L'histoire secrète de "L'Archipel du goulag"

  • l’année dernière
"L'Archipel du goulag" d'Alexandre Soljenitsyne est aujourd'hui considéré comme l'un des livres les plus importants du XXe siècle. Mais il a également représenté une extraordinaire aventure humaine, que retrace ce documentaire. En effet, comment ce manuscrit, écrit dans le plus grand secret à une époque où les frontières de l'URSS étaient hermétiques et le KGB tout puissant, a-t-il pu parvenir jusqu'à nous ? Dans un ultime entretien filmé fin 2007, Alexandre Soljenitsyne livre un témoignage exclusif sur l'épopée de son oeuvre. Ce film donne aussi la parole à ceux que le grand écrivain russe appelait les "invisibles" : ses plus proches amis qui, au sein d'un réseau clandestin, ont risqué leur liberté, parfois leur vie pendant des années afin que "L'Archipel du goulag" puisse un jour être publié. Le manuscrit, transporté en cachette d'une ville à l'autre, photographié, microfilmé, a fini par passer en Occident et changer le cours de l'Histoire.

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Transcript
00:00 ...
00:05 Musique sombre
00:08 ...
00:19 -Leningrad, août 1973.
00:22 Elisabeth Woronjanskaya est interrogée sans relâche
00:27 dans un sinistre bureau du KGB.
00:30 ...
00:32 Après cinq jours et cinq nuits d'interrogatoire,
00:35 amaigrie, les lèvres en feu,
00:39 les yeux brillants, selon les souvenirs d'une codétenue,
00:42 elle craque
00:43 et révèle l'existence d'un manuscrit
00:47 caché chez un ami.
00:49 ...
00:59 Relâchée, Elisabeth rentre chez elle rue Romanskaya.
01:03 Elle sera retrouvée pendue.
01:05 Le manuscrit, lui, est aux mains du KGB.
01:07 Quatre mois plus tard, le 28 décembre 1973,
01:10 ce manuscrit tant redouté par le pouvoir soviétique
01:13 est publié à Paris.
01:14 ...
01:17 -Et puis, tout de suite, la bombe de l'édition de 1974,
01:20 le dernier solzhenitsyn...
01:21 -François Sainte-Herre, il est 19h.
01:23 -Son titre, "L'archipel du goulag".
01:25 -C'est un véritable coup de tonnerre.
01:28 Le monde entier découvre
01:30 l'ampleur du système concentrationnaire soviétique
01:33 et comment il abroyait des dizaines de millions de vies.
01:36 Ce réquisitoire implacable contre le communisme
01:39 va devenir l'un des livres les plus célèbres du XXe siècle.
01:43 Mais comment ce livre hors du commun,
01:46 écrit dans le plus grand secret, a-t-il pu parvenir jusqu'à nous ?
01:49 ...
01:59 ...
02:03 Tout commence en février 1945.
02:06 La fin de la guerre est proche.
02:08 Solzhenitsyn, jeune officier de 26 ans, est arrêté.
02:12 Dans une lettre interceptée par la police secrète,
02:15 il avait mis en doute les compétences militaires de Staline.
02:18 Il est condamné à huit ans de camp.
02:20 De cette expérience,
02:22 Alexandre Solzhenitsyn, qui n'a encore rien publié,
02:26 va tirer un premier récit,
02:28 celui d'une journée d'un détenu, Ivan Denisovich.
02:31 ...
02:38 -C'était en 1958.
02:42 J'avais fini d'écrire Ivan Denisovich,
02:45 mais je n'envisageais pas qu'il puisse être publié.
02:47 J'avais même peur qu'on me le saisisse.
02:50 J'avais conscience que ce que j'avais écrit,
02:52 cette forme littéraire, un prisonnier, une journée,
02:55 rendait bien l'atmosphère de l'archipel.
02:58 L'atmosphère.
03:02 J'étais satisfait du récit,
03:04 mais pas de la perspective qu'il donnait.
03:07 Je considérais que je n'avais pas réellement accompli mon devoir.
03:13 ...
03:21 Applaudissements
03:25 ...
03:32 -Les 40 ans de terreur
03:37 contre une population innocente, je ne l'évoquais pas.
03:40 La déportation de classes entières, comme la paysannerie,
03:44 l'arrestation de millions d'innocents, les exécutions.
03:47 Et comment a été édifié ce terrible goulag,
03:50 cette institution du KGB ?
03:52 Comment elle a été mise en place ? Il n'y avait pas un mot de tout cela.
03:57 ...
04:03 -La terreur commence bien avant Staline.
04:06 Déjà sous Lénine, l'important n'est pas ce que l'accusé a fait
04:09 contre le pouvoir soviétique, mais à quelle classe il appartient,
04:13 quelles sont son origine, son éducation, sa profession.
04:16 ...
04:22 Musique sombre
04:26 ...
04:30 Le goulag, abréviation de Direction générale des camps,
04:34 va rapidement se mettre en place.
04:37 ...
04:48 ...
04:55 -En 1958, j'ai commencé à établir le plan,
05:02 la structure du livre.
05:04 Les parties, les chapitres, les sujets à traiter.
05:08 Mais j'ai baissé les bras,
05:09 parce que mon expérience était tout à fait insuffisante.
05:13 Je voyais qu'elle devait être la structure du livre,
05:16 mais mon expérience personnelle ne pouvait suffire.
05:19 Il fallait là l'expérience de dizaines d'années,
05:22 de 40 ans de terreur.
05:23 ...
05:33 -Dans les années 30,
05:35 une répression aveugle s'abat sur le pays.
05:38 En 1935,
05:41 près d'un million de Soviétiques tentent de survivre
05:45 derrière les barbelés du goulag.
05:47 ...
05:56 Au début des années 50,
05:58 alors que Solzhenitsyn est encore dans un camp,
06:02 le goulag est à son apogée,
06:04 avec quelque 2,75 millions d'étenus.
06:07 ...
06:12 Après la mort de Staline, en 1953,
06:15 l'étau se desserre un peu, c'est le dégel.
06:18 Son successeur, Nikita Khrouchev,
06:20 cherche un symbole fort
06:22 pour montrer que la déstalinisation est en marche.
06:25 ...
06:28 Ce sera fin 1962, la publication d'une journée divine d'Anisovitch,
06:33 tirée à des millions d'exemplaires
06:35 dans la prestigieuse revue "Novimir".
06:38 ...
06:40 -En 1963, il y a eu un retournement miraculeux.
06:44 Ce récit est devenu célèbre dans toute l'Union soviétique.
06:47 -Solzhenitsyn est désormais un écrivain connu de tous
06:52 et apprécié par le pouvoir.
06:54 Il est même reçu au Kremlin par Nikita Khrouchev.
06:58 ...
07:00 -Ils sont là.
07:02 -J'ai été inondé de centaines de lettres.
07:05 De centaines.
07:06 Je n'exagère absolument pas, même de milliers de lettres.
07:09 J'ai mis de côté les lettres les plus intéressantes,
07:12 celles qui étaient les plus fortes.
07:15 J'ai entamé une correspondance avec leurs auteurs.
07:18 Je les ai rencontrés.
07:19 Et j'ai alors compris que le destin m'envoyait
07:23 ce dont j'avais besoin.
07:25 Les matériaux pour écrire l'archipel sont venus à moi,
07:28 à travers ces gens.
07:29 ...
07:32 -L'arrestation.
07:33 Est-il besoin de dire que c'est une cassure de toute votre vie ?
07:37 Un coup de tonnerre qui tombe de plein fouet sur vous ?
07:40 Un ébranlement moral insoutenable
07:42 auquel certains ne peuvent se faire,
07:44 qui bascule dans la folie ?
07:46 Si vraiment vous êtes vous, arrêté,
07:48 se peut-il que quelque chose ait tenu le coup
07:51 dans ce tremblement de terre ?
07:53 ...
08:03 -Nous avons travaillé de manière remarquable en 1963 et 64.
08:07 Fin 1964, j'avais déjà beaucoup avancé.
08:11 ...
08:21 ...
08:23 En 1964, Khrouchev est limogé
08:27 et remplacé par Léonide Brezhnev.
08:30 C'est la fin du DGEL.
08:32 La timide libéralisation de la pré-Staline prend fin.
08:36 Le KGB,
08:39 avec Youri Andropov à sa tête,
08:42 reprend toute sa puissance.
08:44 La répression s'abat sur le mouvement dissident
08:48 qui se développe alors et sur les écrivains
08:51 qui publient clandestinement leurs oeuvres en URSS et à l'étranger.
08:55 Plus que jamais, c'est dans le plus grand secret,
08:58 avec des méthodes de conspirateurs,
09:00 que Solzhenitsyn poursuit son travail sur l'archipel du Goulag.
09:04 ...
09:05 -Il ne fallait pas prononcer à haute voix le nom des gens.
09:10 On pouvait être sur écoute.
09:12 Il fallait utiliser des noms de code ou des surnoms.
09:16 A l'époque, c'était comme ça.
09:18 Nous avions un cercle très étroit de personnes de confiance,
09:22 ceux que j'appelais les "invisibles".
09:24 ...
09:29 -Nadia Levitskaya et Natalia Milevna
09:32 étaient de ces invisibles.
09:34 ...
09:38 Toutes deux étaient passées par le Goulag
09:40 et c'est dans un camp qu'elles s'étaient connues.
09:43 Nadia, dont les parents sont morts en détention,
09:47 est devenue la fille adoptive de Natalia.
09:50 ...
09:57 -Pourquoi j'ai aidé Solzhenitsyn ?
10:01 Mon père, célèbre généticien, a été arrêté en 1941
10:06 et il est mort en prison.
10:09 Ma mère a été arrêtée après la guerre,
10:15 parce que nous avions vécu sous l'occupation allemande.
10:18 Elle est morte dans un camp à Taïchette.
10:21 Mon frère, condamné pour agitation antisoviétique,
10:26 a passé six ans dans un camp à Norilsk.
10:29 C'est moi qui ai été arrêtée la dernière.
10:33 ...
10:37 -Quand paraît une journée d'Ivan Denisovitch,
10:40 Nadia et Natalia écrivent à Solzhenitsyn
10:43 et lui proposent de l'aider.
10:46 Touchés par leurs lettres, ils décident de les rencontrer.
10:50 ...
10:52 -Dès le premier instant,
10:55 nous nous sommes compris mutuellement
10:58 et nous avons accepté les règles qu'il proposait.
11:01 Il a accueilli notre aide avec plaisir,
11:04 mais son exigence était la suivante.
11:08 Nous ne devions parler à personne de ce que nous faisions avec lui.
11:12 Et c'est ce que nous avons fait.
11:14 Et tac, c'est ce qui s'est passé.
11:16 ...
11:32 -Elena Tchoukovskaya a, elle aussi, été une invisible.
11:36 Liusha, comme la surnommait Solzhenitsyn,
11:39 sera au coeur du dispositif clandestin de l'écrivain.
11:43 -Ses règles étaient très strictes.
11:47 Nous avions tous un nom de code.
11:49 Dans un appartement, il n'appelait jamais personne par son nom
11:53 et n'utilisait jamais le téléphone.
11:55 Pour autant, que je me souvienne,
11:59 il n'a jamais fait état de ses plans.
12:01 S'il voulait dire quelque chose, il l'écrivait,
12:04 puis on brûlait le papier.
12:06 On ne disait jamais des choses comme "je vais me faire
12:09 "aller à tel endroit".
12:11 On ne disait jamais rien de ce qu'on allait faire.
12:14 -Nicodemus,
12:15 il n'avait jamais dit de ce qu'il allait faire.
12:18 -D'habitude, ça se passait comme ça.
12:21 Solzhenitsyn téléphonait et annonçait qu'il allait venir.
12:25 Quand il arrivait chez nous, il ne sonnait pas.
12:28 Il frappait au mur pour que personne ne soit au courant de sa visite.
12:32 Il arrivait et nous donnait des choses à faire.
12:36 C'était toujours comme ça.
12:40 Il regardait sa montre et disait "j'ai 13 minutes".
12:43 Et en 13 minutes, il prenait ce que nous avions fait
12:47 et nous donnait de nouvelles missions.
12:50 Que fallait-il faire ?
12:53 Lire certains livres dont il avait besoin,
12:55 recopier des extraits,
12:57 trouver certains passages,
13:00 vérifier des citations.
13:02 Il fallait un contrôle absolu.
13:06 On ne parlait jamais au téléphone et même à haute voix de nos plans.
13:10 Tout devait être fait avec prudence, tout devait être caché.
13:13 C'est comme ça que nous avons tenu.
13:15 Personne parmi nous n'a trahi.
13:17 -Dès son admission,
13:20 on commence par étourdir le prisonnier
13:22 en l'enfermant dans un cachot debout.
13:25 Encore un de ces cachots si étroits
13:27 que l'on n'a pas la force de tenir sur ses jambes.
13:30 On n'a plus qu'à se laisser glisser,
13:32 les genoux coincés contre le mur.
13:34 On vous garde dans ce cachot pendant plus de 24 heures,
13:38 le temps que votre esprit se soumette.
13:40 Musique sombre
13:43 ...
13:47 -La reprise en main lancée par Brejnev
13:49 montre rapidement des résultats.
13:52 En septembre 65, le KGB arrête deux écrivains,
13:55 Iuli Daniel et Andrei Sinyavski,
13:58 coupables d'avoir fait passer leurs oeuvres en Occident.
14:01 -En 1965, j'ai eu un choc.
14:06 Dans l'appartement d'un de mes amis,
14:08 la police a découvert une cachette secrète
14:11 où je gardais certains de mes manuscrits.
14:13 Je risquais donc, en premier lieu, d'être arrêté,
14:16 et sans aucun doute,
14:18 j'allais faire l'objet d'une perquisition.
14:20 J'ai pensé qu'ils allaient saisir l'archipel.
14:23 Heureusement, ils n'ont pas perquisitionné.
14:27 ...
14:30 -L'étau du KGB se resserre.
14:33 Après cette première perquisition qui le menace directement,
14:36 Solzhenitsyn décide de mettre immédiatement à l'abri
14:40 l'archipel.
14:41 Deux invisibles qui ne se connaissent pas,
14:44 Nadia Levitskaya et Georges Tenot,
14:47 lui aussi un ancien yougoulague,
14:49 vont se retrouver à Moscou,
14:51 à la nuit tombée,
14:53 chez Nadia,
14:54 Rubal-Shaya Pirogovskaya.
14:56 ...
14:58 -Avec Tenot, ça a été un épisode si court
15:01 que je ne peux rien dire de particulier.
15:05 L'heure de son arrivée avait été convenue à l'avance.
15:09 Je suis descendue avec Tenot dans l'ascenseur.
15:13 Je lui ai remis l'archipel,
15:17 je suis remontée, il est parti, et c'est tout.
15:22 Solzhenitsyn a été marqué par cet épisode
15:26 parce que pour lui, c'était important.
15:29 Mais tout ça s'est fait en quelques minutes.
15:34 Musique dramatique
15:36 ...
15:38 -S'assurant de n'avoir personne à ses trousses,
15:41 Tenot part pour l'Estonie
15:43 en emportant le manuscrit de l'archipel du Goulag.
15:46 ...
15:56 Pour continuer son travail en toute sécurité,
15:59 Solzhenitsyn s'était préparé un refuge,
16:02 archi-secret, dans une maison amie,
16:05 en pleine campagne.
16:07 ...
16:11 -Il se trouve que trois Estoniens,
16:14 d'anciens prisonniers, m'ont proposé d'aller me cacher
16:17 dans un endroit où personne ne me connaissait
16:20 pour finir mon livre.
16:21 C'est comme ça que je me suis retrouvé en Estonie.
16:27 ...
16:33 -Arnold Souzy, un ancien compagnon de cellules de Solzhenitsyn,
16:37 avait été envoyé dans les camps
16:39 et le reste de sa famille, déporté en Sibérie.
16:43 Des années plus tard,
16:46 à la sortie d'une journée divine d'Enisovitch,
16:49 Arnold Souzy retrouve l'écrivain
16:51 et lui apporte son aide et son soutien.
16:55 C'est sa fille, Hélie, qui va prendre soin de Solzhenitsyn
16:59 quand l'écrivain passera plusieurs hivers de suite
17:02 caché dans une ferme isolée
17:04 pour terminer l'archipel du Goulag.
17:07 ...
17:13 -Il avait trouvé ici de vrais amis,
17:19 prêts à risquer leur vie pour qu'ils puissent faire ce qu'ils avaient à faire.
17:24 Il avait le sentiment qu'il n'y avait qu'ici
17:27 qu'il pouvait travailler tranquillement,
17:29 que personne ne le trahirait jamais.
17:32 ...
17:38 -Ici, c'est un endroit isolé, tranquille.
17:41 Dans le pays, les gens ne sont pas curieux.
17:44 Personne ne va regarder et écouter ce qu'on fait.
17:47 Il y avait peu de risques que le KGB mette son nez ici
17:52 si on restait prudent.
17:54 C'est comme ça qu'il a travaillé ici trois hivers de suite.
17:58 1965, 1966 et 1967.
18:02 ...
18:09 ...
18:16 ...
18:20 -Il prenait toujours beaucoup de précautions pour venir ici.
18:23 Il venait parfois en portant une barbe,
18:28 d'autres fois sans.
18:30 Il changeait plusieurs fois d'autobus et de tramway.
18:34 Il lui arrivait même de sauter au tout dernier moment du tramway
18:40 pour prendre un autobus.
18:42 ...
18:48 -Moi, j'arrivais le soir en bus.
18:52 Je descendais un arrêt avant.
18:57 Je mettais mes skis et je remontais la rivière jusqu'ici.
19:02 Le vent effaçait mes traces dans la neige.
19:08 Je passais la nuit sur place.
19:12 Le lendemain matin, alors qu'il faisait encore nuit,
19:19 je remontais la rivière en sens inverse
19:22 avec dans mon sac à dos les manuscrits
19:26 pour être en sécurité chez moi.
19:31 -Des yeux qui pleurent, des paupières rougies,
19:35 des lèvres toutes crevassées et couvertes de pustules,
19:39 les poils raids, de couleur pi, d'une joue mal rasée.
19:42 En plein hiver, une casquette d'été,
19:44 à laquelle on a cousu des caches-oreilles.
19:47 Je vous reconnais, c'est vous, les habitants de mon archipel.
19:51 ...
19:54 C'est là qu'il tapait à la machine.
19:57 Il tapait, il tapait sans arrêt.
20:00 Une fois, j'ai passé la nuit là-bas.
20:03 Lui écrivait.
20:05 Et je l'ai entendu taper à la machine toute la nuit.
20:09 ...
20:35 -Il a dû faire face à d'énormes difficultés dans son travail.
20:40 Toujours prévoir à l'avance ou cacher ses manuscrits.
20:43 Il a écrit sans jamais avoir devant lui l'ensemble de son travail.
20:47 C'est-à-dire qu'il avait des carnets de notes
20:51 où il indiquait "insérez ça dans tel chapitre".
20:54 "Tel chapitre se trouve dans la ville de Ryazan,
20:57 tel chapitre, je ne sais pas, en Estonie, tel autre, à Moscou".
21:02 D'un point de vue technique, c'était très difficile.
21:05 Techniquement, c'était très difficile.
21:07 -En 1968, des gens qui m'étaient très proche,
21:13 dont Elena Tchoukovskaya et Elisabeth Worejanskaya,
21:17 ont retapé tout l'archipel de leur main.
21:20 Nous avions même pris le risque de travailler pas loin de Moscou.
21:24 Puisque le KGB n'intervient pas, on travaille.
21:26 ...
21:30 -Ce travail se fait dans les conditions habituelles,
21:33 c'est-à-dire la clandestinité.
21:35 Cette fois, c'est dans la petite maison de Solzhenitsyn,
21:38 à 80 km de Moscou.
21:40 En avril 1968,
21:43 le premier tome est prêt.
21:46 -Nous avons tapé avec Elisabeth les 2e et 3e tomes en même temps,
21:51 sur deux machines à écrire.
21:53 Cela nous a pris un mois.
21:55 Puis est arrivé Nadia Alevitskaya.
21:57 -Après avoir circulé pendant des années d'un lieu à l'autre,
22:02 après avoir été cachée et éparpillée dans de multiples endroits,
22:06 l'archipel du Goulag est enfin rassemblé.
22:09 ...
22:11 -A la fin, j'ai emporté dans mon sac à dos
22:18 les 3 tomes tapés en 4 exemplaires.
22:21 ...
22:25 Vous imaginez l'archipel sous forme d'actylographie,
22:29 les 3 tomes en 4 exemplaires.
22:33 J'ai emmené le tout chez notre relieur.
22:36 C'était un homme remarquable, Andrei Kryzhanovski.
22:41 -Voilà, Andrei Ivanovski.
22:45 -Ensuite, j'ai repris chez lui les 4 exemplaires qu'il avait reliés
22:50 pour les déposer dans des endroits différents.
22:53 Mais pendant quelques heures,
22:56 tous les exemplaires se sont retrouvés au même endroit.
22:59 Plus tard, Andrei et sa femme m'ont raconté
23:05 comment ils m'avaient regardée par la fenêtre
23:08 pendant que je sortais de chez eux,
23:11 en priant pour qu'il ne m'arrive rien en chemin.
23:14 ...
23:17 -Je leur suis infiniment reconnaissant.
23:20 Sans leur aide, je n'aurais jamais réussi.
23:23 Un homme seul ne peut pas lutter contre une telle machine.
23:26 Mais ils m'ont tous aidé sans faillir.
23:29 Personne n'a trahi, personne n'a fait d'erreur.
23:32 Ils ont tout fait.
23:34 -Et si j'écris ce livre, c'est uniquement par sens du devoir.
23:39 Parce que trop de récits et de souvenirs
23:42 se sont accumulés dans mes mains
23:44 et qu'on ne peut pas les laisser perdre.
23:46 Je n'espère pas le voir jamais imprimé où que ce soit.
23:50 J'ai peu d'espoir qu'il soit lu par les rescapés de l'archipel.
23:54 Je ne crois absolument pas qu'il expliquera la vérité
23:58 de notre histoire à un moment où il sera encore possible
24:02 de rattraper quelque chose.
24:04 ...
24:08 -Le moment est venu de sauvegarder l'archipel du Goulag
24:12 sous forme de microfilms.
24:14 C'est Valéry Kourdioumov qui va se charger de l'opération.
24:19 -J'ai proposé de prendre des exemplaires chez moi
24:22 pour les photographier.
24:24 Mais Asadjene Tzine a estimé que c'était mieux
24:27 de faire ça chez lui.
24:29 Ma technique était déjà bien au point.
24:32 Tout mon matériel tenait dans un sac à dos.
24:35 ...
24:38 J'ai commencé le travail à 8h du matin
24:41 et nous avons terminé vers 10h du soir.
24:45 Ca a duré environ 14 heures.
24:50 Dans mon souvenir, ça a duré une journée.
24:53 ...
24:57 Musique de tension
25:00 ...
25:07 -Alexandre Sacha Andreev était interprète à l'UNESCO à Paris.
25:11 Par les hasards du calendrier
25:13 des conférences internationales,
25:15 il arrive en juin 1968 à Moscou
25:18 pour un séjour d'une semaine.
25:21 Un signe du destin,
25:22 peut-être le moment ou jamais de faire passer en Occident
25:26 le microfilm de l'archipel.
25:28 ...
25:31 Natalia Stolyarova, une autre invisible,
25:34 propose à Solzhenitsyn de monter l'opération.
25:37 ...
25:40 -Dès que j'arrive à Moscou,
25:42 je vois Natalia Ivanovna Stolyarova,
25:45 qui me dit, me demande
25:47 "Est-ce que tu aurais le courage
25:52 "de prendre ce grand pavé
25:55 "dont Solzhenitsyn t'avait parlé en janvier ?"
26:00 Bon, j'ai dit oui tout de suite.
26:03 Et pendant 4 ou 5 jours,
26:06 j'ai pas dormi en imaginant
26:10 où j'allais le mettre, comment j'allais le sortir, etc.
26:14 C'était sueur froide.
26:16 ...
26:24 On m'a donné un schéma
26:27 où je devais aller à une station de métro
26:31 assez tôt le matin
26:32 et descendre
26:34 et voir sur le quai
26:38 quelqu'un que je connais.
26:40 On m'avait pas dit qui.
26:42 ...
26:49 -C'est l'invisible Alexandrou Grimov
26:51 qui est le contact.
26:53 Les deux hommes se retrouvent.
26:55 ...
27:00 -Nous marchons ensemble vers sa voiture.
27:03 Il prend la place du chauffeur, je m'assieds à côté de lui
27:07 et nous démarrons.
27:09 ...
27:13 Pour mettre un point d'ironie à la chose,
27:16 il passe devant la Lubianka,
27:19 devant le siège du KGB.
27:23 ...
27:26 Et il me dit, "C'est sous tes pieds."
27:28 ...
27:34 -Quelques jours plus tard,
27:36 Sacha arrive à Paris.
27:39 Il récupère les microfilms
27:41 qui avaient été placés dans une boîte de caviar,
27:44 soigneusement dissimulée,
27:46 dans du matériel technique de l'UNESCO.
27:49 -Dès que j'ai les trucs dans mes mains à Paris,
27:54 en homme libre,
27:56 j'envoie un télégramme pour lui dire
27:59 que l'analyse de sang,
28:02 la formule sanguine de sa sœur,
28:06 est positive.
28:08 Ca veut dire que le machin est bien arrivé, etc.
28:12 ...
28:14 Et alors, elle, elle s'est trompée.
28:17 Elle a cru que le positif,
28:19 ça veut dire, comme Wasserman,
28:21 que t'es malade.
28:23 Donc, ils se sont tous planqués.
28:25 Saint-Jean-Yves, c'est parti trois jours, quelque part.
28:29 Et effectivement, j'étais encore rue des Ecoles,
28:34 je reçois un coup de fil, je me dis "Mais alors quoi ?"
28:37 "T'as pas reçu le truc ?
28:39 "Ta sœur a un bilan positif,
28:40 "ça veut dire que tout va bien."
28:43 "Ah !"
28:44 -En 1970,
28:59 le prix Nobel vient récompenser
29:02 une journée d'Ivan Denisovitch,
29:04 le premier cercle et le pavillon des cancéreux.
29:07 A l'époque, personne ne connaît l'existence
29:09 de l'archipel du Goulag.
29:12 Solzhenitsyn attend encore un peu pour le faire publier.
29:15 Il travaille sur d'autres grands projets
29:17 et il sait que l'apparition de l'archipel
29:20 aura forcément pour lui et ses proches
29:22 des conséquences irrémédiables.
29:24 ...
29:31 Par crainte de ne pas être autorisé à rentrer en Russie,
29:34 il décide de ne pas aller à Stockholm recevoir son prix.
29:38 ...
29:40 Un an et demi plus tard,
29:41 le Nobel n'a toujours pas été remis officiellement à Solzhenitsyn.
29:46 L'Académie suédoise tente alors, en vain,
29:48 d'organiser une cérémonie de remise du prix à Moscou.
29:51 ...
29:55 C'est un échec, mais Solzhenitsyn veut rendre public
29:59 le discours qu'il a préparé pour le Nobel.
30:01 Début 1972, Stig Fredriksson,
30:05 un jeune journaliste suédois,
30:07 vient d'être nommé à Moscou.
30:09 Il commence à rencontrer en secret Solzhenitsyn.
30:13 ...
30:16 -Lors de notre première rencontre,
30:18 c'était un soir d'avril en 1972.
30:21 Il m'a demandé si je pouvais faire sortir du RSS
30:24 son discours du prix Nobel.
30:26 J'ai dû prendre une décision à ce moment-là,
30:29 et j'ai dit "oui, je vais essayer de vous aider".
30:32 -Après l'attribution du prix Nobel,
30:35 la surveillance du KGB se renforce encore
30:37 autour de Solzhenitsyn et de son entourage.
30:40 Filature, écoute téléphonique, perquisition.
30:44 -Il m'a donné son discours du prix Nobel
30:50 sous forme de négatifs noirs et blancs.
30:53 ...
30:55 Quand je suis revenu chez moi,
30:57 j'ai mis les négatifs dans un transistor,
31:00 sorti les piles et mis une enveloppe
31:02 avec les négatifs à la place.
31:03 ...
31:07 J'ai rangé la radio dans ma valise
31:09 et j'ai pris le train pour Helsinki.
31:12 J'ai retrouvé mon rédacteur en chef
31:15 et je lui ai dit "j'ai du courrier venant de Moscou dans ma valise".
31:18 ...
31:21 ...
31:33 -C'était un texte très puissant.
31:37 Je pense que c'est dans ce texte
31:39 que, pour la première fois, Solzhenitsyn a mentionné
31:42 l'archipel du Goulag,
31:44 parce que le discours du Nobel était un hommage
31:47 à toutes les victimes qui n'avaient pas survécu au Goulag.
31:51 Il avait exprimé cela de façon très forte dans son discours.
31:54 ...
31:57 ...
32:05 -Août 1973.
32:07 Elisabeth Werniandzkaya,
32:09 qui a tapé la version définitive de l'archipel,
32:13 est arrêtée à la gare de Leningrad.
32:16 Elle était filée depuis plusieurs mois.
32:20 Le KGB sait que cette femme de 66 ans est fragile
32:24 et qu'elle ne résistera pas aux interrogatoires et aux pressions.
32:29 ...
32:33 -Elisabeth Werniandzkaya
32:37 était une personne pleine d'enthousiasme.
32:40 Elle s'était totalement dévouée à ce livre.
32:43 Elle avait gardé un exemplaire tapé à la machine de l'archipel.
32:46 Je l'avais averti et lui avais dit "détruisez-le".
32:49 J'avais apporté des corrections au texte.
32:52 Elle n'a pas pu le détruire.
32:54 Elle m'a écrit une lettre où elle décrivait de manière extraordinaire
32:58 comment, dans la forêt d'automne, avec un ami,
33:01 elle avait tout brûlé et comment ils avaient pleuré tous les deux.
33:04 Mais ce n'était pas vrai.
33:06 Et cet exemplaire est tombé aux mains du KGB.
33:10 ...
33:13 -Cela lui faisait de la peine de détruire ce travail.
33:17 Elle avait un rapport extraordinaire à Solzhenitsyn
33:20 et s'intéressait passionnément à ce qu'il faisait.
33:23 Elle n'a pas pu détruire l'exemplaire de l'archipel
33:26 qui était en sa possession.
33:27 -Elisabeth est retrouvée pendue chez elle.
33:31 Les circonstances de sa mort et de son enterrement
33:34 en toute hâte à Leningrad restent toujours incertaines.
33:37 Des témoins évoqueront même des traces de coups de couteau.
33:40 Lorsqu'il apprend le drame, Solzhenitsyn écrit alors
33:43 le préambule de l'archipel du Goulag.
33:46 "Le coeur contraint, je me suis abstenu des années
33:49 "durant de faire imprimer ce livre pour t'en achever.
33:53 "Le devoir envers ceux qui étaient encore en vie,
33:56 "l'emporter sur celui envers les morts.
33:58 "Mais aujourd'hui que de toute façon
34:01 "la sécurité d'Etat s'est emparée de l'ouvrage,
34:03 "il ne me reste plus rien d'autre à faire
34:06 "qu'à le publier sans délai."
34:08 ...
34:11 ...
34:19 -La situation devenait de plus en plus dangereuse.
34:22 Je lui ai dit, "Supposez que vous deviez me rencontrer rapidement.
34:26 "Si notre prochaine rencontre est prévue dans un mois,
34:29 "qu'est-ce qu'on fait ?"
34:30 ...
34:37 -Stig m'avait toujours dit, il fallait que je me réveille
34:40 un jour, il fallait téléphoner avant 9h.
34:42 Moi, je me trouve en dehors de Moscou,
34:44 il faut que j'ai le temps d'arriver et de téléphoner.
34:47 Heureusement, j'ai réussi.
34:49 Je l'ai appelé d'une cabine de la gare de Leningrad.
34:52 Il décroche le téléphone, reconnaît tout de suite ma voix
34:55 et je dis, "C'est la teinturerie ?"
34:58 "Non, c'est une erreur."
34:59 "Comment ? Je me suis trompé ? Ce n'est pas la teinturerie ?"
35:03 "Excusez-moi, c'était bon, on s'était mis d'accord."
35:07 "Non, pardon, je suis désolé, mais pardon,
35:10 "nous avons décidé de nous rencontrer."
35:12 -Deux ou trois mots étaient suffisants
35:14 pour que je reconnaisse sa voix.
35:16 Son appel signifiait que quelque chose s'était produit
35:19 et que nous devions nous rencontrer le jour même,
35:22 à 8h du soir.
35:23 ...
35:32 Il m'a dit, "Stig, j'ai décidé d'annoncer au monde entier
35:36 "l'existence de l'archipel du Goulag."
35:40 ...
35:43 Ce soir-là, il m'a remis un communiqué pour la presse
35:47 qu'il avait tapé à la machine, où il disait,
35:49 "L'écrivain Alexandre Solzhenitsyn annonce publiquement
35:52 "aujourd'hui que j'ai donné ce communiqué
35:55 "à toutes les agences de presse à Moscou."
35:57 ...
36:00 Il m'a aussi remis une lettre pour son avocat,
36:03 Maître Hebb, à Zurich,
36:05 où il demandait de procéder aussi vite que possible
36:08 à la traduction et à la publication
36:10 du premier volume de "L'archipel du Goulag".
36:13 ...
36:18 -À la foire du livre de Francfort de 1973,
36:21 Claude Durand, l'éditeur de Solzhenitsyn en France,
36:25 va rencontrer l'avocat de l'écrivain
36:27 qui a demandé à le voir.
36:29 ...
36:30 -Maître Hebb s'était déplacé à Francfort
36:33 pour rencontrer les éditeurs dans le monde entier,
36:36 enfin, représentés à Francfort,
36:38 pour leur parler d'un ouvrage.
36:40 Et c'est à ce moment-là qu'on me parle
36:43 d'un ouvrage qui s'appellerait "L'archipel du Goulag".
36:46 Bon, en me disant,
36:47 "Voilà, vous allez bientôt recevoir le texte,
36:50 "tout ça est très confidentiel,
36:52 "et il faudra le mettre en traduction
36:56 "et vous tenir prêts à le publier dès qu'on vous fera signe."
36:59 ...
37:01 Je rentre à Paris, je prends un atlas de géographie
37:04 et je cherche "L'archipel du Goulag"
37:06 dans les index, partout, sur les cartes de Sibérie, partout.
37:10 Je trouve rien.
37:11 Et j'interroge un peu des géographes qui me disent...
37:14 "Inconnu au bataillon, l'archipel du Goulag."
37:16 Personne ne connaissait cette appellation.
37:20 -Les traductions sont lancées en France et en Allemagne,
37:23 mais c'est en russe que se prépare à Paris,
37:25 dans le plus grand secret,
37:27 la première édition de "L'archipel du Goulag".
37:30 -J'ai essayé de limiter le nombre de personnes
37:32 qui, ici, connaissaient la chose, et nous étions trois,
37:35 à la connaître, et encore assez tard.
37:39 Mais la chose s'était brutée quand même
37:42 aux alentours de la mi-décembre.
37:46 Ce qui m'a conduit plutôt à hâter la publication.
37:51 Solzhenitsyn l'attendait pour le début janvier,
37:54 pour la Noëlle dite russe,
37:56 et le livre apparu le 28.
38:00 Musique douce
38:02 -Le dernier Solzhenitsyn vient de passer clandestinement à l'ouest
38:07 et de sortir en russe, à Paris.
38:09 Son titre, "L'archipel du Goulag".
38:11 ...
38:16 -Trois jours après, des exemplaires sur papier bible,
38:19 via des marins qui étaient en escale
38:22 à Saint-Lazare, des marins russes,
38:25 et les exemplaires étaient à Moscou.
38:28 Musique douce
38:30 -Grâce au Samizdat, ce réseau informel
38:32 où des lecteurs anonymes prennent le risque de faire des copies
38:36 et de diffuser des livres interdits,
38:38 "L'archipel du Goulag" va passer de main en main
38:42 dans tout le pays.
38:43 ...
38:47 -C'était très dangereux de le lire.
38:49 On prenait ce livre pour une nuit.
38:52 Celui qui l'avait pris le lisait pendant la nuit
38:54 et le rendait le lendemain matin pour ne plus l'avoir chez lui.
38:58 Même si la nuit aussi, on pouvait venir chez vous saisir ce livre.
39:01 On le lisait en grand secret et avec peur.
39:04 -L'hebdomadaire français L'Express
39:07 publie en exclusivité les premières pages du livre.
39:10 En Europe, d'autres journaux suivent.
39:13 La publication de "L'archipel du Goulag"
39:15 devient un événement médiatique mondial.
39:18 ...
39:20 -Ces traductions renforçaient sa portée.
39:22 En russe, le reste du monde ne pouvait pas le lire.
39:25 ...
39:29 -A Moscou, le KGB devient de plus en plus agressif
39:33 et s'en prend même physiquement à l'entourage de Solzhenitsyn.
39:37 ...
39:44 -On a essayé de me convoquer au KGB, mais je n'y suis pas allée.
39:48 Quand Solzhenitsyn venait chez nous,
39:51 il y avait toujours dans les escaliers
39:53 des gens qui faisaient semblant de regarder par la fenêtre.
39:56 Mais on avait fini par s'habituer à ça aussi.
40:00 Un jour, je sors de chez moi
40:02 et je vois dans l'escalier un homme qui regarde par la fenêtre.
40:06 Au lieu de sortir dans la rue, je vais prendre mon courrier.
40:10 A ce moment-là, l'homme s'est jeté sur moi,
40:13 m'a mis la main sur la bouche
40:15 et a commencé à me cogner la tête contre le sol.
40:18 J'ai eu horriblement peur.
40:21 J'ai été très, très effrayée.
40:23 ...
40:31 -Après la publication en Occident
40:33 du premier volume de l'archipel du Goulag,
40:36 la propagande contre Solzhenitsyn est devenue encore plus forte.
40:41 ...
40:46 Nous avions eu un rendez-vous en janvier,
40:48 le jour même où la Pravda avait publié une terrible attaque contre lui.
40:52 Nous sentions qu'il allait se passer quelque chose,
40:56 qu'il pouvait être arrêté, jugé, envoyé en prison ou en exil.
41:01 ...
41:06 ...
41:13 Je me souviens que lors de notre rendez-vous de janvier,
41:18 quand la Pravda avait publié cette attaque,
41:21 il faisait très froid, j'étais gelé.
41:25 Nous marchions, nous sommes entrés sous un Porsche
41:29 pour nous dire au revoir,
41:32 et je me souviens qu'il m'a embrassé sur les deux joues.
41:35 Trois fois, à la Russe.
41:37 C'était comme s'il savait que nous n'allions plus nous revoir.
41:42 C'était comme pour me dire adieu.
41:45 C'était très, très fort.
41:48 ...
41:50 -Solzhenitsyn a été arrêté par les policiers
41:54 qui l'ont emmené de force pour l'interroger.
41:57 La belle-mère raconte que six hommes,
41:59 après avoir sonné à sa porte, se sont précipités sur l'écrivain
42:03 et dit à elle qu'ils ont emmené Alexandre avec 100 ménages.
42:06 -Quand je suis rentrée le soir pour travailler à la maison,
42:10 toutes les radios occidentales parlaient déjà de son arrestation.
42:14 ...
42:17 -Le soir du 12 février 1974,
42:19 Solzhenitsyn est conduit à la prison de l'Effort-Tauvau, à Moscou.
42:23 Il partage sa cellule avec deux co-détenus.
42:26 Les interrogatoires commencent. Il est 21h.
42:30 -L'assassiné aurait été prouvé la vérité de l'archipel.
42:36 L'éloigner en Sibérie,
42:38 ce serait une écharde pour le régime.
42:41 Et que le régime devait se contenter
42:46 de l'exiler en Occident,
42:48 en supposant que Solzhenitsyn y sera très malheureux.
42:51 -Sur décret du Présidium du Soviète suprême,
42:54 Solzhenitsyn est déchu de sa citoyenneté
42:58 et expulsé le 13 février 1974.
43:01 Encadré par des agents du KGB,
43:03 il embarque dans un avion dont il ignore la destination.
43:07 Un terrain embrumé, couvert de neige
43:10 et des bâtiments d'aéroport.
43:12 Ce sera sa dernière vision de la Russie.
43:15 -Après l'expulsion de Solzhenitsyn,
43:19 j'ai été convoqué au KGB.
43:21 Avec rage, un guébiste me dit...
43:27 "Anichkov et tous les vôtres,
43:30 "ils sont tous dans l'archipel."
43:34 Je réponds "Oui, tout ça est vrai."
43:37 Il me demande "Vous savez ce qu'il a écrit sur vous dans ce livre ?"
43:42 "Oui, je sais, c'est la vérité."
43:45 Il me demande alors "Vous avez lu l'archipel ?"
43:48 "Et moi, comme ça, mais non, pensez donc,
43:52 "j'ai entendu des choses à la radio."
43:55 "Souvenez-vous, non, je l'ai entendu sur la radio."
44:00 -Glove 1.
44:02 Rose-fingue Eos,
44:03 si souvent mentionnée par Gomera,
44:06 Aurimlin, nommé Aurora,
44:09 brise ses doigts
44:11 et le premier matin d'archipel est venu.
44:15 -Mais t'as pas d'excuses.
44:16 -Peut-être que tu peux me demander.
44:19 -24 heures après son interpellation à Moscou,
44:22 Solzhenitsyn arrive à Francfort.
44:24 C'est chez son ami l'écrivain allemand Heinrich Böll
44:28 qu'il trouve l'hospitalité.
44:29 Solzhenitsyn est libre,
44:31 mais sa femme et ses enfants sont retenus à Moscou.
44:34 Au fil des mois,
44:36 les traductions de l'archipel du Goulag
44:39 vont se multiplier à travers le monde.
44:41 ...
44:49 -Ce sont les Français et les Allemands
44:51 qui ont été les premiers à le publier.
44:53 Les Américains sont venus après,
44:55 mais le livre a eu un énorme succès aux Etats-Unis.
44:58 Il a fait 3 millions d'exemplaires.
45:00 Donc, on peut dire qu'au total,
45:02 je dirais qu'on a certainement...
45:04 Il y a une 30 à 40 traductions dans le monde.
45:08 Le livre a atteint à peu près les 10 millions d'exemplaires.
45:12 ...
45:18 -En 1976, alors que Léonide Brejnev
45:21 est toujours au pouvoir à Moscou,
45:23 en Lituanie, un ancien du Goulag,
45:26 Balis Gaiuskas, se lance tout seul
45:28 dans la traduction de l'archipel.
45:30 Gaiuskas connaît bien le sujet.
45:32 Il vient de purger une peine de 25 ans de camp
45:35 pour appartenance à la résistance lituanienne antisoviétique.
45:40 -Sur un total de 250 pages,
45:45 il m'en restait 50 à traduire.
45:46 J'avais fait une première version rapide à la main
45:49 avant de taper à la machine une version plus élaborée.
45:52 Et bien sûr, ce sont ces 50 dernières pages
45:56 qu'ils ont trouvées chez moi.
45:57 ...
46:00 -Le KGB propose à Balis Gaiuskas un arrangement,
46:04 une déclaration dans la Pravda de Lituanie
46:06 indiquant qu'il renonce à toute activité antisoviétique
46:09 et il peut rentrer chez lui. Refus catégorique.
46:12 -J'ai dit "Je ne sais rien, c'est votre affaire.
46:15 Cherchez."
46:17 Je ne lui dirai pas d'où vient ce livre ni qui me l'a donné.
46:20 Et c'est comme ça qu'on m'a condamné à 10 ans de camp.
46:23 -Balis aura passé au total 35 ans au Goulag.
46:27 -J'ai travaillé dans les mines de Molybden,
46:33 certains travaillaient dans les forêts,
46:35 d'autres sur les routes.
46:36 C'était la seule différence.
46:38 La cruauté et la barbarie étaient la même partout
46:41 à l'époque stalinienne.
46:43 C'était terrible.
46:47 Combien de gens ont péri ?
46:49 ...
46:59 Ce livre est très important
47:01 parce que c'est le premier qui décrit tout le système des camps.
47:04 Ce n'est pas pour n'importe quel livre
47:06 que j'aurais pris le risque de prendre encore 10 ans de camp.
47:10 Je n'avais pas besoin de ça.
47:13 ...
47:25 -Pour moi, c'est un livre sacré.
47:29 Un livre qui n'a pas d'équivalent.
47:34 ...
47:41 -Je considérais et considère toujours ce livre
47:46 comme l'un des principaux événements du XXe siècle.
47:49 Quand on sait que, finalement,
47:53 il n'y a pas eu de procès du communisme,
47:56 le livre de Solzhenitsyn est la seule chose
47:59 qui permet de juger ce qui s'est passé chez nous.
48:02 ...
48:07 -L'homme est toujours au centre de ce livre.
48:10 L'homme des camps est non seulement quelqu'un qui souffre,
48:15 mais quelqu'un qui témoigne.
48:16 C'est ce qui fait la force de l'archipel.
48:19 C'est que l'homme en sort grandit.
48:22 ...
48:25 -Si on en juge par le critère de l'efficacité d'une oeuvre
48:30 sur le déroulement d'une histoire mondiale,
48:34 c'est certainement le livre qui, dans le XXe siècle,
48:39 a eu le plus d'influence.
48:41 ...
48:49 -Je me rendais compte de la puissance de ce livre.
48:53 Une puissance que le pouvoir communiste
48:56 ne pouvait vaincre en aucun cas.
48:58 Cela, je le savais.
49:01 Mais comment les choses allaient se passer,
49:03 ça, je n'en savais rien.
49:05 Et quel serait le destin de ce livre ?
49:07 ...
49:14 La nouvelle édition nous permet, cette fois,
49:17 de nommer tous mes coauteurs, tous ces témoins de l'archipel.
49:21 Tous les noms sont inscrits ici, avec toute ma gratitude,
49:26 comme je leur avais promis.
49:28 ...
49:31 -J'ai accompli mon devoir vers ceux qui ont péri.
49:36 Cela me donne soulagement et calme.
49:39 Cette vérité était condamnée à l'anéantissement.
49:43 On l'a piétinée, noyée, brûlée, réduite en poussière.
49:50 Mais voici qu'elle est vivante, imprimée.
49:54 Et cela, plus jamais personne ne pourra l'effacer.
49:58 ...
50:12 ...
50:22 ...
50:33 ...
50:43 ...
50:53 ...
51:03 ...
51:11 [SILENCE]

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