L'immigration tire-t-elle les salaires à la baisse?

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Comme chaque semaine dans "À l'épreuve des faits", notre journaliste Céline Pitelet tente de démêler le vrai du faux dans l'actualité de la semaine.

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00:00 "71% des français pensent que l'immigration tire à la baisse les salaires" nous dit Edwige Diaz.
00:05 On a retrouvé le sondage auquel elle fait référence, c'est un sondage IFOP du mois de juin 2023.
00:10 Le chiffre est juste, 71%. Je voudrais qu'on continue à regarder ce sondage, s'il vous plaît.
00:15 Le chiffre est juste. Par contre, le sondage ne dit pas exactement ça.
00:19 Il dit que 71% des français sont totalement d'accord avec l'idée selon laquelle l'immigration économique
00:26 permet aux patronats de tirer les salaires vers le bas. Donc ce n'est pas tout à fait la même idée, ça dit.
00:32 Non, en effet. On le voit, la députée simplifie le message, voire le détourne en disant que cette immigration tire les salaires vers le bas.
00:41 En réalité, ce sondage parle d'une seule forme d'immigration, l'immigration économique précisément.
00:48 Et elle parle également du rôle des patrons. Ce sondage dit que 71% des français pensent que l'immigration économique précisément,
00:57 et non pas générale, permet aux patrons de tirer les salaires vers le bas.
01:00 Alors, est-ce que l'idée défendue par l'ERN, malgré tout, est vraie ? Est-ce que l'immigration tire les salaires vers le bas ?
01:06 Cette question a fait l'objet de recherches depuis des dizaines d'années, en s'appuyant par exemple sur des moments historiques
01:12 comme l'arrivée à Miami en 1980 de plus de 100 000 exilés cubains expulsés par le régime de Fidel Castro,
01:21 ou encore le rapatriement de plus de 600 000 personnes de l'Algérie vers le sud de la France en 1962, après l'indépendance de l'Algérie,
01:29 ou encore des épisodes de crise migratoire comme en Turquie en 2012, au début de la guerre en Syrie avec l'afflux de réfugiés syriens.
01:38 Alors, Fanny, que nous disent ces travaux de recherche sur la question ?
01:41 Ce qu'elles montrent, ces études, c'est que l'impact de l'immigration sur le salaire moyen des personnes nées en France,
01:47 finalement, il est très limité, voire nul. C'est ce que nous explique, on va l'écouter, Jérôme Vallette, c'est un économiste.
01:53 En moyenne, l'impact des vagues migratoires ou des flux migratoires, c'est un effet qui est nul.
02:03 Il y a une partie de la littérature qui montre un effet faiblement positif, une autre qui montre un effet faiblement négatif,
02:08 mais en moyenne, on voit que cet effet moyen de long terme, il est nul.
02:11 Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas un effet pour certaines catégories de la population,
02:14 et donc on a notamment un effet, comme toute politique migratoire ou économique, on a des gagnants et des perdants.
02:20 Alors la question, c'est de savoir pourquoi cette immigration a globalement peu d'impact sur les salaires.
02:25 On en a posé la question à Flore Gubert, elle est directrice de recherche à l'Institut de recherche pour le développement,
02:29 et directrice adjointe de l'Institut Convergence Migration.
02:33 La première raison, c'est parce qu'une partie de la main d'œuvre immigrée, généralement la moins qualifiée,
02:40 vient combler des besoins de travail qui ne sont pas satisfaits par la main d'œuvre locale,
02:47 soit parce qu'elle concerne des activités qui sont particulièrement difficiles et pénibles
02:52 et qui sont de ce fait délaissées par les travailleurs locaux,
02:56 soit parce qu'il concerne des secteurs qui sont en déclin et qui sont donc assez peu attractifs.
03:02 Alors on a entendu Jérôme Vallette qui dit sur l'impact de l'immigration sur les salaires,
03:06 il y a des gagnants et des perdants. Qui sont les perdants ?
03:09 Justement, on va l'écouter, il nous a donné la réponse à cette question.
03:12 Les perdants, c'est les personnes qui sont les plus complémentaires, substituables,
03:16 qui sont le plus en compétition avec les immigrés, c'est-à-dire les vagues précédentes, les immigrés eux-mêmes,
03:22 et puis tous les natifs qui partagent les mêmes qualifications ou les mêmes occupations que les immigrés eux-mêmes.
03:27 Les personnes qui se retrouvent en général en concurrence directe avec les immigrés sont les personnes les moins qualifiées.
03:34 On estime environ, pour un niveau d'éducation donné et un niveau d'expérience donné,
03:39 une augmentation de 10% de l'immigration, ça entraîne une diminution des salaires de l'ordre de 3 à 4%.
03:46 Et effectivement, c'est donc les personnes qui sont directement en concurrence avec les immigrés
03:50 voient la concurrence augmenter sur le marché de l'emploi et donc voient les salaires tirer à la baisse.
03:56 Cet effet-là, qui est un effet de court terme, il est compensé à plus long terme par une augmentation de la demande.
04:02 C'est-à-dire que les immigrés qui arrivent, ce ne sont pas seulement des travailleurs, ce sont aussi des consommateurs.
04:08 Et donc on peut avoir une stimulation globale de l'économie qui fait que même pour les personnes
04:12 qui à court terme sont impactées par l'immigration parce qu'elles sont directement en concurrence avec les immigrés,
04:17 peuvent aussi gagner à long terme ou en tout cas ces effets négatifs peuvent être largement atténués.
04:23 Donc pour résumer, Céline, ce que dit Jérôme Vallette, c'est qu'à court terme, cet effet est négatif
04:28 uniquement sur les salaires de certains travailleurs et qu'ils s'estompent, pour l'accompris, dans le temps.
04:33 Et qu'à court terme également, les gagnants, ce sont finalement les travailleurs qui ont des compétences complémentaires à celles des immigrés.
04:40 Alors il y a aussi une autre précision qui a son importance, c'est que ces études, les chercheurs le disent, elles ont leurs limites.
04:46 Oui, en effet, il est difficile selon les chercheurs de mesurer avec précision les conséquences de l'immigration sur les revenus.
04:52 Regardez cette publication qui a été partagée sur le site de Sciences Po en novembre 2020.
04:58 Une chercheuse du CNRS ainsi qu'un professeur d'économie résume "toutes les études ne conduisent pas au même résultat".
05:04 En réalité, les économistes ont du mal à déterminer l'impact de la migration sur les salaires ou sur le chômage.
05:10 En fait, il y a tellement de facteurs qui jouent sur les revenus qu'il est difficile d'en isoler un seul
05:15 qui pourrait avoir un impact sur l'emploi des Français par rapport à l'immigration.
05:20 Amandine Attalaya, on a une prudence, une nuance chez les chercheurs
05:24 qui tranche avec la certitude des élus du RN sur cette question.
05:28 Oui, puisqu'ils ne s'embarrassent d'aucune précaution.
05:31 Eux disent qu'il y a un lien qui est évident, ce qui n'est pas démontré en effet par les études.
05:36 De façon plus générale, ce projet de loi immigration a fait l'objet de beaucoup de caricatures.
05:41 Les députés du RN parlent aussi par exemple d'un afflux massif de clandestins.
05:46 S'il y avait des régularisations dans les métiers en tension, la réalité c'est 7000 par an.
05:52 Donc tout est plus compliqué que ce que peuvent le dire les hommes politiques.
05:56 Et si on regarde les sondages aussi, ils prouvent d'ailleurs que les Français,
05:59 s'ils ont un avis globalement positif sur ce texte, le connaissent assez peu.
06:04 Ils l'avouent eux-mêmes dans les détails parce qu'il a été assez peu discuté malheureusement
06:09 au profit de davantage de postures politiciennes assez complexes.
06:13 Alors il faut aussi préciser que l'impact de l'immigration sur les salaires
06:16 dépend aussi de l'ampleur de la vague d'immigration et de sa soudaineté.
06:21 C'est ce qu'ont remarqué les chercheurs qui ont travaillé par exemple
06:24 sur l'afflux massif de réfugiés syriens en Turquie au début de la guerre en Syrie en 2012.
06:29 Dans les premières années qui suivent le choc migratoire,
06:32 il y a bien un impact sur les salaires des natifs.
06:36 La caractéristique de ces vagues migratoires soudaines est très importante.
06:40 C'est qu'elles créent une tension directe et très forte potentiellement
06:43 si les personnes-là peuvent travailler puisqu'il y a aussi cette question-là,
06:46 est-ce qu'elles sont en droit de travailler ?
06:48 Mais en tout cas, peuvent créer une pression à la baisse sur les salaires plus forte
06:52 qu'une immigration qui serait plus constante et plus diffuse dans le temps.
06:55 On va revenir à cette idée qu'à un moment donné,
06:57 c'est une part fixe de travail disponible dans l'économie.
07:00 Effectivement, si vous avez d'un coup beaucoup de gens qui demandent cette même part,
07:04 ça peut créer une pression à la baisse sur les salaires ou des tensions sur l'emploi.
07:08 La dimension de la vague joue, mais c'est surtout sa soudaineté qui joue.
07:13 C'est surtout est-ce qu'elle est diffuse dans le temps ou est-ce qu'elle est très soudaine ?
07:17 À ce moment-là, les marchés, et notamment le marché du travail,
07:20 a plus de mal à s'adapter.
07:22 Ça ne veut pas dire qu'il ne s'adapte pas, mais ça veut dire qu'il lui faut un peu plus de temps.
07:25 Voilà pour ces cas particuliers, il faut bien distinguer les gros chocs migratoires
07:29 et l'immigration constante et diffuse qui, elle, n'a quasiment aucun impact sur les salaires.
07:35 D'où vient la croyance inverse ? D'où vient la croyance de ceux qui pensent
07:39 que l'immigration tire les salaires à la baisse ? Écoutez Jérôme Vallette.
07:43 Je pense que ça vient vraiment de cette idée, de cette vision un peu malthusienne de l'économie,
07:47 si vous voudrez, dans laquelle il y aurait un gâteau d'emplois à se partager.
07:50 Et donc quand les immigrés arrivent directement, il y aurait une plus petite part pour chacun.
07:54 Et cette vision-là, elle est peut-être vraie à très court terme,
07:57 mais elle s'effondre à long terme parce que les marchés s'ajustent,
08:00 il y a une stimulation de la demande, la main-d'œuvre augmente,
08:03 le capital s'ajuste, etc. Et donc on arrive très bien à voir qu'à long terme,
08:08 la taille du gâteau n'est pas fixe et il peut y avoir un gâteau plus gros à se partager.
08:13 Et d'où vient la croyance qu'on voyait tout à l'heure sur ce sondage ?
08:16 71% des Français pensent que l'immigration économique
08:20 permet aux patronats de tirer les salaires vers le bas.
08:23 Et bien pour Flore Gubert, certains scandales, certains comportements de patrons
08:27 entretiennent cette idée, mais il ne faut pas mettre tous les patrons dans le même panier. Écoutez.
08:32 Les conditions d'emploi et de rémunération des travailleurs immigrés,
08:36 et en particulier des travailleurs immigrés sans papier,
08:38 sont parfois, dans certains secteurs, absolument scandaleuses.
08:42 Il y a un exemple très récent, il y a un article du Monde là-dessus il y a quelques jours,
08:47 sur la situation des travailleurs saisonniers employés en Champagne,
08:52 qui a débouché sur plusieurs enquêtes pour traite d'êtres humains.
08:57 Donc évidemment, ça, je pense que ça contribue à entretenir un peu cette idée d'une migration
09:04 qui exerce une pression à la baisse sur les salaires
09:07 et qui dégrade les conditions d'emploi et de rémunération.
09:10 Mais encore une fois, j'insiste sur le fait qu'il ne faut pas nécessairement accabler tous les employeurs,
09:16 parce que le problème auquel ils font face, dans certains secteurs, on l'a dit tout à l'heure,
09:22 c'est qu'il y a une insuffisance de voie légale pour pouvoir recruter des travailleurs immigrés
09:28 qui leur permettraient de combler leurs besoins en main d'oeuvre.
09:31 Voilà pour l'analyse.

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