Marie Portolano reçoit ce matin Claudine Monteil, historienne et ancienne diplomate. Elle était la plus jeune des signataires du manifeste des 343 femmes pour la légalisation de l'avortement, paru le 5 avril 1971.
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00:00 Bonjour et bienvenue à vous.
00:01 Claudine Montaigne, bonjour.
00:02 Vous êtes historienne, ancienne diplomate
00:04 et surtout, le 5 avril 1971,
00:07 vous avez signé le Manifeste des 343 femmes
00:09 pour la légalisation de l'avortement.
00:12 D'ailleurs, vous avez amené la une de ce journal
00:15 qui a été divulgué dans le Nouvel Obs,
00:18 le 5 avril 1971.
00:19 Est-ce que vous pouvez nous montrer ?
00:21 C'est un numéro historique.
00:23 C'est mon exemplaire.
00:25 C'est le vôtre.
00:26 C'est mon exemplaire qui date d'il y a plus de 50 ans,
00:28 il y a 52 ans.
00:30 Donc, il a vécu.
00:31 C'est un exemplaire qui, comme moi, a beaucoup vécu.
00:33 Mais c'est vrai que ça n'a pas été facile
00:36 et que je tiens à montrer
00:38 qu'il est mis sur la couverture
00:42 que nous étions des femmes de courage.
00:44 Parce qu'il fallait quand même un sacré courage à l'époque,
00:47 même si, pour ma part, j'avais alors 21 ans,
00:50 je ne me rendais pas forcément compte
00:52 des conséquences que cela pouvait avoir.
00:54 Oui, parce qu'à ce moment-là, vous avez 21 ans,
00:56 vous êtes d'ailleurs la plus jeune signataire du manifeste.
00:58 Vous êtes hors la loi.
00:59 Est-ce que vous savez ce que vous risquez ?
01:01 Alors, en fait, je sais que je risque d'être emprisonnée,
01:03 je risque d'être arrêtée et d'être emprisonnée,
01:06 mais je suis habituée, le dimanche après-midi,
01:09 à rencontrer Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi
01:12 et d'autres personnes, d'autres amies féministes.
01:14 Nous étions un petit groupe d'une dizaine de femmes.
01:17 Nous nous réunissions tous les dimanches
01:18 et j'avais une totale confiance en elles.
01:21 Il faut vous dire quand même que j'avais 20 ans,
01:23 Gisèle Halimi en avait 40
01:25 et Simone de Beauvoir en avait 62.
01:27 C'est-à-dire que nous avons agi pour les droits des femmes
01:31 entre générations
01:33 et je me sentais protégée par ces femmes,
01:35 emportée par elles.
01:37 Vous étiez dans quel état d'esprit à ce moment-là ?
01:39 Alors, nous étions dans l'état d'esprit d'abord
01:41 d'après mai 1968.
01:44 On l'oublie, mais s'il y a eu une action très positive de mai 68,
01:50 c'est le fait qu'en mai 68,
01:51 nous avons voulu changer le monde tout de suite.
01:54 Et nous, les jeunes femmes étudiantes de l'époque,
01:57 nous voulions vraiment changer le monde,
01:58 mais nous remarquions que les hommes politiques
02:01 de quelques bords qu'ils fussent étaient tous très machos.
02:04 Donc, c'est pour ça que nous sommes allées
02:06 fonder le mouvement de libération des femmes.
02:08 C'est véritablement pour pouvoir agir,
02:11 nous changer notre condition immédiatement.
02:14 Nous étions aussi dans l'exigence et dans l'urgence
02:19 de faire parler des sujets les plus graves,
02:22 c'est-à-dire celui sur l'avortement.
02:24 Il faut vous dire qu'à l'époque, en 1968…
02:26 C'est un mot qui est complètement tabou.
02:29 C'est un mot qui était, comme vous le dites très justement,
02:31 c'était un mot complètement tabou, qu'on n'entendait pas
02:34 parce qu'on avait peur d'être dénoncé par les voisins
02:38 ou par des membres de la famille, même si on prononçait le mot.
02:41 C'est la raison pour laquelle la journaliste
02:44 du Nouvel Observateur, Nicole Mouchnik,
02:46 et la grande féministe, qui est une de mes amies,
02:49 Anne Zelensky, sont allées voir Simone de Beauvoir
02:52 pour proposer l'idée de rédiger un manifeste.
02:56 C'est comme ça que je me suis retrouvée,
02:58 la plus jeune, chez Simone de Beauvoir.
03:00 Ce manifeste a été caricaturé,
03:01 c'est devenu le manifeste des 343 salopes.
03:04 C'est comme ça qu'on le réfère encore aujourd'hui.
03:06 Comment vous l'avez pris à l'époque ?
03:07 Ça ne s'appelle pas du tout comme ça.
03:09 On l'a pris… D'abord, je voudrais dire que nous, les féministes,
03:13 contrairement à la réputation que l'on veut nous faire,
03:17 nous sommes des femmes qui avons eu beaucoup d'humour.
03:19 Nous avons réalisé ces années du MLF,
03:22 pendant cinq ans, de 1970 à 1975,
03:25 dans la vitalité, l'énergie, l'enthousiasme.
03:29 Donc, nous avons compris la couverture de Charlie Hebdo.
03:32 Oui, parce que c'est Charlie Hebdo qui l'avait caricaturé.
03:34 C'est Charlie Hebdo qui a parlé des salopes.
03:36 Mais moi, je considère que je ne suis pas de cette formulation-là,
03:41 dont j'entends parler depuis 50 ans, quand même.
03:44 Oui, oui.
03:44 C'est-à-dire que c'est vraiment la formulation.
03:46 Je dis non, nous sommes des femmes de courage,
03:48 et je le dirais même encore un peu plus fort,
03:51 en réaction à la manière dont on l'appelle,
03:54 nous sommes des femmes d'honneur.
03:56 Exactement.
03:56 Le projet de loi visant à inscrire l'IVG dans la Constitution
04:00 a été présenté hier.
04:02 C'est une mesure qui est réclamée depuis longtemps
04:04 par les mouvements féministes.
04:06 Qu'est-ce que ça va changer ?
04:07 Non, ça ne va pas forcément énormément changer sur le plan concret.
04:11 C'est-à-dire qu'il y a des centres IVG qui ferment.
04:14 Il y a des centres du planning familial qui sont attaqués.
04:17 Les maternités également.
04:19 Les maternités également qui ferment.
04:21 Donc, ça ne va pas énormément changer.
04:23 Néanmoins, je voudrais rappeler que, pour ma génération,
04:27 nous venons d'un monde où même le mot "avortement",
04:31 nous ne pouvions pas le prononcer.
04:32 Qu'est-ce que ça vous procure, ça, de savoir que ça va être dans la Constitution ?
04:35 Je voudrais juste, là-dessus, développer ma pensée.
04:39 Nous n'avons pas cru que nous pourrions changer rapidement la loi.
04:43 Nous avons mis quand même quatre ans sur les critiques
04:46 et ça a été extrêmement dur.
04:48 Donc, aujourd'hui, voir des jeunes femmes et hommes,
04:52 que ce soit sénateurs et sénatrices, députés femmes et députés hommes,
04:56 se plonger là-dessus,
04:58 souhaiter que ça soit inscrit dans la Constitution,
05:02 c'est pour nous, elle dépasse nos rêves.
05:05 Je dis aux jeunes générations, vous dépassez nos rêves.
05:08 Et il faut l'inscrire, parce que le mot,
05:11 nous ne savons pas quelle sera la terminologie qui sera adoptée.
05:14 Oui, parce qu'on parle de liberté,
05:16 liberté garantie aux femmes de recourir à l'avortement et non le droit.
05:19 C'est une nuance importante.
05:20 C'est une nuance importante, parce qu'effectivement,
05:23 les droits engagent une obligation de l'État français,
05:26 mais en même temps, le mot "liberté" est un mot symbolique tellement fort.
05:32 Pour moi, c'est un des plus beaux mots de la langue française.
05:35 Nous avons fait le mouvement de libération des femmes.
05:38 Des femmes dans le monde entier sont privées de liberté.
05:42 Nous avons le tableau de Delacroix, "La liberté guide dans le peuple".
05:46 Je veux dire par là que si nous arrivons
05:49 à ce que le mot "liberté" soit inscrit dans la Constitution,
05:53 c'est déjà quelque chose de symbolique,
05:55 qui sera fort, qui pourra rayonner,
05:58 et qui rendra plus difficile, quand même,
06:00 symboliquement, d'attaquer le droit à l'avortement.
06:03 Avec le regard d'aujourd'hui,
06:04 qu'est-ce que vous auriez envie de dire à la Claudine Monteil, de 21 ans,
06:07 qui s'est battue, qui a été hors la loi pour le droit des femmes ?
06:11 Nous avons fait un bout de chemin,
06:13 et peut-être que lorsque je ne serai plus là,
06:18 pour mes derniers jours, je me dirai que peut-être mon passage sur Terre
06:22 n'a pas été totalement inutile.
06:25 Et ça, c'est la plus belle des récompenses,
06:28 de se pouvoir se dire qu'on a peut-être été un petit peu utile.
06:32 On va terminer là-dessus. C'est magnifique. Merci beaucoup.
06:35 Merci à vous.
06:36 Je rappelle votre dernier livre,
06:37 "Marie Curie et ses filles et ses fils",
06:39 publié chez Calman Levy.
06:40 Merci beaucoup.
06:42 Merci à vous, madame.