46:43 et le lancent sur les forces de l'ordre.
00:46:47 -Il est lancé à 5 à l'heure,
00:46:49 avec un caillou sur l'accélérateur, en première.
00:46:53 Il avance doucement, doucement, doucement,
00:46:56 et la police a 100 fois le temps de s'écarter
00:46:59 pour laisser passer le camion.
00:47:01 -La police n'a pas besoin de s'écarter,
00:47:03 puisque le camion dévie lentement
00:47:05 et choque contre l'un des réverbères du pont.
00:47:09 Mais à ce moment précis, le commissaire Lacroix,
00:47:11 un commissaire de police, est pris d'un malaise.
00:47:15 -Il est mort parce qu'il était présent, sur les faits,
00:47:18 la nuit des barricades.
00:47:21 Il est mort de peur, il a fait une crise cardiaque
00:47:24 au moment de l'arrivée de ce camion.
00:47:26 Mais il n'a pas été touché par ce camion.
00:47:30 Il a été acheminé en ambulance, ça, j'ai trouvé l'archive,
00:47:33 en ambulance, à l'hôpital Grange-Blanche,
00:47:36 et il a été soigné à cet hôpital.
00:47:37 Il était vivant.
00:47:39 Il a parlé avec les médecins et les infirmiers.
00:47:44 Et puis, au cours du traitement, une heure ou deux après,
00:47:48 il est décédé au cours du traitement.
00:47:51 Voilà. Donc, il n'est pas décédé écrasé par le camion.
00:47:55 -Mesdames et messieurs, jusqu'à ce jour-ci...
00:47:57 -Et pourtant, le lendemain matin, aux premières heures du jour,
00:48:01 le préfet de police de Lyon prend la parole en direct à la télévision
00:48:04 et donne une autre version des faits.
00:48:06 -Et c'est ainsi que le commissaire René Lacroix,
00:48:10 père de trois enfants,
00:48:12 fut écrasé
00:48:14 entre le parapet du pont
00:48:16 et ce camion.
00:48:18 -Le but était de criminaliser tous 68.
00:48:21 Et du fait qu'un commissaire de police ait décédé,
00:48:23 la réaction s'est emparée de cet événement
00:48:28 pour en faire le cri de ralliement de la vengeance.
00:48:33 -Stratégie du choc et fabrique du consentement.
00:48:37 Au cours des funérailles nationales du commissaire,
00:48:40 on répète à l'envie la version policière.
00:48:42 -Le commissaire Lacroix, tentant de l'arrêter,
00:48:45 fut écrasé entre le camion et la rambarde du pont.
00:48:48 -Cet événement, souvent négligé de l'histoire de mai,
00:48:51 contribue avec d'autres à faire qu'en quelques jours seulement,
00:48:54 l'opinion publique se retourne et la situation se renverse.
00:48:58 Le pouvoir reprend l'avantage.
00:49:00 Les manifestations sont interdites, les lieux occupés sont évacués
00:49:04 et certaines figures du mouvement sont incarcérées
00:49:07 ou, comme Daniel Cohn-Bendit, expulsées.
00:49:10 Mai 68 a vécu.
00:49:13 Mais si la révolution libertaire est manquée, grâce à la lutte,
00:49:18 les travailleurs obtiennent de meilleures conditions de travail et de vie.
00:49:22 Les lycées et les universités se démocratisent
00:49:24 et la censure dans les médias recule momentanément.
00:49:28 Et dans les années qui suivent, le rapport de force né du mouvement
00:49:32 permet de conquérir certains de ces droits
00:49:34 que les anarchistes réclamaient depuis des décennies,
00:49:37 comme celui à l'avortement,
00:49:39 confirmant en cela, s'il en était besoin,
00:49:41 le vieil adage libertaire,
00:49:43 selon lequel aucune tentative révolutionnaire n'est jamais vaine.
00:49:47 -La guerre d'Espagne, mai 68, sont effectivement des échecs.
00:49:53 Mais les gens s'en souviennent comme d'un moment
00:49:56 où il a été possible de renverser le régime.
00:49:58 Et cette impression perdure.
00:50:01 La remise en question des hiérarchies a été très profonde.
00:50:06 Et jusqu'à aujourd'hui, rien n'a pu les passer.
00:50:20 -Stoppée en France, le mouvement insurrectionnel se poursuit dans le monde.
00:50:25 D'une eau au sud, d'une rive à l'autre des océans,
00:50:28 quels que soient les systèmes et les régimes,
00:50:30 à la suite de mai, la fièvre émeutière s'empare de toutes les grandes capitales
00:50:34 avec comme consigne, faire comme en France.
00:50:38 À Bruxelles, à Londres, Zurich, Stockholm, Montevideo, Tokyo,
00:50:42 les étudiants occupent leurs universités,
00:50:45 créent des communes et appellent les travailleurs à les rejoindre.
00:50:49 En pensant profiter de leur gloire retrouvée
00:50:51 et de l'esprit de la révolte,
00:50:53 les anarchistes organisent en septembre 1968 à Carrà, en Italie,
00:50:58 un nouveau congrès international.
00:51:02 On annonce un grand moment de confrontation et de vérification,
00:51:05 et la presse, venue en nombre, doit donner de l'écho à l'événement.
00:51:10 Les figures du mouvement montent chacune leur tour à la tribune.
00:51:18 Mais les vieux démons ressurgissent,
00:51:20 les générations s'opposent et les courants se déchirent.
00:51:23 C'est ainsi qu'au moment où les organisations anarchistes
00:51:26 auraient pu jouer un rôle dans ce mouvement révolutionnaire international,
00:51:30 elles laissent passer le train de l'histoire.
00:51:33 La réaction, qui partout t'opère, étouffe dans les urnes,
00:51:36 ou noie dans le sang les rêves de changement de la jeunesse.
00:51:40 À Chicago, la marche des étudiants contre la guerre est écrasée.
00:51:44 Au Japon, on expurge la forteresse
00:51:47 des étudiants révolutionnaires de l'université Todai.
00:51:50 Et le 2 octobre 1968, sur la place des trois cultures, au Mexique,
00:51:55 le gouvernement fait tirer sur les étudiants qui s'étaient pacifiquement rassemblés.
00:51:59 Il y a plus de 300 morts.
00:52:03 Cet événement, qui restera dans les mémoires comme le massacre de Tlatelolco,
00:52:08 et vient mettre un terme aux rêves d'un possible changement pacifique,
00:52:12 rappelle à de nombreux révolutionnaires les mots de Bakounine.
00:52:15 Les révolutions ne sont pas un jeu d'enfants,
00:52:18 ni un débat académique, ni une joute littéraire
00:52:20 où l'on ne verse que de l'encre.
00:52:22 La révolution, c'est la guerre.
00:52:24 Qui dit guerre, dit destruction des hommes et des choses.
00:52:27 Il est fâcheux pour l'humanité
00:52:28 qu'elle n'ait pas inventé un moyen plus pacifique de progrès.
00:52:32 Mais jusqu'à présent, tout pas nouveau dans l'histoire
00:52:35 n'a été réellement accompli qu'après avoir reçu le baptême du sang.
00:52:38 -Les bleus et le noir, notre rapport.
00:52:42 -"Des fleurs ou des pavés",
00:52:43 c'était le 3e volet de la série "Ni Dieu, ni Maître",
00:52:47 une histoire de l'anarchisme,
00:52:49 écrite et réalisée par Tancrede Ramonet.
00:52:52 Le 4e et dernier volet de cette série fera l'objet d'un autre débat doc.
00:52:56 L'occasion de s'interroger sur ce plateau,
00:52:59 avec nos invités, sur le poids et l'influence
00:53:03 qu'aura eu l'anarchisme sur notre société.
00:53:06 Avec vous, pour commencer, Edouard Jourdin, bienvenue.
00:53:09 Vous êtes chercheur en théorie politique,
00:53:12 spécialiste de la pensée anarchiste.
00:53:14 Votre dernier ouvrage s'intitule
00:53:16 "Géopolitique de l'anarchisme, vers un nouveau moment libertaire".
00:53:21 Il a été publié aux éditions Le Cavalier bleu,
00:53:24 et on citera en lien avec cette émission
00:53:27 l'anarchisme, publié cette fois chez La Découverte.
00:53:31 Sylvain Boulouc est également avec nous.
00:53:33 Vous êtes historien, spécialiste de l'anarchisme et du communisme.
00:53:37 Votre dernier livre s'intitule, lui, "Le peuple du drapeau noir,
00:53:41 "une histoire des anarchistes",
00:53:43 ouvrage publié aux éditions Atlande.
00:53:45 Et puis, enfin, avec nous, Christophe Bourseiller.
00:53:48 Vous êtes tout à la fois historien, auteur,
00:53:52 avec, entre autres, plusieurs essais
00:53:54 consacrés aux courants extrémistes et minoritaires,
00:53:57 dont celui-ci, "Nouvelle histoire de l'ultragauche",
00:54:00 publié aux éditions du Cerf.
00:54:03 Après avoir vu ce troisième volet de cette fresque historique,
00:54:07 écrite et réalisée par Tancrede Ramonet,
00:54:10 il nous manque, bien entendu, le premier et le deuxième volet
00:54:14 de cette fresque historique,
00:54:15 d'où un certain besoin d'un cours de rattrapage,
00:54:18 si on peut dire les choses comme ça,
00:54:20 en commençant par, peut-être, tout simplement,
00:54:23 par la définition que donne le Larousse de l'anarchisme.
00:54:26 "Conception politique et sociale
00:54:28 "qui se fonde sur le rejet de toute tutelle gouvernementale,
00:54:32 "administrative, religieuse,
00:54:34 "et qui privilégie la liberté et l'initiative individuelle."
00:54:38 D'où, évidemment, cette fameuse devise,
00:54:41 "Ni Dieu, ni maître."
00:54:42 Vous prévenez d'emblée dans votre ouvrage l'anarchisme.
00:54:46 L'anarchisme est encore aujourd'hui mal compris,
00:54:49 souvent considéré comme une doctrine
00:54:51 prenant le désordre et le chaos,
00:54:54 où toute vie politique serait impossible.
00:54:57 Expliquez-nous, c'est quoi, l'anarchisme ?
00:55:00 -C'est une grande question, parce que c'est plus qu'une idéologie,
00:55:04 c'est un corpus d'idées très riche.
00:55:06 Dans l'histoire des idées,
00:55:08 il y a peut-être le libéralisme aussi,
00:55:10 qui est aussi riche que l'anarchisme,
00:55:12 mais en réalité, il y a plusieurs doctrines,
00:55:15 plusieurs idées qu'on va pouvoir y rattacher.
00:55:18 De manière très simple, il y a ce rejet de l'Etat,
00:55:21 mais qui n'est pas un rejet de l'ordre.
00:55:23 Il faut bien distinguer les deux.
00:55:25 Il y a cette idée qu'on peut constituer
00:55:28 une religion et, en même temps, relativement ordonnée.
00:55:31 Ce que ne dit pas Larrousse dans sa définition,
00:55:34 c'est qu'en règle générale, il y a une critique radicale
00:55:37 du capitalisme. Il faut bien resituer
00:55:40 aussi la naissance de l'anarchisme en tant que corpus
00:55:43 de doctrine d'idées.
00:55:45 Ca arrive au début du XIXe siècle,
00:55:47 avec la consolidation de l'Etat moderne,
00:55:50 mais aussi l'émergence de la question sociale,
00:55:53 de la question ouvrière, plus particulièrement.
00:55:56 Ce qu'on va considérer comme le père ou le premier théoricien
00:55:59 de l'anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon,
00:56:01 vient précisément de cette classe ouvrière.
00:56:04 Il est paysan, il a été aussi artisan,
00:56:07 et ça va être le premier à se réclamer,
00:56:09 au sens positif du terme, anarchiste,
00:56:12 dans son célèbre mémoire,
00:56:13 "Qu'est-ce que la propriété ?"
00:56:15 Auxquelle il répondra, c'est "le vol",
00:56:18 qui est cette formule, souvent, qu'on a gardée,
00:56:21 souvent aussi très mal comprise,
00:56:23 mais c'est dans cet ouvrage qu'il affirmera
00:56:26 qu'il est possible, en réalité,
00:56:28 de concevoir une société libre, émancipée,
00:56:32 constituée d'individus qui créent eux-mêmes leurs règles
00:56:36 sans qu'il y ait un Etat qui le leur impose,
00:56:39 avec une possibilité aussi de socialiser
00:56:41 les moyens de production, etc.
00:56:44 Après, il a aussi toute une théorie du fédéralisme
00:56:47 qui va irriguer l'ensemble des autres doctrines anarchistes,
00:56:50 mais c'est sans doute lui qui va être le point nodal,
00:56:53 en termes théoriques, en tout cas, le premier à le théoriser.
00:56:58 -Et là, nous sommes au milieu du XIXe siècle.
00:57:01 -Alors, on distingue, originellement,
00:57:04 l'anarchisme socialiste,
00:57:06 l'anarchisme individualiste, Stirner, un Allemand,
00:57:10 et un anarchiste communiste, Bakounine.
00:57:13 Est-ce qu'originellement, on a là les trois figures majeures
00:57:17 sur lesquelles on peut commencer à parler de l'anarchisme ?
00:57:22 -On pourrait rajouter une quatrième, le syndicalisme,
00:57:25 ce qui donnera par la suite l'anarcho-syndicalisme.
00:57:28 Effectivement, on a le panel de ce que peut être l'anarchisme,
00:57:31 ce qui veut dire que, d'après ce qu'on vient de dire,
00:57:34 il y a pratiquement autant d'anarchismes que d'anarchistes,
00:57:38 puisque chacun peut puiser dans ce corpus doctrinal
00:57:41 qui va de Proudhon à Bakounine,
00:57:43 à Peloutier pour les syndicalistes,
00:57:46 dans les éléments qui l'intéressent,
00:57:48 et se faire sa propre représentation
00:57:50 et sa propre idée de l'anarchisme.
00:57:52 Philosophie qui repose sur trois antiprincipaux,
00:57:56 l'anti-étatisme, l'anti-capitalisme.
00:57:58 Une autre dimension importante, l'anticléricalisme.
00:58:01 Bakounine, par exemple, a écrit un livre
00:58:04 qui s'appelle "Dieu et l'État",
00:58:06 même s'il est publié à titre posthume,
00:58:08 dans lequel il condamne la religion.
00:58:10 On ajoutera, au fur et à mesure du temps,
00:58:13 l'anticommunisme.
00:58:14 Les anarchistes se sont dit communistes.
00:58:16 Mais l'antibolchivisme, si on préfère,
00:58:19 va devenir une des autres colonnes.
00:58:21 Il y a plusieurs colonnes vertébrales.
00:58:23 Une autre vertèbre de l'anarchisme,
00:58:25 qui se définit par des "anti",
00:58:27 mais qui se définit aussi par des "pour",
00:58:30 c'est-à-dire comment créer une société d'individus libres.
00:58:34 Ça peut passer par les groupes de travail
00:58:36 qui peuvent représenter le syndicalisme,
00:58:39 des individus qui se rassemblent dans des communautés,
00:58:42 ce qui peut être la modalité
00:58:44 que vont retrouver les anarcho-individualistes,
00:58:47 ou alors une dimension insurrectionnelle
00:58:49 plutôt de... et collective,
00:58:51 qu'on va retrouver plutôt dans le communisme libertaire
00:58:55 ou l'anarchisme communiste,
00:58:56 théorisé par Bakounine, puis par Kropotkine,
00:58:59 son premier disciple, on va dire.
00:59:01 -Alors, ça, c'est pour le 19e siècle.
00:59:04 Au 20e siècle, il y a une constellation d'anarchistes.
00:59:07 C'est très difficile, en réalité,
00:59:09 d'y voir assez clair pour les néophytes,
00:59:12 qui ne connaissent pas grand-chose à l'anarchisme,
00:59:15 mais c'est la nature même de ce qu'est l'anarchisme.
00:59:18 -Oui, il y a une imprécision sémantique
00:59:20 du terme anarchiste.
00:59:21 Il y a toujours quelqu'un qui peut vous dire
00:59:24 "je suis un peu anard", on ne sait pas ce que ça veut dire.
00:59:27 "Je fais ce que je veux, je suis individualiste."
00:59:30 Il y a cette ambiguïté.
00:59:32 Par ailleurs, sur la base du tronc
00:59:34 qu'ont posé nos deux amis,
00:59:36 on pourrait dire qu'il y a aussi une part sociétale
00:59:39 de l'anarchisme qui est très importante
00:59:41 et qui va vraiment fleurir au début du 20e siècle.
00:59:44 C'est notamment la libération de la femme,
00:59:47 qui va se faire dans des groupes anarchistes.
00:59:49 Il y a plein de femmes qui vont apparaître.
00:59:52 Ca va être également le végétarisme,
00:59:54 c'est-à-dire la naissance du bio,
00:59:57 toute une forme d'écologisme qui va apparaître,
00:59:59 et puis, alors, la défense de l'homosexualité,
01:00:02 qui est totalement tabou au début du 20e siècle
01:00:05 et à la fin du 19e, mais on va voir apparaître
01:00:08 l'idée de la camaraderie amoureuse
01:00:10 chez un individualiste qui s'appelle Émile Armand.
01:00:13 C'est évidemment parfois une camaraderie amoureuse
01:00:17 qui va être, on pourrait dire, sans entrave
01:00:19 et qui, parfois, va verser dans la pédophilie,
01:00:22 donc qui va être parfois plus inquiétante,
01:00:24 on pourrait dire, mais il y a aussi cette idée-là.
01:00:27 Ce qui est curieux et très frappant dans l'anarchisme,
01:00:30 c'est aussi cette dimension culturelle, dès le départ,
01:00:33 qui fait que de très nombreux artistes
01:00:36 vont s'agréger à la mouvance anarchiste.
01:00:38 Vous savez, il y a la fameuse chanson de Léo Ferré,
01:00:41 "Il n'y en a pas 1 % et pourtant, ils existent."
01:00:44 C'est une chanson dans laquelle Léo Ferré
01:00:46 lui-même se réclamait de l'anarchisme
01:00:49 et Léo Ferré explique en quoi il se relie à ça.
01:00:51 Vous allez avoir au fil du 20e siècle
01:00:53 des personnalités très diverses, comme Albert Camus,
01:00:57 Léo Ferré, justement, ou beaucoup d'autres,
01:00:59 qui vont s'agréger à cette idée anarchiste.
01:01:02 C'est très curieux.
01:01:03 Par exemple, j'entendais, il y a pas très longtemps,
01:01:06 Pierre Bergé, qui expliquait que, dans son jeune âge,
01:01:09 il avait démarré à la Fédération anarchiste.
01:01:12 Vous voyez le parcours qu'on peut avoir,
01:01:14 mais ça en dit long sur cet aspect
01:01:17 de très large socle culturel qu'était l'anarchisme politique
01:01:21 et l'anarchisme culturel.
01:01:23 -On va revenir à celui que vous avez cité tout à l'heure,
01:01:26 qui est le premier théoricien de l'anarchisme,
01:01:29 qui est français, Pierre-Joseph Poudon,
01:01:31 avec le mutualisme, qui s'associe très vite à son nom,
01:01:36 et puis une expérience proudhonienne,
01:01:38 ou en grande partie proudhonienne,
01:01:40 qui est la Commune, 1871,
01:01:43 les 72 jours de la Commune.
01:01:45 Là, c'est la mise en oeuvre pratique
01:01:48 en grande partie de ces théories.
01:01:51 Autogestion, fédéralisme...
01:01:54 -Oui.
01:01:55 -Ca, c'est la première mise en oeuvre pratique
01:01:58 qu'est l'anarchisme.
01:02:00 -Alors, qui est évidemment à nuancer,
01:02:03 parce qu'en réalité, dans la Commune de Paris,
01:02:06 on a plusieurs courants idéologiques très différents.
01:02:09 Alors, il y a une partie, en effet, qui se réclame de proudhon.
01:02:14 On a des personnes importantes,
01:02:17 comme Jules Vallès,
01:02:20 Tollin, etc.
01:02:21 Bon. Il va y avoir, en effet,
01:02:24 en tout cas, un esprit proudhonien de la Commune,
01:02:27 avec, en effet, des formes d'autogestion, d'assemblée.
01:02:30 Il y a la question sociale, évidemment,
01:02:33 qui est très intégrée dans la Commune.
01:02:35 Il y a aussi cette idée,
01:02:37 qui est débattue y compris au sein de la Commune,
01:02:41 de fédéralisme des villes,
01:02:45 des communes françaises.
01:02:47 Il y a d'ailleurs un essai aussi à Lyon,
01:02:50 d'insurrection de la Commune, où se trouve Bakounine, d'ailleurs,
01:02:54 mais qui va lamentablement péricliter.
01:02:57 Mais il y a des tensions aussi au sein de la Commune,
01:03:01 où il y en a qui sont plus...
01:03:03 Comment dire ? Plus pour une forme de dictature,
01:03:06 avec l'instauration, en vue d'un comité de salut public,
01:03:10 etc., contre lequel certains, d'ailleurs, proudhoniens,
01:03:14 vont s'insurger en disant qu'il ne faut surtout pas
01:03:17 reconduire une forme de dictature.
01:03:20 Donc, on a cette ambivalence,
01:03:24 cet essai, en tout cas, politique,
01:03:27 qui va être, en effet, largement inspiré
01:03:30 d'un esprit proudhonien,
01:03:33 à tel point, d'ailleurs, que ses ennemis de l'époque,
01:03:37 déjà, qui se dessinent, qui vont être les marxistes,
01:03:41 donc, à l'époque, il y a Marx qui va écrire sur la Commune,
01:03:44 puis Engels, etc. -On a déjà assisté
01:03:46 à la rupture entre Proudhon et Marx,
01:03:49 en 1846. -Il y a déjà eu une rupture,
01:03:51 exactement, mais qui va être confirmée, là,
01:03:54 aussi, par l'épisode de la Commune de Paris,
01:03:56 à tel point même qu'Engels va dire
01:03:59 "la fin de la Commune de Paris sonne le glas du proudhonisme".
01:04:03 Donc, en quelque sorte, ça va être la victoire
01:04:05 des idées allemandes, du socialisme dit autoritaire,
01:04:09 contre le socialisme libertaire
01:04:11 qui aurait failli avec le massacre de la Commune de Paris,
01:04:15 en quelque sorte.
01:04:17 -Alors, Proudhon, il aura fait école
01:04:19 au sein, notamment, du Parti socialiste,
01:04:22 anciennement, SFIO,
01:04:23 et puis, le Parti socialiste de François Mitterrand.
01:04:27 Jaurès voulait s'inspirer, en partie,
01:04:29 de la doctrine Proudhon.
01:04:34 -Ca renvoie plus, du coup, à l'histoire du socialisme
01:04:37 et un peu de l'anarchisme aussi,
01:04:39 puisqu'un certain nombre de fondateurs
01:04:41 ou de grands animateurs du mouvement socialiste
01:04:44 à la fin du 19e siècle sont d'inspiration proudhonienne.
01:04:47 C'est l'histoire d'une longue conversion,
01:04:50 Marxisme en Paul Brousse et quelques autres,
01:04:53 même Jules Guet, qui est passé par le mouvement libertaire,
01:04:56 c'est une longue conversion,
01:04:58 et ils semblent aboutir à une vision d'échec
01:05:02 des théories libertaires.
01:05:04 Ils se rendent compte que, pour eux, ça ne marche pas,
01:05:07 et donc, ils évoluent vers des formes de politique
01:05:12 qui ne sont pas en phase avec l'anarchisme.
01:05:15 Ils vont commencer à se présenter aux élections,
01:05:18 ce qui, pour les libertaires, est totalement incongru.
01:05:21 Donc, vous avez cette évolution lente,
01:05:23 mais qui renvoie plus à l'histoire du socialisme français
01:05:27 que à l'histoire de l'anarchisme,
01:05:28 même si les deux peuvent être enchevêtrés.
01:05:31 Effectivement, tout au long de la fin du 19e siècle
01:05:34 et du début du 20e siècle, vous avez des formes de rapprochement.
01:05:38 On peut prendre une autre figure, Léon Blum.
01:05:40 Il participe, dans son jeune temps, à la Revue Blanche,
01:05:43 où on retrouve le premier dréfusard anarchiste,
01:05:46 Bernard Lazar,
01:05:47 où on retrouve Félix Fénéon, un artiste anarchiste,
01:05:50 donc, il y a une porosité qui existe,
01:05:53 très forte entre les deux.
01:05:54 -On pourrait même poursuivre jusqu'au PSU de Michel Rocard
01:05:58 et la deuxième gauche,
01:05:59 notamment sur l'idée de l'autogestion,
01:06:01 qui a été une ligne forte de cette deuxième gauche française.
01:06:05 -Même si l'idée de l'autogestion,
01:06:07 c'est un modèle qui vient de la Yougoslavie,
01:06:09 qui est adaptée par la CFDT,
01:06:11 qui est en voie de déchristianisation
01:06:13 à ce moment-là,
01:06:15 la question de l'autogestion mériterait même un débat,
01:06:18 puisque c'était des usines en Yougoslavie
01:06:20 qui étaient quand même...
01:06:22 Qui restaient sous contrôle du PC Yougoslav.
01:06:25 Les Français ont fait des visites là-bas
01:06:27 et se sont rendus compte qu'il était possible
01:06:29 d'en extraire un modèle.
01:06:31 Les libertaires, à ce moment-là, préfèrent l'idée
01:06:34 de gestion directe de l'entreprise par l'ensemble des ouvriers.
01:06:37 Donc, il y a deux modèles qui sont proches,
01:06:40 où on a effectivement des idées communes,
01:06:42 mais en même temps avec des séparations qui existent,
01:06:46 qui font qu'on a quand même deux arbres différents
01:06:49 dont les feuilles peuvent s'entremêler.
01:06:52 La commune, terrain expérimental...
01:06:56 -Pourtant, une rupture très forte
01:06:58 entre les marxistes et les anarchistes,
01:07:00 qui va durer jusque dans les années, on pourrait dire, 1960.
01:07:04 Là, il va apparaître des personnages clés.
01:07:06 Dans les années 1950, Georges Fontenys,
01:07:09 dans les années 1960, Daniel Guérin,
01:07:12 qui vont oser faire ce que les anarchistes
01:07:14 n'avaient pas fait pendant près d'un siècle,
01:07:17 c'est-à-dire oser une synthèse entre le marxisme et l'anarchisme.
01:07:21 Et là, il faut bien imaginer que de 1871, en gros,
01:07:25 jusqu'en 1965, à peu près,
01:07:28 les anarchistes sont des ennemis mortels du marxisme
01:07:31 et des ennemis mortels du bolchevisme, du léninisme.
01:07:34 Il va y avoir, à partir de Daniel Guérin,
01:07:37 un nouveau courant qui va apparaître.
01:07:39 Là, il faut insister sur un personnage clé,
01:07:41 qui n'est pas Proudhon, qui est Michel Bakounine.
01:07:44 Il est l'inventeur du communisme libertaire.
01:07:48 C'est une branche de l'anarchisme qui reconnaît la lutte des classes
01:07:52 et qui diverge d'avec Marx, principalement, sur le processus.
01:07:55 Marx a théorisé tout un processus scientifique
01:07:58 pour aller vers la Révolution, alors que Bakounine dit
01:08:01 qu'il faut allumer l'incendie, ça va se déclencher,
01:08:04 et le prolétariat va prendre les armes et le pouvoir
01:08:07 et instaurer une société fédérale horizontale.
01:08:10 A partir de là, les lignes vont bouger,
01:08:12 parce qu'il y a toute une nouvelle génération qui va dire
01:08:15 que, finalement, Marx-Bakounine, on peut faire la synthèse des deux,
01:08:19 et ça va donner lieu à toute une effervescence.
01:08:22 Daniel Cohn-Bendit fait partie d'un groupe qui s'appelle Noir et Rouge.
01:08:26 C'est un groupe, comme son nom l'indique,
01:08:28 qui fait allusion au drapeau du communisme libertaire
01:08:31 qui promenait de l'Espagne républicaine,
01:08:33 mais c'est l'idée de faire la synthèse
01:08:36 entre le drapeau rouge du communisme et le drapeau noir de l'anarchisme.
01:08:40 -On va redire un mot de Daniel Cohn-Bendit.
01:08:43 Il a été question dans ce troisième volet
01:08:45 de cette fresque historique que nous venons de voir à l'instant,
01:08:49 "Retour à l'instant sur la guerre d'Espagne".
01:08:52 Elle est également évoquée dans ce documentaire,
01:08:55 car les anarchistes y prendront toute leur place.
01:08:57 -Oui, alors, l'épisode de la guerre civile espagnole, en effet,
01:09:01 est fondamental, central.
01:09:03 C'est sans doute l'épisode le plus important
01:09:05 dans l'histoire anarchiste,
01:09:07 puisqu'il faut bien avoir en tête
01:09:09 qu'après la Révolution russe,
01:09:13 le Parti communiste espagnol ne s'aligne pas sur le Kremlin,
01:09:17 et c'est un des rares en Europe.
01:09:19 Et du coup, les marxistes, les communistes,
01:09:23 ne vont pas du tout prendre corps en Espagne.
01:09:27 Et ça va être principalement, en réalité, les anarchistes.
01:09:30 Donc, dans le milieu des années 30,
01:09:34 on a plus d'un million d'adhérents
01:09:37 à la fédération anarchiste ibérique
01:09:39 et à peu près autant
01:09:41 pour la Confédération nationale du Travail,
01:09:43 ce qui est une force colossale.
01:09:46 Et donc, au coup d'Etat de Franco,
01:09:50 en 1936,
01:09:52 il commence à y avoir des affrontements très violents,
01:09:55 il va y avoir aussi une insurrection des anarchistes,
01:09:58 qui ont... Il y a toute une polémique, d'ailleurs,
01:10:01 car ils ont voté pour le Front populaire,
01:10:04 qui leur a promis de libérer les prisonniers politiques.
01:10:07 -Ils avaient appelé à voter, les libertaires espagnols.
01:10:10 -On va retrouver certains ministres anarchistes
01:10:13 au gouvernement, même, etc.,
01:10:15 mais il va y avoir un soulèvement
01:10:17 dans beaucoup de régions en Espagne,
01:10:19 principalement en Catalogne, dans les Asturies, etc.,
01:10:22 avec plusieurs collectivités qui vont fonctionner
01:10:25 selon les principes anarchistes.
01:10:27 Alors, ils vont les voter au début de la guerre civile
01:10:30 pour fonctionner selon les principes
01:10:33 de l'anarcho-communisme,
01:10:35 c'est-à-dire de chacun selon ses capacités,
01:10:37 chacun selon ses besoins,
01:10:39 selon les théories de Kropotkine, notamment,
01:10:42 mais ça va avoir une...
01:10:43 Ca va être un flot immense de pratiques anarchistes,
01:10:47 et on retrouve même à Barcelone
01:10:49 des drapeaux noirs et rouges, des drapeaux noirs dans la rue,
01:10:53 avec un engouement extrême,
01:10:56 on parle du bref été de l'anarchie...
01:10:59 -Ca va se terminer très mal pour les anarchistes espagnols,
01:11:03 car les communistes espagnols, eux,
01:11:05 leur font payer très cher...
01:11:08 -Oui, alors... -Leur engagement dans ce conflit.
01:11:10 -Ce qui s'est passé sur l'Espagne,
01:11:12 c'est que les communistes espagnols,
01:11:14 minoritaires au début de la guerre civile,
01:11:17 vont bénéficier de l'appui militaire
01:11:19 et des conseillers soviétiques
01:11:21 qui vont progressivement infiltrer l'appareil d'Etat
01:11:24 et l'appareil répressif de l'Etat républicain
01:11:28 et vont, au fur et à mesure,
01:11:29 prendre le contrôle de l'ensemble des structures étatiques
01:11:33 et utiliser ces structures étatiques pour réprimer...
01:11:36 Il y a un petit groupe communiste dissident
01:11:38 qui s'appelle le Parti ouvrier d'unification marxiste,
01:11:41 dont le leader André Snin sera assassiné,
01:11:44 et pour réprimer un certain nombre d'anarchistes
01:11:47 avec deux figures particulièrement connues,
01:11:49 qui sont les anarchistes italiens Camillo Bernieri
01:11:52 et Carmillo Berberi,
01:11:55 qui vont être assassinés par le CIM,
01:11:57 le service militaire d'investigation.
01:11:59 -Ca sera vécu comme un sévère échec.
01:12:01 -Et pour les anarchistes,
01:12:03 alors que la guerre civile espagnole
01:12:05 a été un espoir d'une révolution sociale
01:12:07 à la fois paysanne et ouvrière,
01:12:09 puisque toutes les usines de la Catalogne
01:12:12 et d'une partie de l'Espagne étaient occupées
01:12:15 et fonctionnaient plus ou moins
01:12:17 selon les principes libertaires,
01:12:19 effectivement, ça va être une désillusion absolue
01:12:22 pour les libertaires espagnols et du monde entier,
01:12:25 qui vont voir le deuxième échec,
01:12:27 après l'échec de ce qui avait pu exister en Russie
01:12:30 avec Nestor Makhno et la commune de Kronstadt, notamment.
01:12:34 Ils vont voir le deuxième échec de l'anarchisme
01:12:37 en voyant que l'utopie pratique
01:12:39 qui était mise en oeuvre, finalement,
01:12:41 a été détruite,
01:12:44 pas uniquement par les troupes de Staline,
01:12:46 mais aussi par Franco, qui gagne la guerre civile espagnole.
01:12:50 -Avec d'énormes divisions dans le mouvement anarchiste.
01:12:53 Beaucoup d'anarchistes ne comprennent pas
01:12:56 qu'il puisse y avoir des ministres anarchistes.
01:12:58 Il va y avoir une scission très grave
01:13:01 entre la FAI, la Fédération anarchiste ibérique,
01:13:04 et la CNT, qui a envoyé des ministres au gouvernement.
01:13:07 C'est un vrai débat. C'est le problème de l'anarchisme.
01:13:10 Est-ce qu'on peut participer à un gouvernement
01:13:12 si on est anarchiste ? Non.
01:13:14 -Vous faisiez référence à 68 et le documentaire
01:13:17 que nous avons vu, ce troisième volet de cette fresque,
01:13:20 il fait référence. Daniel Kohn-Bendit était un anarchiste.
01:13:23 Georges Marchais l'appelait l'anarchiste allemand.
01:13:26 -Il n'y avait pas que Daniel Kohn-Bendit.
01:13:28 Il était entouré de tout un groupe d'anarchistes.
01:13:31 -Les 68, ce sont des libertaires qui ont allumé l'incendie,
01:13:35 mais ce sont des groupes gauchistes-léninistes,
01:13:37 on pourrait dire trotskistes et maoïstes,
01:13:40 qui ont récupéré le phénomène.
01:13:42 Au départ, vous avez Daniel Kohn-Bendit,
01:13:44 vous avez aussi Jean-Pierre Duteuil,
01:13:47 qui est un des fondateurs du mouvement du 22 mars.
01:13:49 Et puis, il y a tout un groupe dont le documentaire
01:13:52 ne parle pas, ou très peu, et c'est bien dommage,
01:13:55 c'est les situationnistes, qui jouent le rôle
01:13:58 d'un mouvement fondamental de réflexion.
01:14:00 Ils annoncent "mai 68", ils pensent "mai 68",
01:14:04 les slogans qui sont peints sur les murs de Paris,
01:14:07 et d'ailleurs, "vivre sans temps mort",
01:14:09 "jouir sans entreuve", sont des slogans situationnistes,
01:14:12 et tous ces gens-là, et René Riezel,
01:14:15 le groupe des Enragés de Nanterre,
01:14:17 ce sont ceux qui vont allumer l'incendie de mai 68.
01:14:20 Les groupes très organisés, qui font du pratique le noyautage,
01:14:23 maoïstes et trotskistes, vont récupérer le mouvement,
01:14:27 de sorte que Cohn-Bendit va être tout seul
01:14:29 à gesticuler avec talent, et puis les autres vont être
01:14:32 mis de côté, mis sous le boisseau, oubliés,
01:14:35 et cette "révolution" va leur échapper.
01:14:39 -Sur 68, il faut rajouter deux ou trois autres choses
01:14:42 dans les origines de 68.
01:14:43 -Parce que dans ce documentaire que nous allons voir,
01:14:46 vous êtes d'accord avec la lecture qui en est faite
01:14:49 par Tancrede Ramonet ?
01:14:51 -Peut-être... -Va profiter-en rapidement.
01:14:53 -Les deux points sur lesquels je voulais approfondir,
01:14:56 c'est la culture culturelle.
01:14:58 Tout à l'heure, Christophe évoquait Léo Ferry,
01:15:01 détail tout à fait anecdotique, mais la chanson "Les anarchistes",
01:15:04 dont la phrase "Y en a pas un sur cent",
01:15:07 est chantée pour la première fois le 10 mai 1968,
01:15:10 à la mutualité, avant qu'un certain nombre de participants
01:15:13 au concert aillent participer à la nuit des barricades.
01:15:16 Léo Ferry diffuse un certain nombre de chansons sur les radios,
01:15:20 y compris sur les radios nationales,
01:15:22 et il y a eu une autre figure centrale
01:15:24 dans la culture culturelle, c'est Georges Brassens,
01:15:27 qui, je le rappelle, a été permanent du Libertaire
01:15:30 en 1945-1946, 1947 même, et qui a des textes
01:15:33 qui continuent à être nourris d'une pensée libertaire.
01:15:37 Et cette diffusion, tout à fait informelle,
01:15:40 tout à fait... qui passe inaperçue,
01:15:42 finalement, a beaucoup compté dans cette génération de 68.
01:15:45 On a eu les groupes d'extrême-gauche,
01:15:47 maoïste, rotskiste, tous les groupes
01:15:50 qui se réclament de l'héninisme,
01:15:52 mais il y a l'autre aspect de mes 68,
01:15:54 qui est justement tout cet aspect sociétal.
01:15:57 On revient un peu à ce qu'on disait au début de l'émission,
01:16:00 à savoir le féminisme, la révolution sexuelle,
01:16:04 ou la découverte de l'homosexualité,
01:16:06 ces combats sociétaux, l'écologie aussi,
01:16:10 qui, dans les années 70, sont portés à la fois,
01:16:13 ou récupérés à la fois par un certain nombre de groupes,
01:16:16 mais sont aussi portés par tout ce qu'on appelle
01:16:19 les 68 arts désirants, qui vont être,
01:16:21 sans être forcément anarchistes encartés,
01:16:24 mais qui vont porter ces idées libertaires.
01:16:26 Finalement, il y a un triomphe, entre guillemets,
01:16:29 des idées libertaires dans la presse 68
01:16:31 sans que, effectivement, les libertaires,
01:16:34 en tant que telles, n'en tirent bénéfice.
01:16:36 -La propagande, par le fait... C'est un mode opératoire,
01:16:40 je sais pas comment on peut appeler les choses
01:16:42 qui étaient aussi citées dans le documentaire.
01:16:45 Il se traduit par l'action armée,
01:16:48 ce qu'on appellerait aussi le terrorisme,
01:16:51 et il se rapporte à une période de l'histoire de l'anarchisme.
01:16:55 On pourrait dire que ça va entre 1880
01:16:58 au début du XXe, mais alors, il y a beaucoup de victimes
01:17:02 de cette lutte armée mise en oeuvre par les anarchistes.
01:17:05 Je vais en citer quelques-uns.
01:17:06 Assassinat de l'empereur Alexandre II en Russie,
01:17:09 attentat contre la demeure du conseiller Benoît,
01:17:12 président de cour d'assise en France,
01:17:14 attentat contre la Chambre des députés
01:17:17 organisée par Auguste Vaillant,
01:17:19 et d'ailleurs les lois scélérates,
01:17:21 les fameuses lois scélérates votées peu de temps après.
01:17:24 Assassinat du président de la République française,
01:17:27 Sadi Carnot, bien sûr, ça, c'était en 1894.
01:17:29 Assassinat du président du Conseil espagnol,
01:17:32 qui lui-même avait fait assassiner des anarchistes à Barcelone.
01:17:36 Assassinat de l'impéreur Astrid Sissi en Autriche.
01:17:39 Assassinat du roi d'Italie, Umberto Ier.
01:17:42 Et enfin, en 1901,
01:17:43 assassinat du président des Etats-Unis d'Amérique,
01:17:46 William McKinley,
01:17:48 par un anarchiste nommé Léon Goldkose.
01:17:52 Là, c'est une période sombre,
01:17:53 et c'est la lutte armée qui prévaut dans les rangs anarchistes
01:17:57 au nom de cette fameuse propagande par le fait.
01:17:59 On en a fini avec cette période, on associe, peut-être à tort,
01:18:03 souvent anarchisme et violence. -Complètement.
01:18:06 -Anarchisme et lutte armée. -Il y a quand même
01:18:08 un exemple relativement récent, dans les années 1970,
01:18:11 c'est le groupe Action Directe.
01:18:13 Jean-Marc Rouillant, le fondateur du groupe,
01:18:16 s'est toujours réclamé du communisme libertaire.
01:18:19 Il s'inscrit dans une tradition de propagande par le fait
01:18:22 ou, on pourrait dire, d'insurrectionnalisme,
01:18:24 pour reprendre une autre formule qu'on doit à Kropotkine.
01:18:28 Il y a quand même une tradition.
01:18:29 Certes, aujourd'hui, on n'assassine plus personne,
01:18:32 les anarchistes, ceux qui militent...
01:18:35 -Mais on a assassiné personne
01:18:36 entre cette période du début du XXe et Action Directe
01:18:40 du côté anarchiste ?
01:18:41 -Je pense qu'il faut bien resituer aussi historiquement la période,
01:18:45 parce que là, on est entre, en gros, 1880
01:18:48 et le tout début du XXe siècle.
01:18:50 En réalité, on est plus sur une quinzaine d'années
01:18:53 très intenses, et ça fait suite à quoi ?
01:18:56 C'est ce dont on parlait auparavant,
01:18:58 c'est le massacre de la commune de Paris.
01:19:00 Il y a tout le mouvement socialiste qui a été décimé,
01:19:03 envoyé en Nouvelle-Calédonie,
01:19:05 et cetera, dont Louise Michel, bon...
01:19:09 Et il y a un sentiment de désespoir
01:19:13 qui va régner chez beaucoup de militants.
01:19:15 -Est-ce que la lutte armée a fait partie
01:19:17 de la panoplie anarchiste durant le XXe siècle ?
01:19:20 -C'est un courant. -C'est un courant.
01:19:22 -Un courant parmi d'autres. -Nous sommes dans les années 70-80.
01:19:26 -C'est assez compliqué,
01:19:27 parce que c'est quelques individualités
01:19:30 qui ont décidé de passer à l'action violente
01:19:32 contre des personnes.
01:19:34 Après, vous avez dans le courant anarchiste
01:19:36 une dimension qui est violente,
01:19:38 qui est de dire qu'on fera la révolution,
01:19:41 et la révolution sera violente.
01:19:43 Et vous avez d'autres militants
01:19:44 qui ne voulaient pas se déclarer de leur compagnon de lutte,
01:19:48 mais qui n'étaient pas d'accord.
01:19:50 Au moment des grands procès de la période de la propagande
01:19:53 par le fait, les militants qui n'étaient pas d'accord
01:19:56 disaient qu'ils ne disaient rien
01:19:58 pour ne pas condamner les modalités d'action,
01:20:01 même si eux, en interne, disaient que ça ne sert à rien,
01:20:04 que ça va juste entraîner une augmentation de la répression,
01:20:07 et ce n'est pas comme ça qu'on arrivera
01:20:10 à faire triompher nos idées.
01:20:12 -Mais on ne trouve d'anarchistes
01:20:14 ni du côté des Brigades Rouges dans les années 70,
01:20:17 ni de la Bande Abadère,
01:20:18 parce que c'est dans toutes les mémoires.
01:20:21 -Les Brigades Rouges comme la Bande Abadère
01:20:23 se réclament explicitement du modèle léniniste.
01:20:26 Même dans l'action directe, il y a les deux courants
01:20:29 qui cohabitent.
01:20:30 Quand on prend le vocabulaire d'action directe,
01:20:33 c'est plus proche, souvent, du marxist-léninisme
01:20:36 ou d'un rhétorique marxist-léniniste.
01:20:38 -L'action directe est l'héritier de l'autonomie
01:20:41 des premiers mouvements autonomes des années 1970.
01:20:44 C'est une autre époque et s'inspire de l'autonomie italienne
01:20:48 qui, elle, passait à la lutte armée dans cette période-là.
01:20:51 -Donc on a toujours eu
01:20:53 cette tentation de la violence,
01:20:56 mais dans la majeure partie des cas,
01:20:58 la tentation de la violence
01:21:00 devait être une violence collective,
01:21:02 théorisée comme une violence collective
01:21:05 devant amener au renversement de la société.
01:21:07 C'est l'héritage bakouninien,
01:21:09 ce qui était à la fin du documentaire.
01:21:12 On ne fait pas de révolution sans violence.
01:21:14 Mais vous avez d'autres courants qui existent également
01:21:17 et qui disent qu'on ne va pas faire comme ça,
01:21:20 on va se regrouper dans des petites communautés
01:21:23 pour essayer d'instituer, de diffuser un contre-candale
01:21:26 de type individualiste.
01:21:27 Ou alors, troisième hypothèse,
01:21:29 deux autres éléments importants versés au départ,
01:21:32 qui vont dire qu'on va transformer la société
01:21:35 par le mouvement syndical.
01:21:36 Et un dernier paradoxe, en pleine affaire Dreyfus,
01:21:39 les premiers à faire le service d'ordre
01:21:42 du futur président de la République,
01:21:44 ce sont des militants libertaires
01:21:46 qui sont dernières, Bernard Lazare,
01:21:48 en disant, attention, les libertés...
01:21:50 Il vient d'avoir les lois scélérates.
01:21:53 Les libertés publiques sont menacées,
01:21:55 il vaut mieux défendre les libertés bourgeoises
01:21:58 que de se retrouver avec des facsus au pouvoir.
01:22:01 C'est ces multiples ambiguïtés de l'anarchisme,
01:22:04 ou des anarchistes, plutôt,
01:22:06 qui font que c'est toujours un mouvement compliqué à lire.
01:22:09 -C'est pluriel. -On ne peut pas le rentrer
01:22:11 dans une case... -Il faut éviter, évidemment,
01:22:14 toute stigmatisation à l'avance. -On l'a bien compris.
01:22:17 -Il y avait un courant très intéressant
01:22:19 il y a quelques années, qui s'appelait "Anarchisme et non-violence".
01:22:23 Des anarchistes grandistes ont publié une revue
01:22:26 qui est devenue un site web.
01:22:27 Dans le film qu'on vient de voir,
01:22:30 il fait allusion à plusieurs expériences de lutte armée,
01:22:33 comme la "Hungry Brigade" ou les "Two Pamaros".
01:22:35 Donc, le film reconnaît l'existence
01:22:39 de cette sensibilité insurrectionnaliste
01:22:42 qui cohabite avec d'autres.
01:22:44 -Dernière question, et on se retrouvera ensuite
01:22:47 pour commenter le dernier volet de cette série.
01:22:50 Il est beaucoup question de social anarchie
01:22:52 dans ce documentaire.
01:22:55 Il existe une anarchie de droite, j'imagine.
01:22:58 Peut-on l'appeler l'anarchie individualiste ?
01:23:01 Il n'en est pas question dans ce film.
01:23:03 Pourtant, elle existe, cette anarchie de droite.
01:23:06 Qui sont les anarchistes de droite ?
01:23:08 -Il y a plusieurs courants anarchistes de droite.
01:23:11 En fait, cet anarchisme de droite,
01:23:13 il provient de cette imprécision sémantique du terme anarchiste
01:23:17 qui fait que beaucoup disent "je suis un peu anard".
01:23:20 Vous avez un premier anarchisme de droite
01:23:22 qui est apparu au XXe siècle,
01:23:24 qui s'incarnait dans des gens comme Michel Audiard,
01:23:27 qui a une sorte d'anarchisme de comptoir,
01:23:30 de bistrot, de ronchon, un anarchisme culturel un peu réac.
01:23:33 "On est contre toutes les lois, on est contre tout."
01:23:36 Mais enfin, c'est dépasser pas les propos de comptoir.
01:23:39 -Céline se revendique libertaire. -Oui, bien sûr.
01:23:42 Des gens avaient des passés parfois troubles, comme Céline.
01:23:45 C'était des brefs de comptoir.
01:23:47 Vous avez un courant qui venait des Etats-Unis,
01:23:50 qui est apparu dans les années 1960-70,
01:23:53 qui était un courant anarcho-capitaliste
01:23:56 qui allait au bout de l'idée que l'anarchisme,
01:23:59 c'est la fin de l'Etat, en disant que les libéraux,
01:24:01 on est pour la fin de tout Etat et pour le libéralisme extrême.
01:24:05 Ces anarcho-capitalistes défendent encore aujourd'hui
01:24:09 une société de western, si vous voulez,
01:24:11 de western américain. -Ce sont les ultralibéraux.
01:24:14 -Elon Musk, Jeff Bezos,
01:24:16 tous les grands tycoons de la Silicon Valley.
01:24:18 -On est à l'opposé de ce que vous nous décriviez
01:24:21 au début de cette émission. -Vous avez une troisième catégorie
01:24:25 d'anarchistes individualistes.
01:24:27 Il y a des anarchistes individualistes
01:24:29 qui ne veulent pas opprimer les autres,
01:24:32 qui pensent qu'ils ont le droit d'avoir leur royaume,
01:24:35 l'unique et sa propriété, disait Stirner.
01:24:37 Mais vous avez aussi des anarchistes individualistes
01:24:40 qui considèrent qu'il faut défendre la vertu de l'égoïsme
01:24:44 et qu'ils n'en ont rien à foutre des autres
01:24:46 et qu'ils sont pour une société d'aristocratie libertaire
01:24:50 qui fait qu'ils se relient à l'extrême droite.
01:24:53 -On reparlera peut-être de cet anarchisme de droite,
01:24:55 à la suite de la diffusion du quatrième et dernier volet
01:24:58 de cette série "Ni Dieu ni Maître, une histoire de l'anarchisme",
01:25:02 qu'a signée Tancrede Ramonet.
01:25:04 Vous serez d'ailleurs ici, sur ce même plateau de DébatDoc,
01:25:07 à la suite de la diffusion de ce dernier volet
01:25:10 de cette fresque historique consacrée à l'anarchisme.
01:25:13 Vos réactions, pour l'instant,
01:25:15 ce sera sur #DébatDoc, sur Twitter.
01:25:17 Merci à Selma Salihé qui m'a aidé à préparer cette émission.
01:25:20 Rendez-vous pour un prochain DébatDoc,
01:25:23 avec son documentaire et son débat. A bientôt.
01:25:25 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
01:25:27 Générique
01:25:29 ...
01:25:41 [SILENCE]

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