Marseille : comment les résidences privées ont envahi la ville ?

  • l’année dernière
Les Marseillais se barricadent. Dans la ville, près d’un tiers des logements se trouvent aujourd’hui dans des résidences fermées. Connus aussi sous le nom de « gated communities », ces espaces clotûrés, parfois perméables au passage des piétons, parfois totalement étanches, morcellent le tissu urbain de Marseille. Si bien que certains enfants de la ville par exemple, doivent slalomer entre ces espaces fermés et mettent jusqu’à 20 minutes de plus pour se rendre à l’école tous les matins. Même problème pour l’accès à certains services publics ou aux transports en commun.

Le phénomène n’est pas nouveau mais s’accentue depuis la fin des années 90. Si bien qu’aujourd’hui, il ne se limite plus au quartiers bourgeois du sud de la ville : on les retrouve aussi dans l’est de Marseille où résident des classes moyennes, tout comme au beau milieu des cités, dans les quartiers nords.

Le docteur en géographie Julien Dario est un des rares chercheurs à travailler sur la question. Il nous explique les origines historiques et la responsabilité de la municipalité dans le développement de ces fermetures qui menacent d’accentuer la fragmentation sociale de Marseille.

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Transcription
00:00 Bienvenue à Marseille. Son soleil, sa mer, ses cartes postales et son désordre assumé.
00:07 Mais aussi, ses barrières qui se dressent.
00:10 "C'est absurde, incompréhensible, unique en son genre."
00:13 "Ici, presque toutes les rues ont été fermées aux voitures et aux piétons."
00:16 "Les barrières et les portiques ont poussé comme des champignons."
00:19 "Derrière moi, c'est la résidence du coin Jolim. Ici, avant, toutes les rues étaient ouvertes,
00:23 mais depuis 2013, elles ne sont plus accessibles et ça pose problème."
00:26 Par exemple, si un enfant qui habite ici veut aller à l'école qui se trouve là,
00:31 il ne peut pas prendre cette route. Il doit faire tout le tour en passant par un chemin plus dangereux
00:36 où il y a beaucoup de voitures et des trottoirs étroits. Alors forcément, ça ne plaît pas à tout le monde.
00:41 Le coin Jolim est ce qu'on appelle une résidence fermée.
00:44 À Marseille, ce n'est pas une exception. Sur cette carte de la ville, toutes les zones rouges sont des résidences fermées.
00:50 Au total, un logement sur trois se situe dans une de ces résidences.
00:54 Alors comment ont-elles envahi Marseille ? Et pourquoi ça pose problème ?
00:58 "Pour commencer, de quoi parle-t-on exactement ?"
01:05 Pour définir le phénomène, on a demandé à Julien Dariau, il est docteur en géographie et étudie le sujet depuis 2011.
01:12 "On a considéré comme ensemble résidentiel fermé ou résidence fermée, tout ensemble de plus de dix logements
01:17 dont les accès piétons, vélos ou véhicules disposés d'un accès restreint par un dispositif fixe."
01:25 À Marseille, on dénombre 1531 résidences fermées en 2014. Mais toutes ne sont pas clôturées de la même manière.
01:33 Certaines sont ultra fermées avec portail, vigile et caméra de sécurité.
01:38 D'autres sont moins étanches et laissent passer les piétons. C'est le cas de 30% d'entre elles.
01:43 La fermeture des résidences peut se produire de deux manières.
01:47 Soit elle est mise en place dès la construction, c'est 45% des cas, soit elle est faite après coup, bien après la construction, c'est 55% des cas.
01:55 "Ok, la question maintenant, c'est pourquoi ce phénomène s'est autant développé à Marseille ?"
02:01 Pour le comprendre, il faut se rendre dans un quartier bourgeois du sud de la ville et remonter le temps jusqu'aux années 70.
02:08 À l'époque, les plages du Prado viennent d'être aménagées et attirent plein de monde.
02:13 Les gens se garent un peu partout et traversent des propriétés privées pour rejoindre la mer.
02:18 Alors au bout d'un moment, les résidents en ont marre. Et pour régler leurs problèmes, ils ferment tout.
02:23 Mais ont-ils vraiment le droit de le faire ?
02:26 "Eh bien oui, parce que ces voies sont privées. Depuis la moitié du 19e siècle, l'urbanisme marseillais, ces voiries, se sont beaucoup développées via l'action privée. Et la ville a laissé faire."
02:35 Résultat, Marseille est aujourd'hui un terrain propice pour fermer les résidences. Dans la ville, 28% des voies sont privées.
02:42 En comparaison, à Lyon, selon Julien Dariot, c'est 13%. Et à Bordeaux, seulement 9%.
02:48 "En fait, si la municipalité a laissé faire, ce n'est pas un hasard. Elle y a trouvé un intérêt."
02:53 "En gros, il y a quand même principalement une logique d'économie de coût.
02:57 Entretenir X kilomètres de voiries, ça coûte extrêmement cher.
03:01 On ne le rappelle peut-être pas suffisamment, mais Marseille, c'est une commune qui est colossale, qui est monstrueuse."
03:05 Or, dans une voie privée, c'est au co-propriétaire d'assurer l'entretien de la rue, les espaces verts, le ramassage des ordures ou encore l'éclairage.
03:13 Autant d'économies pour la municipalité. Mais ce n'est pas le seul intérêt qu'elle y trouve.
03:18 "Par exemple, vous avez des coins, notamment dans les quartiers nord,
03:21 le fait de proposer du produit résidentiel fermé à proximité de cités difficiles, certaines,
03:30 a clairement participé au fait d'introduire davantage aux classes moyennes dans ces espaces-là."
03:37 Voilà. Les résidences privées ne sont donc pas restées le monopole des quartiers riches.
03:44 Cette dynamique de fermeture se généralise à partir des années 90 et s'étend progressivement à toute la ville.
03:50 A tel point qu'entre 1993 et 2013, près des deux tiers des projets immobiliers marseillais sont des résidences fermées.
03:58 Cela dit, même si elles se banalisent, la fermeture résidentielle reste plus marquée dans les quartiers aisés.
04:04 On s'en rend bien compte si on superpose les résidences fermées et le niveau de revenus dans les différents quartiers de Marseille.
04:10 Bref, la ville et les promoteurs favorisent la fermeture des résidences.
04:13 Mais ce n'est pas tout. Les résidents aussi y trouvent un intérêt. Et c'est en partie à cause de ça.
04:18 "C'est Dan ! C'est Dan, c'est le meilleur du monde !"
04:22 "En terre de klaxon, embouteillage, manche, trop les rues de la ville ont explosé de joie."
04:26 En 1998, la France organise la Coupe du monde de football. Marseille et son vélodrome font partie de la fête.
04:34 Autour du stade, les soirs de match, les riverains s'exaspèrent. Les voitures envahissent leurs rues.
04:40 "Dans ce quartier, la fermeture des voies privées apparaît alors comme une solution.
04:43 Parce que 1) elle empêche la nuisance des voitures de passage et surtout 2) elle permet aux riverains de toujours avoir une place où se garer près de chez eux."
04:50 Alors forcément, dans une ville où 40% des déplacements se font en voiture, cet avantage du stationnement garanti séduit les habitants.
04:58 Et ça entraîne dès lors un effet domino, car les résidences qui se ferment rejettent ces nuisances urbaines sur leurs voisines, poussées à envisager la même option.
05:10 La première conséquence, on l'a vu, c'est l'allongement des déplacements. Et il peut être très important.
05:15 Dans ce quartier par exemple, avec la fermeture de 7 résidences, le trajet de certains enfants pour rejoindre l'école à pied dure 20 minutes de plus.
05:24 Ce qui peut inciter à se déplacer en voiture plutôt qu'à pied.
05:28 Et bien sûr, la logique peut être la même pour accéder à des arrêts de bus ou à des commerces.
05:33 Ce n'est pas tout. Avec la fermeture de certaines voies secondaires, les axes principaux s'encombrent encore plus.
05:39 Puis Augustin-Aubert, ici, où les résidences adjacentes ont toutes fermé leurs voies rayées, les embouteillages font le cauchemar des automobilistes.
05:47 Dernière conséquence importante, le risque de clivage social. De fait, les fermetures poussent à l'entre-soi et accentuent la fragmentation sociale et les inégalités.
05:55 Si vous avez les moyens, vous vivez dans un espace de qualité. Si vous n'avez pas les moyens, vous subissez quelque part la ville avec tous les aspects négatifs qui y sont liés. Ça pose question.
06:07 Et au-delà de ces inégalités, ça pose aussi un problème de cohésion sociale.
06:12 Vous avez des habitants qui vous le disent très clairement. Ils disent "nous on a mis un portail parce qu'on ne se sent pas à l'aise dans le quartier, donc on a besoin de marquer la limite".
06:20 Sauf qu'en fait, cette limite, elle est parfois vécue de manière un peu violente par les riverains, qui parfois vous disent "on ne comprend pas pourquoi ils ont mis une fermeture".
06:28 Je veux dire, qu'est-ce qu'il y a ? On pose problème ? Ils veulent introduire un clivage ?
06:36 Alors face à tout ça, quelles solutions ?
06:38 Pour Julien Dariaud, la municipalité doit travailler à la réintégration dans le tissu urbain de certaines voies privées.
06:44 En priorité, celles qui ont une vocation publique, c'est-à-dire celles qui servent par exemple à accéder à une école ou à un arrêt de transport en commun.
06:52 En attendant, près d'un Marseillais sur trois vit aujourd'hui derrière une barrière. Et si rien n'est fait, la situation pourrait encore s'accentuer.
06:59 [Musique]

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