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Le 7 mai 2000, le Grand Palais du Kremlin accueille la cérémonie d’investiture de Vladimir Poutine, le nouveau président de la Russie. L’édifice a été rénové peu avant, à la demande de Boris Eltsine. Mais le pouvoir russe n’a pas choisi une entreprise nationale pour ce projet : il a fait appel à Mabetex, une société de BTP basée en Suisse. Société qui, un an plus tôt, faisait l’objet d’une perquisition pour

transactions financières suspectes avec le coeur du pouvoir russe. C’est le témoignage d’un certain Felipe Turover, ex-agent du KGB, qui avait mis le feu aux poudres.

Pendant longtemps, cet homme a supervisé les paiements clandestins du pouvoir russe. En clair, il était le "trésorier de l’ombre" en Russie. C’est lui qui avait été chargé notamment de trouver un endroit discret pour gérer les fortunes cachées. Et pour ça, il avait ciblé la Banque du Gothard, un établissement bancaire suisse. Il cherchait alors "une petite banque avec une très mauvaise réputation"...

Pour enquêter sur les liens entre le blanchiment d’argent et les pots-de-vin de l’affaire Mabetex, les journalistes Marie Maurisse et François Pilet sont allés notamment à la rencontre de la magistrate suisse Carla del Ponte pour recueillir, pour la première fois sur ce dossier, son témoignage.

Le podcast "Dangereux millions" vous raconte comment la Suisse est devenue la lessiveuse des escrocs du monde entier. Bienvenue dans le monde feutré du crime financier. Qui, dans cet épisode, nous plonge dans les petits arrangements du pouvoir russe et ses caisses noires.
Retrouvez "Dangereux millions" sur : http://www.europe1.fr/emissions/dangereux-millions

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Transcription
00:00 Le 7 mai 2000, tout le Grand Palais du Kremlin à Moscou brille de mille feux.
00:07 Au plafond, il y a des lustres en argenterie et les murs sont cerclés de dorures.
00:14 On est quand même dans l'ancienne demeure des Tsars.
00:18 Et c'est dans ce décor que s'avance Vladimir Poutine.
00:23 Il vient d'être élu président de la Russie. C'est sa cérémonie d'investiture, il a choisi son palais.
00:33 Les trompettes font résonner l'hymne national.
00:36 Ce Grand Palais du Kremlin, construit au milieu du XIXe siècle,
00:42 semble flambe en oeuf. Et pour cause, depuis plusieurs années,
00:47 l'ancien président Boris Yeltsin a entrepris d'importants travaux de rénovation.
00:53 On pourrait s'attendre à ce qu'un tel symbole national soit confié aux bons soins d'une entreprise russe.
00:59 Eh bien non, pour ce projet, Boris Yeltsin a fait appel à une entreprise suisse.
01:06 Son nom, c'est Mabetex. Cette société de BTP est basée tout près du lac de Lugano.
01:13 Son siège est installé dans une petite zone d'affaires où on ne distingue pas ses bureaux
01:18 à l'intérieur d'un bâtiment vitré. C'est là qu'une perquisition a eu lieu, un an avant l'investiture de Vladimir Poutine.
01:26 Car la justice suisse enquête sur des transactions financières plus que suspectes
01:31 entre Mabetex et le cœur du pouvoir russe.
01:45 Je suis Marie-Maurice. Je suis François Pillais. Et vous écoutez Dangereux Million,
01:50 le podcast qui vous raconte comment la Suisse est devenue la lessiveuse des escrocs du monde entier.
01:56 Bienvenue dans le monde feutré du crime financier,
01:59 qui, dans cet épisode, nous plonge dans les petits arrangements du pouvoir russe et ses caisses noires.
02:06 Dangereux Million est un podcast coproduit par Swiss Info,
02:09 le service d'information en ligne de la société suisse de radiodiffusion en médias publics,
02:15 et Europe 1 Studio avec Gotham City.
02:19 Épisode 4. Sous les ors du Kremlin.
02:23 Tu tiens sur la gauche.
02:27 Et juste après l'arbre, tu devrais voir le siège de Mabetex.
02:33 C'est cette maison-là, en vitre marron, Mabetex Group. Tu vois le drapeau ?
02:40 On va le voir à pied ?
02:41 On va le voir à pied, sinon on fait encore le tour.
02:45 Normalement, le soleil brille à Lugano.
02:48 Nous sommes au sud de la Suisse, tout près de l'Italie.
02:51 Mais pas aujourd'hui.
02:53 Je suis dans un quartier d'affaires qui s'appelle Paradiso, le paradis.
02:57 C'est le journaliste suisse-italien Federico Franchini qui me fait la visite.
03:02 On dirait un centre d'affaires.
03:04 Il y a beaucoup d'immeubles, des balcons, des stores.
03:10 Des immeubles un peu années 80 dans l'architecture.
03:14 Il y a des palmiers, je dois dire.
03:16 À Paradiso, il y a des palmiers. C'est là.
03:20 Alors, les gens ici connaissent Mabetex un peu ?
03:30 La société, je pense, n'est pas très active localement,
03:35 mais elle est active dans d'autres pays.
03:37 À l'époque, elle était aussi active à l'étranger,
03:40 mais elle était aussi présente un peu plus dans le local.
03:48 Je me souviens, par exemple, elle a été pour quelques temps
03:51 le sponsor de l'équipe de basket de Lugano, par exemple.
03:57 Devant les bureaux de l'entreprise, on peut voir un grand panneau publicitaire
04:00 avec la photo d'une installation de saut à ski.
04:03 Comme un immense toboggan de béton, mais sans neige,
04:06 puisqu'il se situe au Kazakhstan.
04:08 Un pays que connaît bien le fondateur de Mabetex, qui s'appelle Bejet Pakoli.
04:12 Il est né à Pristina, près de Pristina, en Corse.
04:15 Puis, il est arrivé en Suisse à un certain moment.
04:19 Et en 1990, il a fondé Mabetex.
04:24 Tout de suite, cette société de construction
04:27 est devenue une société très importante au niveau international.
04:32 Ce qu'on peut dire, c'est que Mabetex était très active dans les pays de l'Est,
04:38 notamment la Russie.
04:40 Elle avait fait beaucoup de travaux en Sibérie,
04:43 où Pakoli était en train de faire des relations d'affaires avec un monsieur
04:49 qui s'appelait Pavel Borodin.
04:51 – Pavel Borodin, retenez bien ce nom, on va en reparler.
04:55 – Et puis, à un certain moment, Pavel Borodin a été appelé
04:59 par le président de la Russie Boris Yeltsin à Moscou
05:03 pour diriger le département des affaires présidentielles.
05:08 Et finalement, c'était lui qui signait les contrats
05:12 pour la reconstruction des bâtiments publics russes,
05:17 qui à l'époque étaient frappés aussi par la violence
05:20 qu'il y a eu suite à la chute de l'Union soviétique.
05:23 À ce moment-là, dans les arcanes du pouvoir russe,
05:27 une transition se prépare.
05:30 Boris Yeltsin est un alcoolique notoire.
05:33 Il voit sa santé se détériorer
05:35 et il multiplie les séjours à l'hôpital.
05:39 Après une brève période de boum, l'économie s'effondre.
05:43 Les banques russes plient les chines, le rouble est dévalué.
05:47 Les critiques pleuvent à l'encontre du président,
05:49 y compris chez les apparatchiks qui lui doivent leur fortune.
05:54 Dans l'ombre à l'époque, un ancien agent du KGB s'agite.
05:58 Le crâne chauve, la barbe grise, bien taillée,
06:01 ce n'est pas vraiment une armoire à glace.
06:04 Il s'appelle Philippe Thurower.
06:07 Des années après, il s'est confié à une journaliste britannique,
06:10 Catherine Belton.
06:12 Et ce qu'il lui a raconté est édifiant.
06:15 Pendant longtemps, cet homme a supervisé
06:17 les paiements clandestins du pouvoir russe.
06:20 En clair, il était le trésorier de l'ombre en Russie.
06:24 C'est lui qui avait été chargé notamment de trouver
06:26 un endroit discret pour gérer les fortunes cachées.
06:30 Et pour ça, il avait ciblé la banque du Gotthard,
06:33 un petit établissement bancaire suisse,
06:36 dont le siège se trouve près de Lugano.
06:38 Pourquoi ce choix ?
06:40 Thurower l'avait expliqué en toute sincérité
06:42 à la journaliste Catherine Belton.
06:44 Il cherchait une petite banque avec une très mauvaise réputation.
06:49 Pour surveiller ses affaires de plus près,
06:52 Thurower s'installe en Suisse
06:54 et il entre au conseil d'administration de la Banque du Gotthard.
06:58 Officiellement, il est là pour permettre aux fortunes russes
07:01 de faire des affaires à l'étranger.
07:03 Mais évidemment, au passage, il voit toute la journée
07:06 passer sous ses yeux des documents confidentiels.
07:09 Et il y a deux noms qui reviennent souvent dans cette paprasserie.
07:13 Celui de Mabetex d'un côté et celui de Boris Yeltsin de l'autre.
07:18 Et plus les années passent, plus Thurower en veut à Yeltsin.
07:22 La réforme libérale imaginée après la chute de l'URSS tourne allègre.
07:26 Elle se transforme en pillage de l'économie russe.
07:30 C'en est trop pour Thurower, le fonctionnaire consciencieux.
07:33 Il en fait désormais une affaire personnelle.
07:36 Pour lui, Yeltsin est une racaille
07:38 qui n'a rien à faire à la tête de la Russie.
07:41 Il faut s'en débarrasser.
07:43 Alors, après des années de loyaux services,
07:45 l'ancien du KGB retourne sa veste.
07:48 Notre trésorier de l'ombre devient lanceur d'alerte.
07:52 Il décide de parler à la justice russe et à la justice suisse.
07:59 Cette histoire fait encore briller les yeux de Sylvain Besson.
08:03 Alors moi, à l'époque, je suis un jeune journaliste
08:05 qui n'a pas beaucoup d'expérience.
08:08 Ce journaliste d'investigation a collaboré
08:10 à plusieurs grandes enquêtes internationales.
08:13 Quand l'affaire Mabetech s'éclate,
08:15 il travaille pour le quotidien roman Le Temps.
08:17 Je suis stationné à Berne comme correspondant parlementaire.
08:21 Et j'entends parler de ces histoires russes
08:23 parce qu'il commence à y avoir des visites de procureurs russes
08:27 qui viennent en Suisse pour enquêter sur la corruption russe
08:31 qui se retrouve en Suisse finalement sous forme de comptes en banque,
08:34 sous forme d'argent, qui est déposée en Suisse.
08:35 Moi, c'est comme ça en fait que j'entre dans ces affaires en général,
08:39 parce qu'on suit simplement des conférences de presse
08:41 qui ont lieu, de procureurs russes qui disent
08:43 "nous voulons la vérité, nous voulons enquêter,
08:46 nous voulons aller au fond de cette affaire",
08:49 qui implique notamment notre président à l'époque.
08:51 Et dans les journaux, on commence à voir une nouvelle expression apparaître,
08:55 la mafia russe.
08:56 Sous cette appellation très grossière "mafia russe",
08:59 on a aussi des fonds énormes qui viennent de l'État russe
09:02 ou d'entreprises publiques russes
09:04 et qui sont siphonnées simplement de Russie,
09:06 puisque la Russie n'a pas vraiment un système bancaire opérant,
09:09 c'est encore un État qui est à moitié isolé au niveau financier,
09:14 qui est extrêmement fragile, qui a des crises financières.
09:16 La préoccupation des nouveaux maîtres ou des nouvelles élites du pays,
09:20 c'est de mettre de l'argent à l'abri.
09:22 Il y a un contexte qui est très spécial, de nouveau inimaginable aujourd'hui,
09:25 mais on a un vrai procureur général russe indépendant
09:28 qui semble vraiment vouloir enquêter avec les Suisses pour dire
09:31 "maintenant on va vraiment réussir à coincer notre président
09:35 et en fait, à le renverser".
09:38 Il y a une forme de coup d'État judiciaire ou de gens en Russie qui se disent
09:42 "Helsine est une catastrophe intégrale,
09:44 il faut absolument un homme fort pour venir faire le ménage et le remplacer
09:48 et on va d'abord utiliser cette affaire Mabetex
09:50 pour pousser Helsine tout simplement dehors".
09:53 Le 22 janvier 1999,
09:55 en Suisse on dit 99,
09:57 c'est là panique au siège de Mabetex.
10:00 Des policiers suisses débarquent sans prévenir dans l'entreprise de construction.
10:05 Ils commencent à prélever des ordinateurs, des documents
10:08 et tout ça face aux caméras de télévision.
10:12 Ce que la perquisition de Mabetex révèle,
10:15 c'est que l'entreprise a fait émettre des cartes de crédit
10:17 au nom des filles de Boris Helsine.
10:20 Tatiana Dziadchenko et Yelena Okulova.
10:25 Officiellement, ces cartes bleues servent aux dépenses courantes de la famille
10:29 quand elles voyagent à l'étranger.
10:32 Mais il y a plusieurs éléments qui intriguent les enquêteurs suisses et russes.
10:36 D'abord, il y a près d'un million de francs suisses disponibles.
10:40 C'est une somme énorme, s'il s'agit juste de faire du shopping en Europe.
10:44 Et surtout, cet argent ne vient pas de nulle part.
10:48 L'hypothèse à ce moment-là,
10:50 c'est que ce sont en réalité des pots de vin versés par Mabetex au pouvoir russe
10:55 pour remercier le Kremlin de lui avoir attribué tous ses appels d'offres.
11:01 Celle qui porte cette accusation, c'est Carla Del Ponte.
11:05 Cette femme directe, franche, a été nommée au parquet fédéral suisse,
11:09 c'est-à-dire l'équivalent du procureur en chef du pays,
11:12 quelques années plus tôt.
11:14 Autant vous le dire, son style tranche avec la discrétion toute helvétique.
11:19 Ses ennemis la surnomment carrément "la peste".
11:23 Elle a échappé de peu à un attentat commandité par la mafia italienne.
11:27 Elle a failli mourir.
11:29 Depuis, elle est devenue une icône de la lutte contre le crime organisé.
11:34 Je la rencontre dans le café du Golfe d'Ascona.
11:37 Et pour la toute première fois, elle accepte de me raconter ses visites à Moscou.
11:43 Alors j'y vais une première fois, ça s'est bien passé.
11:48 Et la deuxième fois, je suis allée pour apporter de la documentation.
11:52 Alors, Skouratov me dit, j'étais procureur à Moscou,
11:55 on va pas se rencontrer dans les bureaux, mais on le fait dehors, en dacha, dehors.
12:01 Alors on est partis sur la dacha dehors.
12:04 Alors on était là, on avait des discussions, et ils arrivent des policiers en uniforme,
12:08 qui me disent, le ministre de l'Intérieur veut vous voir.
12:13 Alors moi j'ai dit oui, d'accord, dès qu'on a terminé ce...
12:17 Et ils me disent non non, tout de suite.
12:19 Aïe aïe aïe.
12:21 Alors, je dis à Skouratov, qu'est-ce que je fais, je dois aller?
12:25 Alors oui, il me dit, il faut que tu ailles.
12:26 Alors je suis montée dans la voiture de police,
12:30 je me souviens qu'il y avait l'autoroute complètement libre,
12:33 ils avaient bloqué l'autoroute jusqu'à Moscou,
12:35 mais j'ai quand même appelé l'ambassadeur suisse.
12:37 Et je lui ai dit qu'il vienne tout de suite au ministère de l'Intérieur,
12:41 parce que moi j'avais une rencontre avec le ministre.
12:44 Alors quand je suis arrivée devant le palais,
12:47 l'ambassadeur était là.
12:49 Alors après on est entrés dans une salle énorme, avec une table énorme.
12:55 Il y avait une quinzaine de personnes de l'autre côté,
12:58 avec le ministre et moi et mon ambassadeur.
13:02 Parce que je me voyais déjà en Sibérie moi.
13:06 Alors, le ministre me dit,
13:11 je veux que vous me donnez la documentation que vous avez apportée
13:14 pour le scouratof.
13:15 Alors je dis, d'abord je ne l'ai plus avec moi,
13:18 je l'ai déjà donnée à scouratof,
13:19 et deuxièmement, c'est seulement judiciaire,
13:21 donc moi je ne vous donne rien du tout.
13:23 Ouh là là.
13:25 Alors en Russe, il a commencé à m'engueuler,
13:27 je n'ai rien compris,
13:29 ils n'ont pas fait de traduction.
13:31 J'ai compris, l'ambassadeur a compris,
13:33 parce qu'il parlait russe,
13:36 mais en tout cas j'ai pu m'en aller.
13:38 Alors, je me souviens que cette nuit-là,
13:40 je n'ai pas dormi à l'hôtel,
13:41 mais j'ai dormi à l'ambassade suisse,
13:43 parce que je me suis dit,
13:45 c'est bien de me chercher.
13:46 Et puis le lendemain, je suis partie,
13:49 en toute vitesse, parce que vous savez…
13:52 Tout ça ressemble à un James Bond.
13:54 Et avec le recul, cette scène l'a fait rire,
13:56 vous l'avez entendu.
13:57 Mais aujourd'hui,
13:58 quand on lui demande son avis sur la politique internationale,
14:02 elle garde une sacrée dent contre le pouvoir russe.
14:10 Officiellement, quand Karl Adelpante prend son avion
14:13 à l'aéroport de Moscou pour rentrer à Berne,
14:16 la Russie et la Suisse enquêtent encore main dans la main
14:18 sur cette histoire de pot de vin
14:20 retrouvée sur les comptes de l'entreprise Mabetex.
14:23 Quelques mois avant que n'éclate le scandale,
14:26 les deux pays avaient même signé
14:27 un accord de coopération judiciaire
14:30 pour faciliter les investigations.
14:32 C'était un partenariat historique à l'époque.
14:35 En Suisse, Karl Adelpante met donc les bouchées doubles pour enquêter.
14:39 Et elle continue d'appeler régulièrement son homologue russe,
14:42 Yuris Kouratov.
14:44 Les lignes sont sans doute sur écoute, mais ils avancent.
14:47 Jusqu'au jour où le téléphone sonne dans le vide.
14:51 Yuris Kouratov n'est plus à son poste.
14:55 Depuis quelques temps, il est englué dans un scandale
14:58 qui n'a rien à voir avec la corruption et les millions de Mabetex.
15:01 Une affaire qui ne le touche plus directement.
15:05 À la télévision russe, une vidéo a été diffusée.
15:08 On le voit au lit, de dos, il a une chemise blanche.
15:12 Il y a avec lui deux très jeunes femmes qui ne portent que de la lingerie.
15:16 Pour le journaliste d'investigation Sylvain Besson,
15:20 ce n'est pas juste une sex tape.
15:22 C'est une contre-attaque qui vise à éjecter Yuris Kouratov,
15:26 à l'empêcher d'enquêter sur Mabetex.
15:29 Au début, il dit "c'est faux".
15:31 Cette cassette est un faux, mais en réalité, malheureusement,
15:33 cette cassette est vraie.
15:35 C'est une cassette qui a apparemment été remise à un proche de la famille,
15:39 par quelqu'un dans les services du procureur de Moscou, si je me souviens bien.
15:43 Et puis, il se passe une chose étonnante,
15:46 c'est qu'à un moment donné, Poutine, qui est chef des services secrets russes,
15:48 vient avec le Premier ministre, je crois, devant les caméras de TV,
15:52 faire une conférence de presse.
15:53 En réalité, c'est la toute première fois que les téléspectateurs russes
15:57 découvrent l'existence de Vladimir Poutine.
16:00 Et ils comprennent qu'il a un rôle très important.
16:03 Ils tirent déjà les ficelles.
16:05 Il ne dit pas "le procureur doit démissionner",
16:07 il dit "la cassette, effectivement, est authentique".
16:09 Ce qui est assez fou, c'est quelque chose d'assez extraordinaire.
16:12 Pourtant, le fait qu'il maîtrise en fait la situation en ce moment-là,
16:15 qu'il ne perde pas les pédales parce que la situation est extrêmement volatile,
16:20 tout d'un coup, le place sur le radar de dire "mais si au fond,
16:22 ce type qui est assez obscur, mais qui a vite monté au Kremlin,
16:25 les rends, et qui a un peu déjà son réseau d'influence et d'amis,
16:30 et si c'était l'homme de la situation ?
16:32 Et c'est comme ça, dans le tourbillon de l'affaire Mabétex,
16:35 que Vladimir Poutine se rapproche d'un seul coup du pouvoir.
16:39 Il devient Premier ministre de la Fédération de Russie.
16:43 Et quand Boris Yeltsin quittera le Kremlin,
16:45 il sera là pour devenir président à sa place.
16:49 En Russie, vous l'avez compris,
16:52 le dossier Mabétex est rangé dans un placard.
16:55 Et quelques temps après, en Suisse aussi, une page se tourne.
17:00 À la fin de l'année 1999,
17:03 Karl Adelponte quitte son poste à Berne
17:05 pour rejoindre la Cour pénale internationale à Lahaie.
17:09 Après avoir traqué les blanchisseurs d'argent sale,
17:12 elle chassera désormais les criminels de guerre.
17:15 Mais à son départ, la justice suisse ne compte pas en rester là.
17:21 Cette fois, c'est le parquet de Genève qui met son nez dans le dossier Mabétex.
17:27 Et en creusant, il y a un nouveau nom qui apparaît,
17:30 celui d'un homme-clé dans le système des pots de vin.
17:33 Un certain Pavel Borodin.
17:37 Vous vous en souvenez, on l'avait croisé tout au début de l'épisode,
17:41 au temps de la splendeur de Boris Yeltsin.
17:43 C'est lui qui signait les contrats pour la reconstruction des bâtiments publics russes.
17:48 Un fonctionnaire discret,
17:50 mais au cœur du système et surtout fidèle au régime.
17:56 Voilà ce que j'ai trouvé dans des coupures de presse pour vous présenter le personnage.
18:01 Il est né en 1946 au sud de la Sibérie.
18:04 Il a fait toute sa carrière dans l'administration russe
18:07 et a donc fini comme intendant du Kremlin.
18:10 À ce titre, c'est lui notamment qui est le titulaire des comptes cachés des apparatchiks en Suisse.
18:16 Tout est à son nom.
18:17 Il gère l'argent sale.
18:24 Le 18 janvier 2001, Pavel Borodin est arrêté à l'aéroport JFK à New York,
18:30 à la demande de la Suisse.
18:32 Il est extradé et incarcéré à la prison de Chandolon, près de Genève.
18:38 Puis, le fonctionnaire russe est libéré sous caution, en attendant son procès.
18:44 Mais un an plus tard, la justice suisse prend un chemin de traverse.
18:49 Pavel Borodin n'est pas jugé selon la procédure classique.
18:53 Il est condamné par ordonnance pénale.
18:56 C'est une sorte de jugement accéléré avec un seul magistrat,
19:00 loin des regards de la presse et du public.
19:02 Et il n'est pas condamné pour l'affaire des millions en pot de vin versé à l'entreprise de BTP Mabetex.
19:08 Non, non, il est condamné pour blanchiment d'argent
19:11 par le biais d'une autre entreprise de travaux suisse en affaire avec Moscou.
19:15 Il écope d'une amende de 300 000 francs.
19:18 Pavel Borodin ne la payera jamais.
19:20 Il s'est fait la malle et cette fois, il n'y a plus personne pour l'arrêter dans un aéroport.
19:25 Dans son ordonnance pénale que j'ai retrouvée, le juge de Genève dit ceci.
19:34 Dans l'enquête sur Pavel Borodin, la Russie n'a pas collaboré avec la Suisse.
19:38 Elle n'a pas livré tous les éléments nécessaires.
19:42 Après son élection comme président, Vladimir Poutine a offert l'immunité à Boris Helsin.
19:48 Et l'affaire Mabetex a été classée.
19:51 La sextape du procureur russe Yuris Kouratov est toujours disponible sur Internet.
19:56 Mais lui s'est reconverti en professeur.
19:58 Il vivrait toujours en Russie.
20:01 Sur le plan judiciaire, la Suisse et la Russie n'ont plus jamais travaillé main dans la main sur des enquêtes.
20:07 Pour les oligarques, la voie était ouverte.
20:10 Comme le souligne le journaliste d'investigation Sylvain Besson,
20:13 ils ont continué à fréquenter les banques suisses comme avant.
20:16 Ce qui est sûr, c'est que l'affaire Mabetex n'a pas du tout dissuadé les Russes de mettre leur argent en Suisse.
20:22 Du tout.
20:22 On a simplement vu le remplacement de gens d'époque Helsin,
20:26 de la première génération oligarchique,
20:28 type Berezovsky, Abramovitch, et les proches de Poutine,
20:33 dont certains se sont installés en Suisse,
20:35 et où on a continué à avoir des sommes d'argent russes très importantes jusqu'à aujourd'hui.
20:40 Puisqu'on sait qu'officiellement 7,5 milliards ont été bloqués,
20:46 de Russes sanctionnés,
20:48 mais il y aurait en fait 150 milliards,
20:51 on ne sait pas, une estimation très à la louche, d'argent russe en Suisse.
20:54 Dans le quartier d'affaires de Paradiso,
20:58 le directeur de la petite entreprise familiale Mabetex a toujours nié les accusations de corruption.
21:05 Il s'est retiré au Kosovo, mais pas pour y passer une retraite paisible.
21:10 Il s'est lancé en politique.
21:12 Et il a même été élu président de la République en 2011,
21:15 même s'il n'est resté que quelques mois à ce poste.
21:19 En Suisse, son entreprise a continué ses activités en toute discrétion.
21:25 Avec succès, elle aurait obtenu de nombreux appels d'offres
21:28 pour construire par exemple Astana, la nouvelle capitale du Kazakhstan,
21:33 à commencer par son palais présidentiel,
21:35 un bâtiment blanc immense, coiffé d'une coupole bleue.
21:40 Si vous voulez le voir, il suffit d'aller sur le site internet de Mabetex.
21:45 Comme toutes les entreprises et comme si de rien n'était,
21:49 elle y présente ses plus belles réalisations.
21:51 Vous venez d'écouter Dangereux Millions, un podcast coproduit par Swiss Info,
21:59 le service d'information en ligne de la Société Suisse de Radiodiffusion,
22:03 un média public et Europe 1 Studio avec Gotham City.
22:08 On vous dit à très bientôt pour un nouveau voyage en Suisse
22:11 dans le monde feutré du crime financier.
22:14 Ce qui a été reproché concrètement à la banque, c'était d'avoir mis à disposition
22:17 de ses clients, des contribuables français, un ensemble de moyens
22:21 leur permettant de dissimuler le produit de leur fraude fiscale.
22:25 Réalisation et composition des musiques originales, Julien Taro.
22:30 Direction, Joe Fay.
22:32 Direction Europe 1 Studio, Fanny Rascal.
22:35 Conseil éditorial, Suzanne Rehber.
22:38 Relecture, Virginie Mangin.
22:41 Archives, Caroline Honneger.
22:45 Illustrations, Kai Reusser.
22:48 Le livre de la journaliste Catherine Belton intitulé
22:51 "Les hommes de Poutine" a nourri notre enquête.
22:55 On vous retrouve très vite sur votre plateforme d'écoute préférée
22:58 pour un nouvel épisode.
23:00 Et d'ici là, si vous avez aimé "Dangereux millions",
23:03 dites-le sur les réseaux sociaux.
23:05 Donnez-nous 5 étoiles !
23:06 C'est la meilleure façon de nous soutenir.
23:09 Sous-titrage Société Radio-Canada
23:11 Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org

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