"L'inceste a été la culture dans laquelle je suis née"
La musicienne Ann O'aro nous explique comment elle transforme ses souffrances personnelles à travers sa musique, le maloya. Ce genre emblématique de l'île de la Réunion lui permet aussi d'aborder la difficile décolonialisation et ouvrir des voies d'émancipation.
La musicienne Ann O'aro nous explique comment elle transforme ses souffrances personnelles à travers sa musique, le maloya. Ce genre emblématique de l'île de la Réunion lui permet aussi d'aborder la difficile décolonialisation et ouvrir des voies d'émancipation.
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00:00 L'inceste pour moi, ça a été comme la culture dans laquelle je suis née.
00:04 Pendant très très longtemps, on a quand même reproduit
00:07 certaines violences qu'on retrouvait dans l'époque de l'esclave sur nos enfants.
00:29 C'est comme un morceau d'enfermement en fait.
00:31 C'est un truc que je jouais souvent
00:35 parce que c'est que les notes qui me provoquaient des émotions,
00:38 sinon j'étais toujours d'humeur très égale.
00:41 C'était le seul espace où moi j'arrivais à pleurer,
00:45 donc il y a certaines notes que je ne fais pas là
00:48 parce que je n'ai pas envie de pleurer.
00:50 C'est mon père qui m'a mise à la musique au départ.
01:00 Mais dès que j'ai commencé, il me mettait des vidéos
01:03 où il y avait des jeunes prodiges qui jouaient.
01:05 Il me disait "tu vois, tu es déjà trop vieille, tu es nulle,
01:08 tu ne sais pas faire ça" et tout.
01:09 Alors je venais de commencer.
01:10 Et après, c'est passé de "je suis nulle" à "il me tape souvent"
01:14 à un moment donné, il me disait "tu es déjà trop vieille, tu es nulle,
01:17 tu ne sais pas faire ça" et tout.
01:18 Et après, c'est passé de "je suis nulle" à "il me tape souvent"
01:21 à un moment donné, il commence à parler,
01:23 mais il parle de sexe en fait.
01:24 Il est mort quand j'étais assez jeune, j'avais 15 ans.
01:50 Il s'est suicidé après avoir dit lui-même à ma mère
01:53 que ça n'était arrivé qu'une fois et qu'on était d'accord.
01:57 Il a dit sa version.
02:01 Elle a dit à mon père d'aller attendre les gendarmes
02:05 chez ma grand-mère qui était absente.
02:07 Et il a attendu une semaine et après il s'est suicidé.
02:12 On essaye d'être résilient.
02:25 Certains ont besoin de thérapie, certains ont besoin de l'art,
02:27 certains ça se fera au fur et à mesure ou ça ne se fera pas.
02:30 Mais la résilience, elle est hyper importante à l'échelle intime
02:34 et à l'échelle aussi d'un peuple qui a subi quelque chose
02:39 qui l'a écrasé, qui l'a touché dans son intégrité.
02:43 Et je trouve qu'il y a vraiment un parallèle entre l'inceste
02:49 et puis ce truc paternaliste, cette espèce de pouvoir
02:55 de la France sur ses colonies en fait.
02:57 La culture incestueuse, dans l'esprit de la victime,
03:01 c'est une façon de fonctionner.
03:03 Et c'est un peu ce qu'on reproche à la décolonisation qui s'est mal faite.
03:07 Les Réunionnais se retrouvent un peu stigmatisés.
03:11 On ne peut pas exister en dehors de la France.
03:14 Et du coup, ce que ça provoque, c'est cet état de dépendance extrême
03:18 et d'une certaine inertie, mais très violente,
03:21 avec quelque chose qui bouillonne à l'intérieur et qui n'est pas maîtrisé.
03:36 Les premiers colons officiels arrivent en 1663.
03:40 À partir de 1711, on découvre un caféier sauvage.
03:43 Et là, c'est le début de la traite négrière aussi.
03:46 Mais pendant cette période, on ne peut pas parler de doulure
03:49 parce que l'esclave, il est considéré comme un meuble.
03:52 Qu'il soit malheureux ou pas, ce n'est pas l'intérêt pour lui qu'il soit productif.
03:56 On s'est rendu compte que pendant très, très longtemps,
03:58 on a quand même reproduit certaines violences
04:01 qu'on retrouvait dans l'époque de l'esclave sur nos enfants.
04:04 Le Maloïa, c'est cette musique qui va naître dans les sociétés de plantation
04:11 et qui va permettre aux personnes de s'exprimer hors du cadre du travail.
04:16 Du coup, la douleur, elle n'est plus juste à la personne,
04:20 elle est à tout le monde et du coup, il y a cette charge collective.
04:23 La musique que je fais aujourd'hui, pour moi, ça reste du Maloïa.
04:30 C'est en créole. J'ai gardé les percussions traditionnelles.
04:34 Ça parle de ce qui a porté atteinte à l'intégrité du corps.
04:37 C'est quelque chose que je ressens très fort, le Maloïa,
04:40 mais je m'en sers pour dire ce que j'ai besoin de dire.
04:42 Et comme ce que j'ai besoin de dire est hors des cadres,
04:44 la musique que je fais doit un peu être hors cadre.
04:47 Longue nuit sans dépouille,
04:52 Ravine et pêle mêlée dans le long apio.
05:01 Comment guérir ?
05:03 Le temps.
05:04 C'est déjà récupérer sa mémoire,
05:06 donc savoir ce qui s'est passé parce que ce n'est pas enseigné à l'école.
05:09 Nous, on apprend l'histoire de France, c'est de la carte de France.
05:11 On n'apprend pas le reste.
05:12 Et puis après, c'est de reconnaître aussi avec l'île, avec les expressions,
05:17 avec tout ce que ça offre d'images, d'imagerie, d'imaginaire.
05:21 Tu apprends à vivre dans ton territoire
05:24 et on a besoin de ça pour s'inscrire quelque part.
05:27 Tu cours, tu cours, l'homme l'arrête,
05:33 ton corps est là, il se cause mon corps.
05:38 Tu entends le vent dans les bambous ?
05:48 Quand il coule entre eux, c'est beau, mais...
05:53 Les autres sont là.
05:54 Attends.
05:56 J'aime beaucoup me balader dans les forêts
05:58 parce que ça m'apprend le mouvement, la nature.
06:01 Et accepter que les choses changent et que mon identité aussi peut être muable
06:05 et que je peux me retrouver dans quelque chose à un moment de ma vie
06:09 et puis penser tout à fait le contraire plus tard.
06:13 Et que c'est OK qu'on n'est pas immobile.
06:17 Je visualise un peu les traumas comme une espèce de boîte.
06:21 Le fait qu'on n'y touche pas.
06:23 Des fois, s'il y a un choc,
06:25 elle explose et tout nous ressurgit à la gueule et on n'arrive pas à gérer.
06:29 Alors que si, tranquillement, on fait des petits trous,
06:32 des trucs où il y a des choses qui s'écoulent tout doucement,
06:35 ça rend les choses plus fluides et ça permet de les faire voyager quelque part
06:38 et de s'en débarrasser si on en a envie ou besoin ou possibilité.
06:42 On ne peut pas toujours.
06:44 Dès que j'ai honte de dire quelque chose, je me dis que c'est là qu'il faut que j'aille.
06:50 Et j'attaque jusqu'à ce que ça sorte et que ça soit totalement essoré, rincé,
06:56 que tout soit dit et que la honte même disparaisse
06:59 parce qu'il y a l'évidence que ça doit se savoir et se dire.
07:18 Le pouvoir des mots prononcés, ça fait exister tout un concept.
07:23 Avant de savoir que ce que je vivais, ça s'appelait de l'inceste,
07:26 pour moi, ça n'allait dans aucune case.
07:29 Je ne pouvais pas savoir si c'était normal ou pas
07:34 parce que je ne savais même pas comment ça s'appelait.
07:38 Donc ça n'existait pas vraiment.
07:41 Avoir un mot à poser dessus, comme par exemple,
07:45 le choisir aussi, comme les féminicides.
07:48 Avant, dans mon imaginaire depuis tout enfant,
07:51 ça s'appelait des crimes passionnels.
07:53 Quand quelqu'un t'aime passionnément, il t'aime tellement fort que voilà ce qui t'arrive,
07:57 tu meurs. Donc c'est tout à fait normal que mon père fasse ça de moi,
08:00 qu'il me frappe, parce qu'il m'aime trop.
08:04 Dans un sens, ça pourrait fonctionner avec ça.
08:06 Mais si ça s'appelle féminicide, tout d'un coup je me dis,
08:09 "Ah tiens, ça n'a pas l'air beau.
08:12 Ça ne sonne pas pareil."
08:15 Du coup, ça crée une réalité tout à fait autre.
08:24 Et c'est ça le pouvoir des mots.
08:26 C'est un pouvoir énorme, constructif et destructeur.
08:30 Donc il faut savoir le manier.
08:32 C'est ce que font les politiques.
08:35 "Somme si l'auvert l'auvert, la vie d'Ali Lolo, la mêle hiver."
08:43 Les poètes, ils le font aussi.
08:45 Mais pour des raisons plus intimes,
08:48 pour se persuader que le monde est beau et plein de ressources.
08:55 Sous-titrage Société Radio-Canada
09:00 [Musique]