Plongez "Au Cœur de l’Histoire" d’Albert Camus, l’un des plus grands auteurs français, raconté par l’historienne Virginie Girod, dans deux épisodes inédits. Albert Camus grandit dans les quartiers pauvres d’Alger. Grâce à son instituteur, qui voit en lui un potentiel intellectuel à exploiter, Albert accède à une bonne éducation. Dans les années 1930, le jeune homme se passionne pour l’écriture, et la littérature. Il découvre la fureur d’écrire et la possibilité de faire entendre sa voix. Alors qu’en Algérie française, les colons s’opposent à ceux que l’on appelait à l’époque les indigènes, Camus se met à rêver d’égalité. Il s’engage auprès du Parti Communiste Algérien et en faveur des Arabes, qui souhaitent obtenir la citoyenneté française. Mais c’est dans le journalisme qu’Albert Camus trouve le moyen de faire porter sa voix. Et cette nouvelle passion va le mener jusqu’à Paris, où il travaille désormais pour le journal Paris-Soir.
Category
🗞
NewsTranscription
00:00 Bienvenue au cœur de l'histoire, je suis Virginie Giraud.
00:07 Albert Camus, prix Nobel de littérature en 1957, est l'un des plus grands auteurs français.
00:13 Je vous prie de bien vouloir transmettre à l'Académie suédoise tous mes remerciements
00:18 pour avoir bien voulu distinguer mon pays d'abord et ensuite un écrivain français d'Algérie.
00:25 Il a aussi été un humaniste engagé pour l'égalité en Algérie entre les colons
00:29 et les indigènes.
00:30 Son génie et sa sincérité lui ont attiré la haine de l'Intelligencia de Saint-Germain-des-Prés.
00:36 Le journalisme me paraît d'abord la plus belle des professions.
00:39 Je trouve que c'est une excellente école de littérature dans la mesure naturellement
00:43 où on ne cède pas à ses facilités, en ce sens que ça vous apprend à dire vite et
00:47 droit et que pour moi c'est une des définitions du style.
00:50 A travers le destin de ce génie littéraire, c'est aussi l'histoire de l'Algérie
00:55 française vue par les intellectuels que je vais vous raconter dans un récit en deux parties.
00:58 Puisque à l'heure du couvre-feu, tout s'arrête, y compris les mitraillettes, qu'elles
01:02 visent les trop bruns ou les trop blancs.
01:04 Ici Alger, Georges Filsiou, Europe numéro 1.
01:07 Albert Camus, la chair et l'encre.
01:11 Épisode 1, l'étranger à la plume.
01:16 Nous sommes à Alger en 1924.
01:32 Monsieur Germain, un fringant hussard noir de la Troisième République avec sa jolie
01:36 moustache aux extrémités retroussées, se fraye un chemin dans le quartier pauvre de
01:41 Bellecour.
01:42 C'est là, dans les faubourgs, que vit son meilleur élève, le petit Albert Camus,
01:48 âgé de 11 ans.
01:49 Pour l'instituteur, cet enfant brillant, bon dans toutes les matières, est un petit
01:54 prodige.
01:55 Il lui donne même des cours particuliers gratuitement pour affûter son esprit.
01:59 Monsieur Germain sait que la grand-mère du petit garçon veut qu'il arrête l'école
02:04 pour commencer à travailler.
02:05 Et pour cause.
02:06 Sa famille est si misérable qu'elle n'est pas toujours sûre d'avoir de quoi manger
02:10 à tous les repas.
02:11 Dans un tel contexte, la vieille femme ne voit pas pourquoi Albert ferait des études.
02:18 Attablé dans le modeste appartement de la grand-mère de son élève, Monsieur Germain
02:24 essaie de la convaincre de laisser Albert passer un concours pour avoir une bourse d'études.
02:28 Comme ça, le lycée ne lui coûterait rien et plus tard, il aura une bonne situation,
02:34 ses études, ce sont un investissement.
02:36 La vieille dame résiste, mais l'instituteur plaide la cause de son élève avec passion.
02:42 Après une longue discussion entre les deux adultes, Albert entre dans la pièce.
02:47 Sa grand-mère a pris sa décision, celle qui déterminera le cours de son existence.
02:53 Quand Albert Camus s'installe avec sa grand-mère maternelle dans le quartier de Bellecour à
03:06 Alger avec son grand-frère et sa mère en 1914, il a seulement un an.
03:10 Son père, tout juste réquisitionné à la guerre, est mort à la bataille de la Marne
03:17 quelques semaines après son arrivée en métropole.
03:19 Catherine, sa mère, est sourde et analphabète.
03:23 C'est une femme fragile, écrasée par une merdure, qui dicte ses règles sévères à
03:28 la maison.
03:29 Elle entend élever ses petits-fils à l'aide de son air de bœuf.
03:32 Le petit pupille de la nation est scolarisé dès la fin de la guerre à l'école de
03:37 la rue d'Oméra.
03:38 Son instituteur, Louis Germain, a connu les tranchées.
03:42 C'est un de ces huissards noirs de la République, comme on appelait alors les instituteurs,
03:47 qui croit en son pays et en la méritocratie.
03:49 Germain est sévère.
03:51 Il veut que ses petits-élèves lui rendent des devoirs propres et sans faute.
03:57 Parmi la faune de ce quartier de colons misérables où il enseigne, un enfant détonne.
04:02 Germain remarque vite que le petit Camus n'est pas comme les autres.
04:06 Alors, il va se battre pour que ce gamin ait une bourse et poursuive ses études dans le
04:12 secondaire.
04:13 C'est lui qui convainc sa grand-mère de le laisser étudier plutôt que de le mettre
04:17 au travail.
04:18 Sans l'accord de cette femme, Germain n'aurait pas pu permettre à Camus d'échapper à
04:22 sa condition et d'avoir un jour le Nobel de littérature.
04:26 Mais chaque chose en son temps.
04:28 Albert Camus a 12 ans.
04:32 C'est la première fois qu'il prend le tramway et quitte les faubourgs crasseux
04:36 pour les beaux quartiers d'Alger, là où vit la bourgeoisie blanche.
04:39 Il découvre une ville de carte postale avec ses immeubles haussmanniens le long des grandes
04:45 avenues, ses bâtiments néo-moresques, ses jardins, ses terrasses de cafés ondragés
04:50 de palmiers et, non loin, le port qui s'ouvre sur la mer bleue.
04:55 Alger est alors la deuxième ville de France par sa taille et sa prospérité.
04:59 Mais ce n'est que la face éclatante et joyeuse d'un monde fragmenté où tous les
05:04 hommes ne naissent pas libres et égaux en droit.
05:06 Au lycée Émir Abdelkader, le jeune Camus fréquente la bourgeoisie.
05:11 Il découvre la honte d'être pauvre et la honte d'avoir honte.
05:16 Pourtant, il s'épanouit.
05:18 Il s'avère qu'Albert est un excellent gardien de but au foot et qu'il se voit
05:22 déjà joueur professionnel.
05:23 Mais à 17 ans, sa vie bascule, encore une fois.
05:27 Camus est envoyé à l'hôpital Mustapha réservé aux pauvres parce qu'il crache
05:36 du sang.
05:37 Ses poumons sont infectés par la tuberculose.
05:40 En 1930, on ne sait pas encore la soigner.
05:43 Albert va mourir.
05:46 Les médecins ne savent pas quand, mais ils lui assurent que son temps est compté.
05:50 Et quand on flirte avec la mort, on découvre l'urgence de vivre.
05:54 Albert ne jouera plus au foot, mais il se passionne pour la Nouvelle Revue Française,
06:03 le journal des amateurs de littérature.
06:05 À sa sortie de l'hôpital, il déménage chez un oncle boucher dans les beaux quartiers
06:10 d'Alger.
06:11 Ce Voltairien franc-maçon pousse son neveu sur la voie de l'écriture.
06:15 Son professeur de philosophie, Jean Grenier, l'encourage aussi.
06:20 Camus découvre la fureur d'écrire, l'expression des sentiments sur le papier et la possibilité
06:26 de faire entendre sa voix.
06:27 Avec quelques amis passionnés de l'être comme lui, il forme un petit groupe d'intellectuels
06:33 en devenir.
06:34 C'est dans ces années, auprès de ses amis, que s'éveille pour la première fois sa
06:38 conscience politique.
06:40 En cette année 1930, le président de la République, Gaston Dumergue, vient en Algérie,
06:52 qui est alors française, pour fêter le centenaire de la colonisation.
06:56 Il célèbre cette belle province française si prospère qui s'est modernisée avec
07:01 l'arrivée des Français qui ont construit des routes, des ports, des hôpitaux et des
07:06 écoles.
07:07 Camus est frappé par la présence des chefs de tribus indigènes qui sont venus présenter
07:12 leurs hommages au président.
07:13 Mais les Arabes, comme on les appelle alors, ne sont pas des Français comme les autres.
07:18 Ils sont soumis au régime administratif de l'indigéna.
07:21 Pour résumer leur situation, ils sont français, mais pas citoyens.
07:25 Les indigènes ne peuvent donc voter que pour élire les représentants de leur propre communauté,
07:30 ce qui ne pèse rien dans la vie démocratique.
07:33 Les indigènes sont aussi soumis à des taxes particulières et employés comme force de
07:38 travail par les colons sur les chantiers publics.
07:40 C'est sans doute parce qu'il vient d'un quartier miséreux et qu'il connaît maintenant
07:45 la bourgeoisie que Camus est sensible à leur sort.
07:47 Il se met à rêver d'égalité et de fraternité dans son Algérie qu'il aime tant, mais
07:53 dont les injustices structurelles le révoltent.
07:56 Cependant, il est encore bien jeune pour y changer quoi que ce soit.
08:00 À son âge, on est surtout préoccupé par l'amour.
08:03 En 1934, à 19 ans, Albert épouse une starlette algéroise, la piquante Simone Hyer.
08:17 Avec elle, il emménage dans les beaux quartiers.
08:20 C'est sa belle-mère médecin qui entretient le couple.
08:22 Mais dans le huis clos de leur nid d'amour, le jeune diplômé découvre les démons de
08:27 sa femme.
08:28 Simone est accro à la morphine et collectionne les amants.
08:31 Camus connaît son premier chagrin d'amour.
08:35 Pour le fuir, il vit la bohème, collectionne les maîtresses, monte des pièces de théâtre
08:40 et s'installe dans une maison avec un couple de lesbiennes.
08:43 C'est là qu'il commence à écrire ses premiers romans.
08:50 Plusieurs à la fois.
08:51 Et oui, on ne sait jamais si la tuberculose le rattrape.
08:55 Mais son professeur Jean Grenier ne les trouve pas assez bons.
08:59 Camus accuse le coup et reprend la plume.
09:01 C'est dans cette maison qu'à sa table de travail, il écrit l'inquipite de son
09:06 premier chef-d'œuvre.
09:07 Aujourd'hui, maman est morte.
09:09 Ou peut-être hier.
09:11 Je ne sais pas.
09:12 A peu près à la même époque que ses débuts littéraires, Camus se réjouit de l'élection
09:21 du Front populaire en 1936.
09:22 Comme il fait partie du Parti communiste algérien, il espère que l'Alliance des
09:27 Gauches favorisera l'avènement de l'égalité en Algérie.
09:30 Dès l'année suivante, en 1937, Maurice Viollet, alors ministre et ancien gouverneur
09:35 général d'Algérie, et Léon Blum, vice-président du Conseil des ministres, proposent le projet
09:41 Blum-Violet qui ouvrirait pleinement le droit de vote à une élite musulmane de 24 000
09:46 hommes sur 5 millions d'indigènes.
09:48 Les chefs des mouvements pour les droits des musulmans que fréquente Camus sont favorables
09:54 à ce projet qui, pour eux, est un premier pas vers l'égalité, voire l'indépendance
09:59 de l'Algérie.
10:00 Mais les colons les plus conservateurs qui comptent dans leur rang l'abbé Lambert,
10:04 le maire d'Oran, qui est, soit dit en passant, un sympathisant du fascisme et du nazisme,
10:08 s'opposent au projet Blum-Violet avec tant d'efficacité qu'il ne sera même pas
10:14 débattu au Parlement.
10:15 Dégouté, Camus commence à écrire des textes politiques où il prend la défense
10:20 des Arabes.
10:21 Selon lui, les Français devraient être fiers de les voir exiger la citoyenneté.
10:25 Albert Camus commence à être perçu par les notables Algérois comme un agitateur
10:31 pro-arabe.
10:32 D'ailleurs, il n'y a pas que les conservateurs qui se méfient de ses opinions.
10:36 Le parti communiste l'exclut également pour ses propositions.
10:40 Comme quoi, aucune forme de totalitarisme ne supporte les véritables humanistes, c'est
10:47 une constante que l'histoire ne dément jamais.
10:49 Camus comprend que c'est dans le journalisme qu'il pourra le mieux défendre ses idées.
10:57 Il intègre le journal Algers Républicain.
11:00 Le rédacteur en chef, Pascal Piat, admire sa jeune recrue.
11:04 Dans cette petite équipe, Camus se familiarise avec tous les postes des relectures à l'imprimerie.
11:10 Mais surtout, il a une plume.
11:12 Piat l'envoie en reportage en Kabylie où vivent les populations les plus anciennes
11:17 de l'Algérie présentes sur le territoire avant les invasions arabes.
11:20 Sa série d'articles est une réponse aux journalistes conservateurs qui veulent en
11:25 faire un Eden.
11:26 Mais c'est faux.
11:27 Camus constate sur le terrain combien les Kabyles sont opprimés et pauvres.
11:31 Les enfants vêtus de haïtons se disputent parfois les fonds de poubelle avec les chiens
11:36 et les parents ne rêvent que d'école pour leurs petits et surtout pour leurs filles
11:40 avides d'apprendre.
11:41 L'enquête intitulée « Misère de Kabylie » de Camus est un succès, mais un succès
11:47 qui dérange une partie de cette Algérie française bourgeoise qui ne connaît que
11:50 les terrasses des cafés à la mode.
11:52 Pourtant, Camus continue à fréquenter cette bourgeoisie à laquelle il appartient désormais.
11:59 Alors qu'il se fait un nom dans le journalisme engagé, il rencontre en 1940 Francine Faure,
12:07 une Oranèse venue à Alger pour ses études de mathématiques.
12:10 Elle est belle et douce.
12:11 Malgré les réticences de la famille Faure, Albert fréquente Francine et divorce de Simone.
12:19 Cette même année, alors qu'il est persona non grata à Alger, Camus s'installe à
12:26 Paris pour travailler dans le journal Paris Soir.
12:29 La Seconde Guerre mondiale a déjà commencé, mais les Français se croient à l'abri
12:33 derrière la ligne Maginot, une série de forts censés empêcher les Allemands d'attaquer
12:38 à nouveau la France.
12:39 Évidemment, cette ligne Maginot n'empêche rien du tout.
12:43 Les Allemands pénètrent en France en mai 1940 et écrasent toute résistance sur leur
12:47 passage.
12:48 Les Parisiens qui le peuvent font leur valise en urgence et se répandent sur les routes
12:53 pour fuir la capitale où seront bientôt déployés des drapeaux nazis.
12:56 Camus est du nombre de ceux qui s'exode.
13:00 Dans le coffre de sa voiture, il y a le manuscrit du roman qu'il a presque terminé.
13:05 Celui qui commence par "Aujourd'hui, maman est morte".
13:09 Pour découvrir la suite de ce récit consacré à Albert Camus, je vous donne rendez-vous
13:25 dès à présent sur votre plateforme d'écoute favorite.
13:28 Sous-titrage Société Radio-Canada