Pour un nouveau chantier stratégique : le management de la guerre [Alain Bauer]

  • l’année dernière
Xerfi Canal a reçu Alain Bauer, professeur de criminologie du Conservatoire National des Arts et métiers (CNAM), pour parler du management de la guerre.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
Transcript
00:00 Bonjour Alain Bauer.
00:09 Bonjour.
00:10 Au commencement était la guerre, édition Fayard, Alain Bauer, professeur du Conservatoire
00:14 national des arts et métiers.
00:15 Alain Bauer, votre ouvrage tire un peu la sonnette d'alarme en disant mais ils sont
00:20 où les boutoules, les poiriers, etc. ?
00:22 Les galois, les harons.
00:23 Les galois, les harons, enfin bref, les polymologues.
00:26 C'est comme le reste, on a arrêté la production parce que ça ne servait à rien.
00:30 On a d'excellents tacticiens, on n'a plus de stratégie et on n'étudie plus la stratégie.
00:34 La stratégie c'est à la fois la perspective, le temps long et la capacité opérationnelle.
00:38 Nous, on est dans le temps court, dans la réaction immédiate et dans la stupéfaction
00:44 habituelle sur « ah, on n'a plus de ça ». Donc non, nous avons un sujet.
00:49 En 2008, en fait, Michel Roca en 88, je reviens aux sources.
00:54 Quand j'étais petite main à son cabinet, avait décidé qu'il y avait un vrai enjeu
00:59 stratégique sur la question du renseignement.
01:01 C'est un sujet qui l'intéressait vraiment.
01:02 Il avait lancé les premiers programmes sur la réforme du renseignement et François
01:07 Mitterrand, un peu stupéfait, d'abord parce qu'il n'imaginait pas Rocard dans le monde
01:10 des espions, bien peu de personnes l'imaginaient dans cette configuration, avait dit « bon,
01:16 écoutez, Rocard, si ça vous intéresse, un peu pas méprisant mais décalé.
01:22 » Et entre 88 et 2008, il ne s'est pas passé grand-chose.
01:26 Quand Nicolas Sarkozy est arrivé à l'Élysée, il a retrouvé un papier qui avait été signé
01:31 par Michel Rocard et moi-même immodestement, qui était « les grandes questions stratégiques
01:37 du futur président de la République ». On n'avait pas écrit ça pour lui, c'était
01:41 quel que soit l'élu, et ça l'avait intéressé.
01:44 Il l'avait lu et avait décidé que le moment était venu de faire un rapport sur l'avenir
01:49 de la stratégie en France, c'était le rapport défis.
01:51 Il avait constaté que nous avions arrêté de penser.
01:55 Nous avions arrêté de penser long, nous pensions court, nous pensions moment, instantanéité,
02:02 réaction, mais pas prévention, prévision, anticipation.
02:05 Et donc, pour répondre à ces questions, on avait identifié quatre secteurs qui posaient
02:09 problème.
02:10 La criminologie, secteur que j'ai pris en main parce qu'il m'intéressait plus
02:15 que les autres, mais aujourd'hui, c'est toujours le seul et unique professeur de criminologie
02:19 du pays.
02:20 Les autres sont… je ne sais pas ce qu'ils sont d'ailleurs, ce sont des collègues,
02:24 je les aime bien, mais ils le sont sous d'autres titres, c'est des sans-papiers de la criminologie,
02:27 ce n'est pas raisonnable, ce n'est pas bien.
02:29 Et la communauté universitaire, d'ici qu'il ne pouvait pas y avoir d'autres professeurs
02:32 de criminologie, alors pas tellement, disons, quelque chose contre la criminologie, certains
02:35 oui, mais la plupart s'en foutent, c'est parce que ça allait leur piquer des postes.
02:38 Donc, pour des raisons comptables, peu d'enseignants en criminologie.
02:42 Un peu plus désormais, j'avais un master quand je me suis installé, aujourd'hui,
02:47 il y en a une douzaine, donc je considère que le progrès est là et que je vais passer
02:51 du statut d'espèce protégée, mais en voie de disparition, à espèce protégée
02:55 en voie de réimplantation.
02:56 Deuxièmement, Intelligence Studies, leur enseignement, là, il n'y a personne et j'ai
03:01 le plus grand mal, malgré l'aide des services d'enseignement, la communauté qui s'est
03:05 rassemblée, non pas à créer des formations, elles existent, une partie au conservatoire
03:09 d'ailleurs, mais à avoir les supports de poste.
03:12 Mais je ne désespère pas à l'usure d'y arriver.
03:15 La polémologie, alors là, c'est le désert des tartares, car tout le monde veut bien
03:20 enseigner à l'école de guerre ou à l'académie militaire de Saint-Cyr ou ailleurs, mais l'idée
03:25 de recréer un espace de la pensée stratégique sur les questions militaires pose un problème
03:29 aux militaires, tout ça va nous échapper, pose un problème aux civils, oui, mais on
03:33 n'est pas des guerriers, et donc il y a une espèce de doute existentiel sur ce sujet.
03:39 Et le dernier sujet, c'était la diplomatie, car s'il y a une école pour les diplomates,
03:43 comme il y a des écoles pour les espions et des écoles pour les guerriers, il n'y
03:47 a pas d'école de diplomatie, c'est-à-dire de relations internationales et stratégiques,
03:52 même s'il y a des formations en ce sens, la partie qui va, et d'ailleurs la suppression
03:56 même du corps des diplomates, montre à quel point il y a une sorte de doute sur la nécessité
04:02 de la spécialisation.
04:04 Moi, je pense qu'il faut des spécialistes et des experts de la réalité, pas seulement
04:08 des toutologues ou des commentateurs de télé-réalité ou de diversissement en continu, il y a un
04:15 enjeu majeur à recréer ce type de formation.
04:18 Et donc, quand on a lancé les Assises de la recherche stratégique, on nous a dit que
04:21 ça ne servait à rien, et quand il y avait douze cents personnes qui s'inscrivaient
04:24 et qui ne trouvaient pas de place à l'école militaire, et puis maintenant, à distance
04:28 aux arts et métiers, on a reconsidéré qu'effectivement le sujet méritait de l'intérêt, les ministres
04:33 viennent, le chef d'état-major des armées, bref, il y a un enjeu français et international
04:38 sur la redécouverte des questions stratégiques au sens large, mais on n'est pas encore
04:44 arrivé à reprendre, par exemple, un sujet comme le management de la guerre.
04:47 Nous, on a essayé de voir le management des crises, les problématiques de la dissuasion
04:52 nucléaire et de son utilité, il y a des sujets très curieux, par exemple, il arrive
04:57 qu'on m'explique que nous n'avons pas besoin de forces conventionnelles puisque
05:00 nous avons la dissuasion nucléaire.
05:01 À quoi je dis peut-être, mais pouvez-vous m'expliquer pourquoi les Américains, les
05:06 Chinois et les Russes ont de telles forces conventionnelles alors qu'ils ont les plus
05:09 grands arsenaux nucléaires de l'histoire ? Ce à quoi un grand silence, une grande
05:13 stupéfaction, parce que tout d'un coup, deux neurones se connectent et se disent « tiens,
05:17 après tout, c'est vrai, pourquoi ? ». Ce n'est pas uniquement pour gérer leurs
05:20 affaires intérieures, c'est parce qu'ils ont des enjeux où ils savent que le nucléaire
05:24 est un élément de la structure militaire et pas l'alpha et l'oméga de la structure
05:30 militaire et qu'on peut faire des guerres d'attrition.
05:31 C'est le cas en Ukraine où on est dans une situation absolument extraordinaire,
05:36 où nous armons le défenseur pour qu'il essaye de repousser l'envahisseur en lui
05:42 interdisant de se battre sur le territoire de l'envahisseur car la dissuasion nucléaire,
05:48 la sanctuarisation marche.
05:49 Alors, comme on ne sait pas exactement ce que couvre la sanctuarisation du point de
05:52 vue des Russes, puisqu'ils nous disent en même temps que ça couvre le Donbass et la
05:55 Crimée, mais qu'on peut quand même se battre dans le Donbass parce qu'après tout, ils
05:57 s'en foutent un peu, mais que la Crimée, ça, c'est pas touche, on voit bien que les
06:01 enjeux de la polémologie, de l'art de la guerre dépassent très largement la lecture
06:06 des vieux stratèges ou des vieux historiens de la stratégie.
06:09 Donc, il y a une reconstruction importante.
06:10 Et curieusement, je pense que c'est une discipline du management parce que, pour ne
06:16 pas être issu de cette partie-là, je pense que c'est un des éléments les plus structurants
06:21 de la manière dont on peut organiser, structurer, contrôler, manager, auditer la réalité
06:28 de la gestion d'un conflit guerrier, comme toute autre discipline qui intègre à la
06:34 fois l'économie, le mouvement, la production.
06:38 Bref, tous ces éléments-là intégrés imposent cela, et je crois d'ailleurs que ça serait
06:42 une bonne idée, peut-être pour vous, de lancer quelque chose sur "manager la guerre"
06:48 comme on manage à peu près n'importe quoi d'autre.
06:51 Sujets qui sont largement explorés dans la quasi-totalité des autres cas, maintenant,
06:54 y compris le sanitaire, fait l'objet d'études de management, au conservatoire, comme dans
07:00 beaucoup d'autres établissements académiques où on pensait qu'il suffisait de gérer
07:03 la pénurie.
07:04 Maintenant, on se rend compte qu'il faut aussi gérer le service public dans ses meilleurs
07:09 éléments de qualité, de durabilité, d'anticipation, de stockage.
07:13 Bref, on a fait ça à une période de notre histoire avant de tout oublier.
07:16 Le moment est peut-être revenu de revenir à l'art de la guerre, au beau sens du terme,
07:21 et peut-être que l'art de la guerre en 2023, c'est savoir "manager la guerre".
07:25 Savoir "manager la guerre", voilà.
07:27 Plutôt que creuser la 999ème patte du mille-pattes de la recherche, peut-être se saisir plutôt
07:33 d'un autre mille-pattes, un autre objet, la guerre.
07:36 Merci Alain Bauer.
07:37 Merci.
07:37 Merci.
07:39 [Musique]
07:44 [Rire]

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