Tania de Montaigne - Lecteurs sensibles, s'abstenir !

  • l’année dernière
Tania de Montaigne, nous livre "Sensibilités", publié chez Grasset, une satyre grinçante dont le point de départ est l'agression d'un écrivain poignardé pour ses écrits, un écrivain inspiré de Salman Rushdie. L'héroïne du livre, salariée d'une maison d'édition très progressiste, se met en tête de tout faire pour que plus jamais un lecteur ne se sente offensé par un texte. On change alors les mots, les textes, dans cette maison d'édition on bannie toute ironie car elle ne pourrait pas être comprise par le lecteur. On assiste alors à un engrenage aussi hilarant qu'absurde qui fait écho à l'expression "l'enfer est pavé de bonnes intentions". Tania de Montaigne dénonce une société où on veut supprimer tout ce qui est compliqué pour "aller tout droit". L'auteure revient sur les origines de cet ouvrage qui a pris racine dans une expérience personnelle à travers laquelle on a souhaité changer le titre d'un de ses ouvrages qui s'appelait "noire". 

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Transcript
00:00 Pourquoi est-ce qu'on est si sensible pour ne pas dire fragile ?
00:04 -Alors, je sais pas si c'est aujourd'hui.
00:07 Je crois que de tout temps, des gens s'offensaient.
00:10 C'est pour ça qu'on s'est retrouvés avec des petites choses
00:13 genre l'Inquisition ou l'Index et tout ça.
00:16 Donc cette volonté dont vous avez parlé,
00:19 c'est-à-dire cette volonté de supprimer
00:23 la possibilité qu'il y ait des choses compliquées
00:27 et d'aller au tout droit,
00:29 nous l'avons tous senti, vécu.
00:32 Notre petit tyran domestique, tous les jours,
00:34 se dit que c'est mieux si tout le monde avait notre avis.
00:38 Sauf que, les choses étant ce qu'elles sont,
00:41 évidemment, le travail que nous faisons
00:44 quand on grandit, c'est de supporter que l'autre n'ait pas soi.
00:48 Et en l'occurrence, là, on se dit qu'il y aurait peut-être
00:51 un petit chemin qui serait de faire en sorte
00:54 que s'il y a des gens à qui ça fait de la peine,
00:57 peut-être que si on leur fait plus de peine,
00:59 le monde sera mieux.
01:01 Et cette fameuse violence dont vous parlez,
01:03 dont notre sauvagerie, on est tous habités par ça,
01:06 on essaye aussi de ne pas la voir.
01:09 Donc ne pas la voir, c'est créer ce genre de biais comme ça.
01:13 Donc Buss, c'est super, mais en l'occurrence,
01:15 cette anecdote dont vous parlez, elle m'est arrivée.
01:18 Le livre a commencé parce que quelqu'un...
01:21 -Il faut nous raconter comment est né ce livre.
01:23 "Sensibilité d'une histoire vraie" a été la vôtre.
01:27 -Pas du tout. J'aurais adoré vous dire que c'était loin d'ici,
01:30 mais pas du tout.
01:31 En fait, c'était...
01:32 Ici, j'ai écrit un livre qui s'appelle "Noir".
01:35 Ce livre est devenu une bande dessinée,
01:37 dessinée par... Voilà, Émilie Plateau,
01:40 c'est elle qui fait, entre autres, la couverture du livre.
01:43 Et Émilie, pour moi, c'est une dessinatrice,
01:46 mais c'était ma vision complètement idiote,
01:48 parce qu'en vrai, c'est une blanche.
01:50 Je ne le savais pas à l'époque,
01:52 car j'étais plus occupée sur le fait qu'elle dessinait,
01:55 qu'elle finissait plus.
01:57 Et notre bande dessinée est sélectionnée
01:59 dans un festival au Canada anglophone.
02:03 On nous dit que c'est super, vraiment, c'est génial,
02:06 ça va nous permettre d'aller voir des éditeurs anglo-saxons.
02:09 La seule chose, c'est que pour la version anglaise,
02:12 ça ne pourra pas s'appeler "Noir" puisqu'Émilie est blanche.
02:15 Et là, c'est pas bon.
02:17 Donc, c'est là que cette dame trop sympa,
02:20 qui était blanche aussi, nous dit...
02:22 Le truc vraiment génial,
02:25 c'est qu'on va l'appeler "Bus".
02:27 "Bus", super.
02:29 Pour elle, c'était une réunion qui devait durer 3 minutes,
02:32 on est tous d'accord, on s'appelle "Bus" et on sort.
02:35 -Vous êtes effondrée.
02:37 -Là, c'était au-delà de l'effondrement.
02:40 Il y avait s'effondrer,
02:41 puis après, il y avait encore continuer à creuser,
02:44 parce que cette dame très sympathique,
02:47 tout ça était vraiment dans une gentillesse,
02:49 se met très rapidement à ne plus parler à Émilie,
02:52 qui n'est pas intéressante, donc plutôt à moi,
02:55 et à vouloir m'expliquer à quel point ça va être super,
02:58 ce livre qui s'appelle "Rabus".
03:00 -C'est un métier, en fait.
03:01 Il faut le dire, le métier de "sensitivity reader",
03:04 lecteur en sensibilité.
03:06 On n'a pas exactement de terme en France.
03:08 Peut-être que l'Académie française pourrait s'y plonger.
03:12 On va vous demander, peut-être que vous pouvez nous expliquer.
03:15 -Le principe du lecteur en sensibilité,
03:18 c'est une personne qui est chargée de signifier
03:22 et donc de savoir ce qui, dans un livre que vous proposez,
03:27 pourrait faire de la peine ou choquer
03:31 ou offenser une personne selon des critères.
03:34 Vous avez des lecteurs de sensibilité qui vont être noirs,
03:37 d'autres qui vont être homosexuels,
03:39 d'autres qui peuvent être avec une maladie mentale particulière.
03:43 Tous ces gens-là ont une expertise qu'on leur prête,
03:46 et cette expertise, c'est de savoir exactement
03:49 ce qui, dans un texte, peut poser problème.
03:52 Et fort de cette expertise particulière,
03:54 parce que c'est une expertise qui ne se base
03:57 que sur une expérience personnelle et une sensibilité personnelle,
04:01 donc fort de ça, ça permet aux entreprises,
04:04 parce que ça a été évoqué,
04:06 bien sûr, c'est une question d'argent.
04:08 Ce qui se joue là, c'est comment une entreprise
04:11 peut se dégager du risque en disant
04:13 "J'ai vu la personne spécialiste des Noirs,
04:16 "elle m'a dit que les Noirs, ça leur fait beaucoup de peine
04:19 "et quand on voit le mot Noir avec une dessinatrice blonde,
04:22 "le Noir s'effondre, donc, bus."
04:24 Bam, c'est super.

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