Lutte sénégalaise : à qui profite le business ?

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00:00 Juillet 2019, à Peking, près de Dakar.
00:04 Dans l'immense arène nationale, la tension est palpable.
00:08 20 000 personnes assistent à un combat de lutte sénégalaise,
00:11 qui s'annonce légendaire.
00:14 Ce soir, cet homme, Moussen, surnommé le roi des arènes,
00:21 met en jeu son titre, obtenu un an auparavant.
00:24 Les deux colosses engagent le combat avec méfiance.
00:29 Ils s'observent.
00:30 Au bout d'une minute et 45 secondes,
00:34 le tenant du titre s'approche de son adversaire.
00:37 Il amorce une attaque,
00:43 mais subit une réplique fulgurante.
00:46 Il s'effondre, KO, sans avoir pu placer un seul coup.
00:49 Pourtant, ce soir-là, malgré l'humiliation,
00:57 Moussen ne part pas totalement perdant.
01:00 Pour à peine deux minutes de combat,
01:02 il touche un lot de consolation de 150 millions de francs CFA.
01:06 208 années de travail pour un Sénégalais au salaire moyen.
01:10 Le vainqueur, Modulo,
01:14 empoche lui la somme de 100 millions de francs CFA.
01:17 Ces dernières années,
01:19 plusieurs autres stars de la lutte ont réussi à négocier des cachets similaires.
01:23 Des sommes faramineuses,
01:26 alors que l'immense majorité des pratiquants
01:29 ont du mal à financer leurs entraînements.
01:32 Pratiqués traditionnellement à la fin des récoltes,
01:35 ce sport de combat est devenu dans les années 2000
01:38 un business enrichissant une élite.
01:41 Alors les stars de la lutte sont-elles trop payées ?
01:44 Le Monde Afrique a enquêté.
01:47 Mbao, petite commune de bord de mer à proximité de Dakar.
01:54 C'est ici qu'Ibrahima Dion s'est installé en 2012.
01:58 Ici c'est plus calme, c'est pour ça que j'ai choisi cet endroit.
02:01 Depuis 20 ans, tous les Sénégalais le connaissent
02:04 sous le nom de Gris Bordeaux.
02:07 C'est un trophée. C'était mon combat contre Tyson.
02:10 C'était un combat très dur.
02:13 Gris Bordeaux fait partie aujourd'hui de l'élite des lutteurs,
02:22 ce qu'on appelle les ténors.
02:25 Pour un seul combat, il peut gagner 200 millions de francs CFA,
02:29 près de 305 000 euros.
02:32 La lutte est une discipline aussi populaire que le football au Sénégal.
02:37 Elle crée des stars qui remplissent stades et arènes.
02:41 Idole des jeunes, coqueluche des hommes politiques.
02:49 Des têtes d'affiches, prisées des sponsors.
02:52 Assurance, entreprises du BTP, de l'agroalimentaire,
02:55 opérateurs téléphoniques, prêts à payer très cher
02:58 pour profiter de leur image.
03:01 À cela s'est ajouté en 2018 le Pay Per View,
03:04 un système payant de diffusion de combats en ligne,
03:07 très lucratif.
03:10 Il capte la diaspora et peut rapporter jusqu'à 100 millions
03:13 de francs CFA lors de grosses affiches.
03:17 Alors depuis les années 70, les cachets sont en constante augmentation.
03:21 En 1975, Mbaye Gueye a été le premier à demander
03:26 un million de francs CFA.
03:29 Puis dans les années 90, Mohamed Ndao, dit Tyson,
03:32 a fait de la lutte un business,
03:35 une activité symbole de réussite sociale et financière.
03:38 120 millions de francs CFA officiellement pour votre combat
03:43 contre Gris de Bordeaux.
03:46 C'est l'un des plus grands experts de l'histoire de la lutte au Sénégal.
03:49 On en est très fiers.
03:52 En 2019, malgré sa défaite, le roi des arènes,
03:55 Homme Sen, avait donc touché 150 millions de francs CFA.
03:58 Admiré et érigé au rang de demi-dieu,
04:03 ces stars aux cachets mirobolants s'attirent pourtant
04:06 de nombreuses critiques dans le monde de la lutte.
04:09 Nous sommes dans une société où effectivement
04:12 le revenu moyen est très faible.
04:15 Et que des stars puissent, dans l'espace de combat,
04:18 gagner des millions d'euros, oui c'est critiqué.
04:21 Critiques venues aussi des promoteurs,
04:25 chargés d'organiser les combats,
04:28 qui peinent de plus en plus à rassembler les sommes exigées.
04:31 Ce n'est plus possible, c'est suicidaire.
04:34 Les lutteurs doivent arrêter d'exiger des promoteurs
04:37 des cachets de 80 ou 100 millions de francs CFA.
04:40 Certains promoteurs ont été obligés de vendre leur maison.
04:44 Critiques enfin d'une majorité de lutteurs
04:47 qui ont parfois du mal à vivre de leurs passions.
04:50 À Rufisque, Gorghi étudiant est un habitué de ce gymnase.
04:55 Il appartient à la catégorie Espoir,
04:58 une catégorie de lutteurs professionnels
05:01 qui visent le statut de ténor.
05:04 Il s'entraîne 3 heures par jour, finance lui-même son coach
05:07 et son inscription à la salle.
05:10 En 7 ans d'expérience, ce lutteur a participé
05:13 à des compétitions qui lui ont payé quelques centaines,
05:16 voire milliers d'euros.
05:19 Gorghi étudiant rêve de pouvoir faire plus d'affiches,
05:37 mais les places sont chères.
05:40 Il y a plus de 300 licenciés enregistrés
05:43 au Comité national de gestion de la lutte.
05:46 Seule une trentaine vit vraiment de ce sport.
05:49 Et la situation évolue très lentement.
05:52 Car les ténors sont moins d'une dizaine de lutteurs
05:55 et peuvent parfois occuper la scène plus de 20 ans.
05:58 L'âge officiel de la retraite est en effet fixé à 45 ans.
06:01 Confrontés à ces critiques,
06:06 les ténors et leur entourage défendent plusieurs arguments.
06:09 Selon eux, un train de vie de champion, ça se paye.
06:12 Staff pour assurer sa sécurité,
06:15 entraînement, régime alimentaire, offrandes au Marabout,
06:18 sessions d'avant-combat à l'étranger.
06:22 Moi j'ai l'habitude de me préparer,
06:25 de faire ma préparation physique au niveau de l'Espagne,
06:28 dans les îles de Canaries.
06:31 Et les dépenses sont très lourdes.
06:34 Il faut avoir la place quelque part où tu es tout seul.
06:37 J'ai fait 40-45 jours et tu prends l'hôtel,
06:40 tu prends un coach, argent de poche,
06:43 le coût est gigantesque.
06:46 Ensuite, la loi du marché.
06:49 Que serait que le reflet de cette valeur ?
06:52 Comme dans tout sport aujourd'hui,
06:55 les sponsors vont tout faire pour avoir les lutteurs
06:58 qui ont des notoriétés, qui ont un palmarès.
07:01 Et d'ailleurs, même les amateurs réclament ces combats-là.
07:04 Troisièmement, leurs revenus servent en fait
07:07 à financer tout un écosystème.
07:10 En Afrique de l'Ouest, les sociétés fonctionnent
07:13 selon le principe de la solidarité communautaire.
07:16 Et ce principe est fondamental.
07:19 Les lutteurs, ils le disent eux-mêmes.
07:22 Ils utilisent l'expression "Nimber, Niumayenté Khalis".
07:25 C'est-à-dire que l'argent doit circuler entour de nous quelque part.
07:28 Alors, quand un champion gagne de l'argent,
07:31 c'est toute la communauté qui en profite
07:34 et en particulier les pratiquants de la lutte.
07:37 Dans chaque écolier, il y a des dizaines de lutteurs.
07:40 Si on leur donne l'avance du combat,
07:43 ils gagnent 15% pour l'écolier.
07:46 Le ménager a 10% du cachet.
07:49 C'est le VIP qui fait nourrir l'écolier.
07:52 Enfin, pour les ténors, le sujet est ailleurs.
07:55 Le problème ne serait pas tant qu'ils gagnent beaucoup d'argent,
07:58 mais surtout le fait que les autres lutteurs
08:01 ne reçoivent eux aucune subvention.
08:04 Dans les pays européens, on a des centres de formation structurés.
08:07 Très tôt, on prend le jeûne.
08:10 On ne peut pas avoir ce géré par le club.
08:13 Dans le cadre de la lutte sénégalaise, les écuries, on n'en est pas encore là.
08:16 Depuis les années 90, les acteurs de la lutte
08:19 réclament à l'État sénégalais des investissements dans le secteur.
08:22 Les écoles de formation, les 156 écuries,
08:25 ne reçoivent aucune aide de l'État.
08:28 Elles ne disposent pas de salles de musculation,
08:31 ni de kinésithérapeutes, ni de médecins.
08:34 L'Arène nationale est-elle un cadeau des Chinois en 2018 ?
08:37 Et les petits combats doivent avoir lieu
08:40 dans le stade Ibama Ardiop, un stade de football.
08:43 L'État doit accompagner la lutte.
08:46 L'État a la moyen de faire des championnats chaque année.
08:49 Prendre des structures non privées
08:52 et faire des championnats.
08:55 Mais peu à peu, les choses sont en train de changer.
08:58 Le 9 mai 2023, un premier pas a été fait
09:01 avec un fonds de garantie de 500 millions d'euros.
09:04 Pour sécuriser les promoteurs.
09:07 Et la mise en place d'une mutuelle pour les lutteurs.
09:10 Les réseaux sociaux ont fait émerger de nouvelles figures.
09:13 Et des lutteurs-espoir attirent également les foules.
09:16 Comme ce 6 novembre 2022,
09:19 où pour la première fois,
09:22 un combat opposant papasso et siteux
09:25 faisait arène comble à Peking.
09:28 Pour les promoteurs,
09:31 les combats sont beaucoup moins chers.
09:34 Il y a certaines affiches
09:37 où vous pouvez mettre une centaine de millions.
09:40 Il y en a d'autres où, par exemple,
09:43 avec 100 millions, tu peux organiser 4 à 5 autres journées
09:46 pour les espoirs.
09:49 Moins onéreux et donc parfois plus rentable
09:52 que les combats des ténors.
09:55 Le combat des ténors, ça demande énormément de moyens.
09:58 Il faut juste le strict minimum.
10:01 Et comparé côté affluence,
10:04 côté promotion, ils ont les mêmes résultats.
10:07 Un secteur en évolution aussi
10:10 avec l'arrivée au Sénégal
10:13 des arts martiaux mixtes ou MMA.
10:16 Ces dernières années, les champions ont investi
10:19 ce nouveau terrain de jeu.
10:22 Le premier, avoir franchi le pas, le ténor Ousmane Diah
10:25 a été pris roi des arènes.
10:28 Une opportunité pour les ténors
10:31 qui pourraient en offrir de nouvelles aux acteurs de la lutte sénégalaise.
10:34 (Cris de joie)
10:37 (Musique)
10:40 (Musique)
10:43 (Musique)
10:46 ♪ ♪ ♪

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