"Ignorer l'exception, ce n'est pas comprendre l'Histoire" : Yann Bouvier présente son roman graphique

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Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Mardi 7 novembre 2023 : L’enseignant en histoire, Yann Bouvier. Le créateur de vidéos en format court sur l’histoire de France, "YannToutCourt", sur TikTok signe avec le dessinateur Eloi Chevallier, "Microcosmes - L'histoire de France à taille humaine" aux éditions First.
Transcript
00:00 - Bonjour Yann Bouvier. - Bonjour.
00:01 - Vous êtes enseignant, chercheur associé au Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine,
00:05 donc le CMMC, Laboratoire de Recherche de l'Université Côte d'Azur.
00:09 Vous êtes prof d'histoire et de géopolitique, passionné au point d'avoir créé sur TikTok
00:13 le programme court YannTouCourt, dans lequel vous revenez sur nos certitudes,
00:17 qui parfois, pour ne pas dire souvent, sont erronées.
00:19 Depuis peu, et avec la complicité du dessinateur Éloi Chevalier,
00:24 vous avez signé Microcosme, où l'histoire de France a taille humaine aux éditions First.
00:28 C'est un roman graphique construit autour de 12 portraits, 12 époques, 12 microcosmes, justement,
00:34 qui mêlent petite et grande histoire. Yann Bouvier, l'histoire est donc un récit,
00:38 et en même temps, l'étude critique du temps qui passe.
00:42 - Oui, effectivement, il y a une appétence des Françaises et des Français pour l'histoire qu'on connaît bien,
00:46 mais il y a deux manières aujourd'hui de l'aborder.
00:50 Des politiques, des personnalités, des présentateurs parfois, des pseudo-historiens,
00:54 qui vont l'utiliser comme un conte, finalement, en l'orniant du côté du roman national.
00:59 Et puis de l'autre côté, il y a l'histoire disciplinaire, qui est celle des historiens,
01:03 étude critique des sources, confrontation, présentation au public d'un déventail de faits
01:07 suffisamment large pour qu'ils puissent se faire un avis sur les phénomènes et les faits qui sont présentés.
01:13 Et donc l'idée n'est pas d'opposer ces deux approches,
01:15 mais de préciser que l'une ne doit pas prendre le pas sur l'autre.
01:19 Il faut aussi lire les historiens. Et Microcosme a beau être un roman graphique, comme vous l'avez dit,
01:23 une très épaisse bande dessinée, 215 planches.
01:26 C'est un livre d'historien relu par des historiens universitaires.
01:30 - Vous aviez beaucoup tenu à ça. Vous teniez beaucoup à ça.
01:33 C'est-à-dire qu'il fallait absolument que les historiens, que des historiens de renom,
01:37 en tout cas des historiens qui connaissaient vraiment leur sujet, puissent valider, finalement.
01:42 - Oui, mais c'est nécessaire. Alors je ne suis pas le seul.
01:44 Notamment sur Internet, je pense à des créateurs comme Nota Bene,
01:47 créent ces ponts nécessaires entre la recherche universitaire, l'histoire universitaire et la vulgarisation.
01:52 La vulgarisation digne de ce nom, c'est justement ce récit, ce médium,
01:56 qui permet de créer le pont entre la recherche, un propos nuancé, et le grand public.
02:02 Et c'est là où il faut parfois faire attention.
02:04 Il y a des ouvrages qui se présentent comme étant des livres de vulgarisation,
02:07 mais qui, n'étant pas animés par ce souci de la rigueur, par ce souci de la nuance,
02:12 ne sont en fait pas vraiment des ouvrages de vulgarisation.
02:15 - Au départ, vous avez eu une enfance très difficile, Yann. Vous avez été placé.
02:20 Et on a l'impression que l'histoire vous a apporté, finalement, cette chaleur humaine.
02:27 - Ça ne fait pas très longtemps, effectivement, que j'ai eu cette prise de conscience, oui.
02:30 Enfance difficile. Je ne vais pas rentrer dans les détails.
02:33 Placé à 5 ans, et puis ensuite, enfin, en foyer, puis en famille d'accueil.
02:38 Et mes premiers souvenirs de rapport à l'histoire remontent à cette époque.
02:42 Je me souviens que j'allais dans la petite bibliothèque de l'école primaire où j'étais,
02:45 et je prenais les encyclopédies Nathan, les bleus, les vertes, les rouges, là.
02:49 Et je ne lisais que les pages d'histoire.
02:50 Les bandes d'essays d'Hachette aussi, qui d'ailleurs ont très mal vieilli.
02:53 Les rouges. Et qui lorgnaient aussi du côté du roman national.
02:57 Les dessins animés, il était une fois l'homme. Les explorateurs, les découvreurs.
03:00 Et ce qui me fascinait, c'était cette possibilité, même mentalement,
03:03 de plonger dans un univers différent.
03:05 Et je crois que c'était effectivement une mise à distance de ce présent
03:07 qui m'était beaucoup trop douloureux.
03:10 J'en ai pris conscience récemment, et ça va même plus loin.
03:12 Il y a des éléments de généalogie qui sont assez incroyables
03:16 et que j'ai découvert à la fin de mes études.
03:18 Et je ne vais pas m'apesantir dessus, mais oui, l'histoire m'a sauvé d'une certaine manière.
03:22 - Vous parliez de la généalogie, justement, dans cet ouvrage.
03:25 De l'importance, justement, de vous occuper,
03:27 parce que c'est de ça qu'il s'agit, des petites gens.
03:31 Ces personnes, ces villageois, qui finalement nous raccrochent à l'histoire aussi.
03:34 Parce que vous êtes allé remettre ces villageois dans le contexte de l'histoire.
03:38 Et vous les avez incorporés à une frise.
03:40 Alors que d'habitude, on parle de têtes couronnées, on parle de gens très connus.
03:44 Et là, vous avez fait l'inverse.
03:45 - Effectivement, il y a deux grandes approches traditionnelles pour explorer l'histoire.
03:49 L'histoire par le haut, les grands personnages, les "héros", les souverains.
03:54 Et puis l'histoire des masses, très développée dans les années 50-60,
03:57 une histoire sérielle, statistique.
03:59 Et puis on va produire des livres sur les femmes, sur les ouvriers.
04:02 Et dans les années 70, des historiens italiens débarquent et disent
04:05 "Les femmes, ça ne veut pas dire grand-chose. Il y a des exceptions à l'intérieur."
04:09 Si on prend la loupe et qu'on zoom, et qu'on va observer des parcours individuels,
04:13 on va se rendre compte qu'au-delà de la norme, au-delà de la règle, il y a l'exception.
04:18 Et ignorer l'exception, ce n'est pas comprendre l'histoire.
04:20 Et c'est toute la démarche de ce livre.
04:21 Et j'insiste, la micro-histoire, "microcos", l'histoire de France à taille humaine,
04:25 c'est une question d'échelle.
04:26 Ça ne veut pas dire qu'on ne s'intéresse pas parfois, et c'est le cas dans le livre,
04:29 à des individus qui gravitent aussi dans des cercles autour des puissants.
04:33 Il y en a dans le livre. C'est une question d'échelle.
04:35 Et il y a aussi effectivement des individus du commun.
04:38 Et cette approche micro-historique, elle permet surtout de se souvenir
04:41 que les individus dans l'histoire, dans le passé, ne sont pas ballotés par les événements.
04:45 Ils gardent une marge d'autonomie, une marge de manœuvre, une marge de liberté.
04:49 Et donc c'est une approche qui n'a pas vocation à remplacer les autres,
04:52 mais à la compléter.
04:53 Et ça n'existait pas jusqu'alors en termes de vulgarisation au grand public.
04:57 Évidemment, on va parler de ce qui blesse actuellement.
05:00 On va revenir aussi en arrière.
05:02 Yann, c'est important.
05:03 Le 16 octobre 2020, Samuel Paty a été tué et décapité par un terroriste tchétchène
05:07 pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves lors d'un cours,
05:11 comme l'écrivait le journal Libération.
05:13 C'était la première fois que le terrorisme s'invitait à l'école républicaine,
05:16 sanctuaire du savoir, de l'enseignement laïc et de la liberté d'expression.
05:21 Le 13 octobre dernier, à Arras, Dominique Bernard,
05:24 professeur de lettres au collège Gambetta à Arras,
05:26 donc a également été tué par un terroriste.
05:28 Le terroriste, à la base, il cherchait un prof d'histoire.
05:31 Oui, alors il cherchait un professeur d'histoire, de géographie.
05:35 Il y a plusieurs interprétations.
05:37 Moi, je ne partage pas celle qui consiste à penser que c'est la discipline
05:40 qui était attaquée en elle-même.
05:41 Je crois que plus simplement, plus basiquement,
05:43 parce que c'est ce qu'on observe souvent dans le cadre du djihadisme,
05:46 il y avait en fait peut-être une volonté d'imitation.
05:49 Samuel Paty aurait été professeur de SES.
05:51 Il aurait certainement cherché un professeur de SES.
05:54 Et je crois que l'ensemble des disciplines scolaires pose problème
05:58 aux fondamentalistes religieux, qu'ils soient issus de l'islam
06:02 ou du christianisme ou de l'hindouisme.
06:04 On l'a vu encore récemment en Inde, dans les programmes de biologie en Inde,
06:08 on a interdit l'étude de la théorie de l'évolution.
06:12 Aux Etats-Unis, on a des créationnistes qui cherchent justement à imposer
06:17 le retour du récit créationniste dans les programmes scolaires
06:20 pour le présenter de manière équilibrée avec, derrière donc,
06:25 la question de l'évolution.
06:28 Et puis c'est vrai en mathématiques, et puis c'est vrai en physique.
06:31 En fait, dans toutes les disciplines scolaires, si on regarde bien,
06:34 on évacue l'hypothèse qu'il y ait une intervention extérieure.
06:39 Comme le disait Laurent Binet récemment dans une interview,
06:42 l'histoire, ça se passe entre nous.
06:45 Et il n'y a pas de force supérieure qui vient.
06:47 Et cette force supérieure, elle est aussi mise à l'écart
06:51 des explications, des phénomènes économiques, sociaux,
06:58 philosophiques moins, mais biologiques, physiques, etc.
07:01 Donc ça, c'est vrai pour toutes les disciplines.
07:03 Et je ne crois pas que les fondamentalistes religieux,
07:06 quels qu'ils soient, aient un tropisme sur l'histoire.
07:09 Je pense qu'en soi, ce qui leur pose problème, c'est
07:13 la transmission du savoir, de ce savoir qui, finalement,
07:16 vient relativiser, dirons-nous, le récit religieux.

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