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Mazarine Pingeot reçoit Thierry Hoquet, philosophe spécialiste de la biologie et auteur d'une philosophie cyborg.

Thierry Hoquet déploie dans cet entretien sa pensée pour interroger notre condition humaine et ses contradictions. Penser le cyborg bouscule notre vision du monde traditionnellement fondée sur des dualismes fondamentaux, comme celles de la nature et de la technique ou du masculin et du féminin. Cette figure philosophique hybride interroge. Quel statut moral et politique pour les « presque-humains » ? Quel humanisme pour une pensée cyborg ? Quelle autre voie cette philosophie ouvre-t-elle pour d'articuler le masculin et le féminin ?

Face à une crise d'ordre politique et climatique, il est urgent d'interroger notre vision du monde.
Le vivant étant devenu une notion politique, cette nouvelle saison inédite des Grands Entretiens insuffle enfin l'esprit revigorant de la philosophie universitaire dans l'espace publique.
Mazarine Pingeot reçoit les grands penseurs des enjeux liés à la démocratie, à la préservation de la vie ou du réchauffement climatique.

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Transcription
00:00 (Générique)
00:21 Thierry Hocquet, bonjour.
00:22 Bonjour.
00:23 Le vivant est au cœur de la pensée philosophique, sociologique, politique,
00:27 que ce soit à travers sa mise en danger par la crise climatique
00:30 et la menace sur la biodiversité,
00:32 que ce soit à travers les interrogations sur le genre dans son rapport au sexe,
00:36 ou que ce soit à travers son prolongement éventuel dans et par la machine,
00:41 il est un peu le retour du refoulé philosophique.
00:44 Bien sûr, la biologie a eu son mot à dire,
00:46 et Darwin, au XIXe siècle, a bouleversé le champ philosophique,
00:49 et ça tombe bien, vous en êtes l'un des traducteurs, Thierry Hocquet,
00:53 en plus d'être un philosophe spécialiste de la biologie.
00:56 Mais je le précise aussitôt, vous êtes aussi l'auteur d'une philosophie cyborg.
01:01 Alors comment passe-t-on du vivant au cyborg ?
01:04 Est-ce qu'il y a une solution de continuité, ou au contraire un continuum ?
01:08 Et d'ailleurs, qu'est-ce que cyborg ? Sans article de fini, je précise.
01:12 Merci pour cette question.
01:14 En effet, je dirais qu'il n'y a pas de solution de continuité,
01:18 au sens où il faut réaliser que la technique est une activité vitale,
01:23 une activité derrière laquelle il y a toujours des êtres vivants.
01:26 On peut penser bien sûr à des choses quotidiennes, presque,
01:30 les oiseaux qui font leur nid, les araignées qui font une toile.
01:33 Et bien la technique, on peut dire, même dans ses formes les plus élaborées,
01:37 finalement, c'est toujours, ou en tout cas ça a toujours été au départ,
01:42 l'action d'un être vivant, une stratégie pour survivre,
01:47 une manière de développer à l'extérieur
01:51 des choses dont on n'est pas nécessairement doté à l'intérieur.
01:55 Donc des sortes d'organes, mais qui ne sont pas dans notre corps
01:59 et avec lesquels on ne naît pas.
02:01 On a tendance à faire une partition rapide entre, on va dire,
02:05 le naturel et l'artificiel.
02:07 Donc se dire qu'il y a quelque chose d'organique au principe de la technique,
02:11 c'est une manière de dire en fait, la nature produit des artifices.
02:16 Et le cyborg, ou la figure de cyborg ou du cyborg,
02:21 c'est une manière de dire que les entités qu'on a coutume de décrire
02:27 comme des êtres humains, et bien ces êtres humains-là,
02:30 ce ne sont pas justement uniquement des êtres biologiques.
02:36 Ils ont une dimension culturelle et on pourrait dire technique
02:40 qui leur est nécessairement intégrée.
02:42 Donc il n'y a jamais d'humain nu, d'humain qui serait entièrement démuni.
02:48 Il y a toujours des extensions, des compléments techniques
02:53 qui sont présents, qui sont consubstantiels à l'identité humaine.
02:57 Et je pense que c'est un des sens qu'on peut donner à cette entité cyborg,
03:02 c'est-à-dire à la fois cybernétique et organique,
03:05 c'est-à-dire une sorte de mélange inséparable en fait
03:09 entre des éléments organiques et des éléments techniques.
03:12 En tout cas, ça remet en question les dualismes
03:15 qui ont longtemps structuré la pensée.
03:17 Alors commençons peut-être par la nature et la technique,
03:20 donc la nature à bon dos, vous dites,
03:22 et elle se fait normative de façon très abusive,
03:25 mais en même temps vous n'allez pas renoncer à la biologie.
03:28 Alors quelle place tiendrait la biologie ?
03:30 Parce qu'on sait que dans certaines théories du genre,
03:33 on va jusqu'à nier la réalité du sexe.
03:35 Qu'est-ce que le sexe ? Est-ce que le sexe existe ?
03:38 Et quelle place doit tenir la biologie dans un discours philosophique ?
03:41 Pourquoi ne pas renoncer à la biologie ?
03:44 Parce que je pense que nous ne sommes pas au principe
03:47 de toutes nos actions que nous aimerions,
03:49 par notre volonté, par notre intelligence, par nos désirs,
03:53 transformer entièrement la réalité selon nos conceptions.
03:57 Mais en fait, on s'aperçoit que l'aventure vitale,
04:00 c'est quelque chose dans lequel nous sommes pris,
04:03 nous sommes emportés, quelque chose qui nous traverse.
04:06 Et donc il y a plein d'éléments de notre existence
04:09 sur lesquels nous n'avons pas la main.
04:12 Nous ne savons pas encore faire naître et se développer des cellules,
04:16 en tout cas ex nihilo, je veux dire, à partir d'éléments inertes.
04:20 Nous sommes obligés de recourir à des dispositifs déjà existants,
04:24 déjà vivants, pour engendrer la vie.
04:26 Et cette vie, on voit bien qu'elle n'est jamais stable,
04:29 que c'est un processus qui nous emporte,
04:32 ou en tout cas qui nous traverse, qui nous prend,
04:34 qui nous constitue et qui nous dépose.
04:36 Et donc contre ça, on a beau protester, on a beau s'efforcer,
04:41 eh bien on n'y peut pas grand-chose.
04:44 Et je crois que c'est important de prendre en compte
04:46 cet élément de résistance, cet élément d'impuissance,
04:50 mais également cette spontanéité du vivant, en fait.
04:54 Donc la nature se fait abusivement normative,
04:57 mais parce que la nature est essentiellement normative.
05:01 En dépit du fait que nous soyons des êtres de culture,
05:04 nous soyons des êtres de pensée,
05:06 nous appartenons aussi à cette grande aventure du vivant
05:11 dont nous sommes une forme, un dépôt.
05:16 - Et dont la technique serait donc une extension.
05:18 - Absolument, voilà.
05:20 Après, on peut faire avec Bergson une distinction, justement,
05:23 entre des techniques qui seraient presque organiques,
05:26 la toile d'araignée que j'évoquais,
05:28 et puis une technique qui serait le produit de l'intelligence,
05:31 le produit d'une projection extérieure
05:33 et moins arrimée à l'organisme.
05:36 - Et donc on n'a pas à se méfier,
05:38 comme on le fait quand même souvent,
05:40 de l'intelligence artificielle,
05:42 de la technique qui vient dominer les hommes.
05:45 Est-ce que cette césure peut avoir lieu
05:47 ou est-ce qu'au contraire, il faut arriver à la réinscrire,
05:50 justement, dans l'aventure du vivant ?
05:51 Comment on fait avec ça ?
05:53 Peut-être en prenant comme exemple le transhumanisme
05:55 et le post-humanisme,
05:56 qui sont d'ailleurs deux concepts différents,
05:58 si vous pouvez y revenir.
06:00 - Oui, en effet.
06:01 Alors, effectivement, avec ce que je viens de dire,
06:03 c'est-à-dire que la technique est toujours organique
06:05 et dans son origine,
06:06 on a l'impression que du coup,
06:07 il n'y a jamais de problème avec la technique.
06:10 Et que du coup, on pourrait dire que le simple fait
06:12 de porter des lunettes, voire d'avoir un langage,
06:14 suffit à faire de nous des êtres équipés
06:16 et donc des êtres déjà artificiels,
06:18 et donc déjà peut-être des cyborgs.
06:21 Alors je crois qu'ici, on rate quelque chose, en fait.
06:23 Et on rate le fait qu'effectivement,
06:25 le terme de cyborg, il n'est pas juste descriptif,
06:27 il comporte une forme d'appréhension, en fait.
06:32 Et cette appréhension, c'est celle que vous exprimiez,
06:34 c'est-à-dire l'idée qu'en fait, la technique va nous dominer
06:37 au lieu d'être faite pour nous
06:38 et d'être soumise à nos fins.
06:40 Et cette idée-là, cette technique,
06:42 on pourrait dire prédatrice, en fait,
06:44 qui, au lieu de prolonger la chair vivante,
06:47 au contraire, utilise la chair vivante,
06:51 on pourrait dire que nous sommes
06:52 les organes de reproduction des machines.
06:54 Donc, ça a quelque chose d'inquiétant, en fait.
06:57 Donc ça, il faut le prendre en compte.
06:59 C'est pour ça que je distinguerais
07:01 ce que j'ai appelé organorgues,
07:02 c'est-à-dire des organismes outillés, simplement,
07:05 de la figure véritable du cyborg
07:08 qui comporte une dimension d'appréhension,
07:11 une dimension de terreur même,
07:14 c'est-à-dire la terreur de voir l'instrument
07:16 se retourner contre son créateur,
07:20 voir le moyen devenir fin pour lui-même.
07:23 Aujourd'hui, nous ne sommes plus en mesure
07:26 de contrôler nos instruments.
07:28 Si on conçoit la technique comme un marteau,
07:31 donc on voit bien qu'on peut le prendre,
07:32 le poser, le reprendre,
07:35 même, on pourrait dire, la lumière,
07:37 on a l'impression qu'on peut encore
07:39 actionner l'interrupteur et puis
07:41 éteindre l'appareil sans passer.
07:45 Les instruments techniques
07:46 auxquels nous nous rapportons,
07:47 de manière isolée, les uns avec les autres,
07:49 vous avez la voiture, vous avez le frigo,
07:52 vous avez ce que vous voulez,
07:53 font système, en fait.
07:55 Par exemple, le système électrique,
07:57 tout simplement, est quelque chose
07:59 qui exige des conditions de production
08:03 grandioses, j'allais dire,
08:05 c'est-à-dire bien au-delà de notre échelle,
08:07 et que pour que tout fonctionne
08:08 ou continue à fonctionner,
08:10 il faut en réalité des infrastructures
08:12 qui sont terrifiantes dans leur ampleur.
08:14 Une centrale nucléaire,
08:15 une centrale à charbon,
08:16 dont on voit aujourd'hui,
08:17 dont on mesure aujourd'hui,
08:19 l'impact global.
08:21 Donc, la question de l'interrupteur,
08:22 elle est essentielle.
08:23 Et on voit bien que,
08:24 si on y réfléchit bien,
08:25 il n'y a plus d'interrupteur
08:27 ou pas d'interrupteur.
08:28 Sans électricité, il n'y aurait plus,
08:29 par exemple, de circulation possible,
08:31 parce qu'il n'y aurait plus
08:32 de feu, de circulation,
08:33 et donc ce serait le chaos, en fait, général.
08:36 Donc, l'interrupteur n'existe plus.
08:39 On voit qu'il n'y a pas de marche arrière,
08:42 sauf à revenir, si vous voulez,
08:44 à une sorte de naturisme,
08:45 je vais dire cette fois,
08:47 c'est-à-dire de figures
08:48 où nous serions réduits
08:50 à notre propre nudité,
08:52 j'allais dire nullité.
08:54 - On est dans le post-humanisme ?
08:57 Comment on le qualifierait ?
08:59 - Alors, je dirais que l'être humain
09:02 n'a pas de nature.
09:04 - Oui.
09:05 - N'a pas de nature.
09:06 L'être humain a toujours été équipé
09:07 d'une certaine manière.
09:08 - Mais est-ce que c'est une question, quoi,
09:10 de quantité, de passage à la limite ?
09:13 Est-ce qu'à un moment donné,
09:15 cet outillage ne devient pas
09:17 qualitativement différent
09:19 et ne change pas de sens, tout simplement ?
09:21 - Je crois qu'il y a une vraie question là-dessus,
09:23 effectivement, de savoir
09:24 jusqu'à quand nous sommes humains.
09:26 Et donc là, il y a une question de curseur, en fait.
09:29 On peut l'être un peu plus, un peu moins.
09:31 Enfin, c'est quoi, être humain ?
09:33 - Bonne question.
09:34 Vous avez consacré un livre entier
09:36 sur les presque humains,
09:37 donc revenons sur ce presque, justement,
09:38 parce que le presque, ça peut être l'animal,
09:40 ça peut être le monstre,
09:42 ça peut être, dans la littérature fantastique,
09:45 ça peut être, je sais pas, l'extraterrestre,
09:47 ça peut être la machine.
09:48 Alors, revenons sur ce presque,
09:49 ce que dit en creux, peut-être,
09:51 ce que n'est pas ou ce que devrait être l'humain
09:53 ou le fait que l'humain ne peut pas être défini,
09:55 tout simplement.
09:56 - Voilà, justement, si on parle de ça,
09:58 la difficulté à saisir ce qui est le propre de l'humain
10:01 montre que, en fait,
10:02 l'humain n'existe pas comme une espèce naturelle
10:04 qu'on pourrait simplement décrire
10:06 par ses propriétés anatomiques,
10:08 mais que les êtres humains sont toujours,
10:10 je dirais, au potentiel.
10:12 Donc, de manière nécessaire,
10:15 on est plus ou moins humain.
10:17 Et on est plus ou moins humain,
10:20 tous et toutes, à un certain moment.
10:23 Mais on est également plus ou moins humain,
10:25 chacun de nous,
10:26 à différents moments de notre existence
10:28 et même à différents moments de la journée.
10:31 Et en fait, il est très facile de basculer
10:35 du sentiment d'être humain plein et entier
10:37 au contraire, le sentiment d'être sorti de l'humanité
10:41 ou d'être traité comme moins qu'humain, enfin.
10:45 Voilà, donc, cette question de degrés,
10:47 cette question de curseur
10:48 qui est extrêmement subtile et difficile à maîtriser,
10:52 elle montre que l'humain est, en vérité,
10:55 une entité qui doit toujours s'actualiser.
10:58 La question de l'humain se pose aussi
11:00 dans la question de la reconnaissance de l'autre.
11:02 À quel moment je reconnais que l'autre est un humain
11:04 ou est autre chose, un infrahumain ou une machine ?
11:08 D'ailleurs, vous reprenez la fameuse description de Descartes
11:12 sur lorsque je vois des chapeaux et des manteaux
11:15 à travers la fenêtre,
11:16 est-ce que ce sont des hommes ou des automates ?
11:19 C'est une expérience qui est vertigineuse.
11:21 Quelle est cette question de la reconnaissance ?
11:24 Comment on peut finalement la reposer
11:26 à travers votre propre outillage philosophique ?
11:30 - Alors, c'est une question qui est essentiellement politique.
11:34 Mais ce qui est frappant, c'est de voir justement
11:36 comment, on va dire, aux portes de l'humain,
11:39 ne cesse de frapper, de s'adresser finalement
11:42 de nouvelles demandes.
11:43 Et on n'en a jamais fini finalement
11:45 avec ce dialogue infini que l'humain doit entretenir,
11:50 non seulement avec ceux qu'il reconnaît comme humains,
11:54 ceux qu'il devrait reconnaître comme humains
11:56 et qu'il ne traite pas comme humains,
11:58 tout en admettant la différence très claire
12:00 entre les humains et les autres,
12:03 les obligations qui sont dues à ces autres.
12:05 Donc je pense ici aux animaux non humains,
12:09 je pense ici aux écosystèmes, aux fleuves, aux rivières,
12:13 aux forêts, etc.
12:14 C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'inclure tout le monde
12:16 dans l'humanité.
12:17 Mais l'humanité, elle se pose des questions
12:19 qui sont éthiques et politiques et qui, à ce titre,
12:22 doivent être traitées.
12:24 Donc je pense qu'ici, la biologie,
12:27 elle est en quelque sorte hors sujet,
12:29 au sens où ce n'est pas parce que quelqu'un n'est pas humain
12:34 qu'il faut le piétiner.
12:36 Quelque chose n'est pas humain qu'il faudrait l'anéantir.
12:39 - Donc en dehors de la biologie,
12:41 il y a quand même une décision qui est prise.
12:43 Ce qui est humain, et d'ailleurs la décision de l'homme,
12:45 vous l'avez rappelé, elle évolue en fonction des propres.
12:48 Et donc cette évolution, elle est liée à quoi ?
12:51 À des décisions philosophiques ?
12:53 À des décisions politiques ?
12:55 - Alors ça, c'est très intéressant,
12:57 je pense au sens où on s'aperçoit
12:59 qu'il y a certaines questions, et certaines seulement,
13:02 sur lesquelles on considère qu'on doit se régler
13:06 sur le naturel et sur le biologique.
13:10 J'appelle ça le biologisme au sens où
13:12 c'est ce que propose la biologie.
13:14 Quand on s'intéresse par exemple à nos pensées,
13:16 à nos comportements, on va vous dire
13:18 "il y a des gènes, il y a des neurones,
13:20 il y a des choses qui se passent dans votre corps
13:22 qui correspondent à tous vos comportements,
13:24 à toutes vos pensées".
13:26 Donc d'une part, ça vient des biologistes, le biologisme.
13:29 Mais ce qui est très intéressant,
13:31 c'est que ça vient aussi très fortement de la société,
13:33 le biologisme.
13:34 C'est-à-dire qu'il y a dans la société
13:36 des aspirations à régler un certain nombre de questions
13:39 en s'appuyant sur des données biologiques.
13:42 Donc ce biologisme, je dirais,
13:44 c'est la manière dont la société aspire
13:47 à se trouver légitimée et fondée
13:50 dans ou par des caractéristiques naturelles.
13:54 Ça concerne évidemment, par exemple,
13:57 la relation qu'on a avec les autres animaux,
14:00 ça concerne également la question de la différence des sexes.
14:04 Au premier chef, je dirais.
14:06 Parce qu'on pourrait dire que dans l'essentiel
14:09 de ces déterminations sociales,
14:12 les êtres humains se moquent bien de savoir
14:14 si c'est naturel ou pas de construire des voitures,
14:17 de construire des tribunaux,
14:18 ou d'aller dans des musées d'art contemporain.
14:20 Mais il y a des choses sur lesquelles on se dit
14:23 "ah, mais en fait, c'est pas si étranger à la faire
14:26 le fait que nous soyons des animaux, finalement".
14:29 Et là, tout à coup, on revient,
14:32 vous parliez de retour du refoulé,
14:34 là, le refoulé sexuel, le refoulé biologique,
14:37 nous revient en pleine face, c'est-à-dire, on se dit
14:39 "mais au fond, pour régler la question de nos affaires
14:43 de sexe, de genre, de relation, au sein de la société,
14:47 il nous faut nous appuyer sur une base biologique et naturelle".
14:51 - La nature n'est pas prescriptive,
14:53 mais en même temps, on ne peut pas non plus
14:55 complètement se débarrasser de l'idée qu'il y a des sexes.
14:58 Peut-être pas deux, peut-être, je ne sais pas.
15:00 Il y a combien de sexes ?
15:01 - Il y a combien de sexes ?
15:02 En fait, ce qui est très intéressant sur cette question
15:05 de définir le sexe, c'est que finalement,
15:07 on croit très bien savoir ce que c'est.
15:09 On a le sentiment que la science, elle confirme
15:11 ce qu'on sait dans le sens commun.
15:12 Voilà, donc ça, c'est déjà frappant.
15:15 On pense qu'il y a deux sexes, et puis la biologie,
15:17 elle vient et puis elle nous montre
15:18 qu'effectivement, il y a bien deux sexes.
15:19 La manière dont nous conceptualisons le sexe,
15:22 les sexes, elle est récente.
15:24 Elle est récente et elle n'a pas toujours eu lieu au XVIe.
15:28 On parlait de la théorie des humeurs
15:30 qui nous vient de l'Antiquité, etc.
15:33 - Oui, mais on parlait quand même d'hommes et de femmes aussi.
15:35 C'est-à-dire qu'en fait, le sexe, ça fait signe vers
15:37 des réalités très différentes.
15:38 - Oui, alors, justement, sur cette question,
15:41 quand Simone de Beauvoir, dans le IIe sexe, dit
15:44 "On ne naît pas femme, on le devient",
15:46 qu'est-ce que ça veut dire ?
15:47 Et est-ce que ça s'applique aussi à "On ne naît pas homme,
15:50 on le devient" ?
15:51 Qu'est-ce que ça veut dire ?
15:52 - La manière dont on doit comprendre les termes "femme" et "homme".
15:55 Autrement dit, est-ce que "femme", c'est la femelle de l'espèce,
15:58 et "homme", le mâle de l'espèce ?
15:59 Est-ce que c'est juste ça ?
16:01 Parce qu'à ce moment-là, vous comprenez,
16:03 en fonction de ce qu'on va entendre par là,
16:05 le sens de la phrase de Beauvoir change.
16:09 Est-ce qu'être femme, c'est être une femelle,
16:13 et donc il faut attendre la capacité reproductive
16:15 pour être vraiment femme ?
16:17 C'est pas ça qu'elle voulait dire, sans doute.
16:20 - Non, je crois pas. - On est d'accord.
16:22 Donc, ce qui est clair ici, c'est que par "homme" et "femme",
16:25 on entend autre chose que "mâle" et "femelle".
16:27 Ce qui est difficile à comprendre, parce qu'en fait,
16:29 on entend aussi pas autre chose que ça.
16:32 Mais ce sexe dont on parle, quand on voit des personnes
16:37 dans la rue, on leur attribue spontanément, on va dire,
16:41 un genre, on dit.
16:43 Mais de fait, on n'a pas accès à aucun déterminant biologique du sexe.
16:47 La plupart du temps, on voit pas les parties génitales
16:50 et surtout pas la composition des cellules, le cariotype, etc.
16:55 Donc en fait, on fait un ensemble d'inférences,
17:00 à partir d'indices qui sont envoyés.
17:02 Mais biologiquement, comment ça se passe ?
17:05 Le sexe d'une personne peut être défini par le type de gamètes
17:08 qu'elle produit, mais ça suffit pas.
17:11 Par une composition de ses cellules,
17:13 les fameux chromosomes X et Y.
17:16 Mais ça peut être aussi une certaine anatomie
17:21 des parties génitales et des conduits internes.
17:26 Il y a énormément de déterminants, en fait,
17:30 dans ce qui fait le sexe d'une personne humaine.
17:33 Et non pas seulement la dimension simplement reproductive.
17:37 Donc c'est en ce sens qu'on peut dire qu'il y a plus de deux sexes.
17:41 Si on considère simplement le fait que pour faire un enfant,
17:44 il faut deux gamètes qu'il faut réunir.
17:47 Il y en a un qu'on appelle le spermatozoïde et l'autre l'ovule.
17:51 Ces gamètes sont en général produites par des individus différents
17:56 dans notre espèce, qu'on appelle les mâles et les femelles.
17:59 Mais au-delà de ça, la plupart de nos usages du sexe
18:04 n'impliquent pas cette dimension reproductive,
18:06 se situent sur d'autres plans.
18:09 Quand nous nous adressons l'un à l'autre,
18:11 en quoi est-ce que notre sexe est vraiment
18:14 le caractère opératoire de la discussion ?
18:16 C'est difficile de s'en tenir à cette notion de sexe,
18:19 c'est difficile de voir ce qu'elle implique,
18:23 ce en quoi elle nous oblige.
18:25 – Du coup, celle de genre aussi est un peu trop étriquée.
18:28 – La notion de genre, vous me lancez sur un truc,
18:32 c'est trop compliqué, je pense.
18:34 Comment le dire ?
18:37 On peut dire qu'il y a autant de genres que de personnes,
18:39 c'est-à-dire que les gens s'identifient à des grands genres
18:43 et que ça peut être homme et femme, ou masculin et féminin,
18:45 admettons ça.
18:47 Mais on peut dire qu'aujourd'hui, dans les études sur le genre,
18:50 on va dire que le genre, c'est le grand dispositif
18:53 qui fait que les individus humains se rangent
18:57 dans deux catégories, et seulement deux.
19:00 Donc c'est cette matrice binaire qui assigne les individus
19:05 à être d'une part ou de l'autre du grand système,
19:08 voilà ce qu'on va appeler le genre.
19:10 Et dans ce sens-là, il y a le genre qui commande deux cases.
19:13 – Et alors Adam et Ève, pourquoi est-ce qu'on a envoyé dans l'espace
19:18 la représentation de l'humanité à travers la figuration d'Adam et Ève,
19:25 un peu en-dessous de ça ?
19:27 – Ce qui est très intéressant, c'est effectivement,
19:30 nous avons une sorte de mythologie des sexes
19:33 qui traverse nos représentations.
19:37 Et nous sommes extrêmement attachés à cette mythologie,
19:41 elle nous paraît constitutive et descriptive de notre réalité.
19:48 On voit bien cependant qu'il y a dans toute cette mythologie
19:52 un ensemble de valeurs qui sont impliquées.
19:56 Et sur ce point, je dirais que je n'ai pas de problème
19:59 avec les dualismes dans la mesure où ce sont des instruments de pensée.
20:03 Ils nous permettent de nous situer, ils permettent à la fois
20:06 de distinguer deux grandes polarités, mais aussi de voir ce qui est entre les deux.
20:12 Mais le problème avec ce qui ne serait pas simplement des binarismes du deux,
20:18 mais des dualismes, c'est qu'on est justement dans le cadre
20:22 d'une valorisation différenciée des deux.
20:26 Ce n'est pas juste qu'on a la main gauche et la main droite,
20:29 c'est qu'en fait, dans beaucoup de cultures,
20:32 la gauche est le symbole de l'infamie, de l'impur, etc.
20:35 Et bien dans la différence des sexes, ce n'est pas simplement qu'il y a deux
20:38 et qu'ils contribuent différemment à la tâche de la reproduction
20:44 ou à différentes occupations, c'est que l'un est infériorisé par rapport à l'autre.
20:50 – Comment vous comprenez cette articulation qui n'est pas,
20:54 qui n'a rien finalement de nécessaire entre la dualité et la hiérarchie ?
21:00 – Sur le récit d'Adam et Ève, on voit que, par exemple,
21:05 il y a des questions de traduction.
21:07 Catherine Chalier l'a très bien montré, quand on a dit que Ève
21:11 était sortie de la côte d'Adam, ça montre bien une sorte de,
21:15 très clairement, de l'un et l'origine de l'autre.
21:19 Alors, Chalier a montré qu'en fait, non, il faut peut-être dire,
21:24 elle est sortie du côté d'eux, comme une sorte de processus
21:27 de dédoublement en fait, comme deux cellules se divisent un peu.
21:30 Et ce n'est pas exactement la même chose en termes de hiérarchie.
21:35 Donc, il y a des récits qui sont peut-être coupables, fautifs,
21:39 et puis en fait, surtout, je dirais simplement,
21:43 il y a des dispositifs sociaux qui infériorisent les femmes dans les sociétés.
21:49 – Enfin, il y a une forme de quasi-universalité de ces dispositifs.
21:53 – Voilà, donc, ça, il faut en être conscient,
21:56 c'est-à-dire, indépendamment de ce que sont les personnes,
22:00 je dirais, il y a les systèmes de droit qui régissent les existences,
22:04 qui sont à la base d'un ensemble d'inégalités.
22:07 Et ça, je trouve que c'est très important,
22:09 parce que, autant que les individus, je vais dire,
22:12 soient tous différents les uns des autres,
22:14 et on va dire, inégalement aptes à assurer telle ou telle tâche,
22:20 ça, on est habitué, c'est le principe même de la politique, on va dire,
22:24 on est habitué à gérer la diversité des êtres humains.
22:27 Mais en revanche, ce qui n'est pas aussi clair,
22:30 c'est la façon dont nous désirons l'inégalité,
22:35 nous voulons asseoir l'inégalité dans des dispositifs juridiques, en fait.
22:41 Donc, ici, il y a une véritable responsabilité des êtres humains,
22:45 c'est-à-dire, nous ne sommes pas responsables de notre diversité,
22:49 nous sommes responsables de la manière dont nous traitons inégalement les personnes.
22:53 Et ici, autant, moi, je trouve que le travail de catégorisation
22:58 est essentiel à l'activité de pensée humaine,
23:01 autant je pense qu'il y a des catégories qui sont meilleures que d'autres,
23:04 des catégories qui sont plus justes ou plus injustes que d'autres.
23:09 - Et pourtant, on assiste aujourd'hui au grand retour de l'identité
23:12 comme catégorie politique, qui joue à plusieurs niveaux.
23:18 Comment on lutte contre cette idée d'identité ?
23:21 Tout votre travail, en tout cas, est une attaque contre l'idée d'identité.
23:25 Des polarités pour la pensée, oui, mais pas fixes,
23:29 des catégories de pensée, pourquoi pas,
23:31 en condition qu'elles ne soient pas réifiées en catégorie d'être ?
23:34 Comment on fait pour lutter contre l'identité ?
23:36 Comment on repose la question ? Comment on se débarrasse de cette question ?
23:40 - J'ai proposé quelque chose d'assez simple, d'assez bête,
23:45 trop bête pour être suivi, sans doute, mais voilà, simplement dire,
23:48 et si nous nous efforcions d'être humains de temps en temps, en fait,
23:53 et si nous nous efforcions de nous situer au-delà de nos identités
23:58 et de nous atteler à des tâches qui nous engagent en tant qu'être humain.
24:02 - Et pas en tant qu'homme, en tant que femme,
24:04 et pas en tant que, je sais pas, Auvergnat ou Chinois,
24:08 enfin, voilà, c'est ça, c'est l'idée d'être humain,
24:10 c'est ça que vous entendez pas.
24:11 - Oui, c'est ça, et je trouve qu'il y a des activités qui nous placent à ce niveau-là,
24:16 et l'activité des sciences, en théorie, c'est une de ces activités-là.
24:20 Face au calcul, on est tous "égaux", c'est-à-dire,
24:25 le résultat ne va pas varier en fonction de qui je suis.
24:30 Et ça, je trouve que c'est reposant.
24:32 Et encore une fois, je crois que c'est ce que réclamait un peu Beauvoir dans le IIe siècle,
24:35 c'est-à-dire le droit de participer à des activités
24:37 où on n'est pas jugé en fonction de ses déterminants sociaux, historiques, sexuels, etc.
24:43 Cette capacité que nous avons de nous élever à un niveau où,
24:48 j'allais dire d'indifférence, en fait,
24:50 on peut s'en remettre à un ordre qui n'est pas politique pour une fois.
24:55 Je crois qu'aujourd'hui, on a le sentiment d'une telle inflation du politique,
25:01 à juste titre, et j'ai indiqué que certaines questions étaient politiques
25:05 et ne pouvaient pas être traitées en dehors de ce politique.
25:09 Mais la science, elle nous apporte justement, en un sens, un territoire à investir
25:16 dans lequel nous pouvons être autre chose que nous-mêmes.
25:21 Et c'est très important, je crois, de s'oublier parfois.
25:25 C'est peut-être ça qui boucle sur l'idée, pourquoi la biologie en fait ?
25:29 Pourquoi la biologie ? Évidemment, la biologie a plein de défauts,
25:32 elle est traversée de biais, elle est dépendante des instruments qu'elle met en place,
25:37 elle pose des questions aussi qui parfois sont fautives,
25:41 comme la question raciale par exemple,
25:43 l'a été au XIXe siècle où on a voulu fonder dans des déterminants anatomiques
25:49 la différence des individus.
25:51 Donc la biologie, elle est fautive, elle peut être défaillante parfois,
25:55 mais malgré tout, elle a une aspiration scientifique.
25:58 Et ça, c'est magnifique.
26:00 C'est magnifique d'une part parce que ça nous situe sur ce territoire,
26:03 on va dire, au-delà du politique.
26:07 Ça nous met idéalement en prise avec des réalités.
26:13 Et puis c'est magnifique aussi parce que ça nous décentre
26:17 par rapport à notre statut d'humain.
26:19 Faire de la biologie, précisément, c'est pas faire uniquement de la médecine.
26:23 Faire de la biologie, c'est s'intéresser au fait que les êtres humains
26:27 sont pris dans l'ensemble de la biodiversité humaine,
26:33 face à cette diversité naturelle.
26:35 Nous ne sommes pas souverains.
26:38 Nous ne sommes pas en mesure de donner les noms qui nous plaient.
26:42 Il y a une histoire dont nous sommes tenus de tenir compte
26:46 quand nous nommons, quand nous classons, quand nous ordonnons.
26:49 Et c'est donc aussi une école de modestie pour les êtres humains.
26:53 Une école de modestie au sens où, d'une part,
26:55 les humains comprennent qu'ils ne sont pas seuls,
26:58 qu'ils font partie d'un écosystème beaucoup plus vaste,
27:01 mais aussi une école de modestie au sens où l'esprit souverain doit,
27:06 quand il étudie la nature, se soumettre à des réalités qui lui résistent.
27:13 Et ça, c'est passionnant.
27:15 Et je crois que c'est quelque chose qu'on apprend
27:18 quand on s'intéresse, justement, même pas à la biologie,
27:23 mais à l'histoire naturelle, c'est-à-dire à simplement
27:28 l'étude modeste de l'herborisation, de l'observation
27:32 de l'ensemble des vivants avec leur diversité de mode de vie,
27:37 leur diversité de formes, d'apparences, de devenir.
27:42 C'est fascinant.
27:44 – Merci beaucoup Thierry Hocquet.
27:46 – Bon, merci de votre entretien.
27:48 [Générique de fin]

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