I. Démocratie au risque de la science, liberté et raison, Florence ROBINE

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Conférence et échanges inter-lycéens franco-européens diffusés le 09/11/ 2023 sur la plateforme du Projet Europe, Éducation, École :
https://projet-eee.eu/diffusion-en-direct-564/

Agora européenne des lycées : programme 2023-2024 :
- https://projet-eee.eu/programme-de-lannee-2023-2024-11419/
- https://projet-eee.eu/wp-content/uploads/2023/10/EEE_Agora_europeenne_des_lycees_2023-2024_Presentation.pdf
Cours en vidéo classés par thèmes :
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E.E.E. sur Dailymotion : http://www.dailymotion.com/projeteee
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Transcript
00:00 [Musique]
00:15 Bonjour à tous, soyez les bienvenus sur la plateforme du projet Europe Éducation-École
00:22 qui ce matin a l'honneur et le très grand plaisir d'accueillir
00:27 donc madame Florence Robin, l'ambassadrice de France en Norvège
00:33 pour une heure, une heure et demie de réflexion et d'échange avec des élèves en Bulgarie, en Slovaquie
00:43 mais aussi en différé sans doute avec des élèves en France ou en Allemagne
00:49 qui poseront leurs questions via tchat et notre chaîne Twitch.
00:53 Nous allons réfléchir avec madame l'ambassadrice sur la question du rapport
00:59 entre la démocratie que nous connaissons et la science, le rapport entre la liberté et la raison.
01:08 Nous sommes dans une démarche à la fois philosophique et scientifique
01:14 et je ne voudrais pas oublier non plus la dimension politique d'un tel sujet dans le contexte actuel
01:20 qui est vraiment important pour que la jeune génération qui travaille avec nous
01:26 dans une démarche de dialogue et de réflexion se pose en interlocuteur
01:32 valable de ceux qui réfléchissent et qui décident de notre vie démocratique en général.
01:40 Je donne la parole à madame Anne-Laure Martorell, le proviseur du lycée Jean-Pierre Vernon à Sèvres
01:45 qui nous accueille depuis une vingtaine d'années et je la remercie pour son soutien.
01:51 Madame la proviseure, officiellement c'est à vous d'accueillir notre invitée.
01:56 Je vous cède la parole.
01:59 Merci monsieur Binkaleski, madame l'ambassadrice de France, monsieur Binkaleski,
02:07 mesdames, messieurs les professeurs, chers élèves.
02:10 C'est un grand honneur pour moi d'ouvrir en cette nouvelle année scolaire 2023-2024,
02:16 alors pour la 20e année, mais ça n'a pas été moi pendant 20 ans,
02:20 mais effectivement pour la 20e année, l'agora européenne des lycées
02:23 depuis le lycée Jean-Pierre Vernon de Sèvres qui se trouve près de Paris.
02:28 Le projet Europe éducation école doit sa longue existence à monsieur Binkaleski,
02:34 pédagogue et précurseur de l'enseignement aux visioconférences,
02:37 qui est un programme persévérant et dévoué à l'intérêt de nos élèves, de notre jeunesse.
02:41 Merci à vous monsieur Binkaleski.
02:43 Sans plus tarder, je laisse la place à Florence Robine,
02:47 actuellement ambassadrice de France en Norvège et dont la carrière,
02:50 ou plutôt les carrières au service de l'enseignement en France et à l'international
02:55 forcent, et je le dis très sincèrement, toute mon admiration de femmes et de proviseurs.
03:00 Quel plaisir et quel honneur de débuter ce programme à vos côtés, madame Robine.
03:04 Chers élèves, bonne session et bonne journée à tous.
03:08 Merci.
03:10 Merci beaucoup madame la proviseure.
03:13 Nous nous abandonnons au plaisir de vous écouter, madame l'ambassadrice,
03:16 le temps que vous voudrez et puis, vous nous direz quel sera le moment pour les échanges.
03:23 Merci beaucoup monsieur Binkaleski.
03:26 Merci madame la proviseure de vos mots si gentils, ça me réchauffe le cœur
03:31 et ça me fait extrêmement plaisir de pouvoir participer à cette magnifique session.
03:38 Je voudrais remercier moi aussi madame Binkaleski avec qui j'ai le plaisir de collaborer
03:43 maintenant depuis de nombreuses années.
03:45 C'est toujours quelque chose de formidable, avoir cette possibilité de parler,
03:50 d'échanger avec les élèves francophones venus d'horizons très différents.
03:55 Je voudrais, si vous me permettez, avoir un salut spécifique aux élèves de Bulgarie.
04:01 Vraiment, ça me fait chaud au cœur de vous voir à Pleven, à Varna.
04:07 Je connais bien vos établissements, je connais vos professeurs
04:11 et je suis tellement heureuse de vous voir
04:14 et j'accueille évidemment avec plaisir tous les élèves qui viennent d'autres horizons.
04:19 Donc, merci de me donner la parole pour pouvoir échanger avec vous,
04:24 pour essayer de présenter un petit peu les réflexions qui m'animent
04:28 dans ce monde un peu perturbé dans lequel nous vivons.
04:33 Je suis sûre que les élèves, les jeunes ont beaucoup de choses à dire
04:37 et de questions à poser et d'échanges de pensées
04:40 sur cette question très importante de la démocratie.
04:44 Par un hasard un peu étrange du calendrier,
04:49 il s'est apparu il y a une semaine de novembre
04:53 un rapport de l'Institut international pour la démocratie et l'assistance électorale,
04:58 l'IDEA International,
05:01 qui nous apprend que près de la moitié des pays du monde
05:06 connaissent un déclin significatif de leur système démocratique.
05:11 Et les auteurs du rapport n'hésitent pas à dire
05:15 qu'il s'agit de la plus longue récession démocratique jamais observée
05:20 par cette organisation depuis qu'elle a commencé à collecter des données en 1975.
05:26 Et que cette récession démocratique, elle affecte toutes les régions du monde,
05:30 y compris l'Europe et l'Amérique du Nord.
05:33 Donc, ça peut dire que les démocraties ne progressent pas.
05:37 Je crois qu'on peut affirmer qu'elles sont même en crise.
05:42 Et la question que je voudrais évoquer avec vous,
05:45 sur laquelle je voudrais que nous échangeons,
05:47 c'est est-ce qu'il est possible d'inverser cette tendance
05:50 et est-ce que, d'une certaine façon, l'école, l'éducation,
05:54 peut jouer un rôle dans ce sens ?
05:57 Voilà ce qui m'anime et ce dont je voudrais participer avec vous.
06:03 Alors d'abord, peut-être que l'on peut revenir un petit peu sur la notion de démocratie.
06:10 On entend souvent par démocratie la souveraineté du peuple,
06:14 c'est-à-dire l'égalité entre les citoyens,
06:16 la capacité d'organiser des élections libres pour désigner les dirigeants d'un État.
06:23 Mais il est intéressant de constater que Tocqueville,
06:27 que vous connaissez évidemment en tant que philosophe,
06:29 grand homme politique français,
06:31 dans l'ouvrage qu'il avait publié en 1835 sur la démocratie en Amérique,
06:36 avait commencé à réfléchir à cette question,
06:39 quelles sont les conditions qui permettent véritablement la démocratie.
06:42 Et il avait mis le doigt sur l'idée que, évidemment, l'égalité est tout à fait importante,
06:49 mais qu'il y a un autre élément fondamental pour que la démocratie soit respectée,
06:55 à savoir la liberté, et en particulier la liberté de penser.
06:59 Et c'est seulement l'alliance de tous ces éléments,
07:02 liberté, égalité, qui permet la véritable démocratie.
07:07 Et pour cette question de liberté,
07:10 Tocqueville disait qu'elle doit pénétrer l'esprit d'un peuple
07:16 et que ceci est pour lui possible,
07:19 car dans la belle lumière de la philosophie des lumières,
07:24 il considérait que chaque homme est présumé avoir reçu les lumières nécessaires pour se conduire,
07:31 c'est-à-dire pour distinguer rationnellement le bien du mal et, surtout, peut-être, le vrai du faux.
07:41 Et donc, oui, je crois que c'est important de rappeler que,
07:46 à l'origine même de l'idéal démocratique,
07:49 il y a cette question de la liberté individuelle et de l'usage de la raison,
07:57 tel que les philosophes des lumières le voyaient,
08:01 philosophes qui croyaient au progrès de l'individu et donc au progrès de la société,
08:07 grâce à la réflexion, grâce à la connaissance,
08:11 et qui plaçaient la science au cœur de leur système philosophique.
08:16 Pourquoi ? Parce que la science,
08:20 elle procède d'abord de la curiosité d'esprit par rapport à la nature,
08:25 d'observer ce qui se passe, observer les faits, observer les régularités du monde,
08:30 et surtout, elle procède du libre examen de ces faits,
08:36 détaché de toutes les tutelles idéologiques.
08:40 En simplifiant, je dirais bien que la science moderne,
08:43 elle est née des travaux de Copernic, puis de Kepler et de Galilée,
08:49 sur le système héliocentrique.
08:51 La Terre tourne, et la Terre tourne autour du Soleil,
08:56 vision auquel, vous le savez, s'opposait fortement l'Église catholique,
09:03 et qui a fallu à Galilée ce procès retentissant que vous connaissez tous.
09:11 Oui, la science moderne, elle est née de là.
09:15 Fondamentalement, la science, c'est la mise en œuvre pratique
09:21 de cette capacité à coordonner la liberté de penser et la raison.
09:26 Parce que la liberté de penser, c'est la liberté de penser aussi rationnellement,
09:31 à partir de bases et de démarches qui soient universellement adoptées.
09:39 Et voilà, je crois, pourquoi elle est fondamentalement au cœur
09:43 de notre conception moderne de la démocratie.
09:47 La réalité m'oblige à dire qu'actuellement, ça fonctionne aussi bien.
09:53 Et que cette belle alliance entre liberté et raison,
09:57 entre science et démocratie, elle est aujourd'hui fissurée.
10:01 Et je pense que c'est un peu à l'origine de la crise profonde
10:06 de l'idéal démocratique que nous connaissons dans le régime.
10:10 Alors, à quoi est-ce qu'on peut imputer plus profondément cette fissure,
10:15 si je voulais dire des choses comme ça ?
10:18 C'est évidemment très complexe.
10:20 Donc, mon propos va être un petit peu simplificateur,
10:23 on va aller à l'essentiel et on va pouvoir permettre le débat,
10:27 d'une part, d'une certaine façon, à la science et la manière dont elle a évolué,
10:31 dont elle est comprise, dont elle est administrée finalement dans notre société.
10:35 Et puis aussi, et c'est le deuxième point sur lequel je reviendrai,
10:39 à la société humaine telle qu'elle a évoluée,
10:42 et en particulier aux vulnérabilités croissantes, je pense, de la société humaine.
10:49 Alors d'abord, revenons très rapidement sur cette idée.
10:57 Et peut-être sonnons, exprimons la fin des illusions concernant la science.
11:04 C'est évidemment un clin d'œil au livre très important que Freud a écrit en 1927
11:11 sur l'avenir d'une illusion.
11:14 Oui, je pense qu'il y a une vraie désillusion par rapport au rêve du progrès permanent
11:20 auquel croyaient justement les encyclopédistes,
11:23 et puis de nombreux savants et philosophes de la grande période scientiste
11:29 et positiviste du 19e siècle.
11:34 Une désillusion qui procède de plusieurs causes.
11:38 D'abord, il y a, je crois, eu dès l'origine une confusion entre évolution scientifique
11:45 et progrès au sens d'un progrès moral.
11:49 Or les choses ne vont pas si simplement de soi.
11:52 Et d'autre part, et c'est peut-être plus récent et plus complexe,
11:56 il y a une confusion entre la science, l'idéal scientifique, la démarche scientifique
12:02 et les technosciences.
12:03 Et ceci n'est pas un jugement de valeur entre les deux.
12:06 Mais simplement, elles procèdent de choses très différentes.
12:09 Les technosciences, ce sont vraiment les transformations techniques de nos sociétés
12:17 en opposition ou en regard avec les avancées conceptuelles, scientifiques,
12:22 de connaissances du monde.
12:24 Ces deux choses-là sont liées mais ne sont pas strictement identiques.
12:29 Et en particulier, des illusions via certainement du fait non-discutable
12:34 que toutes ces transformations techniques de notre monde
12:37 n'ont pas toujours été bénéfiques à l'homme.
12:39 Et ce choc a été brutal évidemment après la Première Guerre mondiale,
12:45 déjà avec l'utilisation des gaz divers et variés,
12:52 et toutes les technologies au service de la mort d'une certaine façon,
12:55 et encore plus avec la Deuxième Guerre mondiale,
12:58 et puis de nos jours avec la crise climatique qui obsède notre esprit
13:04 et qui a une importance cruciale sur notre avenir et sur l'avenir de l'humanité.
13:08 Et puis n'oublions pas aussi que la science et ses idées, ses avancées
13:15 ont quelquefois été instrumentalisées de la pire des façons à des fins politiques.
13:23 Je pense à ce qui s'est passé pendant l'ère de l'Union soviétique
13:28 avec ce qu'on a appelé le "lysenckisme".
13:30 Peut-être que vous en avez déjà entendu parler de ce savant fou, un peu lysenko,
13:36 qui avait des idées très particulières sur la génétique
13:39 et qui a imposé une vision complètement aberrante de la génétique au service du marxisme
13:47 et surtout du stalinisme, on va dire des choses comme ça,
13:51 et qui a envoyé tous ces opposants scientifiques qui prenaient une génétique
13:57 plus fondée sur l'expérience et la réalité scientifique,
14:00 qui les a envoyés à la mort, au goulag, etc.
14:04 Je pense aussi aux lois raciales du nazisme qui se sont fondées sur une espèce de pseudoscience
14:12 qui validaient ce lysenckisme de la supériorité ou de l'infériorité des races humaines.
14:19 Et fondamentalement, ce que je voudrais dire, c'est qu'il y a pour moi
14:22 une incompréhension profonde du mode de fonctionnement de la science
14:26 qui perturbe la plupart de nos citoyens.
14:28 Parce que oui, les avancées scientifiques, elles ne se produisent pas du tout linéairement,
14:32 elles se produisent par à-coups, et l'histoire est jalonnée d'erreurs,
14:36 de rectifications, d'incertitudes.
14:39 Et la première des paroles, quand vous interrogez un savant,
14:42 et on l'a vu pendant la pandémie Covid, les vrais savants, ils vous disent souvent
14:46 « ben, je ne sais pas ». C'est peut-être ça la marque la plus importante.
14:52 Donc je crois qu'il y a une vraie méfiance par rapport à tout ça,
14:55 une vue à cette incompréhension.
14:58 Le deuxième point que je voudrais aborder, ce sont les vulnérabilités intrinsèques
15:04 et surtout croissantes de notre société, notre société humaine.
15:08 Parce qu'en fait, on assiste à un hiatus croissant dans les sociétés démocratiques,
15:16 en particulier, entre les possibilités de transformation qu'offre la science,
15:22 très réelles, incroyables même,
15:25 et la capacité d'assimilation que nous avons de ces transformations-là.
15:31 Oui, parce que la complexité est croissante, et les enjeux existentiels pour notre humanité.
15:39 On a dit le changement climatique, la transition énergétique,
15:43 comment est-ce que nous allons passer de cette époque des énergies du pétrole et du gaz
15:48 aux énergies vertes, la thérapie génique, la capacité que nous avons maintenant
15:53 d'agir sur les chromosomes et l'ADN humain, pour le meilleur, je pense,
15:58 et peut-être aussi pour le pire.
16:00 Le tsunami complet de l'intelligence artificielle,
16:04 j'adorerais qu'on puisse parler un peu de ce sujet-là, d'ailleurs,
16:07 ici ou ailleurs, et je crois, monsieur Njalifi, que vous avez entrepris
16:12 dans votre série de conférences, à un moment donné,
16:16 de travailler sur l'intelligence artificielle.
16:18 Je pense que c'est une révolution qui va être absolument bouleversante.
16:22 Et puis, finalement, l'augmentation assez exponentielle
16:26 et la croissance des connaissances que nous avons,
16:30 que nous ne sommes pas, à l'évidence, capables véritablement d'absorber,
16:35 de comprendre à la même vitesse qu'elle se produit,
16:38 et surtout d'avoir des décisions politiques,
16:41 voilà, en temps et en heure, si je puis dire.
16:46 Et ça, c'est un vrai souci.
16:47 Et je pense que ça génère un certain sentiment de dépossession
16:51 pour le citoyen de sa légitimité démocratique.
16:54 C'est-à-dire, mais qu'est-ce que je fais dans cette histoire ?
16:56 À quel moment est-ce que j'ai le droit, la possibilité de prendre la parole,
17:00 de dire si je suis d'accord ou pas d'accord ?
17:03 Alors que tout ça va tellement vite et est tellement complexe
17:07 et que l'urgence est à la prise de décision.
17:11 Et on voit des réactions, finalement, assez stupéfiantes, de mon point de vue,
17:15 où pour sauver des apparences,
17:18 on se jette dans le relativisme qui est déguisé en pluralisme.
17:25 C'est-à-dire, pour faire semblant de donner la parole à tout le monde
17:28 et que chacun ait l'impression de peser sur la décision,
17:31 on va se contenter de mettre un pour et un contre en face,
17:36 comme on l'a vu au moment du Covid avec les pro-Vax et les anti-Vax.
17:43 Voilà, parole contre parole, sans débat, sans vraiment rapport scientifique et du sens.
17:50 C'est aussi ce qu'on voit dans les débats sur le climat,
17:53 où on met autour d'une table, à la télévision, à la radio,
17:57 un expert du GIEC qui parle du climat et un climato-sceptique au même rang.
18:04 Et tout ceci n'est qu'opinion contre opinion.
18:07 Je pense que là, on touche à quelque chose de très important,
18:12 avec un élément nouveau dans notre société,
18:14 avec une vraie vulnérabilité, qui est la question de la désinformation.
18:20 Parce que nous le savons bien, le développement des médias publics,
18:23 des réseaux sociaux a créé finalement une nouvelle forme de production d'informations
18:29 qui échappe à toutes les normes usuelles, avec un mode très horizontal,
18:34 qui semble très démocratique, où finalement chacun peut produire de l'information
18:39 et on aboutit à une véritable saturation informationnelle,
18:44 dans laquelle finalement tout et n'importe quoi peut coexister
18:49 et on n'a plus d'échelle de valeur par rapport à ça.
18:52 Et ça, c'est une véritable vulnérabilité de nos sociétés démocratiques
18:57 vis-à-vis de la désinformation et donc aussi de la propagande,
19:00 c'est-à-dire de l'utilisation malveillante de cette information.
19:05 Et tout ceci a clairement pris sa racine dans une défiance
19:10 par rapport à la connaissance experte et aux méthodes scientifiques
19:15 de production de l'information.
19:17 Et là, je pense qu'on a affaire à quelque chose de très fondamental et de très important.
19:22 Voilà, donc là, j'ai essayé d'exposer un peu tout ce qui, à mon avis,
19:26 permettait à la fois de dire qu'il y a un lien fondamental
19:31 entre liberté et raison et donc démocratie et science,
19:37 mais que ce lien est dans la queue du limite entre un règle difficulté dans nos sociétés
19:41 et que ça mine notre démocratie.
19:44 Une fois qu'on a fait ce constat un peu cataclysmique, de catastrophe,
19:50 comment on s'en sort ? Qu'est-ce qu'on peut faire ?
19:54 Évidemment, je ne serais pas là si je ne croyais pas profondément
19:59 qu'il y a une voie de sortie. Pas ça.
20:03 Et que cette voie de sortie, elle nécessite de restaurer cette alliance fondamentale,
20:10 je le dis, entre liberté et raison, entre science et démocratie.
20:15 Nous devons renforcer notre capacité à penser juste, à raisonner.
20:24 Et ça, à mon avis, la première des étapes, c'est de s'imposer,
20:31 de s'interroger en permanence sur nos opinions, nos croyances,
20:37 sur ce que nous pensons savoir.
20:40 En fait, cette question fondamentale, j'aimerais que chacun et chacune d'entre vous se la pose,
20:45 y réfléchisse. Comment sait-on que l'on sait quelque chose ?
20:55 Je sais que la Terre est ronde, je sais que la Terre tourne autour du Soleil,
21:01 je connais la loi de la gravitation et je sais le fonctionnement,
21:08 le rôle de nos chromosomes dans l'évolution de la vie, etc.
21:13 Mais comment je sais toutes ces choses-là ?
21:16 Et je voudrais reprendre à ce moment-là les mots de Gaston Bachelard,
21:21 qui est un des grands philosophes des sciences français,
21:26 qui a beaucoup réfléchi sur ces questions,
21:29 et qui a dit une petite parole qui tient en quelques mots,
21:33 qui, à mon avis, est au cœur de tout ce que nous devons réfléchir ensemble.
21:38 Je cite ses mots.
21:40 « Faire de la science, c'est penser contre son cerveau »,
21:47 a-t-il dit en 1938 dans un ouvrage très célèbre qui s'intitule « Formation de l'esprit scientifique ».
21:56 Qu'est-ce que ça veut dire ?
21:57 Ça veut dire qu'à chaque moment, je dois me demander
22:03 si quand je réfléchis, quand j'émets une opinion, quand je pense,
22:07 je ne suis pas en train de me laisser influencer
22:13 par mes désirs, par mes émotions, par mon environnement.
22:22 Donc ça veut dire finalement revenir à un véritable discours de la méthode,
22:27 comme l'entendait Descartes pour diriger son esprit.
22:34 Si je voulais synthétiser en quelques phrases, un petit peu lapidaires, un peu simplistes,
22:41 juste pour qu'on puisse en discuter.
22:44 Premièrement, ça veut dire très clairement se méfier de ses intuitions,
22:50 se méfier de sa propre subjectivité.
22:53 D'autant plus que vous savez, à cette heure-là de l'information que nous vivons,
22:59 avec les réseaux sociaux, les GAFAM, la manière dont tout ceci travaille,
23:04 nous savons que nous sommes de plus en plus enfermés dans une bulle informationnelle.
23:09 C'est-à-dire que vous savez, ce biais du renforcement de sa propre croyance,
23:18 ce biais informationnel, qui fait qu'on ne finit par parler qu'avec des gens,
23:24 être en relation qu'avec des gens qui pensent comme nous,
23:27 et donc qui nous réassurent dans notre manière de penser.
23:31 C'est Diderot qui disait « On avale à pleine gorge le mensonge qui nous flatte,
23:40 et l'on boit goutte à goutte la vérité qui nous est amère ».
23:47 C'est tellement plus facile de croire ce qui renforce ce que nous pensons déjà,
23:52 et de rejeter d'un revers de main ce qui est contraire à notre intuition, à notre façon de penser.
24:01 L'autre point qui vient fondamentalement de la démarche scientifique,
24:04 et je pense qu'on a vu d'ailleurs dans toute la propagande et les informations qu'on a eues,
24:11 combien ceci est mis à mal, c'est toujours rechercher la cohérence entre les faits et les opinions.
24:19 Ce n'est pas si facile.
24:22 Mais d'une certaine façon c'est cela, c'est développer sa capacité à remettre en cause ses croyances
24:29 devant une démonstration, devant un ensemble de faits.
24:32 C'est le doute méthodique finalement.
24:36 Alors vous savez que ce n'est pas si simple que ça, parce que la notion même de fait devient compliquée.
24:41 À l'heure de l'intelligence artificielle, à l'heure du deep fake, etc., qu'est-ce que c'est que les faits ?
24:49 Et pour un scientifique, on se trouve devant des choses qui sont extrêmement complexes.
24:59 Mais c'est fondamental, parce qu'au cœur d'un sujet,
25:05 si je veux raisonner juste et de penser scientifiquement, rationnellement,
25:13 il faut revenir à ce que c'est qu'est-ce qu'une théorie scientifique.
25:20 D'une certaine façon, à la base de ça, une théorie, une explication,
25:24 qui ne peut pas être mise en doute par l'expérience, n'est pas une théorie scientifique.
25:31 C'est tout le test de falsifiabilité qu'utilisait le grand philosophe Karl Popper,
25:39 qui disait que le critère de la scientificité, du caractère scientifique d'une théorie,
25:45 réside non pas dans le fait que nous pouvons la prouver.
25:50 Ce n'est pas le fait de pouvoir prouver qui montre que c'est vrai et que c'est scientifique.
25:56 C'est au contraire la possibilité qui nous est donnée de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester.
26:05 Toute chose qui n'est pas testable, qu'on ne peut pas réfuter, n'est pas scientifique.
26:11 C'est juste une croyance, c'est un dôme.
26:14 Je pense qu'il faut garder ça en mémoire.
26:17 Et rappeler simplement que la science n'est pas une opinion comme l'eau.
26:23 Et que la compréhension de la façon dont elle procède est à la base de la construction des compétences démocratiques.
26:33 Ça veut dire quoi ? Ça veut dire être capable d'écouter,
26:36 être capable de suspendre son jugement, d'argumenter et de décider à partir d'un ensemble cohérent,
26:45 à la fois de faits et de principes.
26:49 Voilà, je crois que j'ai déjà été un peu trop longue,
26:53 mais on va avoir le temps dans la deuxième partie de nous discuter.
26:56 Je vais juste conclure, pour que vous ne vous méprenez pas sur mes propos.
27:02 Attention, je ne prétends pas du tout que je ne suis pas une scientiste
27:07 en considérant que les scientifiques doivent régler sur le monde
27:10 et doivent absolument avoir le dernier mot.
27:15 Au bout du compte, on a pris besoin de débats démocratiques
27:18 et seule la parole de l'expert compte pas du tout.
27:22 D'abord parce qu'il faut être absolument réaliste
27:27 et que le développement des technosciences,
27:30 c'est-à-dire de tout ce qui a une incidence pratique sur notre vie quotidienne
27:35 et qui conditionne le monde dans lequel nous vivons,
27:38 et dans lequel nous allons vivre encore à fréquents termes,
27:42 ce développement est quelque chose d'assez compliqué
27:45 qui est à l'intersection, si je puis dire,
27:48 évidemment de l'évolution des connaissances scientifiques à vue universaliste.
27:53 Je pense à la physique quantique, je pense à l'informatique,
27:57 je pense à la génétique, qui sont des sciences en elles-mêmes
28:00 et qui se préoccupent un peu moins des conséquences d'elles-elles
28:03 que de la compréhension de la connaissance du monde.
28:06 Et puis à l'intersection, je le disais, des choix concrets
28:11 qui doivent dans une démocratie être gouvernés par l'intérêt commun,
28:16 j'en suis convaincue, et qui doivent être mis en débat de manière éclairée.
28:21 Mais tout ça, c'est évidemment assez compliqué
28:25 et ça demande une dédication à la rationalité,
28:29 à la démarche scientifique, de construction des vérités,
28:32 à la pensée argumentée.
28:35 Et moi je pense que c'est ça qui est essentiel
28:38 pour que cette alliance entre la raison et la liberté de penser soit confortée.
28:44 Parce que tout ce qu'on voit arriver quand on lutte,
28:48 pour les gens qui se battent contre ça, contre cette rationalité,
28:52 et que le tout se vaut, c'est que le scepticisme généralisé,
28:58 la défiance, la défaite de ce qu'on appelle l'esprit critique,
29:02 ça conduit aux théories du complot, ça conduit au relativisme,
29:05 tout se vaut, rien n'est prouvable.
29:08 Et ça, ça fait le lit vraiment de toutes les dictatures et de toutes les autocraties.
29:15 Et donc voilà, je pense vraiment qu'il y a une vraie urgence
29:21 à restaurer l'autorité naturelle de la démarche scientifique,
29:27 mais poser à sa juste place, au bon niveau, dans le débat démocratique.
29:33 Et si vous me permettez, je conclurai sur ces mots,
29:36 parce qu'on va rester que des temps qui m'étaient impartis,
29:39 sur la parole d'un grand homme de littérature,
29:46 parce que je pense que la littérature, elle nous apprend beaucoup sur le monde.
29:50 Monsieur Michalewski, la philosophie est évidemment au cœur de nos débats,
29:55 mais je trouve que la littérature, elle apprend aussi beaucoup sur l'âme humaine
30:00 et qu'elle nous aide à penser et à réfléchir.
30:02 C'est Stéphane Zweig, qui est quelqu'un pour qui j'ai une profonde admiration,
30:08 et qui a écrit cette phrase en 1936, vous voyez, la montée du nazisme
30:15 et l'arrivée du nazisme en Allemagne.
30:19 Et voilà ce qu'il écrit à cette époque.
30:22 "Nous n'avons pas le droit de douter de la force de la raison
30:28 sous prétexte que l'époque actuelle agit contre les lois de la raison."
30:35 Mais je pense que notre époque actuelle, elle agit aussi en grande partie
30:38 contre les lois de la raison.
30:40 C'est pourquoi nous devons nous battre, tous et toutes ensemble,
30:44 pour au contraire montrer que la raison est au cœur de notre idéal
30:51 et de ce que nous souhaitons notre place.
30:53 Voilà, merci beaucoup, et puis je vais à votre disposition
30:55 pour échanger au contraire avec vous.
30:58 Merci, merci beaucoup madame l'ambassadrice.
31:02 Je suis très sensible à cette idée que vous venez d'évoquer encore,
31:07 que la raison commence par la parole, que nous osons dire en public,
31:14 et que nous nous donnons le moyen aussi d'entendre de la part des autres.
31:19 C'est le berceau même de ce qu'il y a de raisonnable
31:24 dans un monde qui doute parfois de l'intérêt d'une telle démarche.
31:29 Je vous remercie infiniment de nous avoir éclairés sur ces points
31:32 et j'ai hâte de donner la parole précisément aux jeunes qui nous écoutent,
31:37 à Varnan en particulier.
31:39 Si vous voulez bien prendre la parole, posez une question.
31:42 Maintenant, c'est avec plaisir qu'on vous écoutera.
31:45 Si vous nous entendez, activez votre micro
31:49 et donnez votre avis, votre point de vue, votre commentaire
31:53 ou posez votre question à madame l'ambassadrice, s'il vous plaît.
31:57 Vous voulez commencer ?
32:02 Allez-y.
32:04 Tout ce que madame l'ambassadrice a dit a résonné très bien avec nous.
32:09 J'ai aimé bien l'idée que la raison commence par la parole
32:14 et la parole commence par le cerveau.
32:17 Les pensées et le cerveau sont deux choses très différentes.
32:23 C'est très pareil pour tous les thèmes qu'on discute dans les cours de philosophie.
32:33 Maintenant, en philosophie, on parle trop pour le monde moderne
32:39 et le monde moderne.
32:41 Et comme la démocratie et la raison ne sont pas les valeurs principales du peuple d'aujourd'hui,
32:50 ce sont des choses qui sont en barre dans le valeur du peuple maintenant.
32:56 Et ce sont des choses que je vais penser de plus en plus
33:08 après tout ce que j'ai écouté.
33:12 Si vous souhaitiez peut-être faire une deuxième intervention à Varna,
33:20 vous pouvez poser une question, si vous le souhaitez.
33:23 Sinon, madame l'ambassadrice vous donnera son point de vue sur ce que vous venez de dire.
33:31 Une deuxième intervention, s'il vous plaît, à Varna ?
33:36 Non, pas là-bas.
33:39 Merci.
33:40 Madame l'ambassadrice, un petit commentaire sur ce qui vient d'être dit par cet élève ?
33:45 Merci de vos propos.
33:49 Je trouve essentiel et tellement important que des jeunes comme vous
33:55 preniez le temps, preniez la peine de discuter, de réfléchir.
34:01 Et ce que je voulais vous dire, c'est qu'on ne peut pas réfléchir à partir de rien.
34:06 Et je pense que c'est ça.
34:09 On vit une époque un peu folle où on a l'impression qu'il suffit d'avoir deux idées qui tournent dans sa tête
34:15 et il suffit de les exprimer en envoyant un tweet ou un post sur Instagram
34:21 et que finalement sa parole peut aller toucher partout
34:27 et finalement avoir la même résonance que ce que disent des gens qui ont essayé de penser depuis longtemps.
34:33 Non pas que je disqualifie la parole des jeunes sur ce qu'ils veulent échanger.
34:38 Ce que je veux dire, c'est qu'il faut prendre le temps de former son cerveau,
34:41 il faut prendre le temps de s'éduquer, de réfléchir,
34:44 pour pouvoir au contraire construire sa propre opinion sur un certain nombre de sujets.
34:50 Et une fois qu'on a construit, se rappeler qu'on peut se tromper,
34:55 que ce n'est pas grave si on se trompe,
34:57 et qu'en fait les opinions de ce point de vue-là ne sont jamais définitives,
35:01 qu'il faut toujours remettre finalement le travail, ce qu'on dit sur le métier,
35:06 c'est-à-dire continuer à penser, à s'instruire, à réfléchir, à discuter, à lire et à échanger avec les autres.
35:13 Donc ce rôle de la parole, ce rôle de l'échange, il est crucial.
35:17 Et l'école, évidemment, c'est le lieu magique, l'école au sens large,
35:22 depuis la petite école jusqu'à l'université, c'est le lieu magique pour cela.
35:28 C'est quand même, je pense, une des plus belles réalisations de l'être humain
35:33 que d'avoir accepté que les enfants sortent de la mine du travail forcé à 5 ans, à 8 ans,
35:40 et soient dans ce monde un peu préservé qu'est l'école,
35:44 avec un temps qui leur est dédié uniquement pour se former, pour se construire,
35:50 loin des pressions permanentes et extérieures,
35:54 en s'appuyant sur ce qui s'est fait tout au long de l'histoire,
35:59 mais aussi en s'enrichissant de tout ce qui se passe actuellement,
36:04 et en parlant les uns avec les autres, en apprenant à se respecter, à s'écouter.
36:09 C'est absolument central, essentiel.
36:13 Vous savez que ce n'est quand même pas la chose la plus partagée du monde,
36:16 je n'ai pas les chiffres en tête, mais des dizaines, centaines de millions d'enfants
36:21 qui ne vont pas à l'école dans le monde,
36:24 qui sont privés de cette capacité de former son cerveau.
36:29 Et vraiment, de ce point de vue-là, c'est quelque chose d'absolument essentiel.
36:35 Et puis les échanges, le fait de frotter sa cervelle contre celle de quelqu'un d'autre,
36:41 ça me semble important, avec cette capacité d'écoute.
36:45 Est-ce que je suis capable d'entendre et d'écouter quelqu'un
36:48 qui n'a pas le même point de vue que moi, qui n'a pas la même culture,
36:52 qui n'a pas été élevé de la même façon, dans le même contexte, avec la même histoire ?
36:57 Moi, par exemple, c'est ce que j'adore dans le métier que je fais actuellement comme diplomate.
37:02 Quand je suis venue, vous le savez, en Bulgarie,
37:07 j'ai découvert un pays formidable, avec une culture totalement différente
37:12 de celle à laquelle j'étais habituée, qui a vécu, alors que nous sommes en Europe,
37:17 une histoire totalement différente.
37:20 Et ceci est un enrichissement formidable.
37:24 Et ça apprend à mettre en perspective ce que l'on croit savoir.
37:29 Pour autant, il y a une méthode à conduire dans son esprit
37:38 pour essayer de faire la part des choses.
37:41 Et à partir de toutes ces connaissances-là, de les hiérarchiser et de les trier.
37:47 Parce que trier l'information, trier les connaissances,
37:50 pour avoir un système qui tienne la route, qui ait du sens,
37:54 ça aussi, c'est beaucoup de travail.
37:57 Et cette méthode-là, elle s'apprend à l'école et elle s'éprouve tous les jours à l'école.
38:03 Et c'est ce qu'on vous demande en particulier quand on vous demande de réfléchir,
38:07 de faire des dissertations, de faire des démonstrations,
38:11 de conduire des expériences en science et de vérifier des hypothèses,
38:16 de lire et de commenter des textes littéraires,
38:22 de se poser des questions en cours d'histoire.
38:26 Tout cela, ça procède de cette même ambition.
38:31 Merci infiniment.
38:34 Ça me permet de me tourner encore vers Antoine Châtelet,
38:37 qui suit à la fois la diffusion de votre programme sur Twitch,
38:42 mais il est très à l'écoute de ce que vous dites,
38:45 parce qu'il, dans notre équipe, si je puis dire,
38:48 c'est lui qui exprime toujours avec le plus de pertinence ce que nous organisons ensemble.
38:55 Cher Antoine, je peux te donner la parole pour cette partie finale de la première séquence.
39:03 Absolument. J'aurais une question, enfin une double question pour madame Robyn.
39:09 Au fond, est-ce qu'on ne peut pas se poser la question de savoir
39:13 si ce n'est pas le philosophe qui doit à nouveau réstaurer et rééquilibrer
39:19 cette alliance entre liberté et raison et science et démocratie ?
39:24 Et si oui, qu'est-ce qui nous protège ?
39:27 Qu'est-ce qui nous protège que le philosophe ne peut pas errer aussi, lui,
39:31 dans sa propre raison et faire de la raison finalement un diktat,
39:38 pour ne pas dire un slogan, pour ne pas dire une tyrannie ?
39:42 Au fond, le philosophe est-il la garantie de restaurer cette alliance
39:47 que vous mentionniez tout à l'heure, madame Robyn ?
39:55 Vraie question passionnante et intéressante et difficile.
40:00 Je pense qu'il n'y a aucune garantie, en fait.
40:06 Il n'y a aucune garantie et c'est bien ça qui fait, je pense, la dure condition humaine.
40:12 C'est qu'à chaque moment, et dans l'histoire nous l'avons vécu de nombreuses fois,
40:18 à chaque moment nous pouvons errer et nous perdre complètement
40:23 avec la meilleure foi du monde en étant persuadés d'être sur le bon chemin.
40:30 Donc il y a des êtres magnifiques et des institutions malveillantes,
40:37 voire des États pernicieux qui utilisent cela de manière extrêmement lucide
40:43 en sachant exactement où ils vont.
40:46 Mais il y a aussi des personnes qui, de bonne foi, se laissent complètement abuser,
40:51 enfermer dans leur sphère et se perdent complètement.
40:56 La garantie, elle est…
40:59 D'abord, l'époque actuelle nous montre bien qu'il n'y en a pas beaucoup de garantie,
41:04 donc c'est un travail collectif, en fait.
41:06 Je pense qu'il n'y a aucune garantie individuelle.
41:11 Je crois qu'à partir du moment où on a réussi à mettre en place
41:19 un socle fondamental dès le plus jeune âge,
41:23 qui à un moment donné fait qu'on a cette petite lumière
41:29 qui s'allume dans notre tête en disant
41:32 « Non mais là tu crois vraiment à ce que tu es en train de dire ? »
41:35 Il n'y a pas quelque chose quand même qui, à un moment donné,
41:39 dans mon histoire personnelle, dans mon éducation, dans ce que j'ai vécu, etc.,
41:43 me dit que ça ne fonctionne pas ce que je suis en train de faire.
41:49 Le verre est dans le fruit, je ne suis pas totalement convaincue de ce que je suis en train de dire.
41:54 Et si globalement dans la société c'est une démarche qui est chronée,
42:00 travaillée, éduquée, sur laquelle on a une habitude de travailler,
42:04 je pense qu'à un moment donné il y a des guerres de fou sociétaux
42:07 qui peuvent s'en mettre en place.
42:09 Mais ça peut prendre du temps.
42:11 Ça peut prendre du temps et pendant quelques années
42:14 on peut avoir vraiment des déviances, et on l'a connu dans notre histoire, graves,
42:18 où les démocraties sont perverties,
42:22 où aussi quelquefois les sociétés humaines,
42:26 et on le voit dans d'autres endroits,
42:28 font le choix d'abdiquer leur liberté
42:34 en échange d'autres garanties qu'on leur a promis
42:38 de sécurité, de bien-être, etc.
42:41 C'est la promesse que quelques dictatures et autocraties font au peuple
42:46 en leur disant "ok, vous vivrez mieux, faites-nous confiance,
42:49 abandonnez-nous finalement ce libre-arbitre,
42:52 cette liberté de penser qui vous embête,
42:55 regardez dans les démocraties,
42:57 ils n'arrivent pas à avancer, ils s'engluent dans leurs débats internes,
43:01 abandonnez tout ça et nous on vous promet le bonheur pour tous et le bien-être.
43:07 Donc il y a aussi ça, je pense,
43:09 c'est que l'être humain est aussi tiraillé entre des désirs
43:14 qui sont contradictoires et sur lesquels lui-même n'est pas au clair.
43:18 Bien sûr, bien sûr.
43:20 Est-ce que ça veut dire que le bulletin de vote,
43:23 aujourd'hui, serait notre carte bleue,
43:27 et que nous passerions de la citoyenneté à celle d'être des clients ?
43:32 Et est-ce que vous ne pensez pas qu'il n'est pas trop tard ?
43:39 Comme je suis une optimiste convaincue,
43:46 je veux croire qu'il n'est pas trop tard.
43:50 Et comme je suis aussi passionnée d'éducation et de science,
43:54 je veux croire au pouvoir de la raison et de l'éducation.
43:57 C'est-à-dire que, d'une certaine façon,
43:59 c'est la jeunesse qui nous sauvera et qui, à un moment donné,
44:03 dira "stop, là on fait fausse route et on ne peut plus continuer comme ça".
44:09 Bien sûr.
44:10 Mais rien n'est garanti.
44:13 Après, ce que je pense, c'est que tout ceci est cyclique
44:17 et qu'on peut passer par des périodes qui sont des périodes un peu noires
44:20 et voir au bout du tunnel l'espoir rejaillir
44:24 parce qu'il y a quelque chose, il y a un élan vital dans l'individu,
44:29 dans l'être humain, qui fait qu'à un moment donné,
44:32 trop c'est trop et qu'il y aura cette volonté,
44:36 finalement, de ne pas supporter le quotidien qu'on lui impose
44:40 et d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte
44:42 et donc d'espérer, de vouloir construire, de vouloir changer les choses.
44:45 Cet élan vital, cette curiosité fondamentale,
44:49 je pense qu'elle est indestructible dans l'âme humaine
44:54 et qu'elle permet quand même de croire
44:57 qu'on ne peut pas être les esclaves d'une pensée unique
45:01 et de manipulation éternellement.
45:04 Après, moi j'aimerais bien en discuter avec la jeunesse
45:08 parce que je pense que c'est quelque chose sur lequel j'aime beaucoup réfléchir
45:14 et qui est justement un peu à la convergence de ces questions délicates
45:18 c'est le rôle que l'intelligence artificielle va jouer dans nos sociétés très rapidement
45:25 parce que ces avancées technologiques jusqu'à présent,
45:28 elles se faisaient à un rythme où on était,
45:30 ok c'est compliqué mais on arrivait quand même un peu à suivre.
45:33 Là, la progression de ce que l'intelligence artificielle est capable de faire dans nos sociétés
45:38 est fulgurante, incroyable
45:41 et dépasse très clairement la capacité des êtres humains à suivre
45:46 et qu'on rentre véritablement dans une autre époque, je pense.
45:51 Merci beaucoup Madame l'Ambassadrice.
45:55 Nous arrivons au terme de la première partie de ce programme
46:00 consacré à la démocratie et à la science.
46:04 Je pense que 5-6 minutes de pause technique s'imposent à tous.
46:11 Je donnerai la parole tout à l'heure à Banska Bestritsa
46:15 pour éventuellement entendre leurs questions.
46:18 Merci. Tous nos documents sont disponibles d'ici 3 jours en vidéo
46:23 et probablement bientôt en podcast.
46:26 Un grand merci à tous et à tout de suite pour la deuxième partie.
46:31 Merci.
46:32 [Sous-titres réalisés par la communauté d'Amara.org]
46:38 [Logo de l'Université d'Ottawa]
46:45 [Voix de l'interprète]
46:49 [Musique]
46:53 [Musique]
46:56 [SILENCE]

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