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00:00 [Générique]
00:24 Nous sommes le 24 février 2003, le monde de la gastronomie française perd un immense chef étoilé, Bernard Loiseau,
00:31 mais fin à ses jours sans explication dans sa maison de Saulieu. Il avait 52 ans, ce jour-là l'émotion est très forte,
00:38 dans le petit monde de la grande cuisine mais aussi dans l'opinion publique qui semble découvrir un univers complexe
00:44 fait de pressions et de sacrifices. On revient sur ce drame avec Gilles Pudlovski, bonjour.
00:49 Vous êtes journaliste, écrivain, critique littéraire et gastronomique, vous tenez un blog qui s'appelle "Les pieds dans le plat".
00:56 Vous êtes aussi créateur des guides Pudlo, Pudlo Paris 2016 en fait partie, et puis vous étiez un ami très proche de Bernard Loiseau.
01:05 J'aimerais d'abord qu'on remette les choses dans leur contexte, rappelez-nous ce qui s'est passé dans les jours,
01:10 les semaines qui ont précédé sa mort.
01:12 Écoutez, il y avait des murmures disant qu'il allait perdre la 3ème étoile au Michelin, il avait perdu deux poids d'un coup,
01:20 donc une toque, il est passé de 19 à 17 sur 20, le goût immédiat est beaucoup moins important à l'époque, donc c'était moins grave.
01:26 Il y a eu un article de mon confrère François-Simon dans le Figaro qui a fait coller beaucoup d'encre,
01:31 disant qu'il allait légitimement perdre la 3ème étoile, et c'est vrai que cette remarque a été terrible.
01:37 J'ai reçu par exemple un coup de téléphone de l'agence Time, qui a intervenu après la mort de Bernard, je précise,
01:43 me demandant "Mais pourquoi M. Loiseau a-t-il perdu la 3ème étoile ?"
01:47 Alors je leur ai dit "Mais jamais il n'a pas eu la 3ème étoile, effectivement il n'a jamais perdu la 3ème étoile, Bernard, nous en vivons en tout cas."
01:53 Et ils m'ont dit "Mais on allie ça dans le Figaro."
01:55 Alors effectivement la formation du Figaro était audacieuse, fausse, hypothétiquement incorrecte, et dangereuse sur le plan moral, éthique.
02:05 - Et lui avait été évidemment très affecté, il vous en avait parlé ?
02:08 - Oui bien sûr, je l'ai appelé assez souvent, on avait 2 mois de différence, j'étais son aîné de 2 mois,
02:15 et c'est vrai que je m'ai fait rentrer un peu dans le milieu des grands chefs,
02:19 à l'époque où je sortais de la critique littéraire pour rentrer dans la critique gastronomique,
02:22 on s'était connu par Alain Gerber qui était écrivain, qui lui quittait la gastronomie, enfin la littérature,
02:27 et en fait Bernard m'avait un petit peu fait connaître aussi bien ses amis de Bourgogne comme Georges Blanc,
02:33 Marc Meunot, etc. ou même Bocuse, on avait une sympathie, Bernard était l'héritier naturel de Paul Bocuse,
02:41 le cuisinier, rappelons-le, le plus médiatique de France à cette époque-là,
02:44 l'homme qui provoquait l'empathie autour de lui, tout le monde l'aimait Bernard.
02:48 Et alors à ce moment-là, qu'est-ce qui se passait ? Il était moins sur le qui-vive,
02:52 il s'embêtait un petit peu à son lieu, il faisait la cuisine de manière extraordinaire,
02:55 mais tous les jours, tous les matins, il allait à la maison de la presse pour acheter le journal du jour,
02:59 et il trouvait qu'on parlait un peu plus de Marc Vira, un peu plus d'Alain Ducasse et un peu moins de lui,
03:06 donc il n'était pas sur le devant de la scène.
03:08 Et à l'époque, de nombreux chefs se sont insurgés, notamment contre les critiques gastronomiques,
03:12 Hélène Darroze, Guy Martin, André Daguin, qui était à l'époque président de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie,
03:18 il y avait de la colère parmi ces chefs, est-ce que vous aussi vous avez été en colère ? Quelle a été votre réaction ?
03:24 – Écoutez, moi j'ai l'impression de me dire, d'abord Bernard aurait dû faire un démenti,
03:28 parce qu'à l'époque où on annonçait qu'il allait perdre 3ème étoile, je lui avais dit,
03:32 il faut que tu dises que ce n'est pas vrai, que c'est faux, que tout ce qui est écrit est injuste,
03:37 et il m'a dit, mais il ne vaut mieux rien dire, parce que sinon le mal sera encore pire,
03:42 et je crois qu'il a fait une erreur, et moi je crois qu'en fait l'erreur vient un peu de là,
03:47 il aurait dû ne pas cesser, submergé par le flot de choses mauvaises qui sont tombées sur lui,
03:52 et je crois qu'il aurait dû réagir.
03:54 Maintenant, c'est vrai que j'ai pas senti vraiment que la critique était en cause,
03:59 il y a eu Simon Affey qui était un peu stupide, qui était un peu malvenu je crois,
04:03 et surtout je crois qu'il y a eu la difficulté aussi pour un grand chef qui a une pression maximale,
04:11 de rester à son sommet.
04:13 Il y a un premier arctubétain qui dit, lorsque tu es en haut de la montagne, pense à continuer d'avancer.
04:18 Et Benoît Viollier, au mois de février de cette année, qui était le meilleur chef du monde, rappelons-le,
04:24 il a été élu meilleur chef du monde à Crissier, en Suisse, à l'hôtel de ville,
04:28 chef charentier d'origine, en trois étoiles en Suisse,
04:31 juste avant que le Michelin France sorte, Bernard Viollier se suicide avec un pistolet de chasse.
04:38 Pratiquement une mort qui ressemble, douze ans après, très pour très à celle de Bernard.
04:43 Une mort, je veux dire aussi, psychologique, avec un environnement relativement…
04:47 Tout le monde l'aimait, sa femme Brigitte l'adorait, la terre entière l'aimait, on le portait au pinacle,
04:53 il y avait une pression, il n'arrivait plus à respirer, et Bernard c'était un peu ça,
04:56 c'est quelqu'un qui avait eu les trois étoiles, dont il rêvait quand il était Arpèche et les trois gros,
05:01 et il avait quoi après ? Après le sommet, vous avez le vide.
05:04 Je rappelle que vous êtes vous-même critique gastronomique,
05:07 est-ce qu'il y a eu une remise en question de votre part et de la part de vos confrères critiques gastronomiques ?
05:12 Est-ce qu'aujourd'hui on est un petit peu plus prudent quand on attribue une note, quand on rétrograde un chef ?
05:17 Écoutez, je vais parler pour moi, on est prudent au sens où lorsqu'on change, lorsqu'on justifie, on explique,
05:26 mais on ne s'excuse pas en tout cas.
05:28 Par exemple, si je passe quelqu'un de trois à deux assiettes, de deux à une, etc.,
05:33 on explique dans un texte pourquoi on le fait.
05:36 Ça peut être pour parler d'Hélène Darroze ou parler d'Iggy Martin,
05:39 ça m'est arrivé dans le passé, que l'Iggy Martin a trois assiettes,
05:42 il est passé à deux, etc., ou Hélène à deux, trois, deux.
05:45 Mais le Michelin, par exemple, va téléphoner la veille expliquant,
05:48 d'ailleurs cette année, la Côte d'Or a sauté, on fait perdre la Côte d'Or,
05:52 ils ont expliqué une semaine avant, en l'interlisant, d'ailleurs en l'interlisant à 2 000 cloiseaux,
05:56 de raconter cette histoire, parce que c'est vrai que ça a probablement provoqué un choc moral, émotionnel,
06:01 lorsque les gens ont appris que 12 ans après sa mort, sa maison perdait la troisième étoile.
06:06 Donc c'est vrai qu'on y réfléchit, mais je pense que ce qui compte,
06:09 c'est de faire en sorte que la morale de ces actes puisse être érigée en loi universelle, comme disait Kant.
06:15 Donc je crois que notre rôle, à nous, critique, c'est de faire en sorte
06:20 que nous n'ayons pas à rougir de nos actes et de nos jugements,
06:23 de le faire posément, de le faire en toute réflexion, en toute justice, en toute équité.
06:27 – Et du côté des chefs, est-ce que du coup certains se sont dit,
06:30 on va prendre un petit peu de recul par rapport à ces notes ?
06:32 – Bah écoutez, il y a effectivement, vous avez tout à fait raison,
06:35 il y a eu un mouvement qui s'est initié, alors on va citer bien sûr l'exemple
06:39 d'Alain de Saint-Dérince qui a balancé sa troisième étoile chez Lucas Carton,
06:44 place de la Madeleine.
06:45 L'exemple également de Philippe Gartner à Bergevire aux Armes de France,
06:50 qui avait une étoile qui allait se tomber.
06:52 Pierre Bergès aussi en Prétex en Provence.
06:57 Donc il y a eu un certain nombre de chefs qui se sont dit, on a une étoile, on n'en veut plus.
07:00 Donc pas de pression, on veut rester, en faire une cuisine sympathique,
07:05 mais on ne veut pas la pression des guides.
07:06 Et c'est vrai que, pour ne pas dire que ce soit un mouvement,
07:09 mais il y a vraiment une réalité aujourd'hui,
07:11 il y a certaines tables qui valent des étoiles et qui n'en valent pas,
07:13 d'autres qui en ont, mais en valent peut-être moins.
07:15 Mais c'est vrai que vous devriez vous détacher.
07:17 Mais d'un autre côté, il y a une pression qui fait que,
07:19 peut-être que nous les journalistes nous en sommes votifs,
07:21 mais c'est vrai que Top Chef, Master Chef, les Mélochers,
07:24 les médailles, les jours d'honneur, tout ça, on aime beaucoup,
07:27 ce qui brille en France, les hochets, les étoiles en font partie.
07:31 – Et plus globalement, vous diriez que les médias ont trop de pouvoir sur les chefs,
07:36 presque un pouvoir de vie ou de mort ?
07:38 – Ça, je n'y crois pas du tout.
07:40 On disait autrefois que Jean-Jacques Gauthier,
07:42 le critique théâtral des Figaro, pouvait vider une salle ou la remplir,
07:46 en fonction de ses critiques.
07:47 Je crois que pour un restaurant, c'est tellement faux.
07:50 Il y a eu un article récent d'un camarade,
07:53 un camarade Emmanuel Rubin dans Figaro Scope,
07:55 démolissant, champot, la brasserie de la La Ducasse,
07:58 qui est une excellente brasserie.
08:00 Il a fait un article très drôle, écrit brillamment,
08:03 absolument injuste à mon sens, absolument injuste,
08:06 mais ça n'a pas réussi le restaurant d'être plein tous les jours.
08:08 Au contraire, comme disait Jean Dutour,
08:10 lorsqu'on lui a annoncé un jour qu'il était débolé dans le monde,
08:13 Jean Dutour demandait à la taterie de presse, mais quelle longueur ?
08:16 Donc le principal, c'est qu'on parle de vous.
08:18 Je crois qu'aujourd'hui, les chefs aiment qu'on parle d'eux.
08:20 Évidemment, ils préfèrent qu'on dise du bien que du mal,
08:22 mais quel que soit le bruit, tout bruit est bon à prendre.
08:27 - Gilles Pudlovsky, si je vous demande de terminer cette phrase,
08:29 le 24 février 2003, c'est le jour où ?
08:32 - Un jour terrible.
08:34 Je pense à lui tous les jours.
08:36 J'ai placé d'un point de vue très personnel.
08:38 Bernard est quelqu'un à qui je dois beaucoup.
08:40 C'est quelqu'un de profondément humain,
08:42 de profondément sincère, profondément enraciné,
08:46 un auvergnat qui a choisi, morvant, cette tâche de granit
08:49 en terre bourguignonne, en terre calcaire.
08:51 Le dernier pays des loups.
08:53 Il a réussi à conquérir ce pays.
08:55 Il est mort comme ça, bêtement.
08:57 Cette mort, je la pleure tous les jours.
08:59 - Merci beaucoup, Gilles Pudlovsky, d'avoir été mon invité
09:01 dans le jour où l'information continue sur LCI.
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