Au lendemain de l'annonce de la mort de l'économiste Daniel Cohen, Thomas Piketty, économiste, professeur à l'école d'économie de Paris est l'invité de 7h50 pour évoquer le travail de son collègue.
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00:00 Bonjour Thomas Piketty ! Bonjour !
00:02 Vous êtes économiste, on vous connaît bien sur France Inter et vous êtes notre invité ce matin pour revenir sur le parcours et l'oeuvre d'un autre économiste, une figure même des sciences économiques en France.
00:12 Daniel Cohen, qui est mort hier à 70 ans, professeur émérite à l'école Normale Supérieure, deux fois lauréat du prix du livre d'économie.
00:19 Vous aviez cofondé avec lui, on y reviendra, l'école d'économie de Paris qui est aujourd'hui internationalement reconnue.
00:25 D'abord, qu'est-ce que vous voulez d'abord retenir de son parcours, de ce qu'il a apporté très concrètement à l'étude de l'économie ?
00:32 D'abord je voudrais dire que je suis très choqué par cette nouvelle. On savait qu'il allait mal, qu'il était à l'hôpital depuis quelque temps, mais en principe un traitement était en place.
00:42 Je suis sous le choc, c'est quelqu'un qui était en pleine position de ses moyens, qui avait seulement 70 ans et on ne pensait pas que tout ça pouvait finir aussi vite comme ça.
00:54 C'est quelqu'un qui est d'abord un pédagogue incroyable, c'est-à-dire qui a su faire venir à l'économie, enthousiasmer pour l'économie, toute une génération d'étudiants, d'étudiantes.
01:07 Et aussi, disons, qui nous a aidé beaucoup d'entre nous à sortir de certaines formes d'académisme de l'économie, se complaisant dans la technique, dans les modèles mathématiques.
01:17 Alors à la fois c'est quelqu'un qui maîtrisait parfaitement tous les modèles mathématiques, toutes les théories.
01:21 - Vous commencez par une agrégation en mathématiques, ça c'est plutôt original.
01:24 - Oui, mais c'est-à-dire qu'il avait à la fois une envergure internationale, une connaissance des modèles, des théories les plus récentes,
01:31 mais en même temps il ne voulait pas que ça s'arrête là, c'est-à-dire que le but de l'économie ce n'est pas de faire ses gammes, de montrer qu'on peut résoudre des modèles économétriques, etc.
01:40 - Il ne voulait pas s'enfermer dans un débat entre chercheurs, entre spécialistes ?
01:44 - Il était d'abord intéressé par les questions, c'est-à-dire par le chômage des jeunes, par pourquoi les pays pauvres, the rest still poor ?
01:52 C'était vraiment les questions de fond et tout le reste finalement ce ne sont que des outils qui éventuellement peuvent être utiles pour répondre à ces questions de fond,
02:00 à condition de les utiliser avec modération, par Simonis, qui n'est pas toujours le cas dans cette profession,
02:06 qui aime bien impressionner avec plein de techniques, mais qui souvent avec un substrat empirique et historique extrêmement faible.
02:12 Daniel c'était le contraire, c'est-à-dire qu'éventuellement un peu de modélisation si c'est utile,
02:18 mais d'abord des intuitions, des questionnements historiques, politiques, c'était vraiment une économie politique.
02:25 - Et une étude et une recherche économique raccrochées à la société, au réel.
02:31 Vous parliez du pédagogue, le pédagogue, le formateur aussi, à l'origine de toute une filière d'économistes, tous plus brillants les uns que les autres.
02:39 A vos côtés on peut citer Gabriel Zucman, la prix Nobel, Esther Duflo.
02:43 C'est avec lui, c'est grâce à lui que toute cette génération s'est passionnée pour l'économie ?
02:48 - Disons qu'il a joué un rôle central, après chacun a son itinéraire, Daniel avait ses positions, tout le monde pouvait être en désaccord.
02:56 Mais en même temps il a eu une influence considérable sur toutes ces personnes.
03:02 On pourrait citer Camille Landais, Julia Cagé, on pourrait en citer Julien Grenet, Antoine Beaudieu.
03:08 Il a eu une influence considérable sur beaucoup de chercheurs.
03:11 Moi quand j'étais étudiant à 20 ans, je l'ai rencontré, je ne l'ai pas eu comme enseignant car il a été nommé à l'école de la Réalité Supérieure juste quand j'en partais.
03:20 Mais il m'a influencé également énormément, je le connais depuis 30 ans, j'ai vu toutes ces générations d'étudiants, les unes après les autres,
03:28 d'étudiants qui hésitaient entre faire de l'économie, faire de l'histoire, faire des mathématiques, faire de la philosophie, faire des disciplines très différentes.
03:36 Et éventuellement il arrivait à leur donner le goût d'une discipline qui parfois a quelque chose d'un peu repoussant, pas convaincante.
03:43 Et lui il arrivait à montrer à la fois la fragilité de cette discipline, évidemment, extrême,
03:48 mais l'intérêt profond qu'il y a à essayer de faire progresser les questions fondamentales.
03:53 - Parce qu'il ne se limitait pas non plus seulement à l'économie, il avait une approche très pluridisciplinaire, la sociologie, la philosophie aussi.
04:03 - Oui, alors aussi parce que toute cette activité s'inscrivait dans un cadre avec des institutions,
04:08 l'école de la règle supérieure, l'école des hautes études en sciences sociales, l'université parisienne,
04:12 des institutions qui cherchent à parler aussi à d'autres disciplines et qui ne s'enferment pas.
04:17 Et puis surtout parce qu'ils voyaient cette discipline comme un élément fondamental de citoyenneté.
04:23 C'est-à-dire le but c'est de pouvoir contribuer à la délibération publique, démocratique, modestement,
04:29 parce que jamais le chercheur ne va remplacer la délibération entre citoyens,
04:33 mais pleinement comme citoyen avec la chance de pouvoir être payé pour faire des recherches, pour enseigner,
04:41 pour lire des livres, pour construire des méthodes, des données, d'apporter ensuite au débat public ces éléments,
04:47 modestement parce qu'ensuite chacun se fait son idée, doit trancher comme il le peut, mais en même temps avec conviction.
04:55 - Comment décrire, en quelques mots c'est peut-être un peu compliqué, mais comment décrire sa vision de l'économie ?
05:00 On ne peut pas dire que c'était un libéral, Daniel Cohen, plutôt un keynésien.
05:03 Il croyait encore dans le pouvoir de l'État sur l'économie ?
05:07 - Oui, il croyait dans le pouvoir de l'État.
05:10 Enfin si je voulais être polémique, je dirais que par rapport à beaucoup d'économistes ces dernières années,
05:14 c'est vrai qu'il n'avait pas été très convaincu par le macronisme, disons pour dire les choses clairement,
05:19 ce qui parmi les économistes détonait parce que beaucoup l'étaient plus que lui.
05:23 En même temps c'était quelqu'un qui restait toujours très fondéré, modéré dans ses appréciations.
05:28 Son domaine de départ, son vrai domaine de recherche au départ, c'est l'étude de la dette internationale des pays.
05:34 Et en particulier il avait au départ travaillé dans les années 80 sur la crise mexicaine de la dette,
05:39 et disons toutes les négociations pour annuler les dettes des pays les plus pauvres,
05:45 qui est une question fondamentale parce qu'évidemment les créditeurs venus des pays riches, des banques,
05:51 disent toujours que c'est impossible et que jamais on ne pourra annuler une dette.
05:55 Sauf qu'en pratique il y a en permanence des renégociations de dette, des annulations partielles,
05:59 et c'est une question sur laquelle on peut faire des progrès en regardant justement concrètement les épisodes historiques,
06:06 sur le plan international, de voir comment ça s'est passé, c'est-à-dire à quel moment une dette devient insoutenable,
06:11 et en fait même les créditeurs les plus rapaces n'ont pas vraiment d'autre choix que d'accepter une annulation.
06:17 Et c'est cette étude très concrète de ces processus de négociations sur lesquels il est devenu dans les années 80-90 un des plus grands spécialistes.
06:26 Et d'ailleurs il n'hésitait pas à s'impliquer aussi dans la vie réelle, à conseiller, à devenir si je puis dire conseiller du prince,
06:31 alors pour du personnel politique, des dirigeants à l'étranger, pour des candidats en France aussi,
06:36 alors plutôt à gauche, notamment François Hollande pendant la campagne de 2012, il a aussi soutenu ensuite Benoît Hamon.
06:42 Je parlais du pouvoir de l'État, il croyait aussi encore au pouvoir de la politique sur l'économie ?
06:48 Oui, c'est-à-dire en fait, si on regarde les choses concrètement, tout le monde est obligé d'y croire,
06:52 c'est-à-dire que même les plus libéraux, les capitalistes les plus absolus se rendent bien compte que sans l'État,
07:00 par exemple après la crise de 2008 ou au moment du Covid, le capitalisme privé se serait effondré.
07:05 Donc l'État, il est là, il joue un rôle central pour structurer la vie économique.
07:10 Après la question c'est, qu'est-ce qu'on en fait ?
07:12 C'est-à-dire, est-ce qu'on le met au service, est-ce qu'on se contente de sauver les banques par exemple,
07:15 ou est-ce qu'on veut aussi sauver la sécurité sociale ?
07:18 Donc la question c'est, le rôle de l'État, il est structurant depuis le début du capitalisme,
07:23 c'est-à-dire que sans le soutien de l'État à l'expansion commerciale, internationale, l'expansion coloniale, internationale,
07:30 il n'y aurait pas eu de développement industriel.
07:32 Donc depuis toujours, l'État, en bien ou en mal, mais c'est toujours très compliqué,
07:36 il faut justement faire des analyses nuancées, joue un rôle absolument central.
07:40 Donc la fiction de la main invisible, le marché pur, etc. ça n'explique pas.
07:45 - En tout cas, ce n'était pas sa théorie.
07:48 Son dernier ouvrage remonte à moins d'un an, "Homo numericus",
07:51 dans lequel il analysait les effets de la nouvelle révolution numérique,
07:54 avec un regard assez sombre d'ailleurs, on va l'écouter là-dessus, Daniel Cohen.
07:58 - C'est ce nouveau monde qu'on trouve sur les réseaux sociaux,
08:01 à savoir d'un côté, une parole anti-système très violente,
08:04 qui dénoncera toutes les inégalités et les injustices,
08:06 y compris quand elles méritent évidemment d'être dénoncées.
08:09 Et de l'autre côté, une mise en compétition générale,
08:12 qui est organisée par Internet, qu'on trouve dans l'ordre de la production,
08:15 mais qu'on trouve aussi dans l'ordre de la pensée.
08:17 C'est-à-dire, c'est ce que les économistes appellent l'économie de l'attention,
08:20 pour se faire entendre sur le net, il faut parler plus haut que les autres,
08:24 il faut attirer l'attention sur soi, et sans s'en rendre compte,
08:28 en réalité, le net met les participants en compétition pour la parole,
08:32 et c'est ça qui fait que ça déraille,
08:35 s'il n'y a plus de parole modérée possible,
08:37 c'est ça qui fait qu'il n'y a plus de compromis possible
08:39 entre des pensées qui deviennent très vite antagoniques,
08:42 et je pense que la crise politique qu'on vit, en partie, hérite de ces pathologies.
08:46 - Daniel Cohen, c'était dans le grand Face à Face sur Inter avec Ali Baddou,
08:49 alors là encore, Thomas Piketty, on a une bonne illustration du fait
08:53 qu'il n'hésitait pas à sortir du strict champ de l'économie.
08:57 - C'est-à-dire qu'il prenait les grandes questions de notre époque
09:01 comme elles se développaient, il essayait de voir comment une analyse rigoureuse,
09:06 une analyse savante, lui permettait d'apporter des éclairages,
09:10 à nouveau modestement, sans illusions sur le fait que les chercheurs
09:14 n'étaient pas là pour trouver la réponse miracle, la solution miracle,
09:17 mais en même temps, il y avait toujours chez lui cette volonté d'éclairer le débat,
09:21 avec à la fois un mélange d'inquiétude face à ce monde de la compétition généralisée
09:26 qu'il décrivait à l'instant, qui s'installe, qui est inquiétant,
09:30 et en même temps, toujours ce regard positif, optimiste,
09:33 c'est-à-dire que ce n'était pas quelqu'un qui était dans le culte du passé,
09:37 des trentes glorieuses ou je ne sais quoi, c'était quelqu'un qui allait regarder,
09:40 en l'occurrence Internet, les technologies numériques, et comme une présentielité,
09:43 mais avec un besoin de régulation politique, à nouveau d'un cadre institutionnel
09:49 qui ne soit pas simplement cette espèce de foi démesurée
09:52 dans la compétition absolue venant régler tous les problèmes.
09:55 - Merci beaucoup Thomas Piketty pour cet hommage ce matin à Daniel Cohen,
09:59 mort hier à 70 ans, j'indique aussi à nos auditeurs et auditrices
10:02 que vous pouvez retrouver les dernières interviews de Daniel Cohen,
10:05 parce qu'on le retrouvait souvent sur Inter, sur notre site franceinter.fr