PhilO - Élisabeth Badinter - Peut-on Être une Femme sans Être une Mère : Un Débat Essentiel sur la Maternité et l'Identité Féminine. (19 mars

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00:00 Si il fallait vous définir, chère Elisabeth Ballinter, je crois que si vous alliez vous
00:11 définir d'un trait, d'un mot, je dirais que, en tout cas pour moi, vous êtes une
00:14 voix.
00:15 Une voix, c'est-à-dire c'est d'abord un...
00:17 Moi j'aurais dit poêle à gratter.
00:19 Oui, je sais que vous dites, vous dites d'ailleurs, vous avez une très belle formule, vous dites
00:24 à un moment donné, mon métier consiste à gratter le vernis polliné des idées reçues.
00:31 Je trouve que c'est une très belle définition de votre pratique, mais pour moi vous êtes
00:35 d'abord une voix, c'est-à-dire d'abord un timbre.
00:37 Quand je vous entends à la radio, je vous reconnais immédiatement.
00:39 Et cette voix que je reconnais immédiatement est à la fois très chaleureuse, mais aussi
00:43 très ferme, parfois austère et rigoureuse.
00:46 Donc une voix que je reconnais tout de suite.
00:49 Et une voix qui a ce talent de, je dirais, non seulement faire livrer, je dirais, à
00:59 l'opinion publique, sur la place publique, je le disais, des grandes questions, des réflexions,
01:04 mais je dirais une voix aussi au sens de la voix de la conscience.
01:08 C'est-à-dire quand je vous entends, je suis pas toujours d'accord avec vous, mais j'ai
01:11 le sentiment que votre parole, vous ne livrez pas seulement des arguments, des opinions,
01:18 mais il y a quelque chose dans votre parole qui vibre, qui est en quelque sorte le socle
01:24 en dessous de la raison et en dessous des arguments.
01:26 Il y a un socle qui est notre attache à l'humanité.
01:28 Et si je peux être en désaccord avec vous, je sens en tout cas dans cette voix qui compte
01:33 qu'il y a cette attache.
01:34 Et cette attache est rare.
01:35 Souvent le discours est détaché de ce socle.
01:38 Et puis une voix encore, je dirais, au sens tout simplement démocratique et convenu du
01:42 terme, voter, c'est livrer sa voix.
01:46 Eh bien je dirais que vous avez ce talent assez extraordinaire d'exercer votre jugement
01:52 en public.
01:53 Et le fruit de cet exercice, c'est souvent des arguments et des réflexions très mûris,
02:00 mais je dirais que le plus précieux dans cet exercice, dans la manière que vous avez
02:05 d'exercer votre voix publique, c'est d'inciter tout un chacun, tout simplement, à avoir
02:11 la même exigence, c'est-à-dire à, en soi-même, essayer de réfléchir sur telle ou telle
02:15 question, d'y aller plus précisément.
02:17 On en discutait un petit peu avant sur les effets du livre que vous venez de publier,
02:23 donc "Le conflit, la femme, la mère".
02:25 Ce livre suscite des débats, mais tous les jours dans les journaux, chacun y va de sa
02:30 plume pour dire que soit Elisabeth Bannater n'a pas compris, soit elle a mal compris,
02:34 soit elle a mal interprété.
02:35 Mais ce qui veut dire qu'Elisabeth Bannater a incité tout un chacun sur une question
02:40 qui n'était pas à l'ordre du jour à se définir, à prendre position.
02:44 Ça, je crois que c'est assez précieux et c'est un peu ce qui vous singularise.
02:49 Un mot maintenant tout de même sur votre itinéraire intellectuel.
02:53 Vous êtes philosophe, vous êtes spécialiste du XVIIIe siècle, de ce siècle des Lumières,
03:01 d'Hydrault, de Condorcet.
03:02 Vous avez écrit un livre sur Condorcet avec votre mari, Robert Bannater.
03:08 Il dit d'ailleurs de vous, Robert Bannater, je trouve que c'est assez juste, que vous
03:14 pratiquez la révolution en chambre, comme Kant.
03:19 Et lui, le politique, lui l'homme des sénacles et des assemblées, c'est peut-être une manière
03:25 un petit peu machiste de dire que vous vous mettez au foyer, mais je trouve que si la
03:32 révolution peut se faire en chambre, et mieux peut-être que dans les assemblées, c'est
03:35 bien vu.
03:36 Tout ça pour dire que vous êtes aussi, je crois, vous avez été en tout cas maître
03:40 de conférence à Polytechnique.
03:42 Vous avez alterné, vous avez eu deux voies en quelque sorte dans votre réflexion.
03:47 Une voie, je dirais, qui sont des essais d'intervention, comme celui dont on va parler ce soir, d'intervention
03:52 sur le contemporain.
03:53 Des livres qui ont marqué, je pense en particulier en 1980, à "L'amour en plus", qui était
03:58 un essai assez frontal déjà, où vous souteniez que vous reveniez sur l'histoire du sentiment
04:05 maternel pour montrer que ce sentiment avait en réalité une date dans l'histoire.
04:09 Il n'y a pas d'instinct maternel comme vous le montrez dans ce livre, mais on voit très
04:12 bien le moment où le sentiment maternel surgit dans l'histoire.
04:17 Un livre qui vous a aussi valu de nombreuses polémiques.
04:20 Je me souviens d'ailleurs, j'ai revu pour préparer cette soirée, votre invitation
04:25 chez Bernard Pivot pour ce livre, il y a 30 ans, et déjà à ce moment-là, alors que
04:31 ce livre était important, qu'il a continué à s'aimer, il a été traduit dans une
04:35 trentaine de langues, il y avait une jeune sœur Bonnard qui était là pour vous dire
04:39 que vous n'aviez rien compris, que vous n'aviez pas choisi les bonnes sources, que
04:44 vous n'aviez pas été y voir correctement.
04:46 Il y avait "L'amour en plus", il y a eu deux, trois autres essais qui ont vraiment
04:51 marqué sur le contemporain, et c'est l'un et l'autre, sur la recomposition des rapports
04:56 hommes-femmes en 1986.
04:58 En 1992, vous avez publié "XY", un livre important, sur la crise de l'identité
05:05 masculine, la manière dont l'identité masculine s'était entièrement recomposée,
05:12 voire avait vacillé sous le coup justement, de la manière dont la position de la femme
05:16 avait été redéfinie, la condition de la femme s'était redéfinie.
05:18 Dans tous ces essais, votre démarche, je le disais, allait contre le vernis ripolliné
05:26 des idées reçues, allait contre l'idéologie dominante.
05:30 La deuxième veine de votre travail, elle est plus distanciée, elle est dans un travail
05:39 d'histoire, en quelque sorte intellectuelle, sur le XVIIIe siècle, sur la manière dont
05:43 à ce moment-là justement, est en train de naître ce qu'on appelle aujourd'hui l'espace
05:47 public, mais qui est une conquête en réalité toute récente, c'est quand on regarde avec
05:51 le regard de l'histoire, et comment est-ce que les intellectuels ont en quelque sorte
05:56 contribué à la naissance de cet espace public.
05:58 C'est tous vos travaux sur à la fois les stratégies intellectuelles, les passions
06:05 intellectuelles que vous avez menées dans différents ouvrages.
06:09 Pour vous définir, vous dites "je suis une rationaliste", le terme je trouve ne coïncide
06:17 pas tout à fait, vous précisez quand vous dites que vous êtes rationaliste, que ce
06:21 que vous aimez chez les grands rationalistes, les Voltaire, les Diderot, les d'Alembert,
06:26 c'est non seulement leur souci de la rationalité et de l'intelligence, mais aussi leur gaieté.
06:30 Et je trouve que l'esprit de la gaieté et de la raison, j'espère, va présider à
06:39 nos discussions de ce soir.
06:41 Venons-en justement à cette discussion.
06:43 Dans ce livre qui fait événement, "Le conflit, la femme, la mère", je voudrais peut-être
06:49 que vous reveniez, parce que tout le monde n'a pas lu ce livre, reveniez sur le constat
06:54 de départ que vous faites dans ce livre, qui est un constat assez sombre sur le fait
07:01 que depuis 30 ans, nous aurions connu une régression assez fondamentale dans le statut
07:07 et la place de la femme, en particulier du fait de l'aspect central que devrait ou doit
07:13 jouer, selon cette idéologie, la maternité dans l'identité féminine.
07:18 Je voudrais vous demander, si ce n'est pas abusé, de simplement nous livrer dans ce
07:23 constat-là quels sont les éléments, simplement quasi factuels, qui pour vous sont...
07:28 Vous racontez que ce livre est né à un moment donné, vous avez appris que Bernard Kouchner,
07:34 à l'époque ministre de la Santé, avait pris une décision sur le lait.
07:38 Pourquoi est-ce que c'est si concret cette question-là ?
07:42 D'abord, merci de votre présentation qui était très chaleureuse, très excessive.
07:50 Je vous en remercie.
07:53 Oui, le départ de ce livre, c'est effectivement un petit fait vraiment anodin, qui n'a vraiment
08:04 pas fait la une des journaux.
08:06 C'était d'écouter notre ministre de la Santé.
08:10 On est en 1998, j'entends à la radio qu'il vient de signer un décret pour se mettre
08:16 en conformité avec les recommandations de l'OMS, et donc qui sont devenues des directives
08:23 européennes.
08:24 Et ce décret était tout simple.
08:28 C'était que dorénavant, les maternités publiques en France ne pourraient plus donner
08:38 gratuitement des laits en poudre aux mères qui viennent d'accoucher, et qu'elles devraient
08:44 le payer, et que la publicité pour les laits en poudre était interdite dans les maternités
08:49 publiques.
08:50 Et je dois vous dire que ça m'a fait sauter en l'air.
08:54 Et ça m'a fait sauter en l'air parce que je me suis dit, ça c'est une pression pour
08:59 imposer l'allaitement maternel.
09:01 Pression mineure, certes, mais qui est révélateur de quelque chose, d'un changement que je n'ai
09:08 pas vu venir, vraiment.
09:10 Et je me suis dit, mais pourquoi, qu'est-ce qui se passe tout d'un coup ? On est en train
09:15 de nous dire que les laits maternisés ne sont pas aussi bons, que le lait de la mère
09:22 devient un impératif, il faut que j'aille voir ça de plus près.
09:26 Et donc c'est vraiment à ce moment que je me suis dit, après tout, j'ai travaillé
09:32 sur l'histoire du sentiment maternel en France depuis le 17ème siècle, il y a 30 ans, à
09:39 l'époque c'était 28 ans, je vais essayer de faire le point où en est la maternité.
09:46 J'ajoute que cette curiosité a été vraiment accentuée, un peu fouettée on pourrait dire,
09:58 par les témoignages extrêmement nombreux de jeunes femmes autour de moi, de différents
10:05 milieux, qui étaient des jeunes femmes qui travaillaient pour la plupart, comme la plupart
10:12 des jeunes femmes d'ailleurs, et qui me racontaient ce qui se passait quand on était enceinte,
10:21 quand on allait accoucher, les pressions dont elles étaient l'objet, ça devenait de plus
10:27 en plus alertant pour moi, je me dis mais qu'est-ce qui se passe ? Alors ça a commencé, il y
10:33 a une somme de petits signes qu'on était en train de changer de modèle maternel. Jusque-là,
10:42 les femmes faisaient à peu près ce qu'elles voulaient, je ne cache pas du tout qu'à l'inverse
10:49 de ce qui se passe aujourd'hui, il y a 40 ans ou 50 ans, on décourageait les femmes
10:55 d'allaiter, et de ce fait on allait probablement contre le désir de certaines d'allaiter,
11:02 et c'était la mode à l'époque, et c'était les oucas de l'époque, vous devez donner
11:06 le biberon, air fixe, donc c'était tout aussi rigide, on pourrait dire, un modèle
11:12 imposé à des femmes, et puis peu à peu la rigidité s'est arrêtée, et c'est vrai
11:18 qu'on a de plus en plus proposé aux femmes d'allaiter, et puis après ce n'était plus
11:23 une proposition, c'était un devoir moral. Et celles qui ne voulaient pas allaiter, avaient
11:32 une situation très culpabilisée, et culpabilisante, c'est-à-dire que c'est devenu très difficile
11:38 de dire non, parce que les autorités médicales, les infirmières, les sages-femmes, etc.,
11:49 présentaient l'allaitement de telle sorte qu'une femme qui aurait dit non, moi ça m'ennuie,
11:53 je ne veux pas, je ne me sens pas, je ne me sens pas l'envie de faire ça, était donc,
11:58 devenait une mauvaise mère, une mère indigne, une mère égoïste. Donc, c'est, pardon,
12:05 cet, comment dirais-je, cet tricotage d'un nouveau modèle m'a interpellée, j'ai eu
12:12 envie de savoir pourquoi, qu'est-ce qui se passait dans notre société, comment ça se
12:16 fait que l'OMS avait pris fait et cause avec l'UNICEF pour imposer l'allaitement par recommandation,
12:27 puisqu'on ne peut pas imposer par la loi, évidemment, mais par recommandation l'allaitement
12:32 absolument à tous les pays du monde, j'ai senti qu'il se passait quelque chose. Donc,
12:39 après j'ai été voir, qu'est-ce qui se... bon, je ne dis pas que j'ai toutes les, que
12:43 j'ai trouvé absolument toutes les raisons, tous les motifs et que l'analyse est exhaustive,
12:48 mais j'en ai vu suffisamment en tous les cas pour comprendre que oui, on était en
12:52 train, par l'arrivée d'une nouvelle idéologie, de redessiner un modèle de mère parfaite.
13:01 Et ma conviction depuis toujours, c'est que le combat féministe et l'égalité des sexes
13:09 se joue là, c'est-à-dire que c'est le sort qu'on fait à la maternité notamment, qui
13:15 est à mon sens déterminant absolument, et pour les libertés féminines et pour l'égalité
13:21 des sexes, d'où à mes yeux un enjeu considérable. Et deuxièmement, l'envie d'écrire est aussi
13:30 venue du fait que ce que l'on me racontait de partout, abondamment, ne faisait l'objet
13:37 d'aucun débat public. C'est-à-dire que au fond, chaque jeune femme se retrouvait comme
13:45 un individu solitaire face au monde médical, le jour où elle venait accoucher ou le jour
13:51 où elle était enceinte et qu'elle commençait sa préparation à l'accouchement. Et donc,
13:57 comme il n'y avait jamais eu de débat, comme n'importe quelle personne, individu, citoyen
14:02 lambda, qui n'est pas spécialiste de rien, on vient pour accoucher, on a accouché, on
14:08 se dit "qu'est-ce que je dois faire ?". On n'a pas la science infuse, les règles du
14:13 corps médical changent radicalement tous les 20 ans, toujours d'ailleurs avec la même
14:16 autorité, et on se dit "bon, je prends conseil chez les sachants, ceux qui savent". Et donc,
14:24 il n'y a aucune défense contre les arguments assénés du monde médical. Et c'est parce
14:30 que je voyais bien qu'il y avait un travail souterrain, sans débat public, que chacune
14:38 se retrouvait assez démunie, sans argument pour résister. J'ajoute que toutes les femmes
14:47 savent que quand on accouche, on est extrêmement fragilisé physiquement, on est épuisé,
14:54 psychiquement fatigué et qu'on n'a pas le ressort nécessaire pour dire "non, moi
14:59 je ne veux pas" et c'est comme ça. Alors, juste avant de passer à une autre question,
15:05 je précise tout de suite ma position sur l'allaitement. Parce que ce n'est pas le
15:11 tout du livre, mais c'est vrai que c'est la porte d'entrée dans la problématique
15:18 à mes yeux du naturalisme et de la condition qui est faite aujourd'hui aux femmes. Je
15:25 ne suis pas du tout hostile à l'allaitement, je tiens à le dire. Au contraire, je regrette
15:33 personnellement que celle qui aurait voulu allaiter dans des temps précédents n'ait
15:37 pas pu le faire. Et pour une raison simple, c'est que je n'ai qu'un seul crédo en
15:43 la matière, c'est que l'allaitement ou pas l'allaitement, c'est une décision si
15:50 intime, c'est une décision si privée qu'à mes yeux, il appartient à chaque femme
15:56 de décider librement de ce qu'elle veut faire. Et que nul n'a le droit de faire
16:01 pression sur une femme pour l'une ou l'autre des solutions. C'est, si vous voulez, ce
16:08 dont je suis profondément convaincue. Et qu'il y ait des femmes, en nombre important
16:15 mais probablement pas majoritaire, qui aient vraiment envie d'allaiter, pour lesquelles
16:20 c'est une évidence, pour lesquelles c'est un épanouissement et c'est un bonheur,
16:26 je le sais, j'en ai vu, je le sais. Oui, nombre de femmes ont envie de ça et c'est
16:35 très bien qu'elles le fassent. Ce qui est mon combat, c'est que pour rien au monde,
16:41 je voudrais que ce modèle-là s'impose à celles qui n'en veulent pas. Parce que
16:48 c'est pas leur désir. Et donc, puisque je vois en France, mais dans tous les pays
16:58 industrialisés, monter en puissance l'imposition de ce modèle, qui a des conséquences sur
17:05 la vie des femmes, des conséquences très importantes, j'ai pensé qu'il fallait
17:12 lever la main et dire "attention".
17:15 Dans les différents éléments factuels que vous amenez à l'appui de votre thèse,
17:22 il y a l'allaitement, mais il y a aussi toutes les politiques publiques qui sont envisagées
17:27 d'accompagnement des femmes qui renonceraient à travailler pour prendre en charge leurs
17:31 enfants. Mais il y a aussi une forme de discours social, de discours psychologique dans les
17:37 revues qui mettent en scène la maternité comme étant ce qui peut arriver de plus grand
17:43 à une femme et ce à quoi elle doit entièrement se sacrifier. Il y a aussi un discours philosophique.
17:49 En même temps, à plusieurs reprises, vous dites "c'est une révolution invisible,
17:55 c'est une révolution silencieuse, ça s'est fait". Est-ce que dans ce livre, vous avez
17:59 voulu dire "on est en train de changer sur cette question-là, mettons-nous au clair
18:05 si c'est vraiment ça qu'on veut". Est-ce que ce n'est pas ça qui suscite le débat
18:12 autour de vous ? Vous mettez des mots sur une pratique qui n'avait pas trouvé de...
18:18 On ne s'est pas réunis, comme vous le dites, on ne s'est pas réunis un beau jour pour
18:21 décider "on va renoncer à certaines conquêtes des années 60 pour dire aux femmes qu'elles
18:27 doivent arrêter de travailler, qu'elles doivent tout sacrifier".
18:30 Oui, c'est vrai, c'est parce qu'il n'y a pas eu de débat public que j'ai eu envie
18:36 qu'il y ait un débat public sur la place publique. Ce qui est très intéressant, je
18:44 ne suis pas une philosophe marxiste, mais force est de constater que c'est l'économie,
18:51 c'est bien l'économie qui est à l'origine de tout ça, à mon sens. En tous les cas,
18:56 largement. Et en y réfléchissant, j'ai compris quelque chose. C'est-à-dire que
19:03 la crise économique que les pays en Europe ou en Amérique ont connue et connaissent
19:09 aujourd'hui, qui est à rebond comme ça depuis 20-25 ans, a créé une nouvelle situation
19:15 et une situation difficile. C'est-à-dire que depuis les années 85, 80, 90, il s'est
19:24 passé quelque chose, à mon avis, fondamental, qui est le fait que le travail est devenu
19:31 si difficile, si rare, si mal payé, si stressant, qu'il y a eu une désaffection à l'égard
19:39 du monde du travail. Et cette désaffection, qui était d'ailleurs entérinée par le
19:44 fait que même si on avait eu, jadis, une sorte de fidélité à l'égard de son entreprise
19:49 et de l'entreprise à l'égard de ses collaborateurs, tout ça avait volé en éclat sous l'effet
19:54 de la crise économique et que les gens se sont aperçus qu'ils pouvaient être jetés
19:59 sans état d'âme ou avec état d'âme comme des kleenex de l'entreprise alors qu'ils
20:03 l'avaient servi pendant des dizaines d'années. Tout ça a participé à une désaffection
20:08 du monde du travail. Et un questionnement philosophique chez nous tous, même si ça
20:14 n'a pas été aussi explicite, ce questionnement à partir de cette situation de crise, ça
20:20 a été "est-ce qu'on n'a pas fait fausse route ? Est-ce qu'on ne s'est pas trompé
20:25 depuis des décennies à consommer à outrance, avec ce matérialisme excessif, on a mal traité
20:33 la nature, on a été indifférent aux espèces animales qui se sont..." etc. Un questionnement
20:41 qui est vraiment d'ordre philosophique et qui a permis justement de se poser une question
20:50 et notamment pour les femmes, c'est mais après tout, entre un travail ingrat qui me sous-estime,
21:00 qui me traite mal et une vie terriblement difficile, stressée pour la majorité des
21:05 gens et être une bonne mère, j'appelle ça faire de son enfant le chef d'oeuvre de
21:13 sa vie, est-ce que finalement ce n'est pas plus gratifiant d'essayer d'élever ses
21:21 enfants le mieux que l'on peut pour en faire des êtres humains, épanouis, heureux, intelligents,
21:29 etc. Bref, d'être la mère idéale pour avoir un enfant parfait. Et s'il n'y avait
21:37 pas cette crise, probablement que moins de femmes se seraient posées la question et
21:44 donc on a assisté entre les femmes les plus défavorisées auxquelles l'état proposait
21:50 une allocation parentale d'éducation pour trois ans si elles restaient chez elles et
21:56 pour ces femmes-là souvent l'allocation est presque plus favorable que d'aller travailler
22:02 à temps partiel, payer une nourrice, des transports, vous voyez. Et donc elles ont
22:06 choisi ça pour celles-là et les femmes les plus favorisées culturellement, économiquement,
22:13 qui avaient des maris ou des compagnons qui pouvaient les entretenir pendant qu'elles
22:18 avaient entré à la maison. Il y a eu là un vrai mouvement, un mouvement de repli sur
22:26 la famille et la famille, puisque le monde du travail devenait au fond si difficile,
22:33 tous les espérants sont reposés sur l'investissement sur la famille et donc évidemment est réapparu
22:44 avec force l'image divine de la mère parfaite. Je pense donc que c'est ça l'origine
22:54 du basculement de modèle et il se trouve qu'en même temps que le travail devenait
23:00 de plus en plus ingrat et difficile, en même temps que les femmes quittaient pour un an,
23:06 pour deux ans, pour trois ans le monde du travail, mais on sait ce que ça veut dire,
23:11 il y avait à ce moment-là justement une augmentation massive des devoirs maternels
23:17 qui étaient proclamés depuis trente ans par les psychologues, par les pédopsychiatres,
23:26 par les écologistes et qui tout d'un coup ont trouvé de nouvelles tâches à donner,
23:32 à assumer aux femmes pour avoir une attitude respectueuse de la nature et qui étaient
23:40 des tâches qui avaient été épargnées à nos mères et nos grands-mères et qui
23:45 avaient été libératoires, je pense à laver des couches sales et bien d'autres choses.
23:52 Donc c'est cette conjonction, c'est cette rencontre qui fait qu'aujourd'hui,
24:00 ou en plus on est absolument terrorisé par ce qui va arriver au monde extérieur, les
24:07 climats, les mers qui vont nous submerger, la pollution qui va nous étrangler, etc.
24:13 Il y a eu cette rencontre et il faut dire qu'aujourd'hui on ne parle que de ça,
24:21 on ne parle que de ça.
24:23 Pour vendre quelque chose, il faut que tout soit bio, il faut que ce soit naturellement
24:28 biodégradable, bio, développement durable, tout est vendu comme ça.
24:34 C'est vraiment en ce moment, c'est en train de devenir la grande idéologie dont
24:40 certains attendent un vrai changement de société, une nouvelle sagesse et cette nouvelle sagesse,
24:46 il me semble que pour une part c'est les femmes qui vont payer l'addition.
24:52 Vous soutenez en effet que c'est un des points les plus saillants et qui vous a valu
25:02 d'ailleurs des réactions, je pense en particulier à la représentante des écologistes en France
25:09 qui soutient en effet, que vous avez critiqué parce qu'elle défend les couches lavables.
25:15 Un des points que vous soulevez c'est que vous dites que l'écologie aujourd'hui
25:23 est ce discours que nous avons sous la main, est un discours que nous avons sous la main
25:27 qui s'applique à tout, mais en particulier sur cette question là, vous dites qu'il
25:29 y a une alliance des écolos, des machos et des réacs pour redéfinir l'identité de
25:35 la femme.
25:36 Et des féministes.
25:37 Est-ce que vous ne poussez pas un peu quand même ?
25:38 Et d'un mouvement féministe.
25:40 Je ne dis pas les machos, les hommes ne sont pas en cause particulièrement.
25:44 Je dis c'est une alliance des naturalistes, et aujourd'hui les naturalistes c'est ceux
25:49 qui remettent la nature au premier plan du destin féminin, c'est les écolos, mais
25:56 c'est aussi un des courants féministes que je critique et que je n'hésite pas à appeler
26:01 réactionnaire.
26:02 Parce que vous, en particulier, vous soulignez, vous faites sortir un courant féministe qu'on
26:06 ne connaît pas encore très bien en France, mais qui est en train de prendre une ampleur
26:10 considérable, ni en Belgique d'ailleurs, qui est en train de prendre une ampleur considérable
26:13 aux Etats-Unis, c'est ce qu'on appelle la pensée du care, la pensée du soin, et qui,
26:18 en effet, a une vision de la femme sous le mode de la femme aurait une capacité plus
26:24 grande au soin de l'autre.
26:28 Parce qu'elle peut être mère, et donc elle porte ça en elle.
26:31 Parce qu'une femme peut être mère, elle a dans sa nature, dans ses gènes, effectivement,
26:39 un autre point de vue sur le monde, sur les individus, elle est plus compassionnelle,
26:45 elle est plus pacifique, elle est plus préoccupée des autres, et là on décrit une femme qui
26:51 est l'exact opposé de la description habituelle des hommes.
26:55 C'est-à-dire qu'elle représenterait le côté moral de l'humanité.
27:01 Les hommes, ce sont des guerriers égoïstes, le macho libéral qui ne pense qu'à lui,
27:10 et de l'autre côté, il y aurait les femmes qui, parce qu'elles portent en elles cette
27:14 potentialité maternelle, ne penseraient qu'aux autres.
27:16 Et ça, ça serait dû au fait que les femmes portent les enfants, accueillent les enfants,
27:25 soignent les enfants, les plus faibles, savent faire ça, le font bien, s'occuperont évidemment
27:31 des vieillards, des malades et tout ça, c'est dans leur nature.
27:34 Et ce féminisme se définit justement par cette remise au centre de la question féministe,
27:45 la nature féminine, pour l'opposer au féminisme antérieur, universaliste, qui est le mien
27:52 par exemple, et qui pense que accéder à l'égalité et à la liberté, ça se fera
28:00 par le partage des rôles et des fonctions entre hommes et femmes, ce qui veut dire qu'un
28:06 homme peut faire tout ce que fait une femme, sauf évidemment porter un enfant, mais les
28:12 femmes peuvent faire aussi tout ce que font les hommes, y compris d'être des terroristes.
28:16 Je veux dire que les rôles obligés ont éclaté.
28:20 Ce féminisme que je dénonce dit exactement le contraire.
28:24 Vous vous trompez complètement, nous disent-elles, parce qu'en vérité, c'est parce que vous
28:29 n'avez pas assez pris en considération la nature et l'essence féminine que vous avez
28:35 raté, qu'on n'est pas arrivé à l'égalité.
28:37 L'égalité des sexes, ça arrivera quand il y aura deux mondes, c'est la parité.
28:43 C'est exactement le fondement philosophique de la politique de la parité.
28:51 C'est-à-dire qu'on est deux catégories différentes, avec des points de vue différents sur le
28:56 monde, et c'est notre alliance, et nous ferons contrepoids à vos excès, et ce sera notre
29:03 alliance qui pourra instaurer l'égalité.
29:05 Donc là, il y a un vrai débat philosophique respectable.
29:08 Simplement, j'ai pris position contre ce féminisme-là, qui évidemment, en revanche, prend position
29:14 contre le mien.
29:15 C'est normal.
29:16 C'est un débat.
29:17 Une des conséquences très surprenantes et paradoxales du constat que vous faites, c'est
29:22 ce que vous appelez la grève des ventres.
29:25 C'est-à-dire que vous montrez que dans les pays où cette nouvelle idéologie maternelle
29:32 est la plus puissante et la plus développée, la charge qui pèse sur les femmes devient
29:37 tellement lourde qu'elles se mettent à ne plus faire d'enfants.
29:40 Ce qui est un paradoxe, tout de même, parce que là où en France, ce serait l'inverse.
29:46 C'est très étrange.
29:47 Exactement.
29:48 Et en Belgique, je crois.
29:49 Oui, la Belgique et la France ont des comportements et des valeurs assez similaires sur ce point.
29:55 Cette nouvelle idéologie, pour nous, Français, de retour à la nature, etc., elle est une
30:05 vieille tradition dans certains pays.
30:08 Je pense à l'Allemagne, l'Autriche, je pense au Japon, je pense à l'Italie et
30:14 aux pays méditerranéens, c'est-à-dire que l'image de la mer est très forte et
30:19 très puissante et étouffe littéralement la femme.
30:23 Je m'explique.
30:25 Dans certains pays comme l'Allemagne, où le taux de natalité est dramatiquement bas,
30:33 même si les gouvernements allemands ont changé leur politique familiale pour essayer de mettre
30:38 fin à cette baisse inquiétante de la fertilité en 2004 et de nouveau en 2007, la tradition
30:47 allemande, qui est justement le modèle que je ne voudrais pour rien au monde qui s'impose
30:51 en France, la tradition allemande, c'est que quand une femme a un enfant, elle est
30:58 censée l'assumer complètement jusqu'à ce qu'il rentre à l'école, pas d'école
31:04 maternelle.
31:05 Je vous rappelle qu'en Allemagne, il y avait jusqu'à quelques années quasiment
31:09 pas de crèche gratuite, il y avait quelques crèches payantes et très chères, donc pas
31:15 de politique familiale pour aider les femmes à travailler et que quand une femme avait
31:21 un enfant, il fallait qu'elle arrête de travailler.
31:23 Simplement, pour une raison très claire pour tout le monde, l'école pour les petits
31:29 s'arrête à 11h30, il n'y a pas de cantine et l'après-midi il n'y a pas d'école.
31:35 Alors ça c'est un point et que d'autre part, venant conforter cette absence qui
31:40 s'explique par ça d'ailleurs, c'est que la société allemande considérait que quand
31:45 on est mère, on ne confie pas son enfant à une étrangère, sinon on est vraiment
31:53 une mauvaise mère et vous avez sur le dos, comme l'ont expliqué nombre de jeunes
31:58 femmes allemandes, votre mère, votre belle-mère, votre mari, vos copines, bref, vous êtes
32:03 une véritable mère indigne.
32:05 Donc la tradition veut que c'est la mère qui assume entièrement le bébé, il n'est
32:11 pas question de le mettre chez une nourrice, tout ça est très très mal vu.
32:16 Ce qui faisait qu'effectivement, puisque c'était les mentalités dominantes, ou en
32:20 Allemagne, ou en Italie, pareil la maman elle vaut bien la mouteur, ou la mère japonaise.
32:28 Dans ces pays-là, où les femmes ont fait de plus en plus d'études comme partout,
32:33 où ont envahi les universités et ont bien sûr envahi le monde du travail pour être
32:40 indépendantes financières tant qu'elles n'étaient pas mariées, dans ces pays-là,
32:45 et bien les femmes ont trouvé que le prix à payer était trop lourd.
32:51 Et on a ce taux incroyable d'infertilité en Allemagne, de 26% pour toute l'Allemagne,
32:59 26% des femmes qui finissent leur cycle de fertilité sans enfant, et parmi ces femmes
33:05 allemandes, 38,5% des femmes qui ont Bac+5 ou 7 et qui ont les métiers les plus importants
33:16 qui sont cadres, qui sont dans les professions libérales, n'ont pas d'enfant du tout.
33:23 Et née quelque chose dans ces pays, surtout en Allemagne, mais c'est en train d'être
33:30 le cas aussi en Italie maintenant, ces femmes ont dit "nous on a des métiers, on est très
33:37 bien notre métier, on veut pas tout arrêter, on veut pas tout sacrifier à l'enfant,
33:44 parce que pour être mère il faut assumer tant de choses, on renonce, on renonce à
33:51 être mère".
33:53 Et ce phénomène là est un phénomène que l'on observe dans d'autres pays, c'est
34:02 à dire qu'en 30 ans, 25 ans, aux Etats-Unis, en Angleterre et dans bien d'autres pays,
34:11 le nombre de femmes qui peuvent avoir des enfants bien sûr et qui n'en font pas ont
34:15 doublé.
34:16 Alors je vous dis pas du tout que c'est encore une majorité, mais elles sont devenues
34:22 un phénomène et elles ont créé ce que les américains appellent un style de vie.
34:27 Et ça, ça m'a vraiment interpellé.
34:29 Un style de vie, c'est à dire que voilà, on est dans une société extrêmement hédoniste,
34:35 extrêmement individualiste, toutes nos sociétés occidentales sont dans ce cas, et bien il
34:42 y a des femmes qui ont dit "moi je garde ma liberté, mon énergie, mon argent, pour
34:53 mon compagnon et moi si j'en ai un compagnon, et nous préférons ce style de vie".
34:58 Ça c'est vraiment quelque chose qui m'a vraiment fait réfléchir.
35:04 C'était impensable il y a 35 ans.
35:06 On le doit évidemment à la contraception, le fait qu'on peut faire ça.
35:10 Mais c'était impensable que le désir d'enfant soit si affaibli que beaucoup de femmes diraient
35:19 "bah non finalement, moi je suis heureuse comme ça et je préfère rester comme ça".
35:24 Il y en a toujours eu des femmes qui n'ont pas fait d'enfant alors qu'elles pouvaient
35:28 en avoir, ça existe depuis très longtemps et même c'était plus important dans d'autres
35:34 siècles parce qu'il y avait les bonnes sœurs, parce qu'il y avait les femmes qui
35:38 étaient trop pauvres, etc.
35:40 Mais d'en faire un style de vie enviable, c'est quand même une nouveauté.
35:45 Et quand on regarde pourquoi, et cette chute de la natalité dans les pays qui ont cette
35:51 philosophie-là, cette vision d'une mère exclusive, intensive, bon, on peut très bien
36:00 dire "moi je ne trouvais pas temps de rester 6 mois chez moi à m'occuper de mon bébé".
36:05 Ce n'est pas le même cas de figure.
36:07 Mais que les femmes ne veulent pas rester 3 ou 4 ans chez elles pour élever un bébé,
36:13 pour élever un enfant, et qu'elles veulent pouvoir et avoir l'enfant et avoir aussi
36:18 la poursuite de leurs intérêts personnels, c'était, si vous voulez, le modèle qui
36:22 peut un peu s'était imposé un peu partout, dans les pays autres que l'Allemagne, etc,
36:28 l'Italie.
36:29 Eh bien, de voir que cette possible négociation entre les deux, entre ces deux modes de vie,
36:36 entre ces deux désirs différents, ceux de la femme et ceux de la mère, se rétrécir
36:43 comme ça, j'ai l'impression qu'on fait le mouvement inverse de ce que font nos voisines
36:50 allemandes et qu'après tout, si ça continuait, on pourrait bien se poser la question de savoir
36:55 si nous aussi, alors que jusque-là on a été très libre, et que en ce qui concerne
37:00 la France, la société admet depuis 4 siècles que nous mettions nos enfants en nourrice
37:06 ou chez la nounou, aussitôt qu'ils sont petits, si ça, ça se rétrécit, on sera
37:13 comme les Allemands l'un jour, il y aura une bonne partie des femmes qui diront "bah
37:16 non, moi je veux pas".
37:17 Donc ça ouvre un questionnement, autre questionnement de ces femmes allemandes qui me met dans des
37:29 abîmes de réflexion, c'est de se dire quoi ? Les femmes qui peuvent avoir les métiers
37:35 les plus gratifiants, les plus excitants, les plus épanouissants, elles choisissent
37:43 de ne pas avoir d'enfants ? Est-ce que ça voudrait dire que dans certains pays, alors
37:47 ce sont les femmes qui n'ont pas accès, qui n'ont pas la possibilité d'avoir ces
37:52 activités-là, qui soient bien gratifiantes et intéressantes, qui vont faire des enfants
37:57 ? Autrement dit, est-ce que c'est les plus défavorisées, qui ont pour principal objectif
38:04 dans la vie, qui ne pourront avoir d'autre objectif dans la vie que, elles, de faire
38:09 des enfants ? Et ça m'a beaucoup impressionné de lire les articles de Longman, cet Américain
38:18 très républicain et très traditionnaliste, pour pas dire un autre mot, et qui dit "mais
38:25 il faut revenir au patriarcat pour qu'on fasse des enfants".
38:28 Justement, sur cette question-là, est-ce que le fait que la chute de la natalité dans
38:35 tous les pays occidentaux, drastique, 30 à 40% en un demi-siècle, est-ce qu'elle ne
38:40 tient pas plutôt qu'à un discours écoloréaque sur les femmes, au fait tout simple qu'aujourd'hui
38:48 les individus font des enfants par choix et par liberté, et que donc le poids de responsabilité
38:56 est beaucoup plus grand qu'à l'époque où on faisait des enfants par devoir, par
39:00 nécessité ? Je me souviens que je vous avais contacté à un moment où on avait fait un
39:05 dossier dans Philosophie Magazine sur "Pourquoi fait-on des enfants ?" On avait fait un sondage
39:08 d'ailleurs que vous mentionnez dans ce livre, et il était apparu dans ce sondage, où on
39:13 posait cette question tout simple qu'on n'avait jamais posée dans un sondage, "Pourquoi
39:18 fait-on des enfants ?" Et la majorité, on avait été très surpris du résultat, la
39:21 majorité des réponses, ça avait été "ni par devoir, ni par amour, mais pour soi, pour
39:29 se faire plaisir à soi, on se fait un enfant pour soi." Et donc tout ça pour dire que
39:35 est-ce que le fait qu'aujourd'hui c'est la liberté individuelle, le choix individuel,
39:39 et donc la responsabilité qui est derrière les enfants, est-ce que c'est pas ça qui
39:43 est derrière la... Il y a des gens qui peuvent dire "moi je ne suis pas à la hauteur de
39:47 ça et peut-être que je serai meilleur ailleurs."
39:50 Non, non, mais vous avez parfaitement raison, c'est vrai que le fait d'avoir à arrêter
39:55 une contraception fait que c'est un choix, quand même, on n'y pense pas, on se dit "ben
39:59 maintenant il est temps, j'ai envie d'avoir un enfant, j'ai envie d'avoir un enfant",
40:03 que souvent on dit "j'ai envie d'avoir un enfant" comme on dirait "j'ai envie d'avoir
40:06 un bonbon", enfin bon, voilà, c'est un plus dans ma vie, etc. C'est vrai donc que puisqu'on
40:16 fait ce choix, on a des responsabilités à l'égard de l'enfant à naître que peut-être
40:21 on ne ressentait pas de la même façon avant qu'il vous tombe du ciel, parce que c'était
40:26 ou un accident comme on disait à l'époque. Ceci dit, votre réflexion est évidemment
40:36 importante, mais moi je réponds, peut-être que avant ou après la contraception, depuis
40:43 la guerre, donc ça a commencé après la guerre, à partir des années 45, en France,
40:52 on n'a pas augmenté d'un iota le pourcentage des femmes qui n'ont pas d'enfants, c'est
40:59 toujours 10%. C'est 26% en Allemagne, c'est 10% en France. Donc avant la contraception,
41:06 après la contraception, donc on est resté aux mêmes statistiques. Et moi j'en prends
41:12 argument pour mes thèses, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'on fait des enfants en
41:18 France parce qu'ils ne nous pèsent pas trop lourd. On n'est pas obligé de repenser radicalement
41:27 sa vie. Ils ne nous pèsent pas trop lourd. J'ai dit trop, parce qu'ils pèsent quand
41:31 même. Mais on arrivait, tant bien que mal, évidemment il y a ce problème de crise économique
41:38 qui se grève là-dessus, mais on arrivait, même avec des tensions, sans parler de conflits,
41:43 bien sûr qu'il y avait des tensions, la double journée de travail, tout ça, c'est
41:47 difficile, ça n'a jamais été... Mais quand même, on bénéficie d'une chose formidable
41:53 en France, et vous allez me dire probablement en Belgique pareil, c'est que la société
42:00 n'a jamais condamné une jeune mère, parce qu'elle mettait son enfant à la crèche et
42:06 repartait travailler quand son congé de maternité était fini. Toute la société trouvait ça
42:12 normal, trouve ça normal, trouvait ça normal. Je ne suis pas sûre que ce soit encore aussi
42:18 vrai aujourd'hui, parce qu'il y a eu un vrai travail, comme ça, pour essayer de faire
42:24 basculer cette croyance-là. On a eu le droit à plein de discours, attention, les crèches,
42:31 les niamicrobes, un bébé mieux dans les bras de sa maman pendant un an, un an et demi,
42:37 ne soyez pas pressés de le socialiser trop tôt, etc. On a eu ce discours insidieux qui
42:44 a probablement aussi laissé un peu de traces. Mais dans l'ensemble, la France est le pays
42:50 d'Europe où c'est là où il y a le plus de femmes qui travaillent à temps complet
42:57 en ayant un enfant. C'est le pays où on travaille le plus avec un enfant. Ça veut
43:05 dire quoi ? Ça veut dire que la société trouve ça normal et qu'on n'a jamais blâmé
43:10 une mère pour ça. Et il n'y a pas le regard épouvanté de votre mère qui vous condamne
43:16 pour ça. Et c'est ça nous le devons, nous le devons à notre tradition qui vient du
43:22 18e. En France, se débarrasser dans les bras d'une autre, de notre enfant, est légitime.
43:30 Voilà, c'est légitime. Une femme adulte ne peut pas se résumer à la mère. La maternité
43:40 est une partie centrale de la vie des femmes, mais ce n'est pas toute la vie des femmes.
43:44 Et donc, c'est admis que pour nous, les femmes ont aussi des devoirs de sociabilité,
43:55 de mondanité, de culture. Elles devaient d'abord être des épouses avant d'être
44:00 des mères. On ne dirait pas ça de tous les pays loin de là. En Allemagne, la femme c'est
44:08 d'abord la mère, après c'est l'épouse. Mais en France, non. Et donc, comme au 18e
44:15 on pensait que le sperme faisait tourner le lait de la mère, on avait décidé, c'est
44:22 le préjugé de l'époque, ce que je vous dis, on avait décidé qu'avant tout, il
44:26 fallait conserver le mari. Et pour conserver le mari, il fallait se débarrasser de l'enfant
44:30 parce qu'il serait nourri par une autre femme et comme ça l'épouse pouvait continuer
44:34 à avoir des relations sexuelles favorables au couple pour pas que le mari aille voir
44:42 ailleurs et soit dans le péché. C'est quand même formidable de penser que c'était
44:45 d'abord l'épouse qui passait avant la mère. Et puis ensuite, les obligations sociales
44:52 et puis enfin la mère. Et on a gardé quelque chose de ça. En France, une femme ne peut
44:57 pas se résumer à une mère. C'est pas le modèle.
45:02 C'est un des points sensibles de votre texte qui a sans doute touché au vif et a fait
45:08 réagir, c'est que vous n'êtes pas seulement assez sombre et inquiète sur cette transformation
45:14 dans le rapport de la situation, la condition des femmes, c'est que quand vous parlez des
45:20 femmes allemandes qui choisissent de ne pas faire d'enfant, qui inventent un style de
45:26 vie avec un certain optimisme, vous dites, elles sont peut-être en train, elles, de
45:30 réinventer ce que c'est qu'être une femme. C'est vrai que là, à toutes celles qui
45:36 ont eu des enfants, vous dites, bon ben, il y en a, ils ont choisi autre chose, elles
45:40 sont peut-être en train d'avoir trouvé le truc génial.
45:42 Là, Martin Legros, vous trichez. J'ai jamais dit ça.
45:45 Un peu. Un peu, oui. Vous caricaturez mon propos.
45:48 J'ai jamais dit qu'elles étaient en train de réinventer.
45:51 Pas loin. Non, non, non, non. Je vais être précise.
45:53 Le fait qu'il y ait quand même un nombre consistant de femmes qui ne veulent pas d'enfants
46:00 dans les pays industrialisés nous force à repenser l'identité féminine. Ce n'est
46:09 pas elles, je veux dire, dans les temps pas très lointains, et c'est peut-être encore
46:16 le cas dans beaucoup de pays, une femme sans enfant était suspecte, et suspecte pour l'économie,
46:23 de ne pas être vraiment une femme, de ne pas être totalement accomplie, d'être un
46:26 peu un fruit sec, d'être une égoïste, d'être une carriériste, comme on dit.
46:31 Ça, c'est très très mal d'être une carriériste. Et donc, la question qui venait tout de suite
46:38 après, c'est que cette femme doit avoir des problèmes. Si elle ne veut pas d'enfants,
46:43 ce qui est la nature, c'est qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Et de là, les lucubrations
46:48 et la pathologisation de ces femmes. C'est-à-dire qu'on se disait qu'elles ont dû avoir des
46:53 enfances abominables, qu'elles ont dû avoir des rapports avec leur mère atroce, et elles
46:59 ne veulent pas reproduire ça, et on les regardait, soit avec un œil moral pour dire qu'elles
47:06 ne faisaient pas leur boulot de femmes, et qu'elles étaient des égoïstes, soit avec
47:09 un œil de pitié, c'était des malades. Quelque part, c'était des femmes pas très équilibrées
47:16 qui avaient des problèmes. Et bien, ce que je dis simplement, donc, au fond, les femmes
47:20 qui n'avaient pas d'enfants, d'abord c'est vrai que c'est une minorité, on les avait
47:24 mis au marge. Elles ne remettaient en question rien du tout. C'était elles qui étaient
47:28 dans le panormal. Mais quand on a, comme dans certaines sociétés, un nombre si important,
47:35 un pourcentage si important de femmes qui disent non à la maternité, c'est pas mon
47:43 truc, j'ai pas envie, je me réaliserai autrement, et je ne m'en sens pas moins femme qu'une
47:50 mère, que même mieux ces femmes sans enfants qui ont répondu à beaucoup de questionnaires
47:55 dans tous les pays anglo-saxons. Elles disent même, écoutez, moi je veux bien, mais moi
48:01 je me trouve, moi qui n'ai pas d'enfant et qui ai un compagnon, je me trouve infiniment
48:05 plus féminine que ma copine d'à côté qui a trois enfants et qui fait la merde toute
48:10 la journée, je la trouve pas sexy du tout, je trouve qu'elle est beaucoup moins féminine
48:14 que moi, parce que moi je garde tout, mon attention, je fais attention à moi pour mon
48:21 compagnon, je suis peut-être plus libre de mon temps, de ma sexualité, donc je sais,
48:29 comment dirais-je, je joue tout sur l'intimité du couple, on fait beaucoup plus de choses
48:37 ensemble, c'est les arguments émis, ça veut pas du tout dire qu'il faut s'en tenir
48:42 là bien sûr, mais quand il y a tant de femmes qui sont comme ça, comment on va continuer
48:49 à penser qu'elles appartiennent à la pathologie ? Comment on va les exclure pour dire, elles
48:56 ont pas d'enfants, elles sont pas mères, elles sont pas vraiment femmes ? Je dis simplement,
49:01 c'est là où je dis que Martin Legrot exagère un peu, je dis simplement que leur existence,
49:07 leur choix, nous contraint à repenser la définition traditionnelle de l'identité
49:14 féminine par la maternité. Alors vous me direz, oui mais elles ont une potentialité
49:19 maternelle qu'elles n'exercent pas, mais elles ne l'exercent pas et elles n'en sont pas moins
49:26 femmes, peut-être même le sont-elles plus que d'autres qui sont mères. Je veux dire,
49:31 ce qu'on peut continuer à dire, c'est la maternité qui est l'essence même de la féminité.
49:38 Je n'ai pas la réponse, de même que je n'avais pas la réponse sur l'identité masculine,
49:44 je pense qu'on est dans une révolution de notre appréhension des deux sexes considérable.
49:51 Je ne sais pas qui nous sortira de ce questionnement identitaire que je trouve extrêmement troublant,
50:00 peut-être même angoissant, mais le fait est, c'est que pour ma part, je ne me résout
50:07 pas à dire que ces femmes sans enfants, il leur manque quelque chose pour être des femmes
50:13 accomplies. Je ne le pense pas. C'est pour ça que je dis que ça nous force à repenser
50:19 tout ça. Je ne dis que ça. Je n'ai pas dit qu'elles étaient en train de créer la femme
50:24 du 22e siècle. Mais elles inventent un style de vie. Il faudra en tenir compte. On ne peut
50:31 pas continuer à fermer les yeux en disant "elles ne comptent pas, elles sont ceci"
50:36 et avoir des jugements moraux ou psychologiques sur elles. Elles sont probablement toutes
50:42 aussi normales que les mères. Encore une chose que je voudrais dire, assez de l'argument
50:47 constamment répété qui consiste à dire que les femmes sans enfants ont probablement
50:53 eu des problèmes. Laissez entendre que les femmes avec enfants n'auraient pas de problème.
51:00 C'est ridicule. On a tous des problèmes plus ou moins importants et le fait d'être
51:06 mère ne veut en aucun cas dire qu'on a eu une enfance de rêve, une mère admirable
51:10 et qu'on veut absolument reproduire le modèle tant qu'il est merveilleux. Ce n'est pas vrai.
51:21 Je voudrais vous poser une dernière question sur la redéfinition des identités sexuelles.
51:28 On connaît une dissociation aujourd'hui dans la condition de la femme. Vous prônez une
51:35 dissociation entre la maternité et l'identité féminine puisqu'on peut être pleinement
51:42 femme sans faire d'enfant. La question que j'aimerais bien vous poser c'est est-ce que
51:49 les futures identités sexuelles, vous venez de le dire, c'est sans doute la révolution
51:53 anthropologique la plus grande que nous ayons la chance de vivre. Dans toutes les sociétés
51:59 connues de l'humanité, l'homme et la femme ont toujours eu un rapport hiérarchique inégalitaire
52:04 et on invente quelque chose. Mais justement, est-ce que vous diriez qu'à l'avenir, cette
52:11 identité sexuelle qui a toujours été le premier pôle de différenciation de l'humanité,
52:19 à l'avenir, va jouer un rôle beaucoup moins important ? C'est-à-dire que nous serons
52:24 tous hommes avec un grand H et accessoirement sexués, c'est-à-dire comme on peut être
52:30 accessoirement de telle ou telle nationalité, de telle ou telle couleur de peau. Est-ce
52:36 que c'est ça que vous voulez dire ? C'est-à-dire que quand vous vous réjouissez du fait que
52:39 les femmes qui ne font pas d'enfant inventent une autre féminité, dissocient complètement
52:43 de la nature, c'est que les identités seront en quelque sorte relatives et comme des masques
52:50 que nous pouvons emprunter et forger les uns les autres au gré de notre...
52:58 Non, je tiens à dire tout net que je ne suis pas du tout dans la philosophie queer, du
53:05 tout. Je la trouve intéressante, stimulante, mais aussi irréaliste. Je ne suis pas du
53:12 tout irréaliste. Je crois qu'effectivement on ne peut pas nier la différence sexuelle,
53:19 pas la différence de langue, la différence sexuelle qui introduit des différences entre
53:25 les sexes. Ce que je peux dire, parce que c'est un vrai travail que je n'ai pas fait,
53:31 je ne peux pas répondre précisément à votre question, mais ce que je peux dire c'est
53:36 que de mon point de vue, les ressemblances entre les hommes et les femmes l'emportent
53:43 de loin sur les différences aujourd'hui. Ça ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de
53:50 différence, ça veut dire qu'elles sont, je les vois peu à peu, minorées. Voilà.
53:55 Je les vois peu à peu... Peu à peu, j'ai toujours pensé que les êtres humains étaient
54:02 bisexuels, c'est-à-dire, psychologiquement bisexuels. Je suis frappée de voir, depuis
54:09 qu'on a desserré les taux de la différence des genres, on voit les gens exprimer plus
54:16 et vivent plus facilement leur ambiguïté, leur bisexualité. On voit des hommes qui sont
54:23 très féminins, des femmes qui sont très viriles. C'est rentré quand même depuis
54:29 quelques décennies dans le possible. Et je pense que la ressemblance des deux sexes est
54:36 de plus en plus visible. Elle est visible même physiquement, le nombre de fois où
54:42 dans la rue de dos je suis incapable de dire si la personne qui est devant moi est un homme
54:46 ou une femme. Même de face, ça m'arrive de me dire c'est un homme ou une femme.
54:51 Oui, mais c'est quand même révélateur. C'est révélateur de quelque chose. Nos différences
54:56 ça me nuise. Moi je pense, comme je vous l'ai dit, que les femmes peuvent être des
55:01 terroristes aussi cruelles que les hommes et que les hommes peuvent être des mères
55:07 aussi tendres que les femmes. Voilà. Ça ne suffit pas, c'est pas une réponse à
55:12 votre question et je pense qu'il faudra un esprit très puissant pour nous faire voir
55:17 un peu plus clair. Mais je ne suis pourtant pas dans cette utopie qui consiste à dire
55:25 qu'on avance son genre. On a aussi... et je ne suis pas de ceux qui nient l'existence
55:30 de la nature, je tiens à le dire. Je ne suis pas dans ce délire. Je pense que c'est délirant
55:37 de nier la différence des sexes complètement. Elle existe et je pense aussi que la philosophie
55:49 queer est un peu proche du délire. C'est plus subtil que ça.
55:57 Voilà.
55:58 Merci.
55:59 [SILENCE]

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