Mille et un fantômes par Alexandre Dumas livre audio

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La rue de Diane à Fontenay-aux-roses

Alexandre Dumas, invité à une partie de chasse, n'y trouvant pas ce qu'il en attendait, revient à Fontenay. Il se retrouve confronté à un crime dont l'assassin est terrorisé et vient se rendre de lui-même.

Une nouvelle tragique, prélude à d'autres nouvelles, tout aussi dramatiques, de ce recueil.

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Amusant
Transcription
00:00:00 Alexandre Dumas, Les mille et un fantômes
00:00:05 Avant-propos
00:00:07 A.M.
00:00:10 Mon cher ami, vous m'avez dit souvent, au milieu de ces soirées devenues trop rares,
00:00:17 où chacun bavarde à loisir, ou disant le rêve de son cœur,
00:00:22 ou suivant le caprice de son esprit, ou gaspillant le trésor de ses souvenirs,
00:00:28 vous m'avez dit souvent que depuis Cheherazade et après Naudier,
00:00:35 j'étais un des plus amusants conteurs que vous eussiez entendu.
00:00:41 Voilà, aujourd'hui, que vous m'écrivez qu'en attendant un long roman de moi.
00:00:47 Vous savez, un de ces romans interminables, comme j'en écris,
00:00:52 et dans lesquels je fais entrer tout un siècle.
00:00:56 Vous voudriez bien quelques contes, deux, quatre ou six volumes tout au plus,
00:01:04 pauvres fleurs de mon jardin, que vous comptez jeter au milieu des préoccupations politiques du moment,
00:01:11 entre le procès de Bourges, par exemple, et les élections du mois de mai.
00:01:18 Hélas, mon ami, l'époque est triste, et mes contes, je vous en préviens,
00:01:24 ne seront pas gais. Seulement, vous permettrez que,
00:01:29 lassé de ce que je vois se passer tous les jours dans le monde réel,
00:01:34 j'aille chercher mes récits dans le monde imaginaire.
00:01:39 Hélas, j'ai bien peur que tous les esprits un peu élevés, un peu poétiques, un peu rêveurs,
00:01:48 n'en soient à cette heure où en est le mien, c'est-à-dire à la recherche de l'idéal,
00:01:55 le seul refuge que Dieu nous laisse contre la réalité.
00:02:01 Tenez, je suis là au milieu de cinquante volumes ouverts
00:02:07 à propos d'une histoire de la Régence que je viens d'achever,
00:02:11 et que je vous prie, si vous en rendez compte, d'inviter les maires
00:02:16 à ne pas laisser lire à leurs filles.
00:02:19 Eh bien, je suis là, vous disais-je, et tout en vous écrivant,
00:02:24 mes yeux s'arrêtent sur une page des mémoires du marquis d'Argençon,
00:02:30 où, au-dessous de ces mots, de la conversation d'autrefois
00:02:36 et de celle d'à présent, je lis ceci.
00:02:42 « Je suis persuadée que du temps où l'hôtel rembouillé donnait le ton à la bonne compagnie,
00:02:48 on écoutait bien et l'on raisonnait mieux, on cultivait son goût et son esprit.
00:02:55 J'ai encore vu des modèles de ce genre de conversation
00:02:59 parmi les vieillards de la cour que j'ai fréquentés.
00:03:02 Ils avaient le mot propre de l'énergie et de la finesse,
00:03:08 quelques antithèses, mais des épithètes qui augmentaient le sens
00:03:13 de la profondeur sans pédanterie, de l'enjouement sans malignité.
00:03:20 Il y a juste cent ans que le marquis d'Argençon écrivit ces lignes
00:03:26 que je copie dans son livre.
00:03:29 Il avait, à l'époque où il les écrivait, à peu près l'âge que nous avons,
00:03:34 et comme lui, mon cher ami, nous pouvons dire
00:03:38 « Nous avons connu des vieillards qui étaient, hélas,
00:03:43 ce que nous ne sommes plus, c'est-à-dire des hommes de bonne compagnie.
00:03:49 Nous les avons vus, mais nos fils ne le verront pas.
00:03:53 Voilà ce qui fait, quoique nous ne valions pas grand-chose,
00:03:57 que nous vaudrons mieux que ne vaudront nos fils.
00:04:02 Il est vrai que tous les jours, nous faisons un pas vers la liberté,
00:04:06 l'égalité, la fraternité.
00:04:09 Trois grands mots que la Révolution de 1996, vous savez, l'autre,
00:04:14 la douerrière, a lancé au milieu de la société moderne,
00:04:19 comme elle eut fait d'un tigre, d'un lion et d'un ours
00:04:24 habillés avec des toisons d'agneau.
00:04:27 Mot vide, malheureusement, et qu'on lisait à travers la fumée de joints
00:04:33 sur nos monuments publics criblés de balles.
00:04:38 Moi, je vais comme les autres.
00:04:41 Moi, je suis le mouvement.
00:04:44 Dieu me garde de prêcher l'immobilité.
00:04:47 L'immobilité, c'est la mort.
00:04:49 Mais je vais comme un de ces hommes dont parle Dante,
00:04:53 dont les pieds marchent en avant, c'est vrai,
00:04:57 mais dont la tête est tournée du côté de ses talons.
00:05:02 Et ce que je cherche surtout, ce que je regrette avant tout,
00:05:06 ce que mon regard rétrospectif cherche dans le passé,
00:05:10 c'est la société qui s'en va, qui s'évapore,
00:05:14 qui disparaît comme un de ces fantômes dont je vais vous raconter l'histoire.
00:05:20 Cette société qui faisait la vie élégante, la vie courtoise,
00:05:26 cette vie qui valait la peine d'être vécue.
00:05:30 Enfin, pardonnez-moi le barbarisme, n'étant point de l'académie,
00:05:35 je puis le risquer.
00:05:37 Cette société est-elle morte ou l'avons-nous tuée ?
00:05:43 Tenez, je me rappelle que tout enfant, j'ai été conduit par mon père
00:05:49 chez madame de Montesson.
00:05:51 C'était une grande dame, une femme de l'autre siècle tout à fait.
00:05:57 Elle avait épousé, il y avait près de soixante ans,
00:06:01 le duc d'Orléans, Aïeul du roi Louis-Philippe.
00:06:05 Elle en avait quatre-vingt-dix.
00:06:08 Elle demeurait dans un grand et riche hôtel de la Chausse et d'Antin.
00:06:13 Napoléon lui faisait une ronde de cent mille épues.
00:06:18 Savez-vous sur quel titre était basée cette orante,
00:06:22 inscrite au livre rouge du successeur de Louis XVI ?
00:06:26 Non.
00:06:27 Eh bien, madame de Montesson touchait de l'empereur une orante de cent mille épues
00:06:34 pour avoir conservé dans son salon les traditions de la bonne société
00:06:39 du temps de Louis XIV et de Louis XV.
00:06:43 C'est juste la moitié de ce que la chambre donne aujourd'hui à son neveu
00:06:48 pour qu'il fasse oublier à la France ce dont son oncle voulait qu'elle se souvienne.
00:06:55 Vous ne croiriez pas une chose, mon cher ami,
00:06:59 c'est que ces deux mots que je viens d'avoir l'imprudence de prononcer,
00:07:04 la chambre, me ramène tout droit aux mémoires du marquis d'Argenson.
00:07:10 Comment cela ?
00:07:12 Vous allez voir.
00:07:14 On se plaint, dit-il, qu'il n'y a plus de conversation de nos jours en France.
00:07:20 J'en sais bien la raison.
00:07:22 C'est que la patience d'écouter diminue chaque jour chez nos contemporains.
00:07:27 L'on écoute mal, ou plutôt, l'on n'écoute plus du tout.
00:07:31 J'ai fait cette remarque dans la meilleure compagnie que je fréquente.
00:07:36 Or, mon cher ami, quelle est la meilleure compagnie que l'on puisse fréquenter de nos jours ?
00:07:42 C'est bien certainement celle que 8 millions d'électeurs ont jugée digne de représenter les intérêts,
00:07:49 les opinions, le génie de la France.
00:07:53 C'est la chambre, enfin.
00:07:56 Et bien, entrez dans la chambre, au hasard, au jour et à l'heure que vous voudrez.
00:08:01 Il y a cent appareillers contraints que vous trouverez à la tribune un homme qui parle.
00:08:07 Et sur les bancs, cinq à six cents personnes, non pas qui l'écoutent, mais qui l'interrompent.
00:08:16 C'est si vrai ce que je vous dis là, qu'il y a un article de la Constitution de 1848
00:08:24 qui interdit les interruptions.
00:08:27 Ainsi comptait la quantité de soufflés et de coups de poing donnés à la chambre
00:08:33 depuis un an à peu près qu'elle s'est rassemblée.
00:08:38 C'est innombrable.
00:08:41 Toujours au nom, bien entendu, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.
00:08:48 Donc, mon cher ami, comme je vous le disais, je regrette bon nombre de choses, n'est-ce pas ?
00:08:55 Quoique j'ai dépassé à peu près la moitié de la vie.
00:09:00 Eh bien, celle que je regrette le plus, entre toutes celles qui s'en sont allées ou qui s'en vont,
00:09:08 c'est celle que regrettait le marquis d'Argenson il y a cent ans.
00:09:14 La courtoisie.
00:09:16 Et cependant, du temps du marquis d'Argenson, on n'avait pas encore eu l'idée de s'appeler citoyen.
00:09:24 Ainsi, jugé.
00:09:27 Si l'on avait dit au marquis d'Argenson à l'époque où l'écrivait ses mots, par exemple,
00:09:33 « Voici où nous en sommes venus en France.
00:09:36 La toile tombe, tout spectacle disparaît et il n'y a plus que des sifflets qui sifflent.
00:09:43 Bientôt, nous n'aurons plus ni élégants conteurs dans la société, ni art, ni peinture, ni palais bâtis,
00:09:54 mais des envyeux de tout et partout. »
00:09:59 Si on lui avait dit à l'époque où il écrivait ses mots, que l'on en arriverait, moi du moins, à envier cette époque,
00:10:08 on l'eût bien étonné, n'est-ce pas, ce pauvre marquis d'Argenson ?
00:10:13 Aussi, que fais-je ? Je vis avec les morts, beaucoup, avec les exilés, un peu.
00:10:22 J'essaye de faire revivre les sociétés éteintes, les hommes disparus, ceux-là qui sentaient l'ambre au lieu de sentir le cigare,
00:10:32 qui se donnaient des coups d'épée au lieu de se donner des coups de poing.
00:10:37 Et voilà pourquoi, mon ami, vous vous étonnez quand je cause d'entendre parler une langue qu'on ne parle plus.
00:10:45 Voilà pourquoi vous me dites que je suis un amusant conteur.
00:10:50 Voilà pourquoi ma voix, écho du passé, est encore écoutée dans le présent, qui écoute si peu et si mal.
00:11:01 C'est qu'au bout du compte, comme c'est vénitien du XVIIIe siècle auquel les lois centuaires défendaient de porter autre chose que du drap et de la bure,
00:11:13 nous aimons toujours avoir se dérouler la soie et le velours et les beaux brocards d'or dans lesquels la royauté taillait les habits de nos pères.
00:11:29 Tout à vous, Alexandre Dumas.
00:11:33 Fin de l'avant-propos
00:11:36 Alexandre Dumas, Les milles et un fantôme
00:11:41 La rue de Diane, à Fontenay-en-Rose
00:11:46 Le 1er septembre de l'année 1831, je fus invité par un de mes anciens amis, chef de bureau au domaine privé du roi, à faire avec son fils l'ouverture de la chasse à Fontenay-en-Rose.
00:12:01 J'aimais beaucoup la chasse à cette époque et, en ma qualité de grand chasseur, c'était chose grave que le choix du pays où devait chaque année se faire l'ouverture.
00:12:15 D'habitude, nous allions chez un fermier ou plutôt chez un ami de mon beau-frère.
00:12:21 C'était chez lui que j'avais fait, en tuant un lièvre, mes débuts dans la science des Nemrodes et des Elzehar Blazes.
00:12:30 Sa ferme était située entre les forêts de Compiègne et de Villers-Côterets, à une demi-lieue du charmant village de Morianval, à une lieu des magnifiques ruines de Pierrefont.
00:12:44 Les deux ou trois mille arpents de terre qui forment son exploitation présentent une vaste plaine presque entièrement entourée de bois, coupée vers le milieu par une jolie vallée,
00:12:58 au fond de laquelle on voit, parmi les prés verts et les arbres au ton changeant, fourmiller des maisons à moitié perdues dans le feuillage,
00:13:08 et qui se dénoncent par les colonnes de fumée bleuâtre qui, d'abord protégées par l'abri des montagnes qui les entourent, montent verticalement vers le ciel,
00:13:19 et ensuite, arrivées aux couches d'air supérieures, se courbent, élargies, comme la cime des palmiers, dans la direction du vent.
00:13:31 C'est dans cette plaine, et sur le double versant de cette vallée, que le gibier des deux forêts vient s'ébattre comme sur un terrain neutre.
00:13:41 Aussi, l'on trouve de tout sur la plaine de Brassoir, du chevreuil et du faisan en longeant les bois, du lièvre sur les plateaux, du lapin dans les pentes, des perderies autour de la ferme.
00:13:57 M. Moquet, c'est le nom de notre ami, avait donc la certitude de nous voir arriver.
00:14:04 Nous chassions toute la journée, et le lendemain, à deux heures, nous revenions à Paris,
00:14:11 ayant tué, entre quatre ou cinq chasseurs, cent cinquante pièces de gibier, dont jamais nous n'avons pu faire accepter une seule à notre hôte.
00:14:24 Mais cette année-là, infidèle à M. Moquet, j'avais cédé à l'obsession de mon vieux compagnon de bureau,
00:14:31 séduit que j'avais été par un tableau que m'avait envoyé son fils, élève distingué de l'école de Rome,
00:14:39 et qui représentait une vue de la plaine de Fontenay-aux-Roses, avec des éteules pleines de lièvres et des luzermes, pleines de perderies.
00:14:51 Je n'avais jamais été à Fontenay-aux-Roses, nul ne connaît moins les environs de Paris que moi.
00:14:58 Quand je franchis la barrière, c'est presque toujours pour faire cinq ou six cents lieues.
00:15:04 Tout m'est donc un sujet de curiosité, dans le moindre changement de place.
00:15:10 À six heures du soir, je partis pour Fontenay, la tête hors de la portière, comme toujours.
00:15:18 Je franchis la barrière d'enfer, je laissais à ma gauche la rue de la Tombe d'Histoire, et j'enfilais la route d'Orléans.
00:15:29 On sait qu'Histoire est le nom d'un fameux brigand qui, du temps de Julien, rançonnait les voyageurs qui se rendaient à Lutèce.
00:15:39 Il fut un peu pendu, à ce que je crois, et enterré à l'endroit qui porte aujourd'hui son nom, à quelques distances de l'entrée des catacombes.
00:15:52 La plaine qui se développe à l'entrée du petit mont Rouge est étrange d'aspect.
00:15:57 Au milieu des prairies artificielles, des champs de carottes et des plates-bordes de betteraves,
00:16:03 s'élèvent des espèces de forts carrés en pierre blanche que domine une roue dentée,
00:16:10 pareil à un squelette de feu d'artifice éteint.
00:16:14 Cette roue porte à sa circonférence des traverses de bois sur lesquelles un homme appuie alternativement l'un et l'autre pied.
00:16:24 Ce travail d'écureuil, qui donne au travailleur un grand mouvement apparent, sans qu'il change de place en réalité,
00:16:33 a pour but d'enrouler autour d'un moyeu une corde qui, en s'enroulant, amène à la surface du sol une pierre taillée au fond de la carrière et qui vient voir lentement le jour.
00:16:48 Cette pierre, un crochet l'amène au bord de l'orifice où déroule au latente pour la transporter à la place qui lui est destinée.
00:16:57 Puis la corde redescend dans les profondeurs où elle va chercher un autre fardeau,
00:17:03 donnant un moment de repos au moderne Ixion auquel un cri annonce bientôt qu'une autre pierre attend le labeur qui doit lui faire quitter la carrière natale.
00:17:16 Et la même œuvre recommence pour recommencer encore, pour recommencer toujours.
00:17:23 Le soir venu, l'homme a fait dix lieux sans changer de place.
00:17:29 S'il montait en réalité en hauteur d'un degré à chaque fois que son pied pose sur une traverse, au bout de vingt-trois ans, il serait arrivé dans la lune.
00:17:41 C'est le soir surtout, c'est-à-dire l'heure où je traversais la plaine qui sépare le petit du grand mont Rouge,
00:17:49 que le paysan, grâce à ce nombre infini de roues mouvantes qui se détachent en vigueur sur le couchant enflammé, prend un aspect fantastique.
00:18:01 On dirait une de ces gravures de Goya où, dans la demi-teinte, des arracheurs de dents font la chasse aux pendus.
00:18:11 Vers sept heures, les roues s'arrêtent. La journée est finie.
00:18:17 Ces moelons font de grands carrés longs de cinquante à soixante pieds, hauts de six ou huit.
00:18:25 C'est le futur Paris qu'on arrache de terre.
00:18:29 Les carrières d'où sort cette pierre grandissent tous les jours.
00:18:34 C'est la suite des catacombes d'où est sorti le vieux Paris.
00:18:38 Ce sont les faubourgs de la ville souterraine qui vont gagnant incessamment du pays et s'étendant à la circonférence.
00:18:48 Quand on marche dans cette prairie de Mont Rouge, on marche sur des abîmes.
00:18:54 De temps en temps, on trouve un enfoncement de terrain, une vallée en miniature, une ride du sol.
00:19:02 C'est une carrière mal soutenue en dessous dont le plafond de gypse a craqué.
00:19:09 Il s'est établi une fissure par laquelle l'eau pénètre dans la caverne.
00:19:14 L'eau a entraîné la terre, de là le mouvement du terrain.
00:19:19 Cela s'appelle un fond de lisse.
00:19:22 Si l'on ne sait point cela, si l'on ignore que cette belle couche de terre verte qui vous appelle ne repose sur rien,
00:19:30 on peut, en posant le pied au-dessus d'une de ces gersures, disparaître.
00:19:36 Comment disparaître ? On monte envers, entre deux murs de glace.
00:19:42 La population qui habite ces galeries souterraines a, comme son existence, son caractère et sa physionomie à part.
00:19:51 Vivant dans l'obscurité, elle a un peu les instincts des animaux de la nuit, c'est-à-dire qu'elle est silencieuse et féroce.
00:20:02 Souvent, on entend parler d'un accident.
00:20:05 Un été a manqué, une corde s'est rompue, un homme a été écrasé.
00:20:12 À la surface de la terre, on croit que c'est un malheur.
00:20:17 30 pieds au-dessous, on sait que c'est un crime.
00:20:23 L'aspect des carriers est en général sinistre.
00:20:27 Le jour, leurs oeils clignotent.
00:20:30 À l'air, leur voix est sourde.
00:20:34 Ils portent des cheveux plats, rabattus jusqu'aux sourcils.
00:20:38 Une barbe qui ne fait que tous les dimanches matin connaissance avec le rasoir.
00:20:45 Un gilet qui laisse voir des manches de grosse toile grise.
00:20:50 Un tablier de cuir blanchi par le contact de la pierre.
00:20:55 Un pantalon de toile bleue.
00:20:58 Sur une de leurs épaules est une veste pliée en deux et sur cette veste pose le manche de la pioche ou de la bise aiguë qui, six jours de la semaine, creuse la terre.
00:21:13 Quand il y a quelques meutes, il est rare que les hommes que nous venons d'essayer de peindre ne s'en mêlent pas.
00:21:20 Quand on dit à la barrière d'enfer, voilà les carriers de Montrouge qui descendent, les habitants des rues avoisinantes secouent la tête et ferment leurs portes.
00:21:33 Voilà ce que je regardais, ce que je vis pendant cette heure de crépuscule qui, au mois de septembre, c'est par le jour de la nuit.
00:21:43 Puis la nuit venue, je me rejetais dans la voiture, d'où certainement aucun de mes compagnons n'avait vu ce que je venais de voir.
00:21:53 Il en est ainsi en toutes choses.
00:21:56 Beaucoup regardent, bien peu voient.
00:22:00 Nous arrivâmes vers les huit heures et demie à Fontenay.
00:22:04 Un excellent souper nous attendait, puis après le souper, une promenade au jardin.
00:22:11 Sorante est une forêt d'orangers.
00:22:14 Fontenay est un bouquet de roses.
00:22:17 Chaque maison a son rosier qui monte le long de la muraille, protégée au pied par un étui de planche.
00:22:26 Arrivé à une certaine hauteur, le rosier s'épanouit en gigantesques éventails.
00:22:33 L'air qui passe est embaumé, et lorsqu'au lieu d'air il fait du vent, il pleut des feuilles de roses,
00:22:41 comme il en pleuvait à la fête de Dieu, quand Dieu avait une fête.
00:22:47 De l'extrémité du jardin, nous eussions eu une vue immense, s'il eût fait jour.
00:22:54 Les lumières seules semées dans l'espace indiquaient les villages de Sceaux, de Bagneux, de Chatillon et de Montrouge.
00:23:04 Au fond s'étendait une grande ligne roussâtre d'où sortait un bruit sourd, semblable au souffle de l'éviatant.
00:23:14 C'était la respiration de Paris.
00:23:18 On fut obligé de nous envoyer coucher de force, comme on fait aux enfants.
00:23:24 Sous ce beau ciel tout brodé d'étoiles, au contact de cette brise parfumée, nous eussions volontiers attendu le jour.
00:23:35 À cinq heures du matin, nous nous mîmes en chasse, guidés par le fils de notre hôte,
00:23:42 qui nous avait promis monts et merveilles et qui, il faut le dire, continua à nous vanter la fécondité giboyeuse de son territoire,
00:23:52 avec une persistance digne d'un meilleur sort.
00:23:59 À midi, nous avions vu un lapin et quatre perdris.
00:24:04 Le lapin avait été manqué par mon compagnon de droite.
00:24:08 Une perdri avait été manquée par mon compagnon de gauche.
00:24:12 Et sur les trois autres perdris, deux avaient été tués par moi.
00:24:18 À midi, à bras soirs, j'eusse déjà envoyé à la ferme trois ou quatre lièvres et quinze ou vingt perdris.
00:24:28 J'aime la chasse, mais je déteste la promenade, surtout la promenade à travers champ.
00:24:35 Aussi, sous prétexte d'aller explorer un champ de luzerme situé à mon extrême gauche,
00:24:42 et dans lequel j'étais bien sûre de ne rien trouver, je rompis la ligne et fis un écart.
00:24:51 Mais ce qu'il y avait dans ce champ, ce que j'y avais avisé dans le désir de retraite,
00:24:58 qui s'était déjà emparé de moi depuis plus de deux heures, c'était un chemin creux,
00:25:06 qui, me déroubant au regard des autres chasseurs, devait me ramener par la route de sceau,
00:25:12 droit à Fontenay-en-Rose.
00:25:16 Je ne me trompais pas.
00:25:18 À une heure sonnante au clocher de la paroisse, j'atteignais les premières maisons du village.
00:25:26 Je suivais un mur qui me paraissait clore une assez belle propriété lorsqu'en arrivant
00:25:32 à l'endroit où la rue de Diane s'embranche avec la grande rue, je vis venir à moi, du
00:25:40 côté de l'église, un homme d'un aspect si étrange que je m'arrêtais et qu'instinctivement
00:25:48 j'armais les deux coups de mon fusil, mû que j'étais, par le simple sentiment de
00:25:56 la conservation personnelle.
00:26:00 Mes pâles, les cheveux hérissés, les yeux hors de leurs orbites, les vêtements en désordre
00:26:08 et les mains ensanglantées, cet homme passa près de moi sans me voir.
00:26:16 Son regard était fixe et atone à la fois.
00:26:20 Sa course avait l'emportement invincible d'un corps qui descendrait une montagne trop
00:26:26 rapide et cependant sa respiration rallante indiquait encore plus d'effroi que de fatigue.
00:26:36 À l'embranchement des deux voies, il quitta la grande rue pour se jeter dans la rue de
00:26:42 Sian sur laquelle s'ouvrait la propriété dont, pendant sept ou huit minutes, j'avais
00:26:49 suivi la muraille.
00:26:51 Cette porte sur laquelle mes yeux s'arrêtèrent à l'instant même était peinte en vert
00:26:58 et était surmontée du numéro deux.
00:27:02 La main de l'homme s'étendit vers la sonnette bien avant de pouvoir la toucher,
00:27:08 puis il l'atteignit, l'agita violemment et presque aussitôt, tournant sur lui-même,
00:27:16 il se trouva assis sur l'une des deux bornes qui servent d'ouvrage avancé à cette porte.
00:27:23 Une fois là, il demeura immobile, les bras pendants et la tête inclinée sur la poitrine.
00:27:32 Je revins sur mes pas tant je comprenais que cet homme devait être l'acteur principal
00:27:39 de quelques drames inconnus et terribles.
00:27:42 Derrière lui et aux deux côtés de la rue, quelques personnes sur lesquelles il avait
00:27:49 sans doute produit le même effet qu'à moi, étaient sorties de leur maison et le
00:27:55 regardaient avec un étonnement pareil à celui que j'éprouvais moi-même.
00:28:00 À l'appel de la sonnette, qui avait résonné violemment, une petite porte percée près
00:28:08 de la grande s'ouvrit et une femme de quarante à quarante-cinq ans apparut.
00:28:15 « Ah, c'est vous, Jacquemin ? » dit-elle.
00:28:19 « Que faites-vous donc là ? »
00:28:21 « Monsieur le maire est-il chez lui ? » demanda d'une voix sourde l'homme auquel
00:28:27 elle adressait la parole.
00:28:29 « Oui.
00:28:30 »
00:28:31 « Eh bien, maire Antoine, allez lui dire que j'ai tué ma femme et que je viens me
00:28:36 constituer prisonnier ! »
00:28:39 La maire Antoine poussa un cri, auquel répondirent deux ou trois exclamations, arrachées par
00:28:45 la terreur à des personnes qui se trouvaient assez prêtes pour entendre ce terrible aveu.
00:28:52 Je fis moi-même un pas en arrière et rencontrai le tronc d'un tilleul auquel je m'appuyais.
00:28:59 Au reste, tout ce qui se trouvait à la portée de la voie était resté immobile.
00:29:05 Quant au meurtrier, il avait glissé de la borne à terre, comme si, après avoir prononcé
00:29:12 les fatales paroles, la force l'eut abandonnée.
00:29:17 Cependant, la maire Antoine avait disparu, laissant la petite porte ouverte.
00:29:23 Il était évident qu'elle était allée accomplir, près de son maître, la commission
00:29:28 dont Jacquemin l'avait chargée.
00:29:30 Au bout de cinq minutes, celui qu'on était allé chercher parut sur le seuil de la porte.
00:29:37 Deux autres hommes le suivaient.
00:29:39 Je vois encore l'aspect de la rue.
00:29:43 Jacquemin avait glissé à terre, comme je l'ai dit.
00:29:47 Le maire de Fontenay-aux-Roses, que venait d'aller chercher la maire Antoine, se trouvait
00:29:52 debout, près de lui, le dominant de toute la hauteur de sa taille, qui était grande.
00:29:59 Dans l'ouverture de la porte se pressaient les deux autres personnes dont nous parlerons
00:30:05 plus longuement tout à l'heure.
00:30:08 J'étais appuyée contre le tronc d'un tilleul planté dans la grande rue, mais d'où
00:30:13 mon regard plongeait dans la rue de Diane.
00:30:16 À ma gauche était un groupe composé d'un homme, d'une femme et d'un enfant, l'enfant
00:30:22 pleurant pour que sa mère le prie dans ses bras.
00:30:26 Derrière ce groupe, un boulanger passait sa tête par une fenêtre du premier, causant
00:30:31 avec son garçon, qui était en bas, et lui demandant, si ce n'était pas Jacquemin,
00:30:37 le carrier, qui venait de passer en courant.
00:30:41 Puis enfin apparaissait, sur le seuil de sa porte, un maréchal ferrant, noir par devant,
00:30:48 mais le dos éclairé par la lumière de sa forge, dont un apprenti continuait de tirer
00:30:54 le soufflet.
00:30:56 Voilà pour la grande rue.
00:30:59 Quant à la rue de Diane, à part le groupe principal que nous avons décrit, elle était
00:31:04 déserte.
00:31:06 Seulement, à son extrémité, l'on voyait poindre deux gendarmes qui venaient de faire
00:31:13 leur tournée dans la plaine pour demander les ports d'armes, et qui, sans se douter
00:31:19 de la besogne qui les attendait, se rapprochaient de nous en marchant tranquillement au pas.
00:31:26 Une heure, un quart, sonnaient.
00:31:33 Fin de la première partie de la rue de Diane, affontenée aux roses
00:31:40 Deuxième partie
00:31:42 L'impasse des sergents
00:31:45 À la dernière vibration du timbre se met là le bruit de la première parole du maire.
00:31:52 « Jacquemin, dit-il, j'espère que la mère Antoine est folle.
00:31:57 Elle vient de ta part me dire que ta femme est morte et que c'est toi qui l'as tuée.
00:32:04 — C'est la vérité pure, monsieur le maire, répondit Jacquemin.
00:32:10 Il faudrait me faire conduire en prison et juger bien vite. »
00:32:16 Et en disant ces mots, il essaya de se relever, s'accrochant au haut de la borne avec son
00:32:23 coude, mais après un effort, il retomba comme si les os de ses jambes eussent été brisés.
00:32:31 « Allons donc, tu es fou, dit le maire.
00:32:36 — Regardez mes mains, répondit-il, et il leva deux mains sanglantes auxquelles leurs
00:32:44 doigts crispés donnaient la forme de deux serres.
00:32:49 En effet, la gauche était rouge jusqu'au-dessus du poignet, la droite jusqu'au coude.
00:32:56 En outre, à la main droite, un filet de sang frais coulait tout le long du pouce, provenant
00:33:03 d'une morsure que la victime, en se débattant, avait, selon toute probabilité, faite à
00:33:10 son assassin.
00:33:13 Pendant ce temps, les deux gendarmes s'étaient rapprochés, avaient fait halte à dix pas
00:33:19 du principal acteur de cette scène et regardaient du haut de leurs chevaux.
00:33:24 Le maire leur fit un signe.
00:33:27 Ils descendirent, jetant l'abri de leur monture à un gamin coiffé d'un bonnet de
00:33:32 police et qui paraissait être un enfant de troupe.
00:33:35 Après quoi, ils s'approchèrent de Jacques Main et le soulevèrent par-dessous les bras.
00:33:42 Il se laissa faire sans résistance aucune et avec l'atomie d'un homme dont l'esprit
00:33:48 est absorbé par une unique pensée.
00:33:51 Au même instant, le commissaire de police et le médecin arrivèrent.
00:33:56 Il venait d'être prévenu de ce qui se passait.
00:34:00 « Ah ! Venez, monsieur Robert ! Ah ! Venez, monsieur Cousin ! » dit le maire.
00:34:06 Monsieur Robert était le médecin, monsieur Cousin était le commissaire de police.
00:34:11 « Venez, j'allais vous envoyer chercher.
00:34:15 — Eh bien, voyons, qu'y a-t-il ? » demanda le médecin de l'air le plus jovial du monde.
00:34:22 « Un petit assassinat, à ce qu'on dit ? »
00:34:25 Jacques Main ne répondit rien.
00:34:29 « Dites donc, père Jacques Main, continua le docteur, est-ce que c'est vrai que c'est
00:34:35 vous qui avez tué votre femme ? »
00:34:38 Jacques Main ne souffla pas le mot.
00:34:41 « Il vient au moins de s'en accuser lui-même, » dit le maire.
00:34:46 « Cependant, j'espère encore que c'est un moment d'hallucination et non pas un
00:34:51 crime réel qui le fait parler. »
00:34:54 « Jacques Main, » dit le commissaire de police, « répondez, est-il vrai que vous
00:35:00 avez tué votre femme ? »
00:35:02 Même silence.
00:35:04 « En tout cas, nous allons bien voir, » dit le docteur Robert.
00:35:09 « Ne demeure-t-il pas un passe des sergents ? »
00:35:13 « Oui, » répondirent les deux gendarmes.
00:35:16 « Eh bien, monsieur le Dru, » dit le docteur en s'adressant au maire, « allons, un
00:35:22 passe des sergents. »
00:35:24 « Je n'y vais pas, je n'y vais pas ! » s'écria Jacques Main en s'arrachant
00:35:31 des mains des gendarmes avec un mouvement si violent que s'il eût voulu fuir, il
00:35:37 eût été certes à cent pas avant que personne songe à le poursuivre.
00:35:42 « Mais pourquoi n'y veux-tu pas venir ? » demanda le maire.
00:35:48 « Qu'ai-je besoin d'y aller puisque j'avoue tout, puisque je vous dis que je
00:35:54 l'ai tué, tué avec cette grande épée à deux mains que j'ai prise au musée d'artillerie
00:36:01 l'année dernière ? Conduisez-moi en prison, je n'ai rien à faire là-bas.
00:36:07 Conduisez-moi en prison ! »
00:36:11 Le docteur et monsieur le Dru se regardèrent.
00:36:15 « Mon ami, » dit le commissaire de police, qui comme monsieur le Dru espérait encore
00:36:21 que Jacques Main était sous le poids de quelques dérangements d'esprit momentanés,
00:36:26 « mon ami, la confrontation est d'urgence.
00:36:30 D'ailleurs, il faut que vous soyez là pour guider la justice.
00:36:33 »
00:36:34 « En quoi la justice a-t-elle besoin d'être guidée ? » dit Jacques Main.
00:36:40 « Vous trouverez le corps dans la cave et près du corps, dans un sac de plâtre à
00:36:46 la tête.
00:36:47 Quant à moi, conduisez-moi en prison ! »
00:36:51 « Il faut que vous veniez, » dit le commissaire de police.
00:36:59 « Oh mon Dieu, mon Dieu ! » s'écria Jacques Main en proie à la plus effroyable
00:37:06 terreur.
00:37:07 « Oh mon Dieu, mon Dieu ! Si j'avais su ! »
00:37:11 « Eh bien, qu'aurais-tu fait ? » demanda le commissaire de police.
00:37:17 « Eh bien, je me serais tué ! »
00:37:22 Monsieur le Dru secoua la tête et s'adressant du regard au commissaire de police, il sembla
00:37:28 lui dire « Il y a quelque chose là-dessous.
00:37:32 »
00:37:33 « Mon ami, » reprit-il en s'adressant au meurtrier, « voyons, explique-moi cela à
00:37:38 moi.
00:37:39 »
00:37:40 « Oui, à vous, tout ce que vous voudrez, Monsieur le Dru.
00:37:45 Demandez, interrogez. »
00:37:47 « Comment se fait-il, puisque tu as eu le courage de commettre le meurtre, que tu n'aies
00:37:53 pas celui de te retrouver en face de la victime ? Il s'est donc passé quelque chose que
00:37:58 tu ne me dis pas ? »
00:38:01 « Oh oui, quelque chose de terrible ! »
00:38:05 « Eh bien, voyons, raconte ! »
00:38:09 « Oh non ! Vous diriez que ce n'est pas vrai ! Vous diriez que je suis fou ! »
00:38:17 « N'importe ! N'importe ! Que s'est-il passé ? Dis-le-moi ! »
00:38:23 « Je vais vous le dire, mais à vous ! »
00:38:28 Il s'approcha de Monsieur le Dru.
00:38:31 Les deux gendarmes voulurent le retenir, mais le maire leur fit un signe, ils laissèrent
00:38:36 le prisonnier libre.
00:38:38 D'ailleurs, eût-il voulu se sauver ? La chose était devenue impossible.
00:38:43 La moitié de la population de Fontenay-aux-Roses encombrait la rue de Diane et la Grande rue.
00:38:51 Jacquemin, comme je l'ai dit, s'approcha de l'oreille de Monsieur le Dru.
00:38:57 « Croyez-vous, Monsieur le Dru ? » demanda Jacquemin à demi-voix.
00:39:02 « Croyez-vous qu'une tête puisse parler, une foi séparée du corps ? »
00:39:08 Monsieur le Dru poussa une exclamation qui ressemblait à un cri, épalie, visiblement.
00:39:16 « Le croyez-vous ou dites ? » répéta Jacquemin.
00:39:20 Monsieur le Dru fit un effort.
00:39:23 « Oui, dit-il, je crois.
00:39:26 Eh bien, eh bien, elle a parlé.
00:39:30 » « Qui ? »
00:39:31 « La tête, la tête de Jeanne.
00:39:35 » « Tu dis ? »
00:39:37 « Je dis qu'elle avait les yeux ouverts, je dis qu'elle a remué les lèvres, je dis
00:39:42 qu'elle m'a regardée.
00:39:45 Je dis que, me regardant, elle m'a appelée misérable. »
00:39:51 En disant ces mots qu'il avait l'intention de dire à Monsieur le Dru tout seul et qui,
00:39:56 cependant, pouvaient être entendus de tout le monde, Jacquemin était effrayant.
00:40:02 « Oh, la bonne charge ! » s'écria le docteur Henrion.
00:40:07 « Elle a parlé, une tête coupée a parlé.
00:40:11 Bon, bon, bon ! »
00:40:14 Jacquemin se retourna.
00:40:16 « Quand je vous le dis ? » fit-il.
00:40:20 « Eh bien, » dit le commissaire de police, « raisons de plus pour que nous nous rendions
00:40:26 à l'endroit où le crime a été commis.
00:40:29 Gendarme, emmenez le prisonnier. »
00:40:32 Jacquemin jeta un cri en se tendant.
00:40:36 « Non, non ! » dit-il.
00:40:39 « Vous me couvrez en morceaux si vous voulez, mais je n'irai pas.
00:40:44 « Venez, mon ami, » dit Monsieur le Dru, « s'il est vrai que vous ayez commis le
00:40:50 crime terrible dont vous vous accusez, ce sera déjà une expiation.
00:40:56 D'ailleurs, » ajouta-t-il en lui parlant bas, « la résistance est inutile.
00:41:02 Si vous n'y voulez pas venir de bonne volonté, ils vous y mèneront de force.
00:41:08 » « Eh bien, alors, » dit Jacquemin, « je veux bien, mais promettez-moi une chose,
00:41:18 Monsieur le Dru.
00:41:20 » « Laquelle ? »
00:41:22 « Pendant tout le temps que nous serons dans la cave, vous ne me quitterez pas.
00:41:28 » « Non.
00:41:30 Vous me laisserez vous tenir la main ? »
00:41:34 « Oui.
00:41:36 Eh bien, » dit-il, « allons. »
00:41:40 Et tirant de sa poche un mouchoir à carreaux, il essuya son front trempé de sueur.
00:41:46 On s'achemina vers l'impasse des sergents.
00:41:49 Le commissaire de police et le docteur marchaient les premiers, puis Jacquemin et les deux gendarmes.
00:41:55 Derrière eux venaient Monsieur le Dru et les deux hommes qui avaient apparu à sa porte
00:42:00 en même temps que lui.
00:42:02 Il s'est roulé comme un torrent, plein de houle et de rumeurs, toute la population
00:42:08 à laquelle j'étais mêlée.
00:42:10 Au bout d'une minute de marche à peu près, nous arrivâmes à l'impasse des sergents.
00:42:16 C'était une petite ruelle située à gauche de la grande rue et qui allait en descendant
00:42:22 jusqu'à une grande porte de bois délabrée, s'ouvrant à la fois par deux grands bâtons
00:42:28 et une petite porte découpée dans un des deux grands bâtons.
00:42:33 Cette petite porte ne tenait plus qu'à un gond.
00:42:37 Tout au premier aspect paraissait calme dans cette maison.
00:42:41 Un rosier fleurissait à la porte et près du rosier, sur un banc de pierre, un gros charroux
00:42:48 se chauffait avec béatitude au soleil.
00:42:52 En apercevant tout ce monde, en entendant tout ce bruit, il prit peur, se sauva et disparut
00:42:59 par le soupirail d'une cave.
00:43:02 Arrivé à la porte que nous avons décrite, Jacquemin s'arrêta.
00:43:07 Les gendarmes voulurent le faire entrer de force.
00:43:11 « Monsieur le Dru, dit-il en se retournant, monsieur le Dru, vous avez promis de ne pas
00:43:19 me quitter.
00:43:20 – Eh bien, me voilà, répondit le maire.
00:43:24 – Votre bras, votre bras ! » Et il chancelait comme s'il eût été prêt à tomber.
00:43:32 Monsieur le Dru s'approcha, fit signe aux deux gendarmes de lâcher le prisonnier et
00:43:37 lui donna le bras.
00:43:39 « Je réponds de lui, dit-il.
00:43:42 » Il était évident que dans ce moment, monsieur le Dru n'était plus le maire de la commune,
00:43:48 poursuivant la punition d'un crime, mais un philosophe explorant le domaine de l'inconnu.
00:43:55 Seulement, son guide dans cette étrange exploration était un assassin.
00:44:00 Le docteur et le commissaire de police entrèrent les premiers, puis monsieur le Dru et Jacquemin,
00:44:07 puis les deux gendarmes, puis quelques privilégiés, au nombre desquels je me trouvais, grâce
00:44:14 au contact que j'avais eu avec messieurs les gendarmes, pour lesquels je n'étais
00:44:19 déjà plus un étranger, ayant eu l'honneur de les rencontrer dans la plaine et de leur
00:44:24 montrer mon port d'armes.
00:44:27 La porte fut refermée sur le reste de la population, qui resta grondant au dehors.
00:44:35 On s'avança vers la porte de la petite maison.
00:44:38 Rien n'indiquait l'événement terrible qui s'y était passé.
00:44:42 Tout était à sa place.
00:44:44 Le lit de Serge Verte dans son alcove, à la tête du lit le crucifix de bois noir,
00:44:50 surmonté d'une branche de buis séchée depuis la dernière Pâques.
00:44:55 Sur la cheminée, un enfant Jésus en cire, couché parmi les fleurs, entre deux chandeliers
00:45:01 de forme louissaise, argenté autrefois.
00:45:05 À la muraille, quatre gravures coloriées encadrées dans des cadres de bois noir et
00:45:11 représentant les quatre parties du monde.
00:45:14 Sur une table, un couvert mis.
00:45:17 À l'âtre, un poteau-feu bouillant et pris d'un coucou sonnant l'ademis, une huche
00:45:24 ouverte.
00:45:25 « Eh bien ! dit le docteur de son temps jovial, je ne vois rien jusqu'à présent.
00:45:31 – Prenez par la porte, à droite ! » murmura Jacques Main d'une voix sombre.
00:45:38 On suivit l'indication du prisonnier et l'on se trouva dans une espèce de cellier à l'angle
00:45:44 duquel s'ouvrait une trappe à l'orifice de laquelle tremblait une lueur qui venait
00:45:50 d'en bas.
00:45:51 « Là, là ! » murmura Jacques Main en se cramponnant au bras de M.
00:45:57 Drud d'une main et en montrant de l'autre l'ouverture de la cave.
00:46:01 « Ah ! ah ! » dit tout bas le docteur au commissaire de police avec ce sourire terrible
00:46:07 des gens que rien n'impressionne parce qu'ils ne croient à rien.
00:46:11 Et il paraît que Mme Jacques Main a suivi le précepte de Maitre Adam.
00:46:16 Et il fredonna.
00:46:17 « Si je meurs, que l'on m'enterre dans la cave, oui ! »
00:46:22 « Silence ! » interrompit Jacques Main, le visage livide, les cheveux hérissés, la
00:46:28 sueur sur le front.
00:46:30 « Ne chantez pas ici ! »
00:46:31 Frappé par l'expression de cette voix, le docteur se tut.
00:46:35 Mais presque aussitôt descendant les premières marches de l'escalier, « Qu'est-ce que
00:46:40 cela ? » demanda-t-il et s'étant baissé, il ramassa une épée à large lame.
00:46:47 C'était l'épée à deux mains que Jacques Main, comme il l'avait dit, avait prise
00:46:53 le 29 juillet 1830 au musée d'artillerie.
00:46:57 La lame était teinte de sang.
00:47:00 Le commissaire de police l'a pris des mains du docteur.
00:47:04 « Reconnaissez-vous cette épée ? » dit-il au prisonnier.
00:47:10 « Oui ! » répondit Jacques Main.
00:47:13 « Allez, allez, finissons-en ! »
00:47:17 C'était le premier jalon du meurtre que l'on venait de rencontrer.
00:47:21 On pénétra dans la cave, chacun tenant le rang que nous avons déjà dit.
00:47:27 Le docteur et le commissaire de police les premiers, puis M.
00:47:31 Ledru et Jacques Main, puis les deux personnes qui se trouvaient chez lui, puis les gendarmes,
00:47:37 puis les privilégiés, au nombre desquels je me trouvais.
00:47:41 Après avoir descendu la septième marche, mon œil plongeait dans la cave et embrassait
00:47:47 le terrible ensemble que je vais essayer de peindre.
00:47:51 Le premier objet sur lequel s'arrêtaient les yeux était un cadavre sans tête, couché
00:47:56 près d'un tonneau, dont le robinet, ouvert à moitié, continuait de laisser échapper
00:48:03 un filet de vin lequel, en coulant, formait une rigole qui allait se perdre sous le chantier.
00:48:10 Le cadavre était à moitié tordu, comme si le torse, retourné sur le dos, eut commencé
00:48:16 un mouvement d'agonie que les jambes n'avaient pas pu suivre.
00:48:21 La robe était d'un côté, retroussée jusqu'à la jarretière.
00:48:27 On voyait que la victime avait été frappée au moment où, à genoux devant le tonneau,
00:48:33 elle commençait à remplir une bouteille qui lui avait échappé des mains et qui
00:48:38 était gisante à ses côtés, tout le haut du corps nageait dans une mare de sang.
00:48:45 Debout, sur un sac de plâtre adossé à la muraille, comme un buste sur sa colonne, on
00:48:52 apercevait, ou plutôt on devinait une tête noyée dans ses cheveux.
00:48:58 Une raie de sang rougissait le sac, du haut jusqu'à la moitié.
00:49:05 Le docteur et le commissaire de police avaient déjà fait le tour du cadavre et se trouvaient
00:49:10 placés en face de l'escalier.
00:49:13 Vers le milieu de la cave étaient les deux amis de monsieur le Dru et quelques curieux
00:49:19 qui s'étaient empressés de pénétrer jusque-là.
00:49:22 Au bas de l'escalier était Jacques Main, qu'on n'avait pas pu faire aller plus
00:49:27 loin que la dernière marche.
00:49:30 Derrière Jacques Main, les deux gendarmes.
00:49:33 Derrière les deux gendarmes, cinq ou six personnes, au nombre desquelles je me trouvais,
00:49:39 et qui se groupaient avec moi sur l'escalier.
00:49:42 Tout cet intérieur lumubre était éclairé par la lueur trembloutante d'une chandelle
00:49:48 posée sur le tonneau même d'où coulait le vin et en face duquel gisait le cadavre
00:49:55 de la femme Jacques Main.
00:49:57 « Une table, une chaise » dit le commissaire de police et verbalisons.
00:50:06 Fin de la deuxième partie L'impasse des sergents
00:50:12 Troisième partie Le procès verbal
00:50:16 On passa au commissaire de police les deux meubles demandés.
00:50:20 Il assura sa table, s'assit devant, demanda la chandelle que le docteur lui apporta en
00:50:26 enjambant par-dessus le cadavre, tira de sa poche un encrier, des plumes, du papier et
00:50:33 commença son procès verbal.
00:50:35 Pendant qu'il écrivait le préambule, le docteur fit un mouvement de curiosité vers
00:50:41 cette tête posée sur le sac de plâtre.
00:50:44 Mais le commissaire l'arrêta.
00:50:46 « Ne touchez à rien » dit-il, « la régularité avant tout.
00:50:51 » « C'est trop juste » dit le docteur et il reprit sa place.
00:50:57 Il y eut quelques minutes de silence pendant lesquelles on entendit seulement la plume
00:51:02 du commissaire de police crier sur le papier raboteux du gouvernement et pendant lesquelles
00:51:08 on voyait les lignes se succéder avec la rapidité d'une formule habituelle à l'écrivain.
00:51:15 Au bout de quelques lignes, il leva la tête et regarda autour de lui.
00:51:19 « Qui veut nous servir de témoin ? » demanda le commissaire de police en s'adressant
00:51:25 au maire.
00:51:26 « Mais » dit M.
00:51:28 Landru, indiquant ses deux amis debout qui formaient groupe avec le commissaire de police
00:51:34 assis.
00:51:35 « C'est deux messieurs d'abord.
00:51:37 » « Bien » il se retourna de mon côté.
00:51:41 « Puis, monsieur, s'il ne lui est pas désagréable de voir figurer son nom dans un procès verbal.
00:51:48 « Aucunement, monsieur », lui répondis-je.
00:51:51 « Alors que monsieur descende, » dit le commissaire de police.
00:51:56 J'éprouvai quelques répugnances à me rapprocher du cadavre, d'où j'étais,
00:52:02 certains détails, sans m'échapper tout à fait, réapparaissaient, moins hideux, perdus
00:52:08 dans une demi-obscurité qui jetait sur leur horreur le voile de la poésie.
00:52:14 « Est-ce bien nécessaire ? » demandai-je.
00:52:18 « Quoi ? Que je descende ? »
00:52:21 « Non, restez là, si vous vous y trouvez bien. »
00:52:25 Je fis un signe de tête qui exprimait « Je désire rester où je suis ».
00:52:31 Le commissaire de police se tourna vers celui des deux amis de M.
00:52:36 Landru, qui se trouvait le plus près de lui.
00:52:39 « Vos noms, prénoms, âge, qualité, profession et domicile ? » demanda-t-il avec la volubilité
00:52:47 d'un homme habitué à faire ces sortes de questions.
00:52:51 « Jean-Louis Alliette », répondit celui auquel il s'adressait,
00:52:56 « dit Eteya par anagramme, homme de lettre, demeurant rue de l'ancienne Comédie, numéro 20.
00:53:05 « Vous avez oublié de dire votre âge », dit le commissaire de police.
00:53:10 « Dois-je dire l'âge que j'ai ou l'âge que l'on me donne ? »
00:53:14 « Dites-moi votre âge, par bleu, on n'a pas deux âges. »
00:53:18 « C'est-à-dire, M. le commissaire, qu'il y a certaines personnes,
00:53:23 Caliostro, le comte de Saint-Germain, le juif Errant, par exemple.
00:53:28 « Voulez-vous dire que vous soyez Caliostro, le comte de Saint-Germain ou le juif Errant ? »
00:53:34 dit le commissaire en fronçant le sourcil à l'idée qu'on se moquait de lui.
00:53:39 « Non, mais… »
00:53:41 « 75 ans, » dit M. Ledru.
00:53:44 « Mettez 75 ans, M. Cousin. »
00:53:47 « Soit, » dit le commissaire de police, et il mit 75 ans.
00:53:52 « Et vous, M. ? » continua-t-il au second ami de M. Ledru.
00:53:57 Et il répéta exactement les mêmes questions qu'il avait faites au premier.
00:54:03 « Pierre-Joseph Moule, âgé de 61 ans, ecclésiastique,
00:54:08 attaché à l'église de Saint-Sulpice,
00:54:11 demeurant rue Servandonie, numéro 11, » répondit d'une voix douce celui qui l'interrogeait.
00:54:19 « Et vous, M. ? » demanda-t-il en s'adressant à moi.
00:54:23 « Alexandre Dumas, auteur dramatique, âgé de 27 ans,
00:54:28 demeurant à Paris, rue de l'université 21, » répondis-je.
00:54:34 M. Ledru se retourna de mon côté et me fit un gracieux salut,
00:54:38 auquel je répondis sur le même ton, du mieux que je pus.
00:54:43 « Bien, » fit le commissaire de police.
00:54:46 « Voyez si c'est bien cela, messieurs, et si vous avez quelques observations à faire. »
00:54:52 Et de ce ton nasillard et monotone qui n'appartient qu'aux fonctionnaires publics élus.
00:54:59 Ce jour, 1er septembre 1851, à deux heures de relevé,
00:55:07 ayant été averti par un rumeur publique qu'un crime de meurtre
00:55:12 venait d'être commis dans la commune de Fontenay-aux-Roses
00:55:15 sur la personne de Marie-Jeanne Ducoudré, par le nommé Pierre-Jacques Main, son mari,
00:55:21 et que le meurtrier s'était rendu au domicile de M. Jean-Pierre Ledru,
00:55:26 maire de la dite commune de Fontenay-aux-Roses,
00:55:30 pour se déclarer, de son propre mouvement, l'auteur de ce crime,
00:55:34 « Nous nous sommes empressés de nous rendre de notre personne
00:55:39 au domicile du dit Jean-Pierre Ledru, rue de Dia, numéro 2,
00:55:44 auquel domicile nous sommes arrivés en compagnie du sieur Sébastien Robert,
00:55:50 docteur médecin, demeurant dans la dite commune de Fontenay-aux-Roses,
00:55:55 et là avons trouvé déjà, entre les mains de la gendarmerie,
00:56:00 le nommé Pierre-Jacques Main, lequel a répété devant nous
00:56:04 qu'il était auteur du meurtre de sa femme,
00:56:07 sur quoi nous l'avons sommé de nous suivre dans la maison
00:56:10 où le meurtre avait été commis, ce à quoi il s'est refusé d'abord.
00:56:15 Mais, bientôt ayant cédé sur les instances de M. le maire,
00:56:20 nous nous sommes acheminés vers l'impasse des Sergents,
00:56:24 où est située la maison habitée par le sieur Pierre-Jacques Main.
00:56:29 Arrivés à cette maison est la porte refermée sur nous
00:56:33 pour empêcher la population de l'envahir,
00:56:36 avant d'abord pénétrer dans une première chambre
00:56:39 où rien n'indiquait qu'un crime eût été commis.
00:56:43 Puis, sur l'invitation du dit Jacques Main lui-même,
00:56:47 de la première chambre, avons passé dans la seconde,
00:56:51 à l'angle de laquelle une trappe donnant accès à un escalier était ouverte.
00:56:57 Cet escalier nous ayant été indiqué comme conduisant à une cave
00:57:02 où nous devions trouver le corps de la victime,
00:57:04 nous nous mîmes à descendre le dit escalier,
00:57:07 sur les premières marches duquel le docteur a trouvé une épée
00:57:11 à poignée faite en croix, à lame large et tranchante,
00:57:15 que le dit Jacques Main nous a avoué avoir été prise par lui
00:57:20 lors de la révolution de juillet au musée d'artillerie
00:57:24 et lui avoir servi à la perpétration du crime.
00:57:28 Et sur le sol de la cave,
00:57:30 avons trouvé le corps de la femme Jacques Main,
00:57:32 renversé sur le dos et nageant dans une mare de sang,
00:57:36 ayant la tête séparée du tronc,
00:57:39 laquelle tête avait été placée droite sur un sac de plâtre
00:57:43 adossé à la muraille.
00:57:45 Et le dit Jacques Main ayant reconnu que le cadavre et cette tête
00:57:48 étaient bien ceux de sa femme,
00:57:50 en présence de M. Jean-Pierre Ledru,
00:57:53 maire de la commune de Fontenay-aux-Roses,
00:57:56 de M. Sébastien Robert, docteur médecin
00:58:00 de Meuron-Audy-Fontenay-aux-Roses,
00:58:03 de M. Jean-Louis Alliet dit Etéiat,
00:58:06 homme de lettres, âgé de 75 ans,
00:58:09 demeurant à Paris, rue de l'ancienne Comédie,
00:58:12 numéro 20,
00:58:14 de M. Pierre-Joseph Moule,
00:58:17 âgé de 61 ans, ecclésiastique,
00:58:20 attaché à Saint-Sulpice,
00:58:22 demeurant à Paris, rue Servandonie,
00:58:25 numéro 11,
00:58:27 et de M. Alexandre Dumas,
00:58:29 auteur dramatique, âgé de 27 ans,
00:58:32 demeurant à Paris, rue de l'université,
00:58:35 numéro 21,
00:58:37 avant procédé, ainsi qu'il suit,
00:58:40 à l'interrogatoire de l'accusé.
00:58:43 « Est-ce cela, messieurs ? »
00:58:45 demanda le commissaire de police
00:58:47 en se retournant vers nous,
00:58:49 avec un air de satisfaction évidente.
00:58:52 « Parfaitement, monsieur »,
00:58:54 répondit Menoux, tous d'une voix.
00:58:57 « Et bien, interrogeons l'accusé. »
00:59:00 Alors, se retournant vers le prisonnier,
00:59:03 pendant toute la lecture qui venait d'être faite,
00:59:06 avait respiré bruyamment
00:59:08 et comme un homme oppressé.
00:59:10 « Accusé, dit-il, vos noms, prénoms, âge,
00:59:15 domicile et profession.
00:59:17 « Sera-t-ce encore bien long, tout cela ? »
00:59:21 demanda le prisonnier comme un homme à bout de force.
00:59:25 « Répondez, vos noms et prénoms. »
00:59:28 Pierre Jacquemin.
00:59:31 « Votre âge. »
00:59:33 « 41 ans. »
00:59:35 « Votre domicile. »
00:59:37 « Vous le connaissez bien, puisque vous y êtes. »
00:59:40 « N'importe, la loi veut que vous répondiez à cette question. »
00:59:45 « Un pass des sergents. »
00:59:47 « Votre profession. »
00:59:49 Carrier.
00:59:51 « Vous vous avouez l'auteur du crime. »
00:59:53 « Oui. »
00:59:55 « Dites-nous la cause qui vous l'a fait commettre
00:59:57 et les circonstances dans lesquelles il a été commis. »
01:00:00 « La cause qui l'a fait commettre, c'est inutile, »
01:00:04 dit Jacquemin.
01:00:06 « C'est un secret qui restera entre moi et celle qui est là. »
01:00:12 « Cependant, il n'y a pas d'effet sans cause. »
01:00:16 « La cause, je vous dis que vous ne la saurez pas. »
01:00:21 « Quant aux circonstances, comme vous dites, voulez-vous les connaître ? »
01:00:27 « Oui. »
01:00:29 « Bien, je vais vous les dire. »
01:00:31 « Quand on travaille sous terre comme nous travaillons comme cela dans l'obscurité,
01:00:36 et puis qu'on croit avoir un motif de chagrin, on se mange l'âme, voyez-vous. »
01:00:43 « Et alors ? Il vous vient de mauvaises idées. »
01:00:47 « Oh oh ! » interrompit le commissaire de police.
01:00:51 « Vous avouez donc la préméditation. »
01:00:54 « Et puisque je vous dis que j'avoue tout, est-ce que ce n'est pas encore assez ? »
01:01:01 « Si fait, dites. »
01:01:03 « Eh bien, cette mauvaise idée qui m'était venue, c'était de tuer Jeanne. »
01:01:10 « Ça me troubla l'esprit plus d'un mois. »
01:01:13 « Le cœur empêchait la tête. »
01:01:15 « Enfin, un mot qu'un camarade me dit, me décida. »
01:01:20 « Quel mot ? »
01:01:22 « Oh, ça c'est dans les choses qui ne vous regardent pas. »
01:01:25 « Ce matin, je dis à Jeanne, je n'irai pas travailler aujourd'hui. »
01:01:30 « Je veux m'amuser comme si c'était fête. »
01:01:33 « J'irai jouer aux boules avec des camarades. »
01:01:36 « Et soin que le dîner soit prêt à une heure. »
01:01:40 « Mais c'est bon, pas d'observation. »
01:01:44 « Le dîner pour une heure, tu entends ? »
01:01:47 « C'est bien, dit Jeanne. »
01:01:49 Et elle sortit pour aller chercher le poteau-feu.
01:01:52 Pendant ce temps-là, au lieu d'aller jouer aux boules,
01:01:55 je pris l'épée que vous avez là.
01:01:58 Je l'avais repassée moi-même sur un gré.
01:02:01 Je descendis à la cave
01:02:03 et je me cachais derrière les tonneaux en me disant,
01:02:06 « Il faudra bien qu'elle descende à la cave pour tirer du vin. »
01:02:10 « Alors nous verrons. »
01:02:12 Le temps que je restais accroupie là, derrière la futaille qui est toute droite,
01:02:17 je n'en sais rien, j'avais la fièvre, mon cœur battait
01:02:21 et je voyais tout rouge dans la nuit.
01:02:24 Et puis, il y avait une voix qui répétait en moi et autour de moi
01:02:29 ce mot que le camarade m'avait dit hier.
01:02:33 « Mais enfin, quel est ce mot ? »
01:02:36 insista le commissaire.
01:02:38 « Inutile, je vous ai déjà dit que vous ne le sauriez jamais. »
01:02:43 Enfin, j'entendais un frôlement de rhum,
01:02:46 un pas qui s'approchait, je vis trembler une lumière.
01:02:50 Le bas de son corps qui descendait, puis le haut, puis sa tête.
01:02:54 On la voyait bien, sa tête.
01:02:56 Elle tenait sa chandelle à la main.
01:02:59 « Ah ! » je dis, « c'est bon. »
01:03:02 Et je répétais tout bas, le mot que m'avait dit le camarade.
01:03:07 Pendant ce temps-là, elle s'approchait.
01:03:10 Parole d'honneur, on aurait dit qu'elle se doutait que ça tournait mal pour elle.
01:03:14 Elle avait peur, elle regardait de tous les côtés.
01:03:17 Mais j'étais bien cachée, je ne bougeais pas.
01:03:21 Alors elle se mit à genoux devant le tonneau,
01:03:24 approcha la bouteille et tourna le robinet.
01:03:27 Moi, je me levais.
01:03:29 Vous comprenez ? Elle était à genoux.
01:03:32 Le bruit du vin qui tombait dans la bouteille
01:03:35 l'empêchait d'entendre le bruit que je pouvais faire.
01:03:38 D'ailleurs, je n'en faisais pas.
01:03:40 Elle était à genoux comme une coupable, comme une condamnée.
01:03:44 Je levais l'épée et « oh ! »
01:03:47 Je ne sais pas même si elle poussa un cri.
01:03:50 La tête roula.
01:03:52 Dans ce moment-là, je ne voulais pas mourir, je voulais me sauver.
01:03:56 Je comptais faire un trou dans la cave et l'enterrer.
01:03:59 Je sautais sur la tête qui roulait
01:04:02 pendant que le corps sautait de son côté.
01:04:05 J'avais un sac de plâtre tout prêt pour cacher le sang.
01:04:08 Je pris donc la tête.
01:04:11 Ou plutôt la tête me prit.
01:04:14 Voyez ?
01:04:16 Et il montra sa main droite
01:04:19 dont une large morsure avait mutilé le pouce.
01:04:22 « Comment la tête vous prit ? »
01:04:25 dit le docteur.
01:04:27 « Que diable dites-vous donc là ? »
01:04:30 Je dis qu'elle m'a mordu un bel dent comme vous voyez.
01:04:34 Je dis qu'elle ne voulait pas me lâcher.
01:04:37 Je la posais sur le sac de plâtre.
01:04:39 Je l'appuyais contre le mur avec ma main gauche
01:04:42 et j'essayais de lui arracher la droite.
01:04:45 Mais au bout d'un instant,
01:04:48 les dents se desserrèrent toutes seules.
01:04:51 Je retirais ma main.
01:04:53 Alors voyez-vous, c'était peut-être de la folie,
01:04:57 mais il me sembla que la tête était vivante.
01:05:00 Les yeux étaient tout grands ouverts.
01:05:03 Je les voyais bien
01:05:05 puisque la chandelle était sur le tonneau.
01:05:08 Et puis les lèvres.
01:05:10 Les lèvres ont remué.
01:05:12 Et en remuant, les lèvres ont dit
01:05:14 « Misérable, j'étais innocente. »
01:05:17 Je ne sais pas
01:05:19 l'effet que cette déposition faisait sur les autres.
01:05:22 Mais quant à moi,
01:05:24 je sais que l'eau me coulait sur le front.
01:05:27 « Ah, c'est trop fort ! »
01:05:29 s'écria le docteur.
01:05:31 Les yeux t'ont regardé.
01:05:33 Les lèvres ont parlé.
01:05:35 « Écoutez, monsieur le docteur,
01:05:37 comme vous êtes médecin,
01:05:39 vous ne croyez à rien.
01:05:41 C'est naturel.
01:05:43 Mais moi, je vous dis que la tête que vous voyez là,
01:05:46 là, entendez-vous ?
01:05:48 Je vous dis que la tête qui m'a mordu,
01:05:50 je vous dis que cette tête-là m'a dit
01:05:53 « Misérable, j'étais innocente. »
01:05:56 Et la preuve qu'elle me l'a dit,
01:05:59 eh bien, c'est que je voulais me sauver
01:06:01 après l'avoir tuée.
01:06:03 Jeanne, n'est-ce pas ?
01:06:05 Et qu'au lieu de me sauver,
01:06:07 j'ai couru chez monsieur le maire
01:06:09 pour me dénoncer moi-même.
01:06:11 « Est-ce vrai, monsieur le maire ?
01:06:13 Est-ce vrai ? »
01:06:15 répondait.
01:06:17 « Oui, Jacquemin, »
01:06:19 répondit monsieur le dru d'un ton de parfaite bonté.
01:06:23 « Oui, c'est vrai. »
01:06:25 « Examinez la tête, docteur, »
01:06:29 répondit le commissaire de police.
01:06:31 « Quand je serai parti, monsieur Robert ?
01:06:34 Quand je serai parti ? »
01:06:36 s'écria Jacquemin.
01:06:38 « N'as-tu pas peur qu'elle te parle encore, imbécile ? »
01:06:41 dit le docteur en prenant la lumière
01:06:44 et en s'approchant du sac de plâtre.
01:06:47 « Monsieur le dru, au nom de Dieu, »
01:06:49 dit Jacquemin,
01:06:51 « dites-leur de me laisser en aller.
01:06:53 Je vous en prie,
01:06:55 je vous en supplie. »
01:06:58 « Messieurs, » dit le maire
01:07:00 en faisant un geste qui arrêta le docteur,
01:07:03 « vous n'avez plus rien à tirer de ce malheureux.
01:07:06 Permettez que je le fasse conduire en prison. »
01:07:09 Quand la loi a ordonné la confrontation,
01:07:11 elle a supposé
01:07:13 que l'accusé aurait la force de la soutenir.
01:07:16 « Mais le procès verbal, »
01:07:19 dit le commissaire,
01:07:21 « il est à peu près fini. »
01:07:23 « Il faut que l'accusé le signe. »
01:07:26 « Il le signera dans sa prison. »
01:07:28 « Oh oui ! »
01:07:30 s'écria Jacquemin.
01:07:32 « Dans la prison, je signerai tout ce que vous voudrez. »
01:07:35 « C'est bien, »
01:07:37 fit le commissaire de police.
01:07:39 « Gendarme, emmenez cet homme, »
01:07:42 dit Monsieur le dru.
01:07:44 « Ah, merci, Monsieur le dru, merci ! »
01:07:48 dit Jacquemin avec l'expression
01:07:50 d'une profonde reconnaissance
01:07:53 et prenant lui-même les deux gendarmes
01:07:55 par le bras,
01:07:56 il les entraîna vers le haut de l'escalier
01:07:59 avec une force surhumaine.
01:08:01 Cet homme partit,
01:08:03 le drame était parti avec lui.
01:08:05 Il ne restait plus dans la cave
01:08:08 que deux choses hideuses à voir,
01:08:11 un cadavre sans tête
01:08:13 et une tête sans corps.
01:08:15 Je me penchai à mon tour
01:08:17 vers Monsieur le dru.
01:08:19 « Monsieur, » lui dis-je,
01:08:21 « m'est-il permis de me retirer
01:08:23 tout en demeurant à votre disposition
01:08:26 pour la signature du procès-verbal ? »
01:08:29 « Oui, Monsieur, mais à une condition. »
01:08:32 « Laquelle ? »
01:08:34 « C'est que vous viendrez signer
01:08:36 le procès-verbal chez moi. »
01:08:38 « Avec le plus grand plaisir, Monsieur,
01:08:41 mais quand cela ? »
01:08:43 « Dans une heure à peu près.
01:08:45 Je vous montrerai ma maison.
01:08:47 Elle a appartenu à Scarron.
01:08:49 Cela vous intéressera. »
01:08:51 « Dans une heure, Monsieur,
01:08:53 je serai chez vous. »
01:08:55 Je saluai et remontai l'escalier
01:08:58 à mon tour.
01:09:00 Arrivé au plus haut degré,
01:09:02 je jetai un coup d'œil dans la cave.
01:09:04 Le docteur Robert,
01:09:06 sa chandelle à la main,
01:09:08 écartait les cheveux de la tête.
01:09:11 C'était celle d'une femme encore belle,
01:09:14 autant qu'on pouvait en juger
01:09:16 car les yeux étaient fermés,
01:09:18 les lèvres contractées et vivides.
01:09:21 « Cet imbécile de Jacquemin, »
01:09:25 dit-il,
01:09:26 « soutenir qu'une tête coupée peut parler,
01:09:29 à moins qu'il n'ait été inventé cela,
01:09:32 pour faire croire qu'il était fou. »
01:09:35 Ce ne serait pas si mal joué.
01:09:37 Il y aurait des circonstances atténuantes.
01:09:41 Fin de la troisième partie
01:09:45 L'impasse des sergents
01:09:47 La nouvelle d'Alexandre Dumas
01:09:50 La rue de Diane à Fontenay-aux-Roses