La Grande Librairie - Spéciale Stephen King (2013)
La Grande Librairie - Spéciale Stephen King (2013)
Stephen King interviewé par François Busnel dans l'émission "La Grande Librairie", en novembre 2013, lors de la visite de l'auteur américain en France et Europe pour promouvoir "Docteur Sleep", la suite de son classique "Shining" !
Stephen King interviewé par François Busnel dans l'émission "La Grande Librairie", en novembre 2013, lors de la visite de l'auteur américain en France et Europe pour promouvoir "Docteur Sleep", la suite de son classique "Shining" !
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AmusantTranscription
00:00:00 [Générique]
00:00:21 Bonsoir à tous, bienvenue sur le plateau de La Grande Librairie.
00:00:23 Toujours en direct et en public, c'est l'un des plus grands romanciers contemporains
00:00:28 qui est l'invité unique de cette émission ce soir.
00:00:31 J'accueille en exclusivité l'un des écrivains vivants les plus lus de la planète.
00:00:36 Plus de 350 millions d'exemplaires en 40 ans de carrière littéraire.
00:00:41 Il publie aujourd'hui son 56e livre "Doctor Sleep".
00:00:46 C'est la suite de son roman culte "Shining".
00:00:49 Il est l'auteur d'une oeuvre fantastique qui, roman après nouvelle,
00:00:53 ouvre les portes de votre esprit sur les fonds les plus obscurs.
00:00:58 Là où se trouvent tapis vos angoisses, vos peurs, mais rassurez-vous aussi vos forces.
00:01:06 S'il vous plaît, surtout, ne croyez pas qu'il s'agit d'un écrivain de genre,
00:01:10 quel que soit le genre, l'horreur, l'angoisse ou je ne sais quoi d'autre.
00:01:14 Oui, si vous voulez qu'on vous fiche la frousse, il est votre homme.
00:01:17 Oui, si vous voulez que l'on vous fasse pleurer ou sourire, il est encore votre homme.
00:01:22 Mais c'est aussi un écrivain réaliste, un écrivain qui décrit comme personne
00:01:27 le quotidien des gens ordinaires, qui excelle à dévoiler ce qu'il y a d'inquiétant
00:01:32 dans la banalité de tous les jours.
00:01:34 Je vous propose donc ce soir de basculer dans un monde où, vous allez le voir, tout est possible.
00:01:40 Si vous croyez que vous avez réussi à surmonter vos peurs d'enfance,
00:01:44 si vous croyez que ces peurs ont disparu ou qu'elles se sont définitivement envolées,
00:01:50 vous vous trompez. Et ce n'est pas un psy qui vous le dit, c'est un romancier.
00:01:53 Si je vous dis moi, Carrie, Salem, Le Fléau, ça, Cimetière, Dôme, La Tour Sombre, Shining
00:01:59 et désormais Dr Sleep, veuillez, je vous prie, accueillir comme il se doit
00:02:03 l'auteur de ces livres, M. Stephen King.
00:02:06 [Applaudissements]
00:02:25 C'est étonnant, merci beaucoup.
00:02:27 Merci à vous, surtout, d'avoir accepté d'être ici ce soir, en direct, en public, en France,
00:02:32 pour la première fois. Nous allons parler...
00:02:36 Je suis très heureux d'être là, merci beaucoup.
00:02:40 Et maintenant, on va terminer avec ça.
00:02:42 On va parler des choses sérieuses, c'est-à-dire de littérature, d'écriture, de style, surtout.
00:02:48 Et puis, de ces histoires que vous inventez depuis, maintenant, une quarantaine d'années.
00:02:53 Dr Sleep vient de paraître aux éditions Albain Michel.
00:02:57 Je le disais tout à l'heure, c'est la suite de ce roman devenu culte, Shining,
00:03:02 que vous aviez publié à la fin des années 70.
00:03:05 C'est une suite que l'on peut lire, évidemment, tout à fait indépendamment.
00:03:08 On va en parler très longuement.
00:03:11 Roman ponctué aussi bien de citations de Shakespeare
00:03:14 que de réflexions et maximes venant des alcooliques anonymes.
00:03:19 Je voudrais qu'on commence simplement par curiosité, par comprendre pourquoi vous êtes ici, Stephen King.
00:03:27 C'est vrai que vous êtes très rare dans les médias.
00:03:28 Vous vivez aux États-Unis, entre le Maine et la Floride, je crois.
00:03:33 Depuis combien de temps n'étiez-vous pas venu en Europe à la rencontre de vos fans ?
00:03:40 - Eh bien, on m'a demandé de très nombreuses fois si je voulais venir.
00:03:46 Eh bien, c'est loin, en fait. Et très franchement, ça m'embarrasse, moi, un petit peu,
00:03:51 de venir dans un pays civilisé comme la France, où je ne parle pas la langue.
00:03:56 Il y a tellement de gens qui parlent l'anglais ici, et ils connaissent beaucoup d'expressions canadiennes, par exemple.
00:04:01 Eh bien, c'est un peu arrogant de venir dans un autre pays et dire
00:04:05 « Ben voilà, il faut que je parle ma propre langue parce que je ne parle pas la vôtre. »
00:04:09 Et ma seule excuse, c'est que j'étais tellement occupé à apprendre, à écrire des livres dans ma langue,
00:04:16 que je n'ai pas eu l'occasion d'en apprendre une autre.
00:04:19 Mais les éditeurs m'ont demandé à plusieurs reprises de venir.
00:04:23 Et à la fin, je me suis dit « Eh bien, si les gens de rock'n'roll peuvent venir en France, être célèbres,
00:04:32 peut-être qu'un écrivain peut venir ici et avoir un bel accueil. »
00:04:35 Ben, j'ai eu un bel accueil, donc c'est merveilleux d'être ici.
00:04:38 - Et l'accueil va continuer. Pour quelles raisons êtes-vous si rare dans les médias ?
00:04:41 Alors, évidemment, 56 livres en 40 ans, on se dit que vous avez du temps devant vous pour écrire.
00:04:48 Mais pourquoi êtes-vous si discret, si rare, au point qu'il y a des légendes
00:04:52 qui vont finir par courir sur votre vie ?
00:04:55 - Je ne veux pas être célèbre, vraiment, parce que ça me rend très mal à l'aise.
00:05:01 Je ne veux pas qu'on me reconnaisse et qu'on pense à moi comme de quelqu'un de célèbre.
00:05:06 Non, non. Moi, je ne suis pas Justin Bieber, je ne suis pas Britney Spears.
00:05:10 Donc, ce que je veux faire, c'est écrire des livres.
00:05:14 J'ai peu de temps, comme de tous. J'ai 66 ans.
00:05:18 Et si j'ai beaucoup de chance, peut-être que j'aurai encore 10 années productives ou 12.
00:05:23 Et Dieu va tourner le bouton un jour, un clic-clac.
00:05:28 Et avec le temps qu'il reste, j'aime bien travailler. J'aime ça.
00:05:34 Je devais être en public, bon, beaucoup de gens qui me regardent, la télé, tout ça, ça me terrifie.
00:05:40 Les gens me demandent "Qu'est-ce qui vous fait peur ?"
00:05:43 Eh bien, voilà, les caméras de télé, ça me fait peur. Le public aussi, ça me fait peur.
00:05:47 Moi, je suis beaucoup plus heureux quand je suis avec ma femme, mes enfants.
00:05:51 Tout ça est très étrange pour moi.
00:05:54 56 livres publiés, Stephen King. Encore plus d'histoires inventées,
00:05:58 parce qu'à l'intérieur de ces livres, il y a des recueils de nouvelles,
00:06:01 par exemple "Le Brume", qui est peut-être un des sommets, à mon avis,
00:06:04 mais aussi "Les Minuit", "Minuit 2", "Minuit 4".
00:06:08 Autant d'histoires inventées. Question simple, pourquoi écrivez-vous ?
00:06:13 Eh bien, au début, j'ai écrit parce que j'aimais ça,
00:06:19 et personne ne voulait publier ce que j'écrivais.
00:06:22 J'avais des lettres de refus après lettres de refus pendant mon adolescence et puis mes années 20.
00:06:28 Et quand j'ai commencé à vendre des nouvelles, j'avais une femme et des enfants,
00:06:32 et en fait, je travaillais dans une blanchisserie industrielle,
00:06:36 je lavais des draps dans des motels et des trucs comme ça,
00:06:40 et on était très pauvres, on n'avait pas de téléphone,
00:06:43 notre voiture ne fonctionnait pas très bien,
00:06:45 et de temps en temps, je vendais des magazines de filles, des vêtus, pas Playboy,
00:06:56 mais il y avait un petit peu d'argent qui rentrait,
00:06:58 et puis on pouvait acheter des médicaments pour le bébé, ou payer le loyer, ce genre de trucs.
00:07:02 Donc au début, j'ai écrit par amour de l'écriture,
00:07:06 puis après j'ai écrit pour l'argent et l'écriture,
00:07:10 et puis maintenant, voilà, j'ai écrit à nouveau maintenant par amour de l'écriture.
00:07:14 J'aime ce que je fais.
00:07:17 Les gens ont cette idée qu'il faut que je me lève le matin,
00:07:22 je dois écrire toute la journée et je souffre, c'est torturant.
00:07:25 Mais non, ce n'est pas vrai.
00:07:27 Je me promène, je me lève à 7h30, 8h, et je travaille jusqu'à midi.
00:07:34 Et c'est tout pour le temps passé devant l'ordinateur.
00:07:40 Je crois que les écrivains travaillent la plus grande partie de leur temps.
00:07:44 Vous voyez, il y a comme un requin qui est là, planqué, qui attend la nourriture fraîche.
00:07:50 Alors on va en parler précisément de vos techniques d'écriture,
00:07:54 des procédés également que vous avez inventés en littérature,
00:07:58 ce fameux usage qui distord complètement le réel avec les italiques,
00:08:04 avec les sauts de lignes, les paragraphes, ce qui crée la peur aussi.
00:08:07 Comment est-ce qu'on fait pour accélérer le pouls du lecteur ?
00:08:10 Il n'y a que vous qui avez les bonnes réponses.
00:08:12 Mais juste avant cela, je voudrais qu'on revienne un tout petit peu sur votre parcours biographique.
00:08:17 Vous avez esquissé les tous débuts.
00:08:19 On va faire le lien avec aujourd'hui, en images, si vous le voulez bien,
00:08:22 retour sur l'itinéraire assez incroyable de Stephen King, "Portrait signé Caroline Alassie".
00:08:28 Regardez.
00:08:29 C'est un événement comme le monde littéraire en vit peu.
00:08:33 Ces 3000 personnes rassemblées hier dans le 13e arrondissement de Paris
00:08:37 n'attendaient pas une star du rock ou du cinéma, mais bien un écrivain.
00:08:41 Pour la première fois de sa carrière, Stephen King étant tourné en France
00:08:46 pour présenter son tout dernier livre, "Doctor Sleep".
00:08:49 Mardi après-midi, on pouvait croiser lors d'une conférence de presse
00:08:52 des journalistes italiens, espagnols et même russes.
00:08:56 Il est tellement populaire en Russie et dans le monde entier.
00:09:00 Un emballement médiatique à la hauteur du phénomène.
00:09:03 Stephen King est depuis plus de 40 ans une superstar de l'édition.
00:09:06 Un cas unique qui a vendu plus de 300 millions de livres dans le monde entier.
00:09:10 Mais aussi un grand écrivain.
00:09:12 Cette success story doit beaucoup à une imagination débordante,
00:09:16 mais aussi à un parcours résolument tourné vers l'écriture,
00:09:19 et ce, dès son plus jeune âge.
00:09:21 Né en 1947, Stephen King n'a pratiquement pas connu son père.
00:09:26 Il est élevé par sa mère qui déménage beaucoup.
00:09:29 Enfant, il dévore quantité de livres et de bandes dessinées.
00:09:33 Il écrit sa première histoire à 6 ans et reçoit 25 cents de la main de sa mère
00:09:38 en signe d'encouragement.
00:09:40 Il a 13 ans lorsque l'une de ses histoires est publiée pour la première fois
00:09:44 dans un fanzine d'horreur.
00:09:46 Après l'université, Stephen King traverse avec sa femme Tabitha des années de 17.
00:09:52 En 1973, il est enseignant, père de famille et vit dans une caravane
00:09:57 lorsqu'il écrit les premières pages de Carrie.
00:10:00 Peu convaincu, il jette ses brouillons à la poubelle.
00:10:03 Sa femme les récupère et le convainc de poursuivre.
00:10:06 Carrie devient le premier roman publié de Stephen King.
00:10:09 La réception est telle qu'il peut arrêter de travailler
00:10:12 et se consacrer à l'écriture.
00:10:14 À Carrie succéderont Salem, puis Shining.
00:10:17 En trois romans, Stephen King s'impose comme un écrivain du fantastique.
00:10:21 Dans ses livres, l'angoisse n'est jamais très éloignée du quotidien
00:10:25 et de la banalité de nos vies courantes.
00:10:27 Dès lors, chacun de ses romans est un best-seller.
00:10:30 Il écrit à un rythme effréné, publiant au moins un roman par an
00:10:34 et signant même sous un pseudonyme Richard Bachman.
00:10:37 Dans ses livres, l'écrivain met en scène nos peurs les plus profondes,
00:10:41 les plus communes, comme la mort d'un enfant, par exemple dans Cimetière,
00:10:44 mais aussi nos angoisses apocalyptiques.
00:10:47 Dans Le Fléau, il imagine une pandémie de grippe dévastatrice.
00:10:51 Ça, qu'il publie en 1986 et qui est l'un de ses plus grands succès,
00:10:55 met en scène une créature prenant l'apparence de ce qui effraie le plus ses victimes.
00:10:59 Dans les livres de Stephen King, on croise souvent des écrivains.
00:11:03 Dans Misery, Shining, Salem ou La part des ténèbres.
00:11:07 Il est aussi l'auteur d'une fresque mêlant western et fantasy,
00:11:10 La tour sombre, et a publié quantité de nouvelles
00:11:13 qui font la joie des scénaristes de cinéma.
00:11:16 En 1999, un drame bouleverse la vie de Stephen King.
00:11:21 Il est renversé par une camionnette et gravement blessé.
00:11:24 L'accident, c'est une fracture, évidemment, indépendamment des fractures physiques,
00:11:29 c'est une fracture morale qui fait que King se remet en cause.
00:11:32 Et je pense que c'est salutaire, parce qu'il avait dit qu'il arrêtait à plusieurs reprises,
00:11:36 il ne l'avait jamais fait, il ne peut pas arrêter d'écrire.
00:11:38 Et je trouve que depuis cet accident, il s'est remis en cause,
00:11:41 et que ses livres sont bien meilleurs.
00:11:43 Il y a deux ans, il marque les esprits en explorant l'Amérique des années 50 et 60.
00:11:49 Dans 2211-63, un enseignant voyage dans le passé pour tenter d'empêcher l'assassinat de Kennedy.
00:11:56 Longtemps dédaigné par les critiques, Stephen King reçoit en 2003
00:11:59 le National Book Award pour l'ensemble de son œuvre,
00:12:02 prix qui le consacre comme un écrivain majeur.
00:12:05 Aujourd'hui, il vit toujours dans le Maine, là où il a grandi,
00:12:09 et là où se déroulent la plupart de ses histoires.
00:12:12 Il joue du rock dans un groupe avec des écrivains,
00:12:15 il fait tout un tas de choses, il se passionne pour le sport.
00:12:19 C'est un type, c'est un Américain lambda.
00:12:21 Il vit normalement à ceci près qu'il écrit des choses atroces,
00:12:24 mais sinon, c'est un homme normal.
00:12:26 C'est vrai ça, Stephen King, vous êtes un homme normal ?
00:12:32 Oui, je suis un homme normal, je suis normal.
00:12:35 Mais bien sûr, je dirais ça de toute manière.
00:12:38 Et si vous disiez quelque chose de différent, je devrais vous tuer.
00:12:43 Non, je rigole, là, je rigole.
00:12:46 Je ne vous crois pas.
00:12:48 Pour quelle raison, Stephen King ?
00:12:52 Non, je suis quelqu'un de normal, vraiment.
00:12:54 J'écris ces histoires, et on m'a demandé à plusieurs reprises,
00:12:58 pourquoi vous écrivez des histoires d'horreur, du surnaturel ?
00:13:01 Et ma réponse est, pourquoi vous pensez que j'ai le choix ?
00:13:04 J'ai toujours été attiré par ces histoires,
00:13:07 mais je les ai vues aussi comme une manière de parler de la vie normale.
00:13:13 Parce que dans chaque vie normale ordinaire,
00:13:17 il y a des moments de grande tragédie, de grand stress,
00:13:20 et il y a de nombreuses reprises,
00:13:22 nous ne comprenons pas pourquoi ces choses se produisent.
00:13:25 Et en écrivant sur le surnaturel, sur l'horreur,
00:13:28 sur les choses bizarres dans la vie normale,
00:13:31 je peux mettre l'accent sur la vie normale.
00:13:34 Et une des choses au sujet de mes livres,
00:13:36 c'est que dans beaucoup d'entre eux, comme "Cemeterie",
00:13:40 c'est un bon exemple,
00:13:42 il n'y a pas de mauvais, vraiment.
00:13:45 Il y a des événements qui mettent ces gens-là sous stress, sous pression.
00:13:49 Je pense que la littérature, c'est de la fiction sur le monde.
00:13:53 La littérature, c'est de la fiction sur des gens extraordinaires
00:13:56 dans des circonstances ordinaires.
00:13:58 Et ce que j'écris, moi, c'est des gens ordinaires
00:14:01 dans des circonstances extraordinaires.
00:14:04 Parce que dans chaque vie, tôt ou tard, on est mis sous pression.
00:14:07 Et dans chaque vie, on doit faire face à l'inexplicable.
00:14:11 On doit faire face au cancer, par exemple.
00:14:15 Un quelqu'un qu'on aime, un enfant qui tombe malade du cancer,
00:14:18 et on se dit "Mais pourquoi une chose comme ça arrive ?"
00:14:21 Et on répond "Ce n'est pas tes oignons".
00:14:24 Et en fait, ce sont les choses qui m'intéressent.
00:14:27 C'est ce qui m'attire à ce genre de choses que j'écris.
00:14:30 - Si on veut aller plus loin dans ce que vous racontez,
00:14:33 il y a un livre qui s'appelle "Écriture",
00:14:35 paru lui aussi chez Albain Michel, et qui est fantastique
00:14:38 parce qu'il raconte précisément la manière dont vous écrivez.
00:14:41 Je voudrais revenir sur ce point.
00:14:43 À un moment, vous dites dans "Écriture", en parlant des créatures,
00:14:46 les loups-garous, les vampires, les médiums, les voyants,
00:14:51 tout ça, ce n'est pas très réaliste, mais c'est vraisemblable.
00:14:55 Et vous dites "L'écrivain, c'est celui qui peut-être sait faire la différence
00:15:00 dans votre tête entre le vraisemblable et le réel".
00:15:04 Quel est le travail que vous accomplissez et que vous devez accomplir
00:15:08 pour que quelque chose auquel on ne croit pas,
00:15:10 personne ne croit aux vampires, personne ne croit aux loups-garous,
00:15:13 et en vous lisant, on y croit. Pourquoi est-ce que ça devient vraisemblable ?
00:15:17 Je crois que la chose la plus importante, c'est de débuter par des choses
00:15:22 que nous comprenons tous, avec la vie d'ordinaire.
00:15:25 Et moi, ce que je connais, c'est la vie à la campagne,
00:15:28 parce que je vis dans une petite ville, c'est là que j'ai grandi,
00:15:31 et je comprends les gens qui vivent là-bas.
00:15:34 Mon boulot, en tant qu'écrivain, et Émile Zola dirait la même chose,
00:15:38 et Frank Norris, Thomas Hardy, Theodor Dreiser dirait la même chose.
00:15:44 La chose la plus importante, c'est de raconter la vérité
00:15:47 sur la façon dont les gens se comportent,
00:15:50 et la façon dont les gens réagissent à des circonstances qui se produisent.
00:15:54 Ça peut être, par exemple, avoir un enfant qu'on n'a pas voulu,
00:16:01 et de découvrir que, par exemple, une petite fille est enceinte,
00:16:06 ou ça peut être une morceau d'aide, ça peut être un meurtre,
00:16:09 comme dans "The American Tragedy" de Dreiser.
00:16:12 La chose importante, c'est de raconter la vérité.
00:16:15 C'est ce que Frank Norris, qui a écrit "La pieuvre",
00:16:19 il dit "J'aime bien ces écrivains naturalistes, racontez la vérité."
00:16:23 Il dit "Mais qu'est-ce que ça peut me faire, ce que les critiques disent de moi ?
00:16:27 Moi, je n'ai jamais triché, j'ai dit la vérité."
00:16:31 Donc je veux dire la vérité sur les petits gens,
00:16:34 et puis je veux introduire cet autre élément.
00:16:37 Ça peut être un loup-garou, ça peut être un vampire,
00:16:42 ça peut être un clown qui vit dans les égouts et qui attrape les enfants,
00:16:46 ça peut être un retour dans le temps pour tenter de sauver John Kennedy.
00:16:51 Mais si je peux vous faire croire aux gens,
00:16:54 si je peux vous faire aimer ces gens-là, le reste est facile.
00:16:59 Non, la partie difficile, c'est de raconter la vérité, la réalité.
00:17:03 Au sujet de la vie, comme c'est dans le véritable monde.
00:17:06 Et ensuite, les monstres, ça c'est la partie drôle.
00:17:10 – Il y a évidemment beaucoup de monstres que vous avez créés,
00:17:15 et vous avez réussi un tour de force avec "Doctor Sleep"
00:17:18 qui sort chez Albin Michel, votre nouveau roman, traduit de l'anglais.
00:17:22 Je le signale par Nadine Gassi.
00:17:24 Non mais tour de force parce qu'au début on se dit "C'est pas possible, il ne va pas le faire.
00:17:27 Stephen King ne va quand même pas nous mettre dans le même livre
00:17:30 des fantômes, des morts-vivants, des zombies, le don, des vampires.
00:17:37 Eh bien si, il le fait.
00:17:39 Sauf que, évidemment, tout ça est au service des personnages qui existent.
00:17:43 C'est passionnant de bout en bout.
00:17:45 C'est surtout le retour de quelqu'un que nous connaissons bien, Danny.
00:17:49 Le petit Danny, Danny Torrance.
00:17:52 Pour quelle raison, Stephen King, avez-vous choisi Danny Torrance
00:17:56 parmi tous les personnages de fiction que vous avez inventés depuis 40 ans ?
00:18:00 Pourquoi lui plutôt qu'un autre ?
00:18:03 Parce que son histoire n'était pas terminée.
00:18:07 C'est aussi simple que ça.
00:18:09 La plus grande partie de mes personnages,
00:18:12 quand je termine le récit,
00:18:15 je passe à autre chose et je ne regarde pas en arrière
00:18:18 parce qu'il me semble que leur histoire est terminée.
00:18:20 Je peux les laisser là où ils sont,
00:18:23 et ils sont tranquilles, ils ne me dérangent plus.
00:18:26 Je ne pense pas à des suites.
00:18:28 Ils sont rarement tranquilles, si vous me permettez.
00:18:30 C'est assez rare qu'ils soient très tranquilles, vos personnages, à la fin du livre.
00:18:34 Non, mais l'histoire, c'est que...
00:18:37 Quelqu'un de célèbre a dit un jour...
00:18:40 Quelqu'un a demandé à Mark Twain,
00:18:42 "Comment est-ce que vous savez qu'un livre est fini ?"
00:18:44 Il a dit, "Ben, quand je ne sais pas ce qui se produit après, j'écris 'C'est fini, la fin'."
00:18:49 Et voilà, j'ai écrit 'Fin' à Shining,
00:18:52 et depuis, je me dis, mais qu'est-ce qui est arrivé à ce petit garçon ?
00:18:55 Parce qu'il a grandi dans une famille qui ne fonctionnait pas très bien,
00:18:59 son père était un alcoolo,
00:19:02 et quelqu'un de dangereux, un homme dangereux,
00:19:05 qui était toujours sur le point de perdre son contrôle.
00:19:09 Il casse le bras de Danny.
00:19:12 Je suis sûr que les Français ont un terme pour ça.
00:19:15 Les Français ont un nom pour tout, d'ailleurs.
00:19:17 En Amérique, on appelle ça...
00:19:19 Danny vient d'une famille dysfonctionnelle.
00:19:22 Il est codépendant.
00:19:24 C'est quelqu'un qui a été soumis à des traumatismes par des gens qu'il aime.
00:19:29 Et quelque chose qui m'intéressait, c'était de trouver...
00:19:33 de retrouver Danny.
00:19:35 Et est-ce qu'il avait grandi pour devenir comme son père ?
00:19:38 Parce que tellement de gens vont dire,
00:19:40 "Ah, moi, j'ai grandi dans une famille où j'étais battu,
00:19:43 "où on niait ma personnalité, où on m'humiliait,
00:19:46 "où mon père était ivrogne, ma mère prenait des drogues."
00:19:49 Ils vont dire, "Moi, je ne ferai jamais ça."
00:19:52 Et puis voilà, à 21, 22 ans,
00:19:55 ils se retrouvent en train de répéter le mal à nouveau.
00:19:59 Voilà, c'est comme ça que la violence se reproduit.
00:20:04 La personne qui a été violentée fait de la violence aux autres,
00:20:07 fait violence aux autres.
00:20:09 Et moi, j'étais curieux de savoir ce qui était devenu.
00:20:11 Beaucoup de lecteurs, quand je signais des bouquins,
00:20:14 me disaient, "Mais qu'est-ce qui t'est arrivé à Danny Torrance ?"
00:20:16 C'est pas simplement moi, c'était l'esprit des lecteurs aussi.
00:20:20 Et je me suis dit, je vais essayer de voir ce qui s'est passé avec lui.
00:20:23 - Voilà, fin de la première partie.
00:20:25 Après une vie de vagabondage que vous venez de raconter,
00:20:28 Danny Torrance finit par poser ses bagages.
00:20:30 Il a une quarantaine d'années, maintenant.
00:20:32 Il choisit une petite ville de la Nouvelle-Angleterre,
00:20:35 dans le New Hampshire,
00:20:37 et il devient aide-soignant dans un hospice.
00:20:39 Il a une façon très particulière, je n'en dirai pas davantage,
00:20:42 d'aider les gens à mourir.
00:20:45 Sauf que, à 40 ans, il n'est plus l'élève.
00:20:48 Ah, il devient le maître.
00:20:50 Et il a une élève qui va se faire connaître de lui.
00:20:53 Elle a 13 ans, elle s'appelle Abra,
00:20:56 comme Abra Kadabra.
00:20:59 Elle possède, elle aussi, le don.
00:21:02 Ce fameux don de voyance, de télépathie.
00:21:06 Quand vous avez débuté cette suite, Dr Slip,
00:21:09 saviez-vous où vous alliez exactement ?
00:21:12 J'avais une bonne idée d'où j'allais y aller,
00:21:15 mais je ne savais pas comment y arriver.
00:21:17 Et ça fait partie du plaisir.
00:21:19 J'aime bien suivre l'histoire,
00:21:21 et voir où elle m'emmène.
00:21:23 J'essaie toujours de me souvenir que
00:21:26 le récit est défini par les personnages.
00:21:29 Et une fois que les personnages sont là,
00:21:32 eh bien, il faut laisser jouer leur propre vie,
00:21:35 jouer leur rôle.
00:21:37 Je suis un observateur, je ne suis pas un créateur.
00:21:40 Je veux voir où vont les personnages.
00:21:43 Mais puisqu'ils viennent de mon propre esprit,
00:21:46 j'ai toujours été fasciné par cette idée que la vie
00:21:49 est cyclique.
00:21:51 Tout va en cercle pour revenir d'où on est venu.
00:21:54 J'ai pensé, quand j'ai commencé dans "The Shining",
00:21:58 que Danny devait avoir un tuteur, un mentor,
00:22:02 quelqu'un qui connaîtrait son talent,
00:22:05 qui pourrait lui montrer, lui enseigner
00:22:08 comment utiliser ce don.
00:22:10 Et une des choses, quand j'ai commencé "Doctor Sleep",
00:22:13 c'était de dire...
00:22:15 Il était une fois, Danny Torrance était l'élève.
00:22:18 Maintenant, Danny doit devenir le maître.
00:22:21 Parce que tout va en cercle.
00:22:23 Et donc, lui devait pénétrer dans ce cercle
00:22:26 de Halloween.
00:22:28 Et certaines personnes qui ont lu le livre ont dit
00:22:31 "Oh, je suis déçu qu'on n'a pas vu Danny
00:22:34 "jeter le télépersonnage, le chef."
00:22:36 Mais il ne peut pas apparaître,
00:22:38 parce que Danny doit prendre sa place.
00:22:41 Donc, l'autre chose que l'écrivain doit pouvoir faire...
00:22:49 La raison pour laquelle le public aime ce roman,
00:22:53 aime ce roman,
00:22:55 c'est qu'il faut imposer un petit peu d'ordre dans le monde.
00:22:58 Donc, les romans de Charles Dickens...
00:23:01 Londres, c'était une grande ville à l'époque.
00:23:04 Mais dans les romans de Charles Dickens,
00:23:06 tout le monde se rencontre à nouveau et à nouveau.
00:23:09 Donc, Dickens prend Londres
00:23:11 et le fait ressemblait à un petit village,
00:23:14 comme une famille.
00:23:15 Les gens y réagissent,
00:23:17 parce que ça fait appel à leur sens de l'ordre.
00:23:20 Et dans un livre comme "Doctor Sleep",
00:23:23 c'est bien de voir Danny qui répète un modèle
00:23:27 d'un livre précédent.
00:23:29 Et moi, c'était beaucoup de joie, beaucoup de plaisir.
00:23:32 - Alors, le modèle qu'il va répéter, évidemment,
00:23:34 c'est l'alcoolisme.
00:23:35 Il faut revenir au livre "Shining".
00:23:37 Oubliez un tout petit peu le film de Stanley Kubrick
00:23:39 et revenez au livre écrit par Stephen King
00:23:41 où Jack Torrance, le père, est un écrivain raté
00:23:45 qui n'est pas du tout fou,
00:23:46 qui est simplement alcoolique
00:23:48 et qui va tomber petit à petit dans cette solitude
00:23:51 et dans cet alcool.
00:23:52 Pour quelle raison, là encore,
00:23:54 l'alcool est-il si présent
00:23:56 et notamment les dérèglements infimes
00:23:58 qui, jour après jour, font basculer une vie normale
00:24:01 dans du paranormal ?
00:24:03 Pourquoi est-ce que ça vous fascine tant ?
00:24:05 Pourquoi ce sujet ?
00:24:07 - Bien, l'alcool...
00:24:10 Vous savez, un des dictons de l'écriture,
00:24:14 c'est "écris ce sur quoi tu sais de quoi tu parles".
00:24:18 Moi, j'ai bu pendant 35 ans.
00:24:20 Et quand j'écris "Shining", je buvais beaucoup.
00:24:23 Et j'avais une vision intérieure
00:24:26 du personnage de Jack Torrance.
00:24:28 Je ne dirais pas "unique",
00:24:30 mais bon, quelque chose de très valable à avoir.
00:24:33 Et je le voyais comme quelqu'un de bien
00:24:36 quand j'écris le livre.
00:24:38 Je le voyais comme quelqu'un de bien, de bon,
00:24:40 qui était placé dans une situation
00:24:42 où il était tordu et retordu
00:24:45 jusqu'à finalement ce qui craque.
00:24:47 Donc, nous savons par expérience
00:24:51 que les enfants d'alcooliques deviennent alcooliques eux-mêmes.
00:24:54 Ils diront "Ah, je ne vais jamais boire comme mon père
00:24:58 parce que lui, c'était quelqu'un d'aussi horrible
00:25:01 quand il était saoul.
00:25:03 Moi, je ne boirai jamais comme ma mère".
00:25:05 Et puis voilà, ils se retrouvent avec un verre à la main
00:25:08 parce que c'est une maladie héréditaire.
00:25:12 Et puis, ça fait appel à mon sens de cyclicité.
00:25:18 - Mais pour un écrivain, ça change aussi énormément de choses.
00:25:21 Vous venez de nous dire, en gros,
00:25:22 que vous avez écrit "Shining" sous l'emprise de l'alcool.
00:25:24 Aujourd'hui, c'est terminé.
00:25:26 Qu'est-ce qui est le plus difficile ?
00:25:28 Écrire un roman qui devient culte quand on boit
00:25:31 ou écrire, 35 ans plus tard, quand on est réable, comme on dit,
00:25:34 une suite qui va le devenir culte ?
00:25:37 - Je vais vous dire.
00:25:43 Il me semble que...
00:25:45 En fait, ma mémoire, c'est que
00:25:48 c'était facile d'écrire quand j'étais saoul.
00:25:52 Mais le meilleur truc que j'écrivais à l'époque,
00:25:55 c'est quand j'étais pas saoul.
00:25:57 Et c'est quelque chose qui se répète avec...
00:26:01 avec le protocole Ernest Hemingway, Scott Fitzgerald.
00:26:06 Ça, c'était des gens dont les vies ont été dévastées par l'alcool,
00:26:12 mais pas leur travail, pas leur oeuvre,
00:26:15 parce qu'ils ont écrit quand ils n'étaient pas saouls.
00:26:18 Je peux penser à un roman
00:26:21 écrit par un alcoolique actif
00:26:24 qui a écrit son roman alors qu'il buvait.
00:26:26 C'était quand même un grand livre.
00:26:28 C'est "Sous le volcan", de Malcolm Lowry.
00:26:30 C'est un livre merveilleux, mais il n'en a jamais écrit un autre.
00:26:33 Je ne pense pas qu'il y ait une véritable différence
00:26:36 en termes de travail
00:26:38 entre être un buveur quotidien ou être abstain.
00:26:43 Mais je peux dire que quelqu'un qui est abstain,
00:26:46 eh bien, mon endurance est beaucoup plus forte.
00:26:50 Ma capacité d'écrire est beaucoup plus claire maintenant que lorsque je buvais.
00:26:54 Ce qu'on perd, je pense, c'est un petit peu de passion,
00:26:57 un petit peu de chaleur de feu.
00:26:59 Ça ne tient pas tellement à l'alcool, ça tient au fait que j'étais jeune.
00:27:02 La différence, c'est...
00:27:04 C'est pas la différence entre être saoul et être abstain quand on écrit,
00:27:08 mais c'est être jeune et plein de passion
00:27:10 et être un écrivain plus âgé où, bon, voilà,
00:27:13 il faut travailler un peu plus son art.
00:27:16 Par exemple, je ne peux pas vous dire combien de fois j'ai eu des idées.
00:27:21 "Ah, ça, ça serait une bonne histoire. Ça, ça ferait un bon roman."
00:27:24 Et puis je me dirais, "Ouais, d'accord, mais t'as déjà écrit ça, Steve.
00:27:28 T'as déjà écrit ça en années 90."
00:27:31 - Vous avez tout écrit.
00:27:33 On va abandonner le bar pour un petit moment, si vous voulez bien,
00:27:36 Stephen King, et faire un détour par un autre endroit.
00:27:39 Très important pour les écrivains, les librairies.
00:27:42 Est-ce qu'il vous arrive de flâner dans les librairies
00:27:45 quand vous êtes chez vous, dans le Maine ?
00:27:47 - Oui, certainement, oui. Je vais dans les librairies, oui.
00:27:51 - Eh bien, nous aussi. La Grande Librairie accueille les écrivains,
00:27:54 va parfois à la rencontre des écrivains, mais surtout va dans les librairies.
00:27:57 Cette semaine, c'est Aurélien Rouvier qui est rendu à Vincennes.
00:28:00 À Vincennes, Stephen King, tout près du château où Voltaire et le Marquis de Sade
00:28:05 ont été retenus prisonniers, il y a une librairie
00:28:08 qui s'appelle "Mille Pages".
00:28:10 Et celui qui l'anime, Pascal Thiau, lui, sait pratiquement tout de vous,
00:28:15 mais aussi de vos influences.
00:28:17 Et regardez, il dresse un pont assez saisissant
00:28:19 entre un certain Edgar Allan Poe et Stephen King.
00:28:22 Une histoire extraordinaire.
00:28:24 - La librairie "Mille Pages" à Vincennes est une librairie généraliste,
00:28:33 mais parmi les libraires qui œuvrent ici,
00:28:36 Pascal Thiau est un fan inconditionnel de Stephen King.
00:28:40 Stephen King, qu'il compare au grand nom de la littérature fantastique,
00:28:44 mais pas seulement.
00:28:46 - De tout temps, le fantastique jaillit du quotidien,
00:28:50 vient rompre une réalité bien établie.
00:28:54 C'est le cas chez Edgar Allan Poe,
00:28:56 où des éléments dans ses nouvelles viendront perturber les équilibres un peu fragiles.
00:29:02 Stephen King est vraiment un héritier de cette littérature,
00:29:04 de Howthorne, d'Edgar Poe,
00:29:06 mais lui a ajouté, je pense, une dimension sociétale,
00:29:09 une dimension sociale,
00:29:11 qui donne à son œuvre une profondeur tout à fait particulière.
00:29:14 Stephen King, c'est vraiment quelqu'un qui a une empathie tout à fait particulière
00:29:22 pour ses personnages.
00:29:23 Et là, on peut vraiment le rapprocher de grands auteurs américains.
00:29:26 Je pense à John Updike, je pense aussi à Pat Conroy,
00:29:28 le Pat Conroy de "Beach Music" et du "Prince des Marais".
00:29:31 C'est-à-dire qu'il y a à la fois l'ampleur romanesque de son livre,
00:29:34 et il y a en même temps les contours très précis
00:29:37 qui sont ceux des personnages qu'il va faire évoluer dans son histoire.
00:29:41 Ça me semble quand même assez réducteur de le classer dans les littératures de genre.
00:29:44 Je pense qu'il a tout à fait légitimité
00:29:46 à être situé auprès des grands auteurs
00:29:50 qui racontent l'Amérique contemporaine,
00:29:53 qui racontent la société américaine.
00:29:55 Raconter la société américaine,
00:29:58 c'est ce que fait Stephen King, roman après nouvelle,
00:30:00 et ce depuis presque 40 ans maintenant.
00:30:03 J'aimerais qu'on parle justement de vos influences littéraires,
00:30:06 parce que dans "Doctor Sleep", il y a aussi cet humour
00:30:10 que vos lecteurs connaissent bien, qu'ils adorent,
00:30:13 parfois grinçant, toujours présent dans chaque livre.
00:30:15 Il y a au moment où on a besoin de souffler,
00:30:18 le petit jeu d'esprit, le trait d'esprit de Stephen King.
00:30:22 Dans ses livres, "Doctor Sleep", vous citez aussi bien Moby Dick
00:30:25 que Shakespeare, que Tolkien.
00:30:28 Que devez-vous d'un côté à la littérature classique
00:30:32 William Shakespeare, de l'autre à la lecture
00:30:34 du "Seigneur des Anneaux" de Tolkien, puisque vous les citez ?
00:30:38 Ce sont des livres que j'ai aimés,
00:30:42 et les pièces de Shakespeare, je les aime.
00:30:46 J'ai cité W.A. Jordan, le poète, dans "Doctor Sleep",
00:30:51 parce que j'aime bien ce qu'il écrit, j'ai beaucoup lu.
00:30:55 Je crois que la lecture est une chose extraordinaire,
00:30:58 parce que ça nous permet de vivre plus de vies
00:31:00 que celles que nous vivons nous-mêmes.
00:31:02 On peut avoir l'expérience de beaucoup de réalités.
00:31:04 Mais être écrivain, je crois que beaucoup d'écrivains populaires
00:31:13 ont des "junk heaps" dans leur propre esprit,
00:31:18 des "crash heaps", des "middens".
00:31:20 Et il y a beaucoup de choses merveilleuses quand j'écris,
00:31:24 et si quelqu'un choisit parmi elles ce que je trouve émouvant,
00:31:28 quelque chose que je peux mettre en écho à ce que j'ai lu,
00:31:32 je suis heureux de le faire. J'aime bien faire ça.
00:31:35 Et en ce qui concerne les influences sociétales,
00:31:41 je n'ai aucune influence sur la société américaine.
00:31:44 La société américaine a une influence sur moi.
00:31:47 Et si j'ai du succès, c'est parce que je peux
00:31:51 refléter cela, et vous savez beaucoup mieux que moi.
00:31:55 Si certains des intérêts créés par mon livre ici,
00:32:00 c'est peut-être dû au fait que les gens veulent avoir
00:32:03 un sentiment, sentir ce qu'est l'Amérique.
00:32:06 Mais moi, j'ai vécu là-bas toute ma vie, j'aime l'Amérique.
00:32:10 Ce n'est pas simplement que je l'aime un petit peu, non.
00:32:13 C'est comme si j'étais marié, on aime toujours sa femme.
00:32:16 Mais parfois, bon, on ne peut pas s'entendre bien avec elle.
00:32:19 - Parfois, vous la taquinez un peu, votre femme.
00:32:22 Enfin, l'Amérique, quand vous ne lui donnez pas carrément
00:32:25 une leçon de savoir-vivre. Quand on lit vos romans,
00:32:28 par exemple, deux grands chefs-d'oeuvre pour moi,
00:32:31 lecteurs, fans avant tout, c'est Dolorès Claiborne.
00:32:34 Livre magnifique, monologue de 400 pages d'une femme,
00:32:37 où alors là, il n'y a ni vampires, ni quoi que ce soit.
00:32:40 Monologue d'une femme, mais qui est aussi la radiographie
00:32:43 de ce qu'est la classe moyenne dans une ville américaine
00:32:46 de province et ce qu'est les violences.
00:32:49 Que sont les violences faites aux femmes et faites aux enfants ?
00:32:52 Et puis, le grand livre aussi de politique américaine,
00:32:55 "22-11-63", imaginez que vous puissiez retourner dans le passé
00:32:58 et empêcher l'assassinat de Kennedy.
00:33:00 Que feriez-vous ? Et surtout, que ferait Kennedy ?
00:33:03 Ce n'est pas du tout ce que vous croyez.
00:33:06 Ça, cette vision aussi que vous avez, très critique
00:33:09 de la politique américaine, de la société américaine,
00:33:12 ça vous semble être la tâche, le rôle de l'écrivain
00:33:15 plutôt que de la manifester ?
00:33:18 Oui, ça fait partie du rôle.
00:33:20 Je crois qu'il est important de raconter l'histoire.
00:33:23 L'histoire vient toujours d'abord.
00:33:26 Mais il est impossible, s'il faut écrire de façon réaliste,
00:33:29 d'écrire une histoire sans raconter la partie de la société
00:33:34 dans laquelle vous vivez.
00:33:36 Moi, je vis dans une communauté de la classe ouvrière.
00:33:39 Vous avez mentionné Dolores Claiborne.
00:33:41 Dolores Claiborne était en fait ma mère.
00:33:44 Elle s'occupait de sa mère.
00:33:47 Et moi, j'ai transféré cette situation à Dolores elle-même.
00:33:50 J'ai utilisé beaucoup des récits de ma mère,
00:33:53 des mémoires de ma mère,
00:33:55 et qu'est-ce que c'était que de grandir dans le Maine ?
00:33:58 J'ai mis ça dans le livre.
00:34:00 C'est comme un hymne d'amour à ma mère,
00:34:02 et ça lui est dédié.
00:34:04 Mais, quel que soit le livre,
00:34:07 il est impossible de ne pas raconter,
00:34:11 autant qu'on le sait, sur la société dans laquelle on a grandi.
00:34:15 C'est comme lire Zola,
00:34:20 "The Beast Within", "La Bête Humaine".
00:34:24 On ne peut pas lire ce livre sans comprendre
00:34:28 qu'il y a une différence entre les classes en France
00:34:32 au 19e siècle.
00:34:34 C'est là, c'est aussi bon qu'une leçon d'histoire.
00:34:37 Mais Zola, ça ne l'intéressait pas.
00:34:40 Aucune chose au-delà de la leçon d'histoire.
00:34:43 Le reste de la leçon d'histoire,
00:34:46 si ce n'était pas un message social,
00:34:48 vous pourriez écrire des traques politiques.
00:34:50 Je n'ai pas eu l'occasion de le faire.
00:34:52 Avec le 22-11-63,
00:34:55 c'était ma chance de vraiment montrer
00:34:58 l'Amérique dans laquelle j'ai vécu à l'époque.
00:35:01 Alors, l'Amérique dans laquelle vous aviez vécu,
00:35:03 c'est celle dans laquelle vous avez grandi.
00:35:05 Et il faut lire effectivement Dolores Kleban
00:35:07 pour comprendre ce que c'était
00:35:09 que cette Amérique avec une mère qui,
00:35:11 en tout cas transposée dans le roman,
00:35:13 fait des ménages et là, pour assister les riches.
00:35:17 Ça nous ramène à votre enfance.
00:35:20 Et j'ai quand même l'impression, Stephen King,
00:35:22 que c'est ça, le grand sujet, en réalité, pour vous.
00:35:25 Retrouver ce royaume perdu de l'enfance
00:35:29 avec les dons, le moment où on avait de l'imagination.
00:35:32 C'est-à-dire avant qu'on devienne un adulte,
00:35:34 en quelque sorte.
00:35:36 Vous étiez quel genre d'enfant, vous ?
00:35:38 Quand on me demande quel type d'enfant j'étais,
00:35:41 je pense toujours que le sous-texte à cette question est
00:35:45 "Qu'est-ce qui vous a tellement dérangé
00:35:47 pour que vous écriviez comme vous écrivez aujourd'hui ?"
00:35:50 Mais bon, moi, j'ai eu une enfance très heureuse.
00:35:53 Je ne dirais pas que c'était idyllique,
00:35:56 au sens où quand Ray Bradbury, par exemple,
00:35:59 parle de son enfance,
00:36:01 il raconte comme si c'était un Eden
00:36:04 d'où il avait été chassé.
00:36:06 Moi, je n'ai jamais ressenti ça.
00:36:08 Mais j'ai bien aimé mon enfance,
00:36:10 j'ai aimé la liberté d'imaginer,
00:36:13 de pouvoir monter sur la bicyclette,
00:36:15 d'aller où je voulais.
00:36:17 J'aimais aller au cinéma
00:36:19 et être dans ce monde magique,
00:36:21 de voir des monstres comme King Kong
00:36:24 et le bouquin de Martha Ray.
00:36:27 J'ai eu une belle enfance.
00:36:29 Il n'y avait pas beaucoup d'argent,
00:36:31 mais on n'a rien manqué,
00:36:33 on n'a pas manqué de la vie.
00:36:35 On n'a pas manqué un repas.
00:36:37 Donc, c'était bien.
00:36:39 - Vous avez raison de penser
00:36:41 qu'il y a toujours un sous-texte
00:36:43 quand on vous interroge sur votre enfance.
00:36:45 Allons-y, mettons les pieds dans le plat
00:36:47 et posons la question.
00:36:49 Il y a deux personnages récurrents
00:36:51 dans tous vos livres.
00:36:53 Il y a l'enfant,
00:36:55 et puis il y a le vieux sympa,
00:36:57 le paternel qui n'est pas vraiment votre père,
00:37:00 le gaillard sauvage mais solide
00:37:02 qui a 70 ans et qui prend sous son aile,
00:37:04 comme si vous aviez voulu,
00:37:06 vous qui avez grandi sans père,
00:37:08 vous créer tout un tas de pères de substitution.
00:37:11 - Je crois qu'il y a de la vérité là-dedans.
00:37:14 Je n'essaie pas de m'auto-analyser.
00:37:17 Quand on en vient au fantastique
00:37:20 et au vraisemblable,
00:37:22 à ce qu'on aimerait faire,
00:37:24 les gens peuvent aller voir un psychiatre
00:37:27 ou un psychothérapeute
00:37:29 et payer de l'argent
00:37:31 pour que ces choses-là sortent.
00:37:33 Alors que moi, je raconte ces histoires
00:37:35 et les gens me payent moins.
00:37:37 C'est une situation merveilleuse.
00:37:39 Mais je n'ai pas eu de père en grandissant.
00:37:42 Et je ne pense pas que j'ai manqué de père,
00:37:46 parce que je ne me souviens pas d'en avoir eu un.
00:37:49 Mais il y a cette image récurrente dans les livres,
00:37:52 une figure paternelle qui revient.
00:37:55 Il y a Jack Randall,
00:37:57 qui est un vieux type sympa dans "Cimetière".
00:38:00 Il y a aussi Lewis Creed,
00:38:03 qui est le père dans "Cimetière" aussi.
00:38:07 Je pense que, d'une certaine manière...
00:38:11 - Matthew, dans "Salem" aussi,
00:38:13 on pourrait citer, évidemment,
00:38:15 dans "Doctor Sleep", cette fois-ci, Billy.
00:38:18 Il y avait Richard aussi,
00:38:20 le chef cuistot de l'hôtel Overlook.
00:38:23 - Dans "Doctor Sleep", en fait,
00:38:27 Dan devient une figure paternelle pour Aberstowne.
00:38:31 Je ne veux pas faire trop d'analyse,
00:38:34 mais ces figures paternelles réapparaissent sans cesse.
00:38:38 Je crois que dans les jeunes années,
00:38:40 j'ai écrit Carrie quand j'avais 27 ans.
00:38:43 Entre 27 et 37 ans, quand j'ai eu des enfants,
00:38:46 peut-être que dans les fictions,
00:38:48 j'essayais de m'apprendre à moi-même comment être père.
00:38:51 Je n'avais pas de modèle, donc peut-être que c'était ça.
00:38:54 - Ce sera la dernière question,
00:38:56 mais je ne peux pas m'empêcher de la poser.
00:38:58 On pense à la psychanalyse, d'abord parce que vous-même,
00:39:01 vous en jouez, je me souviens, dans "Salem",
00:39:04 que je tiens pour un des très grands livres.
00:39:06 Il y a un moment, un dialogue entre l'écrivain
00:39:09 et un ecclésiastique où on se moque du docteur Freud,
00:39:12 comme si Freud pouvait expliquer comment vaincre les vampires.
00:39:15 Évidemment, vous avez publié un livre,
00:39:17 votre livre coup de maître en horreur,
00:39:19 qui s'appelle "Ça". Les psychanalystes vont adorer.
00:39:22 Quel est votre rapport et avec quoi jouez-vous
00:39:25 quand vous allez au plus profond de l'inconscient
00:39:28 ou du subconscient pour nous arracher nos frayeurs intimes et enfouis ?
00:39:32 - Je crois que la psychanalyse, c'est de la merde.
00:39:39 Je crois que toute l'idée qu'il y ait quelqu'un qui vous parle
00:39:44 et à qui vous pouvez parler et résoudre vos problèmes,
00:39:48 c'est de la crotte.
00:39:50 Et je crois que Freud lui-même pensait
00:39:52 que la psychanalyse n'avait pas de fin.
00:39:55 Ce subconscient...
00:39:57 Je ne suis pas tout à fait convaincu que l'inconscient existe
00:40:01 même au sens freudien.
00:40:04 Il y a un mystère, vous savez, il y a un grand mystère.
00:40:08 Nous vivons nos vies à un niveau très prosaïque,
00:40:11 et puis on dort et nous avons ces rêves étonnants
00:40:15 qui semblent venir de nulle part.
00:40:18 Il y a quelque chose dans le subconscient de notre crâne,
00:40:24 mais c'est une ressource dans laquelle il faut puiser.
00:40:27 Ce n'est pas un lac empoisonné qui doit être vidé.
00:40:30 Non, pas du tout. Gardez-le. Il faut l'utiliser.
00:40:34 Et c'est vraiment une partie intéressante de vous-même.
00:40:37 S'il y a un Dieu, c'est là qu'il se trouve.
00:40:39 - S'il y a un Dieu... - Et moi, j'aime bien ça.
00:40:42 - S'il y a un Dieu, il y en a un, un Dieu ou pas ?
00:40:45 Vous le citez souvent, un Dieu. Il existe ou pas, selon vous ?
00:40:50 - Moi, j'ai choisi de croire qu'il existe,
00:40:55 mais c'est une décision personnelle et tout le sujet semble un peu...
00:40:59 - Hum... - Douteux ?
00:41:02 - Bref, c'est douteux comme sujet.
00:41:06 - Disons ça comme ça. S'il y a un Dieu, il n'est pas...
00:41:11 S'il y a un Dieu, quand le pape va mourir, le pape va être très surpris.
00:41:16 Et quand vous et moi, on va mourir, nous, on va être surpris.
00:41:19 Parce que ça ne ressemblera à rien de ce à quoi on pense.
00:41:23 Ça ne fait pas de mal de croire en Dieu.
00:41:28 Ça aide. Pourquoi pas ?
00:41:31 - S'il y a un Dieu, il ne s'occupe pas beaucoup de ce qui se passe dans la vie des personnages de Stephen King.
00:41:36 Dr. King, puisque vous êtes le maître de l'épouvante, je vous en supplie...
00:41:41 - Oui, moi, je suis leur Dieu. - C'est vous ?
00:41:44 - Oui, vous savez, pour mes personnages, c'est moi leur Dieu. Moi.
00:41:47 Et je pense probablement que, comme les personnages le pensent, ils sont manipulés.
00:41:56 Mais est-ce que vous vous sentez pas pareillement ?
00:41:58 Peut-être que, quelque part dans un autre monde, quelqu'un est en train d'écrire notre histoire.
00:42:02 - Un écrivain ? Dieu comme écrivain ? Bah voilà ! Dieu est un écrivain.
00:42:07 Puisque vous êtes le maître de l'épouvante, je vous ai préparé un petit questionnaire épouvante, Stephen King.
00:42:14 On va baisser les lumières, laisser monter la musique.
00:42:18 Et je vais vous demander de répondre, très simplement, aux questions suivantes.
00:42:22 Le pire cauchemar que vous ayez fait.
00:42:25 - Je pense que ce serait le cauchemar de devoir être dans une pièce et de ne pas avoir appris mon rôle, et de ne pas avoir repassé ma chemise.
00:42:37 C'est un rêve, un cauchemar récurrent dans ma vie. Devoir monter sur scène, je ne l'ai pas préparé.
00:42:44 - Votre pire angoisse, aujourd'hui.
00:42:48 - Je crois que si je devais dire ma pire angoisse, c'est que tellement de gens en Amérique sont armés, et il y a tellement de violence avec les armes à feu.
00:43:04 C'est ce que j'ai à l'esprit.
00:43:06 - Vous êtes écrivain. Quel est le mot le plus terrifiant de la langue ?
00:43:12 Vous qui savez accélérer le pouls du lecteur comme personne.
00:43:15 Je vous propose quatre mots. Meurtre, enfer, mal ou seul ?
00:43:25 - Aucun. Insanité.
00:43:30 Il y a des choses mauvaises, il faut s'en occuper. Mais la chose qui me terrifie, c'est l'idée de perdre l'esprit. Que ce soit avec un AVC ou l'Alzheimer, des choses comme ça.
00:43:46 - Si vous pouviez avoir un seul de tous les super pouvoirs que vous avez inventés pour vos personnages du genre télékinésie, voyance, divination, retournement, massacre de vampires et autres dons, lequel choisiriez-vous ?
00:44:01 - Oh... J'aimerais bien léviter.
00:44:08 Je ne suis pas sûr que je puisse lire l'esprit, car je ne veux pas savoir ce que les gens pensent de moi.
00:44:15 Je suis attiré par l'idée de l'invisibilité, mais ça me semble immoral.
00:44:20 Donc je dirais, j'aimerais bien voler. Dans les rêves, nous le faisons, n'est-ce pas ?
00:44:27 Et c'est euphorique. Vraiment.
00:44:32 - La scène la plus terrifiante que vous ayez écrite ?
00:44:37 - Probablement dans Shining, lorsque Danny Torrance va dans la pièce 217 et qu'il y a une femme morte dans la baignoire.
00:44:46 Elle se lève et l'attaque.
00:44:49 Ça, ça m'a fait peur aussi. C'est ce qui me vient à l'esprit.
00:44:53 - Mrs. Massey ?
00:44:55 - Mme Massey, oui.
00:44:57 - Le livre qui est plus terrifiant qu'un livre de Stephen King ?
00:45:04 - Le Seigneur des mouches, de William Golding.
00:45:08 C'est celui qui me vient à l'esprit tout de suite.
00:45:11 C'est un livre extrêmement terrifiant, parce que ces garçons, c'est tout ce qui reste de l'humanité.
00:45:19 Et à la fin du livre, Golding lui-même dit, les garçons sont sauvés.
00:45:23 Et en fait, l'officier britannique dit, je pensais que ces jeunes britanniques feraient quelque chose de mieux.
00:45:32 Et Golding dit, ouais, mais qui est-ce qui va sauver les adultes ?
00:45:36 - Et est-ce que ça, le noir complet, ça vous fait peur ?
00:45:42 - Non, non, l'obscurité, mon ami.
00:45:47 - Merci beaucoup, Stephen King, d'avoir accepté de jouer.
00:45:50 - Merci.
00:45:52 - Alors...
00:45:54 [ Applaudissements ]
00:45:59 - Du coup, William Golding, que vous avez cité, il n'a pas été prix Nobel de littérature.
00:46:04 Pourquoi est-ce que Stephen King ne serait pas éligible à des récompenses comme ça ?
00:46:09 Pourquoi est-ce que, justement, on n'a pas aujourd'hui une reconnaissance critique du grand public aussi,
00:46:16 pour les écrivains comme celui que vous êtes aujourd'hui ?
00:46:21 - Je ne suis pas certain de pouvoir répondre à cette question.
00:46:25 Mais je pense qu'il y a eu une division cruelle entre la fiction populaire et la fiction littéraire.
00:46:33 Et je crois que c'est vraiment quelque chose qui n'est pas bien.
00:46:38 Ça a été fait par les critiques américaines, les critiques britanniques,
00:46:42 que certaines personnes lisent un certain genre de fiction,
00:46:46 et que cette fiction-là ne peut pas être bonne, parce que c'est de mauvais goût.
00:46:51 Donc il y a un degré de snobisme qui est inclus là-dedans.
00:46:56 Il y a une division artificielle entre ce qui est populaire et ce qui est littéraire.
00:47:03 Et les critiques sont en milieu en disant "Non, non, non, on ne peut pas l'avoir et ne pas l'avoir."
00:47:09 - Eh ben oui, on peut avoir et ne pas avoir.
00:47:12 Je voudrais qu'on parle un petit peu de cinéma, Stephen King.
00:47:15 Il nous reste quelques minutes.
00:47:17 De nombreuses adaptations de vos livres existent, pour le meilleur, mais aussi pour le pire, vous le reconnaîtrez.
00:47:24 Voici une courte rétrospective commentée par Caroline Alazi.
00:47:29 Stephen King et le cinéma.
00:47:31 Cette scène a marqué l'histoire du cinéma d'épouvante.
00:47:41 Carrie White, devenue pour une soirée la reine du bal, se fait une nouvelle fois humilier par ses camarades.
00:47:47 Aidé par ses pouvoirs de télékinésie, sa vengeance sera terrible.
00:47:52 Ce film est adapté du premier roman de Stephen King, Carrie.
00:47:57 - Brian de Palma, avec Carrie, l'adaptation en 1976, lance King de façon monumentale.
00:48:03 C'est-à-dire que le film est réussi, même s'il se démarque un peu du livre, et il sera le premier d'une longue série.
00:48:09 Les réalisateurs qui s'emparent les premiers des romans de Stephen King pour les adapter sont donc Brian de Palma,
00:48:15 mais aussi Stanley Kubrick, George Romero, David Cronenberg et John Carpenter.
00:48:20 Soit cinq des plus prestigieux cinéastes américains.
00:48:23 Entre 1976 et 1983, ils réalisent des adaptations cultes des romans de Stephen King.
00:48:30 - Ils ont l'intelligence de voir dans sa littérature quelque chose qui va beaucoup plus loin
00:48:34 que simplement de vendre des livres avec des titres racoleurs et des sujets faciles.
00:48:41 D'ailleurs, les sujets ne sont pas faciles. Les livres de King ne sont pas faciles.
00:48:44 Ce sont des livres longs, ce sont des livres souvent compliqués, avec des personnages qui ne sont pas forcément évidents.
00:48:50 Sa littérature, à lui, est beaucoup plus exigeante qu'elle en a l'air. Et c'est ça que les cinéastes voient.
00:48:55 Mais ce n'est pas parce que Stephen King plaît aux cinéastes que les films plaisent à Stephen King.
00:49:00 L'écrivain se sent trahi par l'adaptation de Shining de Stanley Kubrick qui sort en 1980,
00:49:06 avec Jack Nicholson dans le rôle du père de famille, Jack Torrance.
00:49:10 - Le problème du personnage de Jack Torrance, c'est qu'à mon avis, il est écrasé, phagocyté par Jack Nicholson.
00:49:16 Ce personnage qui n'était pas si pourri que ça, pas si dingue que ça.
00:49:19 Il en a fait quelque chose d'énorme et finalement peu crédible.
00:49:23 La quarantaine d'adaptations existantes laisse voir le pire comme le meilleur, du culte comme de la série Z.
00:49:29 Parmi les grandes réussites, Misery, signée Rob Reiner.
00:49:33 En 1990, Kathy Bates, dans le rôle d'une lectrice psychopathe qui séquestre son écrivain préféré,
00:49:41 obtient l'Oscar de la meilleure actrice.
00:49:44 - Quand les romans sont des romans de mille pages, peut-être que c'est difficile d'adapter
00:49:49 et que les gars se perdent dans cet univers, c'est un peu boursouflé et donc ils n'y arrivent pas.
00:49:53 Quand c'est des romans qui se tiennent ou des courtes nouvelles, là ça marche parce que l'essentiel est dit
00:49:58 et du coup c'est plus facile sans doute de ne pas se perdre en route.
00:50:01 Adapter une nouvelle de Stephen King, c'est ce que fait Frank Darabond quand il réalise Les évadés.
00:50:07 Quelques années plus tard, il porte à l'écran La ligne verte avec Tom Hanks qui connaît un grand succès.
00:50:12 Les romans longs et foisonnants de Stephen King se prêtent bien au genre de la série.
00:50:18 Le romancier lui-même s'y intéresse dès les années 90 et écrit des scénarios originaux.
00:50:23 Dernièrement, il a co-signé le scénario de la série Under the Dome, adapté de son roman Fleuve,
00:50:29 Dome, paru il y a deux ans en France.
00:50:32 Et si l'on tremble devant les multiples adaptations de Stephen King, une question subsiste.
00:50:38 Des livres ou des films, qu'est-ce qui reste le plus terrifiant ?
00:50:42 - C'est beaucoup plus effrayant dans les livres, c'est évident.
00:50:44 - La persistance, on va dire, dans l'esprit du lecteur d'un livre d'horreur, c'est pas du tout la même.
00:50:48 Elle reste très très longtemps.
00:50:50 - Elle vous laisse sous-entendre des choses et donc l'imagination galope ?
00:50:53 - À la lampe de poche, la nuit, c'est pas juste la nuit que ça dure, c'est plusieurs nuits qu'on y pense.
00:50:58 - Des personnages absolument charismatiques dont on se souvient tous depuis des années,
00:51:05 grâce au cinéma mais surtout grâce aux livres, des personnages, des histoires.
00:51:10 Il est temps de nous le dire maintenant, Stephen King, d'où viennent ces histoires ?
00:51:16 - Bien, d'ordinaire, je vois des choses différentes et je les mets ensemble en un seul récit.
00:51:23 Avec Dr Sleep, c'était l'idée de Danny Torrance, qui travaille dans un hospice,
00:51:30 et cette idée est venue d'une petite histoire que j'ai vue à la télé américaine
00:51:35 sur un chat qui s'appelle Oscar, qui savait quand les gens de l'hospice allaient mourir.
00:51:41 Et je me suis dit, je peux utiliser ce chat dans l'histoire, mais aussi je peux faire que Danny soit l'équivalent humain du chat,
00:51:48 et qu'il saurait quand la mort arrive. Dans beaucoup de films, moi j'étais un fan de cinéma,
00:51:55 même avant de savoir lire. Ma mère m'a emmené voir Bambi quand j'avais trois ans,
00:52:00 et c'est vraiment une de mes mémoires les plus claires de mon enfance, c'est Feu de Forêt.
00:52:07 Et vous savez, c'est la terreur qui m'a saisi quand la mère de Bambi meurt dans le film.
00:52:14 Donc je suis allé à la fac, je suis tombé amoureux de la poésie,
00:52:19 et la meilleure poésie pour moi, c'était la poésie qui montrait avec clarté des images du monde,
00:52:27 plutôt que de me dire d'aimer ceci ou de haïr cela.
00:52:32 Et en fait, voir le monde à travers un poème, comme vous pouvez voir le monde dans un film,
00:52:40 c'est le genre de choses que je voulais écrire. Je voulais écrire des choses très visuelles,
00:52:45 une fiction visuelle, parce que c'est plus facile de croire au fantastique si on le montre très clairement.
00:52:50 Et ça, ça attire beaucoup les réalisateurs de cinéma.
00:52:53 Montrez les images du monde, et pour ça, vous l'avez dit, il n'y a rien de mieux que la poésie,
00:52:57 il y en a beaucoup dans vos livres, on parle justement de ce genre de choses.
00:53:01 Justement de ce style qui est le vôtre. Comment faites-vous pour créer ce suspense ?
00:53:06 Je crois que la chose la plus importante sur la création du suspense,
00:53:13 c'est de créer des personnages que le lecteur va aimer de façon positive.
00:53:18 Et je crois que c'est possible que les gens aiment même les méchants,
00:53:24 parce que même les mauvais dans la vie de tous les jours se voient comme étant des gens bien,
00:53:29 et ils se disent "Ah ouais, j'ai tué ce gars, ouais, je l'ai volé, mais j'avais besoin de le faire,
00:53:35 j'avais besoin de la drogue, ma femme a besoin de ceci ou cela".
00:53:40 Il y a toujours une raison, mais plus les lecteurs peuvent aimer vos personnages,
00:53:47 plus il est possible de créer le suspense quand vous les mettez en péril.
00:53:52 C'est vrai qu'on les aime vos personnages, au point qu'on s'en souvient très longtemps après avoir refermé le livre.
00:53:57 Je disais tout à l'heure qu'il y a un personnage, qui est le personnage principal de tous vos romans, qui est l'enfant.
00:54:02 Et puis il y a une question qui revient dans tous les livres, jamais véritablement de réponse,
00:54:06 j'aimerais bien que vous nous la donniez ce soir, la question est simple, d'où vient le mal ?
00:54:11 Réponse.
00:54:13 Je ne sais pas, j'aurais répondu à ça il y a très longtemps si je le savais.
00:54:18 C'est une question irrésolue dans ma vie et dans mon oeuvre,
00:54:25 et elle le sera toujours irrésolue.
00:54:27 D'où vient le mal ? Est-ce que le mal vient de nous, de l'intérieur de nous ?
00:54:31 Est-ce que ça fait partie de l'équipement originel ? Ou est-ce que ça vient de l'extérieur ?
00:54:35 Vous savez, c'est très réconfortant de croire que le mal vient d'une force extérieure.
00:54:44 Vous connaissez le film "L'Exorciste", il y a une jolie petite fille qui fait des choses horribles,
00:54:51 elle est une réalisatrice, elle a un film sur la fenêtre et elle le tue, mais elle est vraiment bonne.
00:54:56 Vous voyez, le mal vient de l'extérieur, c'est vraiment un démon qui l'a possédé.
00:55:02 Je crois que dans beaucoup de cas, le mal vient d'une faille en nous-mêmes.
00:55:10 Et d'où vient cette faille ? C'est tout autre chose.
00:55:14 C'est très clair que nous avons quelque chose qui est mauvais dans la nature humaine, l'histoire nous le montre.
00:55:24 Mais de dire que ça vient du diable, je crois que c'est un petit peu trop loin.
00:55:30 Et le diable est quasiment absent de votre oeuvre.
00:55:33 Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu de nouvelles ou de livres où le diable lui-même est présent.
00:55:38 Il y a une chose qui saute aux yeux finalement, après ce que vous venez de nous dire,
00:55:42 c'est que si vous avez peuplé vos romans de vampires, de zombies, de créatures bizarres, de démons,
00:55:47 c'est peut-être pour nous montrer qu'il y en a un autre de démon qui est chez nous, enfoui, tapis.
00:55:52 Quel est le moyen de lutter contre ce démon ? Et est-ce qu'on peut le faire ?
00:55:57 Je crois qu'on peut.
00:56:01 À nouveau, à travers les livres que j'ai écrits, il y a une phrase qui revient, c'est "soyez honnête avec vous-même, faites du mieux que vous pouvez".
00:56:11 Essayez de vous comporter d'une façon qui soit morale.
00:56:14 Même si c'est difficile, dites la vérité.
00:56:17 Toutes les vertus saintes que l'on connaît...
00:56:19 Il y a une scène dans Salem où il y a un prêtre dont la foi est en train de tomber.
00:56:30 Et quand le vampire l'approche, le père met sa croix comme ça.
00:56:34 Et d'abord ça luit, parce que ça repousse le vampire.
00:56:38 Et ensuite, il commence à s'effacer, parce que sa foi n'est pas suffisamment forte.
00:56:43 Et je crois que ce que j'essayais de dire, c'est que le bien et le mal viennent de l'intérieur,
00:56:49 et ce n'est pas quelque chose qui vient de Dieu.
00:56:52 Si Dieu est là, ce qui reste une question ouverte,
00:56:57 eh bien, ça reste une question ouverte, n'est-ce pas ? Nous sommes d'accord.
00:56:59 Donc, le bien qu'il espère de nous vient de là.
00:57:05 - Qu'est-ce qu'il y a dans la tête de Stephen King ?
00:57:11 C'est ma dernière question, on arrive à la fin de cette émission.
00:57:13 Allez, d'un mot, dites-le-moi.
00:57:15 Vous avez une très belle expression dans "Doctor Sleep"
00:57:17 pour parler de Danny Torrance, vous parlez de placard mental.
00:57:20 Danny Torrance a des placards mentaux, il y enferme ses démons, il y enferme ses histoires.
00:57:25 Qu'est-ce qu'il y a dans le placard mental de Stephen King ?
00:57:27 - Vous savez, c'est le genre de questions que d'ordinaire,
00:57:38 je trouverais la façon d'éviter la réponse.
00:57:41 Vous savez, comme les hommes politiques qui font des petits tours pour éviter ça.
00:57:44 Mais moi, j'ai un certain nombre d'idées et de récits qui sont là-dedans,
00:57:49 et j'ai un engagement à remplir, des choses comme ça.
00:57:54 Mais il n'y a pas de grande frayeur, il n'y a pas d'héroïsme.
00:58:03 Je crois que les gens seraient déçus s'ils pouvaient être dans la tête d'un écrivain.
00:58:08 Parce qu'on est écrivain qu'une partie du temps, et le reste du temps, on est juste des gens normaux.
00:58:14 J'ai évité votre question après tout, n'est-ce pas ?
00:58:18 - Parfaitement évité.
00:58:20 - Quel dommage.
00:58:21 - Un écrivain ordinaire, mais une œuvre extra-ordinaire.
00:58:25 Merci infiniment Stephen King.
00:58:27 On arrive à la fin de cette émission.
00:58:28 Merci beaucoup de nous avoir accordé une heure pour parler avec passion de vous,
00:58:32 mais aussi de la littérature.
00:58:34 Quelques titres, évidemment.
00:58:35 "Doctor Sleep", le nouveau King qui vient de paraître aux éditions Albert Michel.
00:58:38 Il est traduit de l'américain par Nadine Gassi.
00:58:41 Allez-y, c'est un très très très grand roman.
00:58:44 Et puis alors, si vous voulez vous familiariser,
00:58:46 alors les fans connaissent tout, mais si on doit donner quelques titres,
00:58:49 peut-être dans le grand livre d'horreur, "Sa, It" de Stephen King.
00:58:56 Mais d'où préférer, si je puis me permettre, "Misery, Misery",
00:58:59 c'est un chef-d'œuvre absolu sur le processus d'écriture,
00:59:02 sur ce que c'est qu'être un écrivain aussi.
00:59:04 Autobiographique ? Pas vraiment ?
00:59:06 En tout cas, pas pour l'histoire.
00:59:08 - Jusqu'à un certain degré, oui.
00:59:10 C'est devenu de plus en plus autobiographique, plus j'ai travaillé sur ce livre.
00:59:15 - Et puis "Dolores Claiborne", alors ça c'est merveilleux
00:59:17 pour comprendre ce que c'est que la vie quotidienne.
00:59:20 Grand grand livre de littérature blanche, comme on dit.
00:59:23 "Salem", le grand livre autour des vampires.
00:59:25 Réécriture du "Dracula" de Bram Stoker, version Stephen King.
00:59:28 Et puis pour les fans absolus, "Écriture",
00:59:30 et là vous saurez beaucoup de choses sur ce qui se passe dans le placard mental de Stephen King.
00:59:33 Merci à Celsia, à ceux qui m'ont aidé à préparer cette émission.
00:59:36 On se retrouve la semaine prochaine, même lieu, même heure.
00:59:38 Merci infiniment, mon cher Stephen King.
00:59:40 D'ici là, je vous souhaite à tous de très belles lectures.
00:59:43 A jeudi prochain, merci.
00:59:45 - Merci beaucoup.
00:59:47 - Merci.
00:59:49 (Applaudissements)
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