• il y a 11 mois
Transcription
00:00:00 Je crois que c'est la huitième ou neuvième conférence que M. Guimain donne dans ces lieux,
00:00:11 ce qui veut dire qu'on ne présente pas M. Henri Guimain, pas plus d'ailleurs qu'on
00:00:15 le présente Berlanos.
00:00:17 Mais permettez-moi de lui dire en votre nom combien nous sommes heureux de pouvoir le
00:00:22 compter parmi les orateurs réguliers de ce club et parmi ceux, parmi les plus prestigieux
00:00:28 d'ailleurs, et ceux qui ont fait ce club, ce qu'il est aujourd'hui.
00:00:33 De plus, il me semble, ou il nous semble, que le destin hors série d'un Berlanos, que
00:00:41 ses dons exceptionnels d'écrivains et de polémistes, que son intransigence pour tout
00:00:47 ce qui lui paraissait injuste, voire que ses parties prises, ne sont pas sans rappeler notre
00:00:53 hôte de ce soir.
00:00:55 C'est la raison pour laquelle nous nous réjouissons beaucoup de l'entendre.
00:00:59 Je lui donne la parole.
00:01:00 Merci bien.
00:01:01 Je voulais dire en commençant que si Peggy semble s'éloigner de nous, Berlanos en est
00:01:12 plus proche.
00:01:13 J'en suis pas très sûr parce que c'est la troisième fois que je fais cette conférence
00:01:16 et je m'aperçois que le nom de Berlanos ne groupe pas grand monde.
00:01:19 Il semble qu'il est partiellement oublié cet homme et j'essayerai peut-être de le
00:01:25 ranimer un peu.
00:01:26 Voyez-vous, je voudrais qu'on regarde ensemble deux choses.
00:01:29 D'abord sa trajectoire, ça sera essentiellement l'exposé, et puis dans la deuxième partie
00:01:34 de cet exposé, je tenterai, comme je fais toujours, de m'approcher de sa personnalité
00:01:38 intime et secrète.
00:01:39 Alors, trajectoire.
00:01:40 Il est né en 1888 et il est né à Paris.
00:01:44 A cause du nom qu'il porte, Berlanos, qui n'est pas un nom très français, on a supposé
00:01:49 une ascendance espagnole.
00:01:50 Il se plaisait lui-même à parler de je ne sais quel conquistador qui leur ait donné
00:01:53 ses ancêtres.
00:01:54 Ça n'a jamais pu être vérifié.
00:01:55 Ce que l'on sait avec exactitude, c'est que son grand-père paternel était du côté
00:02:00 de Strasbourg et qu'il avait été ouvrier agricole, journalier.
00:02:05 Et que quand ce grand-père est venu travailler sous le Second Empire à Paris, il était
00:02:09 tout simplement manœuvre.
00:02:10 Quant aux grands-parents maternels, c'était des cultivateurs du Berry.
00:02:15 Le père, qui s'appelait Émile Berlanos, et qui comme vous voyez n'avait pas d'argent
00:02:19 puisque son père était un manœuvre, s'est bien débrouillé et il avait créé à Paris
00:02:23 un petit magasin de tapissiers qui peu à peu est devenu tapissier décorateur.
00:02:28 Il s'est débrouillé, il avait probablement un sens des affaires.
00:02:31 Il est arrivé même à être le fournisseur des ambassades de Turquie à Paris.
00:02:35 En fait, ce monsieur est ce qu'on peut appeler en France un parvenu.
00:02:38 Vers 1900, il est riche.
00:02:40 Il achète en 1900 une très grande maison à Fressin, dans le Pas-de-Calais, dans l'Artois.
00:02:45 Une maison qui a une apparence de château.
00:02:47 Et Berlanos nous racontera des petits détails qui montrent que son père voulait vivre comme
00:02:51 un châtelain.
00:02:52 Par exemple, Berlanos se rappelle que le jardinier, on lui mettait le dimanche des gants blancs
00:02:57 pour servir à table.
00:02:58 Qu'il y avait des quantités d'ecclésiastiques qui venaient, ce genre de fréquentation honorable.
00:03:01 Et puis qu'il y avait aussi un jour des pauvres.
00:03:04 C'est-à-dire une fois par mois, les pauvres défilaient chapeau à la main naturellement.
00:03:07 C'était le petit de Georges Berlanos qui était chargé de leur donner les hauts maux.
00:03:12 Vous voyez un monsieur qui s'était établi dans la bonne société et qui, pour affirmer
00:03:18 son appartenance à cette bonne société, professait des idées très réactionnées.
00:03:22 Émile Berlanos lisait la libre parole de Drummond et se déclarait royaliste.
00:03:27 Georges Berlanos était le seul garçon.
00:03:30 Il y avait une fille plus aînée, plus âgée, dont on ne parlera pas sans importance.
00:03:34 Un fils, un fils unique, c'est très important.
00:03:36 Et étant donné le milieu social dans lequel s'était introduit M. Berlanos,
00:03:40 vous comprenez bien qu'un enfant ne pouvait pas être mis à l'école de tout le monde.
00:03:43 Il fallait qu'il fût à une école religieuse.
00:03:45 Alors le petit Berlanos s'est mis par ses parents chez les jésuites.
00:03:48 Ça se faisait, c'était une indication d'élégance,
00:03:51 du jésuite de la rue de Vaugirard à Paris.
00:03:54 Et il y fait une année, et puis vous savez probablement qu'il est arrivé des tas d'ennuis
00:03:57 aux jésuites en France dans les années 1902-1903,
00:04:00 à cause de personnages impossibles qui s'appelaient l'un Valdecrusto et l'autre Combe.
00:04:04 Les jésuites sont obligés de fermer l'école.
00:04:07 Mais comme les Berlanos tiennent à ce que l'enfant soit bien élevé,
00:04:09 alors on le mettra cette fois dans un petit séminaire.
00:04:12 C'était l'astuce qu'avaient trouvées les gens de Biens
00:04:14 pour que les enfants continuassent à être bien élevés.
00:04:17 On faisait croire qu'ils avaient une vocation églésiastique,
00:04:19 ils n'en avaient pas du tout,
00:04:20 mais ils étaient du moins sous une férule religieuse indispensable à leur moral.
00:04:24 Alors il est au petit séminaire de la rue Notre-Dame-des-Champs,
00:04:28 et il y travaille très mal.
00:04:30 On a ses notes,
00:04:32 quand il est en 3e, il est 32e sur 35,
00:04:35 quand il est en 2e, il est 25e sur 28,
00:04:38 enfin ça va au plus mal comme vous voyez.
00:04:40 Mais il est possible, il est possible que ça tienne aussi à sa santé.
00:04:43 Parce que je sais, et il en a peu parlé,
00:04:45 c'est de même important que sa santé lui aura toujours beaucoup de tours.
00:04:49 Sur une dédicace que j'ai vue à son premier livre,
00:04:52 "Sous le soleil de Satan", à ses parents,
00:04:54 il les remercie des soins vigilants qu'ils lui ont apportés
00:04:57 pour l'arracher bien des fois à la mort.
00:04:59 Alors il est important de savoir, mauvaise santé,
00:05:00 que s'il travaille mal, ce n'est peut-être pas de sa faute.
00:05:02 Les parents décident, brusquement, il va avoir 15 ans,
00:05:05 il va entrer en rhétorique, comme on disait,
00:05:06 c'est-à-dire la première, quoi, pour préparer le macho,
00:05:08 de l'envoyer, pourquoi, à Bourges, je n'en sais rien,
00:05:11 pour lui faire éviter le climat de Paris,
00:05:13 il y a peut-être des tentations redoutables.
00:05:15 Enfin le voilà qui est à Bourges, de nouveau, dans un petit séminaire.
00:05:17 Catastrophe. Il est refusé, il échoue au baccalauréat,
00:05:22 en juillet, il échoue encore au baccalauréat à l'automne.
00:05:25 Alors on le déplace parce qu'il a fait amitié avec un de ses professeurs,
00:05:28 qui s'appelle Abela Grange, qui l'aime bien.
00:05:30 Et ça, Abela Grange vient d'être nommé, justement, dans l'Artois,
00:05:33 à pas bien loin de Fressin, à R, sur l'Alice,
00:05:36 Collège Sainte-Marie, je crois.
00:05:38 Alors le jeune Bernanos va redoubler sa première
00:05:40 au Collège Sainte-Marie, là, avec son Abela Grange,
00:05:43 mais au bout de l'année, il est encore étendu à son baccalauréat.
00:05:46 C'est la troisième fois qu'il échoue au macho.
00:05:48 Conditionnellement, on l'accepte dans la classe de philo,
00:05:51 et par bonheur, il arrive enfin à décrocher ce macho à l'automne,
00:05:55 si bien qu'il peut faire sa philo, et cette fois, il n'aura pas d'échec,
00:05:58 mais il a tout de même 18 ans, et ce moment-là, c'était tard en France,
00:06:01 18 ans pour être bachelier complet.
00:06:03 Ce que l'on sait sur sa première adolescence,
00:06:06 c'est qu'il n'est pas du tout en révolte contre ses parents.
00:06:08 Aujourd'hui, c'est banal.
00:06:10 Cet enfant a conservé l'éducation religieuse que ses parents lui avaient donnée,
00:06:13 il y a même des lettres de lui qui sont, semble-t-il, ferventes,
00:06:16 et d'autre part, il est royaliste comme son père,
00:06:19 et quand il avait 17 ans, il a, comme il le dit, découvert Maurras.
00:06:23 Il va donner une lettre de 1925 à Henri VI, il dira
00:06:26 "Mes 17 ans, c'était donné à Maurras".
00:06:29 Je vais vous apporter là une première citation qui a son intérêt,
00:06:32 pour le petit personnage que j'essaie de vous écrire.
00:06:34 Il se débrouillait avec la Bélagrange, qu'il aimait bien,
00:06:37 mais la Bélagrange était silloniste.
00:06:39 C'est peut-être ce que c'était, les catholiques de gauche,
00:06:41 qui à ce moment-là existaient à peine, derrière Marc Sagné et le Sillon,
00:06:44 la Bélagrange était du Sillon, et Bernanos le prenait de haut avec lui.
00:06:48 Dans une lettre de 1906, il lui parle de "vos petits employés du Sillon",
00:06:52 ce qui signifie que c'est des gens infréquentables.
00:06:54 Alors le voilà lui, qui va aller étudier à Paris,
00:06:56 son père aurait bien voulu qu'il prenne sa succession,
00:06:58 puisque Bernanos père avait fait beaucoup d'argent dans le commerce,
00:07:01 pourquoi est-ce que le fils n'en profiterait pas ?
00:07:03 Mais il ne veut pas.
00:07:04 A l'intention de faire autre chose, que je vais vous expliquer,
00:07:07 il se fait envoyer étudier à Paris, son père lui donne une bonne mensualité,
00:07:10 et là il s'occupe surtout, soit disant de droit et de lettres,
00:07:14 mais en fait de politique.
00:07:16 Il va s'inscrire au Camelot du Roi, de Maurras, à l'automne 1908,
00:07:20 et les amis qu'il choisit lui permettent de se surclasser socialement.
00:07:25 Son père est un bourgeois parvenu, mais voici le nom de ses principaux amis,
00:07:28 dont lui-même parlera, Maxence de Colville, Lidovic de Postis,
00:07:33 Guy de Poutaillet, Charles et Ernest de Malibran,
00:07:36 vous voyez qu'il se mêle à l'aristocratie.
00:07:39 En 1969, dans un colloque sur Bernanos, à Cérisy,
00:07:44 un vieil homme, docteur Girard, qui avait été un camarade de Bernanos
00:07:48 à l'Action Française il y avait très longtemps,
00:07:50 décrira Bernanos tel qu'il le voyait souvent le dimanche,
00:07:54 se rendant à la messe de 11h naturellement à Saint-Sulpice.
00:07:57 Il avait toujours un chapeau melon, il avait une jaquette,
00:08:00 il avait un pendant l'oreiller, il portait une canne à pomodore,
00:08:03 et il avait l'habitude de dire "c'est ainsi que le grand condé doit se rendre à la messe".
00:08:07 Enfin, vous voyez, le père sauvage de Dandy.
00:08:09 Attention, ce même Dandy Bernanos avait une inspiration politique
00:08:14 qu'il faut bien regarder.
00:08:16 Je m'étais dit avant de l'étudier, il y a deux ans que je me mets à Paris sur Bernanos,
00:08:19 mais avant, je me disais "bon, l'Action Française est un réactionnaire pur".
00:08:22 C'est pas exact.
00:08:24 Il avait été élevé par son père dans l'admiration de Drummond.
00:08:28 Cette France juive de Drummond, 1886, qui est un bouquin audieux,
00:08:32 bassement antisémite, est encore plus antibourgeois et anticapitaliste qu'antisémite.
00:08:38 Et il y a chez ce jeune Bernanos, Dandy, Gandin,
00:08:40 il y a vraiment une préoccupation de justice sociale.
00:08:44 Et la détestation qu'il porte à la République est pour une part raisonnable et raisonnée.
00:08:50 Il a cru s'apercevoir, il a bien raison,
00:08:52 que ceux qui ont pris le pouvoir en France sous l'étiquette républicaine à partir de 1876,
00:08:56 c'est en réalité les fameux "centre-gauche", les affairistes,
00:08:59 avec M. Thiers, avec M. Léoncet.
00:09:01 Et pour lui, la République, elle suivra l'universel,
00:09:04 c'est un moyen de dominer les infortunés, les faibles,
00:09:08 ceux qui n'ont pas encore de conscience politique.
00:09:10 Si bien qu'on va le voir s'inscrire à un certain cercle proudon,
00:09:13 Proudhon est un homme contestable,
00:09:15 mais enfin tout de même, scénario révolutionnaire,
00:09:17 et il y avait une espèce d'aile gauche de l'action française,
00:09:19 peu connue aujourd'hui mais qu'il faudrait étudier,
00:09:21 avec Édouard Berthe qui est un sorelien,
00:09:23 avec Valois qui va être exclu de l'action française plus tard,
00:09:26 des gens qui soutenaient le mouvement syndicaliste
00:09:29 qui commençait à naître en France,
00:09:31 et le jeune Bernanos était de ce côté-là.
00:09:33 Il y a chez lui un côté curieusement anti-bourgeois et justicier qu'il faut noter.
00:09:39 Mais ce qui l'intéresse le plus, c'est d'être écrivain.
00:09:43 Ça, il ne nous l'a pas dit tout à fait.
00:09:46 Quand il publiera son premier bouquin, il a 38 ans,
00:09:48 et il dira "je n'ai commencé à faire de la littérature que longtemps après la guerre",
00:09:52 ça n'est pas vrai.
00:09:53 Il y a toutes les preuves, je vais vous en donner,
00:09:55 que Bernanos, jeune homme, se disait "bon, je vais faire une licence de droit,
00:09:58 une licence de lettres, mais ce que je voudrais c'est d'écrire".
00:10:01 Dans une lettre à la Bélagrange, il lui disait
00:10:03 "la gloire est la plus belle chose humaine".
00:10:05 Et il y avait une petite revue,
00:10:07 enfin non, c'est des feuillets hebdomadaires,
00:10:09 qui s'appelait "Le Panache",
00:10:11 où Bernanos s'était arrivé à placer 7 nouvelles,
00:10:15 qu'il a écrites de 21 à 22 ans,
00:10:17 du style lavarande à peu près,
00:10:19 vous savez, la chouannerie, la chevalerie,
00:10:21 la protestation contre la révolution,
00:10:23 les nouvelles.
00:10:24 En 1911, dans une lettre à un ami, il dit
00:10:26 "j'ai commencé un roman".
00:10:28 J'ai commencé un roman, 1911.
00:10:30 Et voilà qu'à l'automne 1913, il obtient, grâce à Léon Daudet,
00:10:33 d'être directeur, enfin rédacteur en chef,
00:10:35 d'une feuille de Rouen,
00:10:37 qui s'appelle "L'Avant-Garde de Normandie",
00:10:39 "Orga de Nationalisme Intégral en la Haute-Normandie".
00:10:41 Il y fait des articles polémiques,
00:10:43 dans la ligne qu'il faut, la ligne d'action française,
00:10:45 mais en même temps, il y place 3 nouvelles.
00:10:47 Il a l'idée que ces nouvelles
00:10:49 finiront par le faire connaître,
00:10:51 et certainement, son destin, enfin,
00:10:53 sa vocation, selon lui, c'est d'être
00:10:55 un grand écrivain et un romancier.
00:10:57 Quand il était à Rouen, en 1913-1914,
00:10:59 puisqu'il a collaboré,
00:11:01 il a dirigé ce journal,
00:11:03 de l'automne 1913 à août 1914,
00:11:05 il se silencie.
00:11:07 Il épouse Jeanne d'Arc,
00:11:09 c'était vraiment son nom, Jeanne Talbert d'Arc,
00:11:11 mais on mettait "d'Arc" plus gros.
00:11:13 Elle prétendait descendre d'un frère de Jeanne d'Arc,
00:11:15 et la maman était
00:11:17 présidente des Dames d'Action
00:11:19 Française de Rouen.
00:11:21 Et bien voilà que ce garçon, dont l'avenir
00:11:23 se présentait assez bien, est troublé par
00:11:25 la guerre.
00:11:27 Or, à cause de sa santé, il avait été réformé
00:11:29 en 1908, lorsqu'il avait été incorporé
00:11:31 à l'âge de ses 20 ans.
00:11:33 Nous allons regarder ensemble ce qu'il va faire pendant la guerre.
00:11:35 J'aurais bien voulu avoir des états plus précis.
00:11:37 Pour ça, j'ai essayé d'avoir sa
00:11:39 fiche militaire, qui est conservée aux archives
00:11:41 de Pau, avec les archives des hommes
00:11:43 et sous-officiers, les archives des officiers
00:11:45 de la Main-Seine, et ne connaissant
00:11:47 pas son numéro de matricule, je n'ai pas
00:11:49 pu l'avoir. Alors nous savons peu de choses.
00:11:51 Nous savons d'abord qu'il s'est
00:11:53 engagé, hein, alors qu'il n'était pas obligé
00:11:55 puisqu'il était réformé, mais qu'il s'est engagé
00:11:57 avec quelques retards. Il s'est engagé
00:11:59 à la fin d'août 1914.
00:12:01 On ne peut donc pas dire que c'est cette déclaration de guerre
00:12:03 qui projette tout de suite ce garçon à la
00:12:05 caserne et au front, non ? Il hésite.
00:12:07 Il hésite parce que c'est un garçon
00:12:09 très passionné de politique et qui se dit
00:12:11 "Si la France, ce que je souhaite
00:12:13 bien sûr, gagne la partie,
00:12:15 et bien ça va encore raffermir la République."
00:12:17 C'est lui que je déteste.
00:12:19 Dans une lettre à sa fiancée, qui pourra peut-être
00:12:21 la faire sourire, il lui demande de ne pas sourire,
00:12:23 une lettre du début juillet 1914,
00:12:25 il lui dit "Pensez à moi le 14",
00:12:27 parce que le 14 juillet est une date pour moi insoutenable.
00:12:29 Là, vous voyez que ce garçon
00:12:31 est pris entre deux feux, si je puis dire.
00:12:33 Il a envie de défendre son pays, la terre de France qui est attaquée.
00:12:35 Mais d'autre part, il se dit "Je vais servir
00:12:37 à affirmer le gouvernement républicain."
00:12:39 Ce qui va lui conduire
00:12:41 à écrire une phrase extraordinaire, en 1916,
00:12:43 "Je me demande maintenant ce que je défends
00:12:45 et pourquoi j'ai pu mourir."
00:12:47 D'autre part, c'est un homme qui,
00:12:49 ayant vu la guerre de près, la déteste.
00:12:51 On a horreur.
00:12:53 Surtout comme Péguy, qui lui a fait une bière bien courte,
00:12:55 vous savez ce qui va être tué le 5 septembre,
00:12:57 mais qui était fou de joie de la guerre.
00:12:59 Je vous ai apporté des citations de Bernard Neu,
00:13:01 "Soldat, la bonne vieille gloire
00:13:03 a menti.
00:13:05 Dites aux dévots de la guerre qu'ils ont tort,
00:13:07 avec leur odieux enthousiasme,
00:13:09 de troubler la paix des cimetières."
00:13:11 Dans une autre lettre, il parle de...
00:13:13 il s'imagine que le Christ a été
00:13:15 crucifié sur une montagne.
00:13:17 C'est aujourd'hui que le Golgotha n'est pas une montagne,
00:13:19 c'est une espèce d'accumulation
00:13:21 d'immondices à quelques pas
00:13:23 d'une porte, la porte d'Astercorum,
00:13:25 enfin la porte des ordures à Gérardin.
00:13:27 Il dit "Si le Christ a été immolé
00:13:29 sur une montagne, eh bien nous autres
00:13:31 ne sommes pas immolés sur une montagne,
00:13:33 nous sommes immolés dans tout ce qui est
00:13:35 de plus sale, de plus bas
00:13:37 et de plus puant." C'est ça, le front dit-il encore.
00:13:39 Il est exaspéré aussi par
00:13:41 les slogans de l'arrière. La lecture des journaux,
00:13:43 macabre. Il n'y a pas de nom
00:13:45 pour qualifier l'éloquence dégorgée
00:13:47 par les égouts de l'arrière.
00:13:49 "Jamais une telle hypocrisie n'a diffamé
00:13:51 un tel haussière."
00:13:53 Ses camarades de combat,
00:13:55 il écrira beaucoup de choses, vous savez,
00:13:57 sur sa guerre, beaucoup trop peut-être,
00:13:59 et il les vendra beaucoup en disant
00:14:01 "Je suis monté vers le peuple." Alors qu'il y a des gens
00:14:03 qui disent qu'ils vont au peuple et qu'ils descendent.
00:14:05 "Je suis monté vers le peuple." J'ai vu là des espèces
00:14:07 de héros inconscients, des gens
00:14:09 qui avaient sacrifié leur vie,
00:14:11 qui regardaient un certain idéal. Donc ça,
00:14:13 ce qu'il dira plus tard. Mais ses lettres
00:14:15 écrites du front montrent qu'au contraire, il les trouve
00:14:17 terribles, ses camarades. Il dit
00:14:19 "Le peuple boueux des tranchées va et vient
00:14:21 comme dans un rêve, et dès le repos
00:14:23 ne songe qu'à se saouler."
00:14:25 Il y a une phrase d'une brutalité inouïe,
00:14:27 il était au sixième dragon, cavalier.
00:14:29 La phrase est celle-ci, au fond,
00:14:31 parce qu'il y a de plus nobles au front,
00:14:33 c'est les chevaux, il dit.
00:14:35 En 18,
00:14:37 alors qu'il s'est marié en 17,
00:14:39 le 11 mai 17, qu'il a une petite fille,
00:14:41 Chantal, on pourrait croire
00:14:43 qu'il a une sorte d'optimiste en lui.
00:14:45 Il a épousé celle qu'il voulait, il a un enfant,
00:14:47 la guerre semble bien tourner,
00:14:49 et il écrit lettre sur lettre à Dombez,
00:14:51 qui était un religieux, qui était
00:14:53 sous-directeur, si vous voulez, son directeur de conscience.
00:14:55 Des lettres qui, vous n'imaginez pas,
00:14:57 le ton de cafard.
00:14:59 Il est attablé. Il lui dit
00:15:01 "Les choses auxquelles je croyais le plus fort
00:15:03 sont pour moi comme vidées de substances,
00:15:05 et Dieu veuille que ma petite Chantal n'ait pas
00:15:07 ce côté sombre qu'elle mienve,
00:15:09 et ce trou d'ombre où je me retire pour
00:15:11 ruminer contre le genre humain."
00:15:13 Il y a une lettre de lui en 1945,
00:15:15 que je voudrais vous apporter en conclusion de ce
00:15:17 "Bernand Nosse et sa guerre", vous voyez que c'est pas guerre,
00:15:19 un neveu à lui, neveu, qui s'appelait Guy Attu,
00:15:21 avait combattu dans les forces françaises libres.
00:15:23 Il a fait ce qu'on appelle une belle guerre.
00:15:25 Et quand Bernard Nosse avait vu revenir
00:15:27 de ses combats, il l'avait trouvé
00:15:29 très viril, très mûri. Il lui avait dit
00:15:31 "La guerre t'as fait l'homme que tu es."
00:15:33 Et il ajoutait au souvenir de sa propre guerre
00:15:35 "Quant à ma guerre à moi, elle m'avait
00:15:37 complètement raté."
00:15:39 Le lendemain de la guerre est encore plus pénible
00:15:41 si je puis dire que la guerre elle-même.
00:15:43 C'est un homme découragé que nous avons devant nous.
00:15:45 Découragé parce que, en effet, c'est ça, la République
00:15:47 a gagné. Et je vais vous dire des choses violentes,
00:15:49 ce n'est pas moi qui parle, c'est Bernard Nosse, il dit
00:15:51 "Ce sont tous les mêmes, ils sont encore là."
00:15:53 Poids carré, l'avouer véreux,
00:15:55 dit-il, je ne sais pourquoi.
00:15:57 Brillant, la co-op.
00:15:59 Clemenceau, le carabin positiviste,
00:16:01 n'ont pas bougé.
00:16:03 On nous a fait une paix qui s'appelle la paix de Versailles,
00:16:05 elle est pleine de guerre cette paix.
00:16:07 On nous a fait une vague organisation du monde,
00:16:09 wilsonienne, soit disant, qui s'appelle la société des nations.
00:16:11 C'était une hypocrisie et un simulacre.
00:16:13 Et mes camarades de combat,
00:16:15 mais je m'en doutais bien, s'en occupent pas de la France,
00:16:17 dit-il. Ils n'ont aucune idée, c'est de rentrer
00:16:19 chez eux pour faire l'amour, voilà ce qu'il dit,
00:16:21 ou pour se saouler. Que la France devienne ce qu'elle
00:16:23 voudra, ça ne les intéresse pas du tout.
00:16:25 Et puis cet état d'esprit, dit-il,
00:16:27 et je crois que c'est vrai, du Paris du lendemain de la
00:16:29 guerre n'a pas été très beau. Évidemment,
00:16:31 M. Brisson, directeur du Figaro, qui avait beaucoup d'argent,
00:16:33 pourra parler quelques années plus tard,
00:16:35 des années folles, parce que ceux qui avaient l'argent s'amusaient,
00:16:37 en effet, que c'est Paris, le lendemain de la guerre,
00:16:39 était merveilleux pour les riches.
00:16:41 Bernos n'était pas un homme riche.
00:16:43 Et il disait, l'atmosphère de Paris, c'est celle d'un
00:16:45 bordel, dit-il. Et ce qui est d'affreux,
00:16:47 c'est de voir les béquillards eux-mêmes entrer dans la
00:16:49 farandole et les gazés aux pommettes en fleurs
00:16:52 vont cracher entre deux dents sur leurs poumons dans les lavabos.
00:16:55 Ce qui l'écrase le plus,
00:16:57 ce qui le dégoûtait le plus,
00:16:59 au fond il ne le dit pas, mais je l'ai bien deviné,
00:17:01 c'est qu'il avait cru qu'il allait pouvoir faire une carrière littéraire après la guerre.
00:17:05 Il y a une lettre de lui du 20 juin 1916,
00:17:07 à sa fiancée, une lettre exaltée.
00:17:10 Vous lui dites, ma tante Octavie,
00:17:12 mon parent s'appelle Octavie, et qui était liée avec les Fayards,
00:17:14 c'est le grand éditeur Fayard,
00:17:16 vient de me dire que Fayard lui-même,
00:17:18 à un dîner auquel assistait Léon Daudet,
00:17:21 l'action française, et Benville, l'action française,
00:17:24 que Fayard a déclaré qu'il se chargeait de manière littéraire
00:17:27 si je revenais du front.
00:17:29 Il est revenu du front, il a écrit au front.
00:17:31 Les lettres à sa fiancée mentionnent tout le temps
00:17:33 un roman qu'il écrit, une pièce de théâtre qu'il compose,
00:17:36 je me débats avec mes personnages, dit-il,
00:17:38 dès qu'il est au repos, je suis convaincu
00:17:40 qu'il a essayé de présenter aux éditeurs
00:17:42 des choses qu'il avait écrites.
00:17:44 Et Fayard n'a pas tenu parole.
00:17:46 Il avait compté sur ce Donbass dont je vous ai parlé,
00:17:48 lequel avait en 1917 lancé un quotidien
00:17:51 dans la lignée de l'Univers, ça ne vous dit plus rien,
00:17:54 l'Univers c'était un grand journal de Louis Veuillot
00:17:56 qui avait eu un immense succès à la fin du 19e siècle.
00:17:58 Donbass avait essayé de refuter l'Univers.
00:18:00 Et il s'était dit, Bernanos, sûrement il va me prendre
00:18:02 en rédaction. En août 1919, l'Univers s'effondre.
00:18:05 Alors du côté de l'Action française, on ne l'aide pas.
00:18:08 Du côté de l'Univers, il n'y a plus rien.
00:18:10 Fayard ne bouge pas, si bien que Bernanos est là,
00:18:14 inutile, ne réussissant à s'imposer nulle part,
00:18:17 ayant essayé de travailler de nouveau avec la vanguarde
00:18:19 de Normandie qui ne reparaît pas, dégoûté
00:18:21 parce que l'Action française a cessé de parler
00:18:23 du coup de force que donnait ses fêtes élires députés
00:18:26 et qu'il lui semble que l'Action française trahit sa mission
00:18:29 qui était une mission de lutte contre la République
00:18:31 et maintenant on l'accepte la République
00:18:33 puisqu'on a un admis de suffrage universel.
00:18:35 Et il écrit dans une lettre "la muraille inexorable
00:18:37 se referme sur moi".
00:18:39 Que faut-il faire ? Il faudrait qu'il travaille.
00:18:41 Maintenant, en 1919, il a deux enfants.
00:18:43 Alors comme par bonheur, le beau-père aidant
00:18:46 les assurances, comme on dit, il va rentrer
00:18:48 tristement dans les assurances.
00:18:50 Le beau-père, M. Talberda, le charge d'être inspecteur
00:18:54 pour la compagnie "la nationale" dans les départements
00:18:56 de l'Est, avec résidence à Bar-le-Duc.
00:18:59 Ça ne l'excite pas, mais enfin il faut vivre.
00:19:01 Et il le fait bien son métier.
00:19:03 Il y a une lettre de lui de mars 1924,
00:19:05 où il dit, parlant de ses petits-enfants,
00:19:09 il en a déjà trois à ce moment-là,
00:19:11 on parlera de moi plus tard dans la famille,
00:19:13 comme, alors les mots que je vais vous dire,
00:19:15 il les met dans sa lettre avec des traductions,
00:19:17 "le grand-père dans les affaires qui a gagné
00:19:19 beaucoup d'argent". Mais cette phrase c'est "ne que".
00:19:21 Je ne serai pour mes petits-enfants,
00:19:23 je ne dis "que" le grand-père, "ne que",
00:19:25 parce que ça n'intéresse pas de gagner beaucoup d'argent.
00:19:27 Ce qu'il voudrait c'est d'écrire, et il continue à écrire.
00:19:29 Dans ce métier qu'il fait d'inspecteur,
00:19:31 où il est tout le temps sur les routes,
00:19:33 dans les hôtels, il transporte des manuscrits,
00:19:35 il fait des nouvelles, pas bonnes.
00:19:37 Il y en a une pourtant qui est acceptée
00:19:39 par la revue hebdomadaire en janvier 1922,
00:19:41 il croit que ça y est, que c'est l'étincelle,
00:19:43 que tout va flamber, pas du tout,
00:19:45 à la suite de cette nouvelle qui n'était pas mauvaise,
00:19:47 qui s'appelle "Madame d'argent", on lui refuse
00:19:49 les autres nouvelles. Quand il deviendra,
00:19:51 quand il va aller voir sa lèvre, il les replacera,
00:19:53 ses nouvelles, pour n'avoir pas à travailler pour rien.
00:19:55 Il y en a une qui s'appelle "Une nuit qui vaut pas grand-chose",
00:19:57 une autre qui s'appelle "Dialogue d'ombre"
00:19:59 que la NRF prendra en 1928,
00:20:01 ce sont des choses qu'il avait écrites
00:20:03 comme ça pendant qu'il faisait son métier d'assureur.
00:20:05 Cette farce, disait-il, cette farce du métier d'assureur.
00:20:07 Et il avait imaginé un personnage
00:20:09 qu'il appelle "le curé de l'ombre",
00:20:11 et l'ombre c'est un petit patin qui existe
00:20:13 dans le Pas-de-Calais, et il imagine
00:20:15 ce curé de l'ombre à la ressemblance
00:20:17 du curé d'Ars, et il suppose
00:20:19 qu'un certain Auguste de Saint-Martin,
00:20:21 qui est en réalité un atoll de France
00:20:23 et qui venait de mourir en 1923,
00:20:25 serait venu voir ce curé de l'ombre.
00:20:27 Alors il a fait une petite nouvelle
00:20:29 où cet atoll de France déguisé
00:20:31 est en présence de cette espèce de curé d'Ars.
00:20:33 Cette nouvelle lui a donné l'idée
00:20:35 d'en écrire une autre avec une fille révoltée
00:20:37 qui a deux amants,
00:20:39 qui s'appelle Mouchette, qui se conduit très mal.
00:20:41 Puis peu à peu, il a l'idée de coudre,
00:20:43 de joindre trois nouvelles qu'il avait faites
00:20:45 et d'en faire un seul bouquin
00:20:47 à l'aide d'une une exemple factice.
00:20:49 Ce bouquin s'appellerait "Sous le soleil de Satan".
00:20:51 Un garçon qui est de ses amis depuis très longtemps
00:20:53 qui s'appelle Robert Valéry-Radaut
00:20:55 et qui est dans la frange de l'action française
00:20:57 recommande ce manuscrit à Massis.
00:20:59 Massis en parle à Maritain.
00:21:01 Maritain dirigeait la collection du Roseau d'Or.
00:21:03 Le Roseau d'Or accepte de publier
00:21:05 pour la première fois du Bernanos
00:21:07 qui a 38 ans, et la Maison Blanc
00:21:09 fera un tirage considérable.
00:21:11 Il faut vous dire que Bernanos est extrêmement
00:21:13 appuyé par l'action française
00:21:15 et que Léon Daudet ne se contendra pas
00:21:17 à faire un article, mais deux articles.
00:21:19 Retentissant, extraordinaire.
00:21:21 7 et 26,
00:21:23 7 et 26, je crois,
00:21:25 avril 1926,
00:21:27 le premier s'appelant "Révélation d'un nouvel écrivain".
00:21:29 Un grand écrivain nous est né.
00:21:31 Nous nous demandions après la guerre
00:21:33 quel serait l'écrivain de l'après-guerre.
00:21:35 Il est trouvé, c'est Georges Bernanos.
00:21:37 C'est que Bernanos donne des gages.
00:21:39 Et Daudet ne manque pas de le souligner.
00:21:41 Il dit dans son article
00:21:43 "Ce jeune M. Bernanos appartient à la génération
00:21:45 qui vomit littéralement
00:21:47 la République, la démocratie
00:21:49 et toutes les saletés adjacentes."
00:21:51 Il faut donc savoir que le très grand succès
00:21:53 du "Soleil de Satan",
00:21:55 j'ai toujours envie de dire "Soulier de Satan",
00:21:57 le "Soleil de Satan",
00:21:59 tient pour une part à son appartenance politique.
00:22:01 Néanmoins, c'est un vrai succès.
00:22:03 Preuve, 60 000 exemplaires en 2 mois,
00:22:05 c'est beaucoup, aujourd'hui on fait mieux,
00:22:07 mais enfin à ce moment-là, en 2 mois,
00:22:09 215 articles au mois de juin.
00:22:11 215 des articles français à étrangers
00:22:13 parce qu'il y a eu une traduction allemande,
00:22:15 une traduction anglaise tout de suite.
00:22:17 Et la maison Plon est tellement contente
00:22:19 qu'elle lui donnera maintenant 15% par exemplaire vendu
00:22:21 au lieu de 10%.
00:22:23 Alors cet homme qui a 4 enfants maintenant
00:22:25 et qui gagne bien sa vie comme assureur
00:22:27 fait un coup de tête folie.
00:22:29 Il décide de ne plus être assureur
00:22:31 et de vivre de sa plume.
00:22:33 Et naturellement, ça va mal tourner.
00:22:35 Plon lui avait fait un contrat pour 5 remands.
00:22:37 Alors il s'applique, puisqu'il n'a plus que ça à faire,
00:22:39 à écrire des remands.
00:22:41 Il avait conçu un remand que Plon lui
00:22:43 dit "en faites-en 2, ça se vendra mieux".
00:22:45 Le premier s'appellera donc "L'Imposture",
00:22:47 le second s'appelle "La Joie", mais dans sa pensée
00:22:49 c'est le même personnage et du reste à la fin
00:22:51 de "L'Imposture" vous pouvez lire la suite,
00:22:53 ça sera publié l'année prochaine sous le titre de "La Joie".
00:22:55 Il s'en rend bien compte que ce n'est pas fameux ce qu'il fait.
00:22:57 "Je rame sur cette galère nommée Joie", dit-il.
00:22:59 Néanmoins, il va obtenir le
00:23:01 Prix Fémina pour sa Joie.
00:23:03 Un Prix Fémina que la Maison Plon a obtenu,
00:23:05 parce que vous savez, les Prix littéraires,
00:23:07 c'est toujours les éditeurs qui les obtiennent.
00:23:09 Enfin, il y a son livre.
00:23:11 Il sait que ça ne vaut pas grand-chose.
00:23:13 Nous avons devant nous un Bernanos qui commence à se ronger.
00:23:15 En se disant "ces livres sont très mal vendus
00:23:17 malgré le Prix Fémina".
00:23:19 Et puis, il a eu tout un tumulte intérieur
00:23:21 parce qu'il s'est rapproché, bien sûr,
00:23:23 de l'Action Française, étant donné que
00:23:25 Daudet était si gentil pour lui.
00:23:27 L'Action Française se fait condamner à ce moment-là par le Pape.
00:23:29 Bernanos est extrêmement embêté, il ne veut pas rompre
00:23:31 avec l'Église, mais d'autre part, maintenant,
00:23:33 il ne veut pas se brouiller avec l'Action Française.
00:23:35 Alors, il va dire plus tard "j'ai laissé l'Action Française
00:23:37 se rapprocher de moi". Ce n'est pas très vrai.
00:23:39 C'est lui qui s'est beaucoup rapproché de l'Action Française,
00:23:41 qui a parlé quatre fois à l'Institut d'Action Française,
00:23:43 qui collabore à l'Action Française.
00:23:45 "J'ai publié dix articles". "Quatre articles".
00:23:47 Non, il a publié neuf articles.
00:23:49 Et puis, à chaque séance de rentrée des étudiants d'Action Française,
00:23:51 ça le lui liait. Il y a en 1927
00:23:53 une lettre de Bernanos, un message que l'on acclame.
00:23:55 Et les autres fois, le 11 décembre 1928 et le 11 décembre 1929,
00:23:59 il est là, présent devant ses étudiants,
00:24:01 se faisant acclamer comme royaliste.
00:24:03 Il s'est donc engagé assez à fond,
00:24:05 vraiment très à fond, du côté de l'Action Française.
00:24:07 Et puis, peu à peu, il va, pour des raisons diverses,
00:24:09 il va se retirer, prendre ses distances.
00:24:11 D'autre part, deux drames personnels
00:24:13 qui le frappent beaucoup,
00:24:15 la mort brutale de son père et de sa mère.
00:24:17 Pas brutale pour son père,
00:24:19 mais en fait, tout de même, un cancer du foie.
00:24:21 Et je vous dis tout de suite que
00:24:23 quand il inventera son petit personnage
00:24:25 de "Curie de campagne", il le fera mourir d'un cancer du foie
00:24:27 et que lui, Bernanos, mourra d'un cancer au foie.
00:24:29 Alors, son père meurt en janvier 1927,
00:24:31 sa mère meurt en 1930.
00:24:33 Il était très attaché à ses parents,
00:24:35 et ça le bouleverse.
00:24:37 Et puis, sa santé, sur laquelle nous sommes mal renseignés.
00:24:39 Parce que c'est des choses qu'on n'aime pas dire dans la famille.
00:24:41 Il a des crises.
00:24:43 Et des crises qui, parfois,
00:24:45 le font frôler la folie.
00:24:47 Des crises nerveuses, des crises d'angoisse
00:24:49 où il ne se reconnaît plus, où il ne sait plus où il en est.
00:24:51 Et voilà que dans l'été 1930,
00:24:53 il est obligé d'aller à Divonne,
00:24:55 parmi les dingues, écrit-il.
00:24:57 Prêtement de douche.
00:24:59 Il est obligé, après, de rester à Vesnais,
00:25:01 qui, je crois, se trouve tout près de Divonne.
00:25:03 Et il passe l'été 1930 à se soigner.
00:25:05 Il avait acheté une maison à Charemont-sur-Oise.
00:25:07 Il a l'impression que le Timaï-Mauvais
00:25:09 va acheter, va louer une maison à Toulon,
00:25:11 parce qu'il dit, le soleil, il meurra peut-être.
00:25:13 Enfin, ça ne va pas du tout, physiquement.
00:25:15 Et puis, ça ne va pas non plus, moralement.
00:25:17 D'abord, à cause des troubles intérieurs que je viens de vous dire.
00:25:19 Et puis, parce qu'il n'arrive pas à écrire ce qu'il voudrait.
00:25:21 Alors, il sent tant que ses romans, pour l'instant, ne marchent pas,
00:25:25 il va faire autre chose.
00:25:27 Il va se lancer dans la polémique.
00:25:29 Est-ce en hommage à l'alumni de son père,
00:25:31 qui vient de mourir,
00:25:33 est-ce par un entraînement personnel,
00:25:35 que je le récite, qu'il fait un bouquin sur Drummond.
00:25:37 Pourquoi l'alumni de son père, puis je l'ai dit,
00:25:39 le père de l'alumne, c'était passionné par Drummond.
00:25:41 Et le voilà qui fait un livre à la mémoire de Drummond,
00:25:43 qui, si l'on déchangera de titre,
00:25:45 il appelle dans ça "La grande peur des bien-pensants".
00:25:47 C'est risqué, ce qu'il fait.
00:25:49 C'est risqué, parce qu'il dit des choses
00:25:51 que son milieu n'attendait pas.
00:25:53 Soit à toi, il continue à glorifier Léon Daudet et Maurras,
00:25:57 il continue à parler de la Fyrdréfuse,
00:25:59 comme on a parlé à l'élection française,
00:26:01 c'est-à-dire dans un attassement de mensonges,
00:26:03 il ne se rend pas compte que ce sont des mensonges,
00:26:05 mais il répète du très gros nom.
00:26:07 Mais à côté de ça, dans ce même bouquin,
00:26:09 il dit des choses tout à fait inattendues.
00:26:11 Exemple. Il est entendu du côté de l'extrême droite
00:26:13 que l'on doit vomir sur, cracher sur Jaurès.
00:26:15 Et lui, il parle trois fois de Jaurès.
00:26:17 Et très bien. Il dit "la voie du grand Jaurès s'est perdue".
00:26:20 Il parle de sa magnifique nature.
00:26:22 Il parle de ce rayonnement échillien,
00:26:24 échillien qui sortait de Jaurès.
00:26:26 Voilà des choses qu'il ne faut pas dire dans son milieu.
00:26:28 La Russie, depuis 1919, c'est le pays impossible,
00:26:31 c'est les soviets.
00:26:33 Et lui, il ose écrire ceci,
00:26:35 "la prodigieuse expérience russe".
00:26:37 Il a parlé contre ce qu'on appelle les hommes d'ordre.
00:26:39 Il dit "les hommes d'ordre, c'est exactement le contraire de l'ordre".
00:26:42 Et il parle en particulier de cette bourgeoisie accroupie,
00:26:45 dit-il, accroupie sur ses biens,
00:26:47 et qui toutes les fois que les misérables,
00:26:49 que les affamés remuent,
00:26:51 s'occupe à resserrer d'un tour, puis d'un tour encore,
00:26:54 l'ordre administratif vissé par Bonaparte.
00:26:57 Ces choses-là ne sont pas favorables
00:26:59 quand on appartient au milieu qui est le sien.
00:27:01 Il se rend compte que ça va lui porter tort.
00:27:03 Alors, le voici qui revient au roman,
00:27:05 puisqu'il a promis cinq romans.
00:27:07 Nous sommes en 1932 maintenant,
00:27:09 puisqu'il est à grande peur d'être 31.
00:27:11 Il essaye un premier roman, qui avorte,
00:27:13 qu'il appellera "Un Mauvais Rêve", dont on publiera en 1954 ce qui reste.
00:27:16 Il essaye un autre roman, qu'il appelle d'abord "La Poire ou la Smorte",
00:27:19 qu'il appellera ensuite "M. Wynne", mauvais titre.
00:27:22 Ça veut dire "oui, non" et c'est Gide qui voudrait décider.
00:27:25 Bon, ben, son M. Wynne avorte aussi.
00:27:27 Au bout de quelques semaines, il n'y en sort pas. Pas moyen.
00:27:30 Et voilà une lettre de lui, qui est de février 1932,
00:27:33 à son meilleur ami Robert Verlirado.
00:27:35 "Je suis dans une situation impossible."
00:27:37 Il n'a plus d'argent.
00:27:39 Cette année 1932, vous savez, c'est l'année sinistre de sa vie.
00:27:42 Si je n'aimais pas Bernard Nose, je ne parlerais pas de lui.
00:27:45 Mais je crois que même quand on aime quelqu'un,
00:27:47 il faut dire les choses telles qu'elles sont,
00:27:49 même si elles sont désagréables.
00:27:51 C'est une année fâcheuse pour lui,
00:27:53 parce qu'il est prêt à la gorge par les questions d'argent,
00:27:56 parce qu'il a ses 4 gosses, 5 maintenant, en 1932.
00:27:58 Et il ne sait plus comment vivre.
00:28:00 Alors il va accepter une proposition
00:28:02 qu'il n'aurait peut-être pas dû accepter.
00:28:04 Coty, vous savez, le parfumeur François Coty,
00:28:06 qui possédait déjà le Figaro,
00:28:08 qui faisait du dumping pour ses autres hécaths,
00:28:10 qu'il appelle "l'habit du peuple",
00:28:12 qui est un homme, un arriviste, un assez bas arriviste, ce Coty,
00:28:15 essaye de réunir des agriments
00:28:17 et a fait faire par Valéry Radeau une proposition à Bernard Nose.
00:28:19 Et Bernard Nose va entrer dans la rédaction de "L'habit du peuple".
00:28:22 Ce n'est pas très honorable, ce n'est pas très digne de lui,
00:28:24 et je crois qu'il a mauvaise conscience.
00:28:26 Or l'Action française, à qui le Figaro disputait sa clientèle,
00:28:30 attaque avec une extrême violence Coty.
00:28:33 Bernard Nose n'a pas été nommé.
00:28:35 C'est cependant lui qui va prendre l'offensive,
00:28:37 qui va attaquer l'Action française,
00:28:39 sans les nommer, mais tout le monde comprend,
00:28:41 en disant "le malheureux François Coty est maintenant la proie des loups et des hyènes".
00:28:45 Vous imaginez la riposte de l'Action française.
00:28:47 Ce serait épouvantable, étant donné que du côté de l'Action française,
00:28:49 on a aidé au succès de Bernard Nose,
00:28:51 et le voilà maintenant qui passe contre eux.
00:28:53 Je les connaissais, vous savez,
00:28:55 quand on les griffait un peu, c'était affroyable.
00:28:57 Alors Bernard Nose va se voir traiter de "personnage abject",
00:29:01 d'être vil par M. Maurras, qui est encore plus loin.
00:29:05 Bernard Nose c'est l'immondice de l'infamie.
00:29:09 Quant à Daudet, il l'appellera le "dandy de la mangeoire".
00:29:11 "Dandy" parce qu'il est toujours élégant,
00:29:13 et "mangeoire" parce qu'il mange chez Coty.
00:29:15 Puis un autre de l'Action française, M. Maurice Pujot,
00:29:17 va déterrer ou inventer des histoires qu'il est allé trouver à Rouen,
00:29:20 quand Bernard Nose était, vous savez, à l'avant-garde de Normandie,
00:29:23 et disant qu'il a laissé à Rouen un souvenir suspect,
00:29:25 le souvenir d'un tapeur et d'un escroc.
00:29:27 Bernard Nose s'était retiré en juin 1932 des journaux de Coty,
00:29:31 pour des raisons politiques, en effet,
00:29:33 parce qu'il était, il ne pouvait pas travailler Coty,
00:29:35 Coty qui était au fond très discipliné à l'égard de la République.
00:29:39 Et voilà qu'il va revenir à l'automne.
00:29:41 Coty, Bernard Nose, toujours prêt à la gorge par l'argent,
00:29:44 revient auprès de Coty et lui fait des propositions pénibles à lire.
00:29:48 Georges Bernard Nose, écrivain à François Coty,
00:29:50 lui dit "si vous me confiez le Figaro,
00:29:52 la direction littéraire du Figaro, j'en ferai un journal tel
00:29:55 qu'il pourra être lu de la première à la dernière ligne
00:29:58 par toutes les jolies femmes intelligentes".
00:30:00 Je ne croyais pas que c'était ça qui le préoccupait Bernard Nose.
00:30:02 Et il ajoute "j'ai trouvé des collaborations,
00:30:04 je me suis assuré les tarots, les frères tarots
00:30:06 qui sont les plus disciplinés des bourgeois,
00:30:08 j'ai trouvé Marc Chador, j'ai trouvé Francis Carcot,
00:30:11 Francis Carcot aime les truands mais il aimait bien aussi la bonne société,
00:30:14 et j'ai trouvé Léon Bérard, c'est l'homme des humanités
00:30:16 qui voulait imposer du latin à tout le monde".
00:30:18 En fait, champion anti-bourgeois en était servi.
00:30:20 Bernard Nose était en train de se perdre.
00:30:22 Mais voyez-vous, il n'était pas inscrit dans les archives du futur
00:30:25 que Bernard Nose serait collaborateur de Coty.
00:30:27 Coty se méfie, le lâche, le laisse tomber.
00:30:30 Bernard Nose retrouve sa liberté par bonheur,
00:30:32 mais il retrouve aussi sa misère.
00:30:34 Au début de l'année 18, en 1933, il ne sait plus comment faire,
00:30:37 il faut qu'il recommence sur M. Wynne,
00:30:39 de nouveau il patouille, il ne peut pas s'en tirer.
00:30:41 En février 1933, il écrit toujours à son meilleur copain
00:30:43 "j'ai 180 francs en caisse, c'est tout" avec ses trois gosses.
00:30:46 Et en juillet 1933, il a un accident de motociclette à Montbéliard
00:30:49 qui lui broie une jambe, pas moyen de la réparer,
00:30:52 et dorénavant il vivra, comme il affirme, sur deux cannes.
00:30:55 En septembre de cette même année,
00:30:58 il a un sixième enfant chez lui et il n'a toujours pas d'argent.
00:31:01 Alors en 1934, il s'acharne à recommencer sur M. Wynne.
00:31:05 Là je vais vous dire des choses grossières, mais c'est Bernard Nose qui part.
00:31:08 Il dit ce Wynne, qui est lugubre et rignoire,
00:31:10 "j'en ai assez de pisser tout le temps contre le même mur"
00:31:12 sans résultat, ajoute-t-il.
00:31:14 "Ce livre me dégoûte, mais la vie me dégoûte encore bien davantage.
00:31:17 Je ne désire pas mourir, mais je souhaiterais être mort" dit-il.
00:31:21 Il ajoute "je ne crois plus en moi, voilà la vérité".
00:31:24 C'est d'un homme qui à ce moment-là est vraiment perdu,
00:31:26 il a l'impression que c'est fini, et crise sur crise.
00:31:29 Il essaie d'en parler en souriant à ses amis Valérie Raud.
00:31:32 "Je me suis payé ces quinze derniers jours de jolies petites crises d'angoisse nocturne"
00:31:37 dit-il.
00:31:38 "De jolies petites crises d'angoisse nocturne".
00:31:40 Sa santé dans un état affreux et en mai 1934,
00:31:43 il écrit au Valérie Raud, "je suis absolument résolu à foutre le camp".
00:31:47 C'est le mot qu'il envoie, à foutre le camp.
00:31:49 Bon, il ne veut plus voir la France.
00:31:50 On lui a dit, je sais bien à quoi il pense,
00:31:52 il pense à l'Amérique du Sud, où il finira par aller, vous allez voir.
00:31:55 Parce que son Maxence de Colville, vous vous rappelez peut-être,
00:31:58 Maxence de Colville, un copain d'autrefois,
00:31:59 était allé au Paraguay en 1913.
00:32:01 Et du Paraguay, il lui avait écrit des lettres enthousiastes en disant,
00:32:04 "c'est merveilleux".
00:32:05 Puis il était revenu à cause de la guerre.
00:32:06 Alors, Colville, il était revenu à cause de la guerre.
00:32:08 Mais un autre savait garder ça dans l'esprit,
00:32:10 qu'on peut faire de l'argent dans le Paraguay,
00:32:11 que c'est un paradis terrestre, que les choses ne coûtent rien.
00:32:14 Pas d'argent pour aller là-bas.
00:32:15 Où peut-il aller ?
00:32:16 On lui a parlé des îles Balear, où paraît-il la vie est beaucoup moins chère qu'en France.
00:32:20 Si bien que sans avertir personne, ni son éditeur, ni ses amis,
00:32:23 au mois d'octobre 1934,
00:32:25 il se sauve de sa villa de hier, la Bayor, la Bayoroura, comme il disait,
00:32:29 sans avoir payé les deux derniers termes,
00:32:32 en laissant son pauvre petit mobilier et sa bibliothèque
00:32:34 afin d'indemniser le propriétaire, puisqu'il fiche le camp.
00:32:36 Et il va s'établir avec sa bande à Palma de Majorque.
00:32:40 Ça ne va pas mieux là-bas.
00:32:42 Pour faire le voyage, il avait inventé et proposé à plomb des romans policiers.
00:32:47 Parce qu'il était fasciné, il a raison, par Simeon.
00:32:49 Il dit "J'ai du talent aussi, mais je ne les signerai pas bien sûr."
00:32:52 Et puis il est tellement enthousiaste par un sujet qu'il croit avoir trouvé de romans policiers,
00:32:56 il appelle ça un crime, qu'il dit "Celui-là, je le signerai."
00:32:59 Et il a fait un traité avec Plomb.
00:33:02 Plomb le paiera à mesure, c'est-à-dire qu'il enverra 2-3 pages non-inscrits,
00:33:06 on le calibrera pour que ça fasse une page imprimée,
00:33:08 et on le paiera 60 francs la page.
00:33:10 Alors il s'est amené à Palma avec ses enfants,
00:33:12 et il racontera beaucoup plus tard "Un enfer", il dit, "un bain".
00:33:16 Parce que ma femme est derrière moi qui charge des pages.
00:33:18 Mes enfants sont derrière moi qui disent "Papa, tes pages."
00:33:20 "Papa, écris dans ces conditions", il dit.
00:33:22 En plus, il termine son crime, il l'envoie à Plomb, et Plomb lui refuse,
00:33:27 en disant "Très mauvaise, incroyable, on ne peut pas publier ça."
00:33:30 "Faut recommencer."
00:33:31 "Faut recommencer gratuitement."
00:33:32 Parce qu'il avait déjà été payé par 60 francs la page.
00:33:34 Alors c'est une vraie catastrophe.
00:33:36 Et en avril 1935, écrivant à sa chère amie Marie Valérie Radeau, il lui dit
00:33:41 "Le succès d'une vie se juge d'habitude à ceci,
00:33:45 que l'on ait parvenu à donner un peu de bonheur à ceux qu'on aime.
00:33:48 Ma vie à moi, à cet égard, elle est à faire pleurer des cailloux."
00:33:51 Mais par bonheur, voilà que dans ce temps, il y a 1935,
00:33:54 une idée lui est venue, il dit "Ça, c'est l'idée du salut."
00:33:57 Il avait imaginé dans son "Monsieur Wynne", dont vous vous rappelez peut-être
00:34:01 qu'il s'appelait "La Paroisse Morte",
00:34:03 elle s'appelait "Fenouil", c'est un très mauvais nom, "Fenouil",
00:34:06 parce qu'il habitait la ville à Fenouil à la mer.
00:34:08 Sa paroisse morte s'appelait "La Paroisse de Fenouil".
00:34:10 Il y avait le curé de Fenouil, qui n'avait pas de nom,
00:34:12 qui était un curé désespéré.
00:34:14 Il avait essayé de faire des sermons, personne ne l'écoutait,
00:34:16 en fait c'était un prêtre qui voulait abandonner tout.
00:34:18 Il dit "Si j'inventais de nouveau une paroisse morte,
00:34:21 mais avec un curé qui ne serait pas désespéré,
00:34:23 un espèce de brave petit prêtre, une espèce de saint,
00:34:25 pas comme mon abbé Donnissan qui avait des rapports avec le diable,
00:34:28 qu'il avait inventé dans le soleil de Satan,
00:34:30 mais un prêtre vrai, pas désespéré, un prêtre calme,
00:34:33 d'ailleurs condamné à mort et qui ne le sait pas.
00:34:35 Il est parti là-dessus, et c'est la première fois depuis le soleil de Satan,
00:34:39 c'est la première fois qu'il a de l'enthousiasme pour ce qu'il écrit.
00:34:42 Il a le sentiment qu'il est parti sur un chef d'oeuvre.
00:34:44 Il en avoit des morceaux à plomb, qu'il dit "Bravo, ça y est, vous tenez le grand bouquin".
00:34:47 Et s'il veut écrire ce livre, c'est parce qu'il a un sujet,
00:34:51 mais aussi parce qu'il a des choses nouvelles à dire.
00:34:53 Il a fait une évolution intérieure, et là j'ai des citations
00:34:56 à vous apporter sur le "Vernanos qui a changé de pensée".
00:35:00 Alors les voilà ce qu'il a écrit.
00:35:04 Nous sommes en 1935, et si vous vous rappelez un petit peu
00:35:08 ce qui s'est passé dans mon pays en 1934,
00:35:10 quelque chose de très grave, c'était le fameux 6 février.
00:35:13 16 février 1934, c'est une insurrection distinguée.
00:35:15 Ce sont des années de Jean, c'est ce que M. Henri Bordeaux appelait
00:35:18 "la révolution des années de Jean" qui s'était groupé sur la Concorde
00:35:21 et qui criait "Abas la République".
00:35:23 On pourrait croire que Vernanos était enthousiaste de ce qui était passé là.
00:35:26 Et bien voilà deux appréciations du 6 février dans la correspondance de Vernanos.
00:35:30 L'une à son neveu, Guillet, le malheur de gens comme nous, de droite,
00:35:35 c'est que bon gré mal gré nous devons figurer dans ces sortes de processions
00:35:39 consacrées à quoi en fait ?
00:35:41 A la défense et à l'exaltation de la bourgeoisie possédante.
00:35:44 Maintenant en Juillet, à ses chers amis Valéry Radeau,
00:35:47 il n'ose pas écrire à Robert, parce qu'il est presque brouillé avec Robert.
00:35:51 Robert était enthousiaste du 6 février, alors il écrit à Marie, la femme de Robert,
00:35:54 en essayant de calmer son mari.
00:35:56 Parce que son mari l'a appelé anarchiste.
00:35:58 Alors Vernanos dit à sa femme, à la femme de Valéry Radeau,
00:36:01 "Anarchiste pourquoi ? Parce que je ne marche pas avec ces troupes là
00:36:04 mais où vont-elles ces troupes ?
00:36:06 Il saute aux yeux que le mouvement déclenché par la clique quiappe
00:36:10 - c'était Gringoire vous savez -
00:36:11 entraîne une foule de braves gens qui ne serviront en fin de compte
00:36:14 que les suprêmes intérêts d'une société bourgeoise qui croule
00:36:17 et - ça va être grossier - et croyant restaurer la France,
00:36:20 ils ne resteront que M. Guizot et bien merde.
00:36:23 Tout ça au nom de la morale, de la famille, de Dieu
00:36:26 et dans un patois que notre peuple vomit non sans raison.
00:36:29 Il a singulièrement changé.
00:36:31 Alors il va faire dire à un curé de Torsy,
00:36:34 qui est un vieux curé qui accueille le petit curé d'Ambricourt,
00:36:37 lequel n'aura pas de nom non plus, et qui lui donne quelques conseils.
00:36:39 Et on entend le vieux curé de Torsy parler au petit vicar qui vient commencer.
00:36:44 Il lui dit, "Tu vas être obligé mon petit, comme tous les curés,
00:36:48 de prêcher la pauvreté.
00:36:50 Mais prêcher la pauvreté aux pauvres c'est dur mon petit.
00:36:53 Tel que tu me vois, j'aimerais assez leur prêcher plutôt l'insurrection aux pauvres.
00:36:58 Et le même curé dit, "Ces diables de Russes, ils ont de l'estomac tout de même.
00:37:03 Ils ne peuvent pas me défendre à leur égard d'une espèce de tendresse.
00:37:05 Je t'ai entendu, ils sont terribles avec leur athéisme et leur régime policier.
00:37:09 Mais, je vais lire lentement.
00:37:11 C'est ce que dit Bernanos, par la lèvre du curé de Torsy.
00:37:15 "Mais ces gens avaient à tenir en respect, et ils ont tenu en respect,
00:37:19 les intelligences carnassières, les bêtes féroces et rusées,
00:37:23 la race d'hommes qui vit de l'homme."
00:37:26 Dans le même livre, il va faire apparaître un légionnaire, celui de Olivier,
00:37:30 qui n'est là que pour servir de nouveau de porte-parole à Bernanos.
00:37:33 Et ce légionnaire Olivier va dire ceci,
00:37:35 "Les dieux protecteurs de la cité moderne, on les connaît, indiltes en ville.
00:37:40 Et ils s'appellent les banquiers."
00:37:42 Avec un livre comme celui-là, c'était de quoi se brouiller avec tout le monde.
00:37:45 Et bien pas du tout, figurez-vous qu'il va obtenir, grâce à Plon qui sait se débrouiller,
00:37:49 le grand prix du roman de l'Académie française.
00:37:51 C'est à croire qu'Henri Bordeaux, qui votait pour lui, n'a pas lu le livre.
00:37:53 Enfin, Henri Bordeaux a dû se dire, "Ici t'as un catholique, on peut y aller."
00:37:56 Mais Mauriac s'était engagé à fond.
00:37:58 C'est Mauriac, plus encore que les Plon, qui va obtenir pour Bernanos le grand prix du roman.
00:38:02 Ouf ! Je ne sais pas combien c'était, mais c'est une histoire...
00:38:05 Ça va tirer Bernanos d'affaires.
00:38:07 Son livre se vend bien, le grand prix, plusieurs milliers de francs.
00:38:09 Bernanos est tout content, il y a le plus long temps qu'il n'ait tout fait.
00:38:12 Et le voilà qui part sur un autre bouquin qui s'appelle "La nouvelle histoire de Mouchel".
00:38:17 C'est tout petit, et c'est du Bernanos tout neuf.
00:38:20 D'abord parce que jusqu'à présent, tout se passait dans une certaine noblesse bourgeoise.
00:38:23 Enfin, il y avait un château dans la joie, dans la posture.
00:38:25 Il y avait encore un château dans le curé de campagne.
00:38:27 Il n'y a plus de château cette fois.
00:38:29 Si vous avez ouvert "La nouvelle histoire de Mouchel", vous apercevez que c'est l'histoire d'une pauvre petite fille,
00:38:33 fille d'alcoolique, une gamine, quoi, une écolière, qui est violée par un draconier et qui se suicide.
00:38:39 Il n'y a plus l'histoire de bon Dieu. Il n'y a plus de curé, rien du tout.
00:38:41 C'est une histoire très noire, mais la plus belle chose, je crois, qui est décrite par Bernanos.
00:38:45 Et il en était là. Il était en train d'écrire "La nouvelle histoire de Mouchel"
00:38:49 quand va se produire quelque chose de déterminant dans sa vie.
00:38:51 Il est toujours à Palma, un major. L'insurrection franquiste.
00:38:56 Nous vivons tous sur l'idée, moi, enfin du moins moi, pendant des années,
00:38:59 que Bernanos a pris partie tout de suite contre Franco.
00:39:01 Pas du tout. Il a pris partie pour Franco d'abord.
00:39:04 Pour diverses raisons.
00:39:06 Il est brouillé depuis longtemps avec l'action française.
00:39:08 Il les appelle maintenant des encriers à patte.
00:39:10 Des encriers à patte parce que ce sont des gens qui parlent de coup de force, mais qui jamais ne font un coup de force.
00:39:13 T'as vu ce que dit-il ? Voilà un monsieur, un soldat, un militaire,
00:39:16 avec d'autres militaires qui ont été assis culottés pour faire une révolution
00:39:19 et vous voudrez que je ne marche pas ? Viva España !
00:39:22 Deuxièmement, son fils Yves, qui a déjà 17 ans, s'est inscrit à la phalange.
00:39:27 Et son père l'a beaucoup béni de cela parce que la phalange,
00:39:30 la première phalange, très différente de ce qu'elle sera,
00:39:33 était, dit Bernanos, un mouvement assez anticlérical,
00:39:37 très mal vu de l'Église en tout cas, passionné de la justice sociale,
00:39:41 qui demandait des réformes agraires et des nationalisations.
00:39:45 Le fils Bernanos, poussé par le père, entre dans cette phalange.
00:39:48 Et Bernanos ne va pas tarder à déchanter.
00:39:51 Ah, j'ai oublié aussi de vous dire qu'il applaudissait à Franco
00:39:54 parce qu'il avait pris en horreur, une horreur je pense assez légitime,
00:39:58 les fameux catholiques de gauche, ou soi-disant tels, démocrates chrétiens espagnols,
00:40:02 dirigés par Gilles Robles.
00:40:04 Et ce Gilles Robles avait fait des choses que Bernanos savait,
00:40:06 et qui sont évidemment peu honorables.
00:40:08 Gilles Robles avait été au pouvoir avec sa bande de démocrates chrétiens en 1934.
00:40:12 Il y a eu une insurrection de mineurs, ça se fait toujours ça, dans les Asturies.
00:40:16 Alors Gilles Robles, catholique, avait eu soin d'envoyer pour la répression un général franc-maçon.
00:40:21 Afin de pouvoir dire après, ah, la répression c'est pas à nous,
00:40:24 on a envoyé le général, en fait si c'était mal conduit,
00:40:26 vous savez c'est pas un catholique, c'est un franc-maçon.
00:40:28 D'autre part le même Gilles Robles se vendra, se vendra publiquement,
00:40:31 d'avoir ensuite suscité l'insurrection des mineurs,
00:40:34 afin de donner une leçon à la classe ouvrière.
00:40:37 Là voilà la justice sociale des démocrates chrétiens.
00:40:40 Et puis dès que le Front des Populars a gagné les élections, en février 1936,
00:40:44 on a vu ces mêmes démocrates chrétiens, d'hyper-ménosphères, les gauchistes.
00:40:48 Oh mais des gauchistes sur-incandescents, des jésuites qui prononçaient des discours,
00:40:51 ou même les gens du POUM, ça les anarchistes en détestent stupéfaits.
00:40:55 Et bien ce sont ces mêmes gens-là qui, parce que Franco a gagné, acclament Franco.
00:40:59 Alors je les déteste, dit Bernanos.
00:41:02 Néanmoins il va rapidement changer d'avis.
00:41:04 Premièrement à cause même de son fils, parce que son fils lui dit,
00:41:06 la phalange n'est plus du tout ce qu'elle était.
00:41:08 A débarqué à Majorca un italien qui s'appelait Rossi.
00:41:11 Rossi qui avait sur sa chemise noire une énorme croix blanche.
00:41:14 Et ce Rossi va faire du recrutement au point que,
00:41:17 il y avait 500 phalangistes avant l'insurrection à Majorca,
00:41:20 et il y en aura maintenant 15 000.
00:41:22 15 000 parce qu'on les paye ces jeunes gens,
00:41:24 et qu'ils deviennent une espèce de, qu'est-ce qu'il a dit,
00:41:27 police auxiliaire pour l'armée, systématiquement chargé des basses besognes.
00:41:33 Et qu'est-ce que c'est que ces basses besognes ? Ce sont des exécutions en masse.
00:41:36 Bernanos regarde ça atterré.
00:41:39 Il voit, il voit de ses yeux, des rafles qu'on fait dans les villages.
00:41:42 Comme ça à la fin de la journée, quand les gens, les ouvriers rentrent,
00:41:45 les ouvriers des champs, rentrent du travail, avant même qu'ils aient eu le temps de changer,
00:41:48 la soupe était prête sur la table, ils doivent monter dans les camions,
00:41:50 on les emmène à quelques distances et on les tue.
00:41:53 L'Alcade est d'ailleurs obligé de mettre sur le registre de l'état civil,
00:41:57 mort de congestion cérébrale.
00:41:59 Or ces gens n'ont rien fait, dit Bernanos.
00:42:01 J'affirme, écrit-il, j'affirme sur l'honneur,
00:42:04 qu'avant le déclenchement de la guerre civile, il ne s'était produit à Majorque
00:42:07 aucun attentat contre les personnes et contre les biens, aucun.
00:42:10 Ce massacre est un massacre préventif.
00:42:13 C'est ce qu'il appelle la grande peur à l'état furieux, à l'état flagrant.
00:42:18 On condamne, on tue ces gens pour non participation au mouvement sauveur.
00:42:22 Et en plus, comme il s'aperçoit qu'il y a des tas de dénonciations,
00:42:24 il s'aperçoit qu'il y a des bourgeois pantouches-là, très gentils,
00:42:27 et qui font tuer sans risque, ça, ça le met dans l'état affreux.
00:42:31 Sa petite-fille Dominique, qui avait 9 ans à ce moment-là,
00:42:33 elle fait amitié avec un vieux type qui était chargé probablement par pitié
00:42:36 par la municipalité républicaine avant, de Palma, d'être éboueur.
00:42:41 Ils se promenaient le matin avec une charrette tirée par un fantôme d'arme,
00:42:44 dit Bernanos, pour ramasser des crottes.
00:42:46 Cette petite aimée vit un vieux bonheur.
00:42:48 Le dimanche de Pâques, 1937, elle va faire une visite à son vieil ami.
00:42:53 Elle le trouve pendu. Un commando de Rossi l'avait pendu pendant la nuit.
00:42:56 Bernanos assiste à ceci dans une maison honnête,
00:42:59 où on continue à l'inviter parce qu'il est catholique, Bernanos, très connu,
00:43:02 et une vieille fille qui était là, que l'on moquait un peu en disant à vous
00:43:06 que vous êtes perdus de dévotion et que les affaires politiques ne vous intéressent pas.
00:43:09 Et devant Bernanos, cette jeune, cette vieille fille se redresse et dit
00:43:12 « Comment, les affaires politiques ne m'intéressent pas ?
00:43:13 Tel que vous voyez, madame, j'ai déjà fait tuer 8 hommes. »
00:43:16 Elle avait dénoncé 8 hommes qui avaient été tués.
00:43:19 Bernanos s'écrit « Sale bête, bête puante ! »
00:43:22 puisqu'il dégoûte celle de la participation de l'Église à ces massacres.
00:43:25 L'archevêque dit « Il ne manque pas d'envoyer à chaque exécution un prêtre
00:43:29 qui les soulier dans le sang, distribuer les absolutions entre deux décharges. »
00:43:33 Puis, voilà que l'épiscopat espagnol fait une lettre collective en l'honneur de Franco.
00:43:38 Franco devient, dit Bernanos, le général épiscopal.
00:43:41 Et ce général épiscopal, il fait vivre l'Espagne dans une buée de sang.
00:43:45 Et partout dans l'Espagne où il pose le pied,
00:43:47 la mâchoire d'une tête de mort se referme sur son talon.
00:43:50 Il est obligé de secouer sa botte pour la décrocher.
00:43:53 Alors, dit Bernanos, il écrit ça à Abel Perón, qui est le directeur littéraire de Cheplon,
00:43:57 c'est providentiel que je sois mis en Espagne.
00:44:00 Parce que maintenant j'ai compris et je vais tâcher de me faire comprendre.
00:44:03 Alors, voilà qu'il fonce.
00:44:05 Il dit les républicains sûrement qu'ils se sont mal conduits.
00:44:08 Ils ont brûlé les Églises, ils ont violé les religieuses, ça les regarde.
00:44:10 Ce sont les républicains. Moi, je ne suis pas républicain, je ne suis pas rouge.
00:44:13 Mais ce que font les catholiques m'intéresse.
00:44:15 Parce que je suis catholique, dit Bernanos,
00:44:17 et que ce que font mes collègues religionnaires me compromet moi-même.
00:44:19 Et je ne peux pas l'accepter. Et il faut que je proteste.
00:44:22 Alors, il va attaquer vos seigneuries, comme il dit.
00:44:24 Il va écrire une lettre directe aux évêques d'Espagne.
00:44:26 Et comme les évêques d'Espagne disaient que la lutte de Franco se justifie
00:44:30 par la défense légitime des propriétaires,
00:44:33 Bernanos leur dit légitime défense des propriétaires, mais c'est très bien.
00:44:36 Seulement, je me demande, seigneuries, pourquoi vous distinguez
00:44:39 entre ceux qui ont le droit et ceux qui n'ont pas le droit
00:44:42 de défendre leur propriété à coup de fusil.
00:44:44 Vous autorisez ces messieurs à défendre à coup de fusil leur maison,
00:44:47 même s'ils en ont plusieurs, mais vous ne permettez de voir la même chose
00:44:50 aux autres qui défendent leur salaire, même qui n'ont que ça pour vivre.
00:44:53 Et puis, quand les affamés remuent, vous bénissez à leur égard,
00:44:59 au nom du père, du fils et du saint d'esprit,
00:45:02 les arguments à répétition qui sortent des mitrailleuses.
00:45:05 Il ne peut plus rester à Palma. Ça lui paraît absolument étouffant.
00:45:07 Il rentre en France et c'est la France du Front populaire.
00:45:10 Et dès qu'il arrive dans cette France du Front populaire,
00:45:12 il s'aperçoit, dit-il, que tout y a bien changé.
00:45:15 Et que les bien-pensants d'autrefois, ceux auxquels il appartenait,
00:45:17 enfin les gens de droite, ils ont changé de haine.
00:45:20 Autrefois, c'était des nationalistes, c'était des chauvins.
00:45:23 L'ouvrier syndiqué a pris chez eux la place du Boche, dit-il.
00:45:27 Quand je leur dis à mes amis nationaux, mes amis nationalistes,
00:45:30 quand je dis, mais l'Espagne, elle est pleine d'Italiens,
00:45:33 on sait bien que les Italiens sont nos ennemis, et ils me répondent,
00:45:36 beaucoup d'Italiens, tant mieux, jamais trop.
00:45:38 Et quand j'ajoute, mais il y a aussi des Allemands, bravo, il y a des Allemands.
00:45:41 Je dis, mais qu'est-ce qu'ils pensent ?
00:45:43 On dirait, dit-il, que les journalistes italiens de flanque française,
00:45:46 les journalistes italiens de flanque française,
00:45:48 font la loi dans la presse nationale,
00:45:50 au point que si M. Mussolini descendait à Paris,
00:45:53 il se trouverait là, chez lui, comme autrefois un prince étranger
00:45:55 dans son oeuvreux sol parisien.
00:45:57 Il dit aussi, c'est extraordinaire de penser que mes camarades d'autrefois
00:46:00 s'y maniaquent contre l'Allemagne lorsqu'elle était exsangue et inoffensive,
00:46:05 quand c'est l'Allemagne de Weimar, et qu'ils lui crachaient à la figure.
00:46:08 Maintenant que l'Allemagne est surarmée et dangereuse,
00:46:10 au contraire, respect à l'égard de cette Allemagne.
00:46:12 Au contraire, c'est très bien, tout ce qui se passe du côté de M. Hitler,
00:46:15 du moment que c'est l'ordre, c'est parfait.
00:46:17 Il s'aboit contre le dictateur rouge, qui ne nous demande rien,
00:46:20 il est très loin, afin de couvrir le bruit que font les dictateurs,
00:46:23 qui ne sont pas rouges, et qui sont tout près de nous,
00:46:25 et qui nous menacent.
00:46:27 Mais ce qui va être la goutte d'eau, si je puis dire,
00:46:29 qui va faire déborder le vase, c'est un détail,
00:46:31 un incident qui lui est arrivé, il le raconte, c'est le 15 mai 38 à Paris.
00:46:35 Il avait traversé une rue, et puis on ne pouvait pas passer,
00:46:37 parce qu'il y avait un cortège.
00:46:39 Ce cortège, c'était des vieux et des vieilles,
00:46:41 qui réclamaient cette pension des vieillards,
00:46:44 depuis si longtemps promis, et toujours différé.
00:46:46 C'était, dit Bernanos, comme un défilé de cours des miracles.
00:46:49 Et il y avait à côté de moi un monsieur bien habillé,
00:46:51 moi aussi j'étais bien habillé, qui me prenait pour un homme de bien,
00:46:54 et qui me prend par le bras, et qui me dit,
00:46:56 "Mais regardez-les, mais regardez-les, montant ces épaves", dit-il.
00:47:00 "C'est qu'elle est salaude", il a retendu le poing.
00:47:03 Alors Bernanos dit, dans une espèce de sanglots qui la touche,
00:47:06 "Oh mon pays !"
00:47:08 Alors il va lancer son bouquin, qui s'appelle "Les grands impériaux sur la lune",
00:47:12 où il dit tout ce qu'il a à dire, et sur la France,
00:47:14 et sur la haine du Front Populaire,
00:47:16 et sur cette espèce de trahison des nationaux.
00:47:19 Et vous imaginez que le bouquin va faire un fameux scandale.
00:47:22 Du côté de l'Action Française, ça fera un déchaînement de haine.
00:47:24 M. Brasillac va écrire, "J'ai rencontré Bernanos,
00:47:26 "retour de Palma, et j'ai eu l'impression d'être devant un fou."
00:47:29 Henri Massis dit, "Bernanos a été complètement perdu à Bussol,
00:47:32 "il est maintenant un homme qui va à Volo."
00:47:35 La Civita Catholica, qui est l'organe des jésuites de Rome,
00:47:41 dit avec douceur, "On ne comprend pas l'espèce de défiant
00:47:44 "que M. Bernanos marque à l'égard d'un mouvement
00:47:48 "qui cependant défend la famille, la patrie et la religion."
00:47:51 Et le réveil en perdue passage, dans les études,
00:47:54 qui est la grande revue des jésuites français,
00:47:56 attaque Bernanos le plus durement.
00:47:58 Alors cette fois, Bernanos ne peut pas s'empêcher de répondre.
00:48:01 Et voilà ce qu'il va écrire publiquement pour le perdu passage.
00:48:04 "Quand une torpille tombe dans la rue
00:48:07 "et fait sauter jusqu'à la cuit de sa fenêtre,
00:48:09 "le cadavre est rentré dans le gosse.
00:48:11 "La révérende père du passage commence par observer le ciel,
00:48:14 "non pour y invoquer le Seigneur,
00:48:16 "mais pour tâcher de reconnaître si l'avion est bien pensant.
00:48:19 "Et dans ce cas, il cache précipitamment les petits boyaux dans sa cheminée
00:48:22 "afin de ne pas compromettre la croisade des gens de bien.
00:48:25 "La France lui paraît irrespirable."
00:48:28 Et pour la seconde fois, le voilà qui s'en va.
00:48:30 Cette fois, il a un peu d'argent,
00:48:32 il va pouvoir réaliser son rêve d'Amérique du Sud.
00:48:35 Il part pour Portugal avec toute sa bande d'enfants,
00:48:38 va au Paraguay, ça va pas, le Paraguay lui paraît imprédicable.
00:48:41 Il va s'établir au Brésil, changeant du reste pas mal de domicile,
00:48:45 allant de Vassouras à Pirapora,
00:48:48 et de Pirapora à Barbachena.
00:48:50 Et à Barbachena, il trouvera une petite maison
00:48:52 dont il n'a pas trouvé le nom lui-même,
00:48:54 un nom à l'Henri Bordeaux, dit-il.
00:48:56 Ça s'appelle la maison de la Croix des Armes,
00:48:58 enfin on le change où on peut.
00:48:59 Et c'est dans cette maison qu'il va assister de très loin
00:49:02 aux événements que vous savez.
00:49:04 Quoi d'abord ?
00:49:05 Et bien Munich.
00:49:06 Il était déjà au Brésil lorsqu'il apprend que la France
00:49:08 a manqué à sa parole.
00:49:09 Il avait promis, vous le savez, de défendre la Tchécoslovaquie
00:49:11 et qu'il la laisse dépesée.
00:49:13 Il dit le jour de Munich, la Marseillaise a été remplacée
00:49:16 par un ouf général, ce qui est vrai.
00:49:19 Il assistera d'autre part le 15 mars 1939
00:49:22 au dépêchement de ce qui restait,
00:49:24 de ce qui restait de cette malheureuse Tchécoslovaquie.
00:49:26 Et il s'aperçoit que du côté de l'action française,
00:49:28 on crache à la figure de ce Bénèche.
00:49:30 Et que M. Brasillac l'appelle "ignoble excrément humain".
00:49:34 Ce qui permet à Bernanos d'écrire, pour les nationaux,
00:49:37 il ne suffit pas de trahir ses amis,
00:49:38 il faut ensuite leur cracher le visage.
00:49:40 Et c'est aussi là qu'il apprendra qu'un éclair se jette
00:49:42 le 1er septembre sur la Pologne
00:49:44 et que mon pays entre dans la guerre.
00:49:47 Bernanos ne pavoise pas quand la guerre est déclarée.
00:49:50 La France a été allée par l'Angleterre,
00:49:52 tirée par l'Angleterre dans cette guerre.
00:49:55 Et puis il a vu la première guerre,
00:49:56 il n'y a pas de quoi pavoiser quand on sait ce que c'est que la guerre.
00:49:59 D'autant part il va reparaître avec Giroudoux,
00:50:02 les fameux slogans qu'on avait déjà entendus entre 14 et 18.
00:50:05 Il voit M. Paul Claudel, qui ne porte pas dans son cœur,
00:50:08 refaire des poèmes de guerre,
00:50:09 comme si les premiers ne suffisaient pas
00:50:10 pour un homme qui n'était pas mobilisable.
00:50:13 Et il va dire "Ah bien entendu, on a proclamé l'Union sacrée".
00:50:16 Parce que dès qu'on proclame l'Union sacrée,
00:50:17 il n'est plus question de revendications.
00:50:19 J'appelle l'Union sacrée la confirmation générale
00:50:21 des privilèges et les bourgeois sont trop contents d'y dire.
00:50:24 D'autant par cette guerre déclarée, on ne la fait pas.
00:50:27 Les journaux parlent de drôle de guerre.
00:50:29 Moi je dis à nos hosts que c'est la guerre funèbre,
00:50:32 cette guerre qu'on ne fait pas.
00:50:34 Et ce n'est pas étonnant qu'on ne la fasse pas.
00:50:35 Avec nos fameux nationaux, dit-il.
00:50:38 Ces nationaux qui ont saboté, c'est lui qui l'écrit,
00:50:41 qui ont saboté l'Alliance russe,
00:50:43 qui se sont mis en quatre pour empêcher l'encerclement de l'Allemagne.
00:50:46 C'est l'encerclement qui était le seul champ de dissuasion
00:50:48 qu'il y avait contre Hitler.
00:50:50 Ces gens qui voudraient bien avoir en France une gendarmerie blindée.
00:50:53 Ces gens qui n'ont pas hésité à dire publiquement,
00:50:56 comme l'a fait effectivement M. Thierry Meunier,
00:50:58 je l'ai dit ici, je me rappelle,
00:50:59 et M. Gaxotte, et M. René Benjamin,
00:51:01 et M. Alain Loubeau, le collaborateur brésilien,
00:51:03 qui ont dit publiquement qu'ils souhaitaient la défaite de leur pays.
00:51:07 Si bien que quand se produit le cataclysme de mai 1940,
00:51:12 et que l'armée française saute en l'air en 48 heures,
00:51:14 Bernoullis n'est qu'à demi surpris.
00:51:16 Comment voulez-vous que cette armée se défende,
00:51:18 minée comme elle était par toutes les formes de défaitisme ?
00:51:20 Comment voulez-vous qu'on puisse faire confiance,
00:51:22 pour la défense nationale, à un vegan qui n'a qu'une obsession,
00:51:25 c'est de garder 100 000 hommes disponibles
00:51:27 pour essayer de lutter contre le communisme ?
00:51:29 C'est tout. Il ne pense pas à autre chose.
00:51:30 Et alors, Bernoullis écrit des choses d'une violence
00:51:32 que je trouve légitime,
00:51:34 où il dit l'histoire sera bien obligée d'enregistrer
00:51:37 ce qu'il faut appeler littéralement et positivement
00:51:40 la trahison des nationaux.
00:51:42 Et il écrit ceci,
00:51:43 j'ai vu grandir cette tumeur,
00:51:45 j'ai vu les élites de la France gagner à l'idée d'une défaite réparatrice,
00:51:49 j'ai vu les gens de Gringoire, de Candide, de Je suis partout et de l'Action française,
00:51:53 je les ai vus trahir le pacte social
00:51:55 et se servir de l'ennemi contre la nation.
00:51:57 Ce qui était littéralement exact.
00:51:59 Et quand Vichy se constitue, il dit,
00:52:01 qu'est-ce que c'est que Vichy ?
00:52:02 C'est le triomphe d'une minorité impopulaire,
00:52:04 qui depuis 20 ans, cherche en vain sa chance
00:52:07 et qui l'a trouvé dans le désastre du pays.
00:52:09 L'idée de génie du maréchal Pétain,
00:52:12 dit Bernanos,
00:52:13 c'est d'avoir placé la réputation sous le signe de Verdun.
00:52:16 Et l'unique préoccupation de M. Philippe Pétain,
00:52:19 c'est de faire ce qu'il appelle sa révolution nationale,
00:52:21 grâce à des décrets signés Philippe et contre-signés Adolphe.
00:52:24 Vous imaginez bien que lorsque De Gaulle a fait sa protestation des Judiains,
00:52:29 naturellement, Bernanos est derrière tout de suite, avec enthousiasme.
00:52:32 Il ne veut pas se battre, puisqu'il est infirme.
00:52:34 Mais il va renvoyer ses deux fils, qui ne demandent que ça,
00:52:36 et son neveu, Guillatou,
00:52:37 qui vont être tous les droits des combattants de la France libre.
00:52:40 Il est enthousiaste de De Gaulle, résistant,
00:52:42 mais dès le 31 juillet 1940, dans une lettre de lui trop éconnue,
00:52:47 il se méfie.
00:52:48 En se disant, c'est parfait ce général qui veut faire de la résistance,
00:52:51 mais je ne voudrais pas qu'il se prenne pour un chef d'État.
00:52:54 Je ne voudrais pas que si la France est libérée,
00:52:56 nous ayons de nouveau un militaire.
00:52:57 Nous allons au guerre, c'est étant, dit-il.
00:52:59 Toujours est-il que cette fois, il y croit, cette guerre,
00:53:01 alors qu'il n'y croyait pas en 1418.
00:53:03 Vous avez vu à quel point il était réticent.
00:53:04 Et il dit, j'espère que cette fois,
00:53:06 ça sera la grande révolution des droits de l'homme.
00:53:08 Et il dit, j'espère aussi qu'à la fin de la guerre,
00:53:11 ça sera fini de cet empiré où sont,
00:53:14 il est empiré, vous savez, où sont les trônes,
00:53:16 c'est majuscule, où sont les trônes et la domination du charbon,
00:53:18 de l'acier et du pétrole, et ces sérafins de l'usure.
00:53:21 Jurons, jurons ensemble, écrit Bernoullos en 1941,
00:53:24 que le monde sera désormais délivré de la conjuration des égoïsmes économiques,
00:53:29 de la férocité de la guerre et de la bestialité de l'argent.
00:53:32 Voilà dans quel état il est, ce naïf.
00:53:34 À partir de 1942, ça commence à déchanter.
00:53:37 À cause du comportement des Américains
00:53:39 après leur débarquement en Afrique du Nord.
00:53:41 Et c'est aperçu par les journaux que les Américains
00:53:43 étaient tout prêts à s'entendre avec Darland.
00:53:46 Vous vous rappelez que Darland,
00:53:47 qui était l'archi-collaborateur,
00:53:49 qui était allé voir Hitler au mois de mai 1941,
00:53:51 et qui avait offert à Hitler la disposition
00:53:53 des aérodromes français de Syrie,
00:53:55 et qui était un homme de collaboration.
00:53:57 Les Américains sont prêts à s'entendre avec Darland.
00:54:00 Et même à s'entendre avec les pro-consuls vicissois
00:54:03 qui règnent à Dakar, à Tunisie, en Tunisie et ailleurs.
00:54:06 Alors quoi, dit Bernanos,
00:54:08 vous voulez vous entendre avec les mêmes hommes qu'Hitler ?
00:54:11 Quand Darland Parbonneur est assassiné,
00:54:14 alors les Américains présentent un monsieur
00:54:16 qui s'appelle le général Giraud.
00:54:18 "Général Giraud, c'est un scénariste américain",
00:54:20 dit de Gaulle.
00:54:21 "Et si on le laissait faire, il nous préparerait
00:54:23 tout simplement une nouvelle pétainerie."
00:54:25 "Oh, comme j'ai peur", dit-il,
00:54:26 "que ces Américains veuillent que la France libérée
00:54:29 ait son berceau dans les dépendances
00:54:31 du vieux palais d'Hérode."
00:54:32 "Et j'ai horriblement peur", dit-il,
00:54:34 "qu'une fois de plus on voit confisquer
00:54:36 au profit d'intérêts particuliers
00:54:38 l'espérance des hommes."
00:54:40 Si bien qu'en 43 et en 44,
00:54:42 les articles que Bernanos écrit au Brésil
00:54:44 s'en remplissent d'une fièvre d'inquiétude,
00:54:46 en disant "comment est-ce que je vais trouver mon pays
00:54:47 après la guerre ?"
00:54:49 De Gaulle est entré à Paris le 24 août
00:54:52 et le 22 septembre il fait envoyer à Bernanos
00:54:54 un télégramme au Brésil en le priant de revenir en France.
00:54:57 Pour des raisons multiples,
00:54:59 Bernanos ne viendra pas tout de suite.
00:55:01 Il est appelé en septembre 44,
00:55:03 il ne va rentrer qu'en juillet 45.
00:55:05 Il y a beaucoup de raisons.
00:55:07 Il y a des difficultés de famille
00:55:08 sur lesquelles je n'aime pas m'étendre.
00:55:10 Il y a ses crises nerveuses qui ont recommencé.
00:55:12 Et il y a l'épouvante de ce qu'il va voir en France.
00:55:14 Il rentre quand même
00:55:16 et tout ce qu'il redoutait se vérifie à ses yeux.
00:55:19 Là-bas, de l'autre côté de la mer,
00:55:21 on lui avait fait croire que la libération de Paris
00:55:23 avait été un héroïsme incroyable.
00:55:25 Je m'étais imaginé, je m'étais imaginé,
00:55:27 les divisions de la Wehrmacht
00:55:29 venant s'écraser sur les barricades parisiennes
00:55:31 à surgir aux bras nus.
00:55:33 Je sais ce qui s'est passé.
00:55:35 Paris ne s'est soulevé que quand l'isle américaine
00:55:37 est tout ou près, quand il n'y avait plus de risques,
00:55:39 quand il y avait 2000 allemands, c'est tout à Paris.
00:55:41 Alors qu'on ne nous raconte pas une libération
00:55:43 héroïque de Paris, ce n'est pas vrai.
00:55:45 Il y a 1%, même pas un demi pour cent
00:55:47 de la population parisienne qui a pris des risques.
00:55:49 Et encore, alors mensonge de cette libération de Paris.
00:55:51 Et l'épuration.
00:55:53 On a tué des lampistes, entendu.
00:55:55 On n'a pas touché le généraux,
00:55:57 généraux intouchables.
00:55:59 On a eu raison de le condamner et de ne pas l'exécuter.
00:56:01 Mais quand je pense aux comportements de Weygand,
00:56:03 qu'on a vus ce jour-là,
00:56:05 insolent, cambri et roulant de la prunelle,
00:56:07 je ne comprends pas que le public
00:56:09 ne l'ait pas hué. Non, intouchable.
00:56:11 Les généraux qui sont responsables,
00:56:13 les généraux qui ont abandonné leur poste, intouchable.
00:56:15 La collaboration économique,
00:56:17 où des tas de grands patrons en France ont fait de l'argent
00:56:19 énormément avec les allemands, intouchable.
00:56:21 Et puis l'apaisement.
00:56:23 Il y a un nouveau thème maintenant en France, d'ailleurs béni par les Américains,
00:56:25 apaisement, réconciliation nationale.
00:56:27 Il dit "intégrer les corrompus,
00:56:29 c'est propager la pourriture".
00:56:31 Et ce n'est pas,
00:56:33 je ne suis pas de ceux qui prennent une chemise retournée
00:56:35 pour une chemise propre.
00:56:37 Et quand je vois maintenant des tas de gens qui ont été pétinistes,
00:56:39 qui se précipitent du Tocquette de Gaulle,
00:56:41 je me dis que les rats changent de bateau
00:56:43 et s'ils le font, c'est pas pour y geler, dit-il.
00:56:45 Il ajoute que
00:56:47 il faut ouvrir les yeux, dit-il à ses amis français.
00:56:49 Voyons, nous avons été,
00:56:51 qui est-ce qui a gagné la guerre ?
00:56:53 C'est pas nous tout de même. Nous avons un peu, un peu
00:56:55 collaboré à la victoire, mais ce sont les Américains qui ont gagné.
00:56:57 Alors il écrit cette phrase qui me paraît
00:56:59 chargée de sens, de même qu'en
00:57:01 1814, la monarchie
00:57:03 est rentrée en France, derrière
00:57:05 les baïonnettes étrangères,
00:57:07 de même en 1944, la liberté
00:57:09 est rentrée en France, derrière des basinettes étrangères.
00:57:11 Nous sommes encore à la merci
00:57:13 du plus fort. En 1940,
00:57:15 on était à la merci d'Hitler, en 1944,
00:57:17 on est à la merci du plus fort qui s'appelle
00:57:19 les Américains. Quant au parti
00:57:21 français, le MRP, ce sont les démocrates chrétiens,
00:57:23 il a une vieille haine contre eux,
00:57:25 à cause de ce qu'il avait vu en Espagne.
00:57:27 Et il n'aime pas du tout M. Robert Schuman, il n'aime pas du tout
00:57:29 M. Georges Bidot. Et il dit,
00:57:31 ces démocrates chrétiens, avec leur
00:57:33 justice sociale, justice de peur, justice
00:57:35 parisienne, justice sans amour,
00:57:37 ils sont incomparables des démocrates chrétiens
00:57:39 pour l'usage abusif d'un vocabulaire
00:57:41 qui est le vocabulaire d'autrui.
00:57:43 Et puis, il nous prépare, reste, on les laisse faire une république
00:57:45 cléricale, j'aime mieux crever que de vivre
00:57:47 là-dedans, disait Bernanotte. Quant aux
00:57:49 communistes, ces pauvres gens, qui parlent de la
00:57:51 dictature du prolétariat parce qu'ils croient que ça serait la leur,
00:57:53 et bien s'ils l'avaient, la dictature du prolétariat,
00:57:55 ils verraient qu'ils sont bien loin de compte.
00:57:57 Et puis ces pauvres communistes français,
00:57:59 dit-il, ils mettent leur espoir
00:58:01 dans le communisme russe, parce qu'il y a
00:58:03 une expérience russe, alors qu'il n'y a pas
00:58:05 d'expérience française.
00:58:07 Il dit encore, les Français, mon Dieu,
00:58:09 qu'ils ont été décevants, et que
00:58:11 je m'étais trompé sur eux.
00:58:13 Les Français, ils n'ont pas tellement besoin d'avoir un
00:58:15 chef, ils ont besoin
00:58:17 d'avoir un but vers quoi tendre ensemble, et ils n'ont
00:58:19 pas de but. Le Bernadotte de 1945-1946,
00:58:21 qui voit la France, que j'ai connue de près,
00:58:23 la France du marché noir,
00:58:25 où on sait très bien qui organise le marché noir,
00:58:27 et qui en profite. On ne bouge pas contre
00:58:29 le marché noir, on subit, on ne s'agit simplement
00:58:31 de se débrouiller. "L'humanité me
00:58:33 serre le cœur", dit-il. "Tout ce
00:58:35 qu'elle sait faire, l'humanité, c'est se taire
00:58:37 et s'est payer."
00:58:39 "En fait", dit Bernadotte,
00:58:41 "nous sommes en présence d'une imposture."
00:58:43 On nous a parlé de nos révolutions, mais nous sommes
00:58:45 en présence d'une de ces fausses révolutions
00:58:47 grâce auxquelles les exploiteurs
00:58:49 vont avorter les vraies révolutions.
00:58:51 Et je dis bien imposture, et pardonnez-moi,
00:58:53 Bernadotte s'est écrite aussi, c'est de m'emmerdant,
00:58:55 sortir de l'imposture, l'imposture Vichy,
00:58:57 pour tomber dans l'imposture de Gaulle.
00:58:59 Et il ajoute dans une lettre
00:59:01 à un camarade, André Rousseau,
00:59:03 "Je suis dans un état de fatigue
00:59:05 morte", écrit-il, "un état de fatigue morte."
00:59:07 "J'ai l'impression que mon pays..."
00:59:09 Attendez, ce qui m'entoure,
00:59:11 ce n'est plus la solitude,
00:59:13 c'est le vide. "J'ai l'impression que mon
00:59:15 pays est mort et que je ne m'en étais pas aperçu.
00:59:17 Je lui survivais sans le savoir,
00:59:19 puis je lui survive en le sachant."
00:59:21 Alors pour la troisième fois,
00:59:23 Bernadotte s'en va.
00:59:25 Vous l'avez vu s'enfuir en octobre 1934,
00:59:27 vous l'avez vu partir en juillet 1938,
00:59:29 voilà qu'à l'automne 1947,
00:59:31 il quitte la France. D'abord en Afrique du Nord,
00:59:33 il songe à s'établir s'il a un peu d'argent
00:59:35 en Sicile.
00:59:37 C'est en Afrique du Nord que la mort
00:59:39 va commencer à le saisir.
00:59:41 Il a fait fabriquer à ce moment-là un certain
00:59:43 dialogue des Carmelites qui était une commande.
00:59:45 C'était le père Brueggebergi qui voulait faire
00:59:47 un film et qui lui avait d'après une nouvelle
00:59:49 de Gertrude von Leffert, la dernière à l'échafaud.
00:59:51 Et on avait indiqué à Bernadotte à peu près
00:59:53 le thème qu'il devait traiter. C'est pas un livre
00:59:55 de lui, c'est pas un livre qu'il a choisi, mais il écrivait
00:59:57 de son mieux son dialogue des Carmelites.
00:59:59 Et l'ayant à peine terminé, il est obligé de s'aliter
01:00:01 sous ce qu'il appelle une
01:00:03 attaque biliaire, et puis une seconde attaque
01:00:05 biliaire. En fait, il a cancer au foie.
01:00:07 On va le ramener par avion
01:00:09 à l'hôpital
01:00:11 chez Mondor, d'abord chez Mondor
01:00:13 à Paris en juin. Mondor lui ouvre le ventre et refermera
01:00:15 en disant qu'il n'y a pas rien à faire. Et le
01:00:17 4 juillet 1948,
01:00:19 à 5 heures du matin, Bernadotte
01:00:21 meurt. Il était dans sa 61ème
01:00:23 année. Il venait de dire,
01:00:25 "Ce qui m'entoure, ce n'est pire que la solitude,
01:00:27 c'est le vide." Et bien on le verra à ses funérailles.
01:00:29 Parce que figure que il n'y aura personne
01:00:31 à l'encarnement de Bernadotte.
01:00:33 La Saint-Séverin dans cette église qu'il aimait,
01:00:35 qu'on a fait le service funèbre, pas un membre
01:00:37 de la hiérarchie églisiste, pas un représentant
01:00:39 de l'édéché, pas un représentant du pouvoir.
01:00:41 Et deux catholiques sont au pouvoir. C'est M. Schumann
01:00:43 qui est président du conseil et c'est M. Bideau
01:00:45 qui s'en a fait la tangère, pas un représentant.
01:00:47 Pas un représentant de l'académie, il n'en était
01:00:49 pas. Pas un écrivain, si
01:00:51 un seul écrivain, Malraux,
01:00:53 était là. Et comme personnalité,
01:00:55 parmi cette toute petite foule, il n'y avait presque rien.
01:00:57 Simplement une délégation du
01:00:59 gouvernement républicain espagnol en exil.
01:01:01 Voilà, j'ai fini ma longue
01:01:03 première partie de la trajectoire de Bernadotte.
01:01:05 On va maintenant regarder le monsieur si on peut.
01:01:07 Mais peut-être comme charnière, faut-il
01:01:09 regarder l'écrivain d'abord. Après tout,
01:01:11 si vous êtes la plus nombreuse que je ne croyais,
01:01:13 ce ne sont peut-être pas les idées de Bernadotte,
01:01:15 ce sont les romans de Bernadotte qui vous intéressent.
01:01:17 À mon sens, il n'a fait que deux
01:01:19 choses bien. Une chose admirable,
01:01:21 enfin je dis mon sentiment à moi,
01:01:23 admirable, c'est la nouvelle histoire de Mouchette. C'est du
01:01:25 solace supérieur. Et puis tout de même,
01:01:27 il y a le curé de campagne.
01:01:29 Quant à la joie et l'imposture, c'est très mauvais
01:01:31 à mon sens. C'est sous le soleil de Satan,
01:01:33 lui-même disait que c'était un feu d'artifice tiré
01:01:35 d'un jour d'orage. C'est très artificiel avec cette
01:01:37 rencontre mystérieuse avec le diable.
01:01:39 Quant à monsieur Wynne, qu'il n'avait plus
01:01:41 pas rivé à faire et qu'il a terminé au Brésil,
01:01:43 édition brésilienne en 1942, édition française en 1946,
01:01:45 c'est un livre raté. Et il le sait,
01:01:47 c'est un livre raté. Extrêmement
01:01:49 intéressant, parce que c'est plein de souterrains, pour la
01:01:51 connaissance du personnage profond de Bernanos, mais littérairement
01:01:53 ce n'est pas un bon livre. Ce qu'il faut
01:01:55 savoir aussi, c'est que Bernanos, à partir de Mouchette,
01:01:57 n'a plus voulu écrire de
01:01:59 roman. À la fin de sa vie, je vois
01:02:01 Gaëtan Picon, je vois des gars que je
01:02:03 connaissais bien, qui était là le
01:02:05 tarauder en lui disant "écoutez monsieur Bernanos, vous
01:02:07 devriez, au lieu de faire des articles de journaux, nous
01:02:09 faire quelque chose dans le genre de la nouvelle histoire de Mouchette".
01:02:11 Il ne voulait plus en entendre parler. Il y a un texte
01:02:13 de lui de 1939,
01:02:15 juste après l'allécération de guerre, où il fait
01:02:17 un signe de la main, comme ça, une adieu à
01:02:19 "cette part de moi-même que j'ai laissée de l'autre
01:02:21 côté de l'eau". Cette part de moi-même
01:02:23 qu'il a laissée de l'autre côté de l'eau, c'est le Bernanos
01:02:25 romancier. Il a des raisons
01:02:27 de ne plus vouloir écrire. Je reconnais trois.
01:02:29 Première raison, il dit "c'est pas sérieux
01:02:31 quand on est chrétien, se contenter
01:02:33 d'écrire". J'ai vanné du vent, il dit.
01:02:35 J'ai vanné du vent avec mes romans.
01:02:37 La vérité, elle ne veut être ni peinte,
01:02:39 ni chantée, elle veut être vécue.
01:02:41 C'est pas avec des paroles qu'on la vit.
01:02:43 Il dit d'autre part que l'écrivain est toujours
01:02:45 un imposteur, plus ou moins.
01:02:47 Parce qu'il y a la délectation d'écrire
01:02:49 et il y a l'affectation
01:02:51 involontaire. On en remet toujours trop
01:02:53 quand on est un écrivain, il dit. Il y a
01:02:55 un certain langage conventionnel de l'écrivain que
01:02:57 je n'ai jamais pris vraiment au sérieux
01:02:59 et qu'il m'arrive maintenant de haïr, il dit.
01:03:01 Enfin, il les connaît de trop près, les écrivains
01:03:03 et il dit "ah, les gens de lettres, c'est une faute bien
01:03:05 particulière qui est à mi-chemin entre le
01:03:07 pan et le dindon". Alors je ne veux
01:03:09 plus en entendre parler. Et c'est
01:03:11 fini, il n'écrira plus jamais de romans.
01:03:13 Est-ce que c'était un grand écrivain ?
01:03:15 Je ne dirais pas ça. Il dirait que c'était un assez
01:03:17 bon écrivain. Mais il y a Pascal
01:03:19 qui, dans ses pensées, dit "il ne faut jamais
01:03:21 mettre deux mots forts
01:03:23 dans une phrase". Déjà, un mot fort dans une phrase,
01:03:25 c'est risqué. Si vous lisez Bernanot, vous
01:03:27 recevez que les mots forts y abondent, les expressions
01:03:29 violentes et les points d'exclamation.
01:03:31 Cependant, je voudrais donner deux tout petits
01:03:33 exemples, j'en ai retenu que deux,
01:03:35 du bon écrivain Bernanot.
01:03:37 C'est le début, l'attaque, comme on dit pour
01:03:39 un morceau de musique, de Mouchet.
01:03:41 Et ça, c'est Marcel Arland, dans un très court
01:03:43 article de 1949 qui a appelé
01:03:45 une moderation là-dessus. "Il y a un monsieur", disait
01:03:47 Marcel Arland, "qui est capable
01:03:49 d'écrire la phrase du début de Mouchet
01:03:51 et de citonner, et d'écrire
01:03:53 quelque chose qui est à la hauteur de cette première phrase, c'est
01:03:55 le débat politique." Ben voilà, cette première
01:03:57 phrase. Mais déjà, ça commence par "mais", c'est un culot
01:03:59 pour commencer un roman comme ça. "Mais déjà,
01:04:01 le grand vent noir qui vient de l'ouest éparpille
01:04:03 les voies dans la nuit." Voilà, première phrase.
01:04:05 La deuxième chose que je voudrais vous dire, c'est
01:04:07 un détail sur sa maison de Barbacena.
01:04:09 La ville était à environ
01:04:11 30 km, et il lui arrivait à Bernanot
01:04:13 de rentrer à cheval, puisqu'il ne pouvait pas
01:04:15 marcher, vous savez, il était toujours à soif,
01:04:17 de rentrer tard dans la nuit sous l'admirable
01:04:19 clair de lune brésilien. Et j'apercevais
01:04:21 quand je sortais du bois, sous la lune
01:04:23 comme ça, brillant, ma petite maison qui était très blanche,
01:04:25 elle me faisait l'effet d'une bulle
01:04:27 d'air dans un bloc de cristal.
01:04:29 Je voudrais aussi vous montrer ce...
01:04:31 parce qu'au fond, c'est exposé, très triste, vous savez.
01:04:33 Je voudrais vous montrer comment Bernanot, c'était
01:04:35 capable d'humour, ce que l'on
01:04:37 ne sait pas assez. J'en ai apporté quelques
01:04:39 exemples, que j'ai piqués dans sa correspondance.
01:04:41 Voilà comment il annonce
01:04:43 la naissance de son dernier enfant, Jean-Luc,
01:04:45 il y a maintenant 42 ans. Il écrit
01:04:47 ça à Belperron, Belperron, directeur
01:04:49 littéraire de chez Plon. Et avec
01:04:51 un grand culot, il fait un aplomb extraordinaire,
01:04:53 il lui annonce la naissance d'un garçon.
01:04:55 Alors, "notre production",
01:04:57 écrit-il, "est irréprochable. Nous
01:04:59 sortons prochainement un petit garçon,
01:05:01 que nous avons lieu de croire un prototype capable
01:05:03 de révolutionner cette branche un peu
01:05:05 délaissée de l'industrie nationale".
01:05:07 D'autre part, le voilà qui va parler
01:05:09 à un ami des tentatives agricoles
01:05:11 qu'il a fait à Vastouras. Il dit,
01:05:13 "j'ai bien des légumes dans mon potager, j'ai bien
01:05:15 des poules dans la basse-cour, mais les légumes
01:05:17 refusent de grandir", sans doute par excès de
01:05:19 investis, "et les poules refusent de pondre",
01:05:21 sans doute par excès de vertu.
01:05:23 Il y a encore ceci, il n'arrive jamais à s'y retrouver
01:05:25 dans ses contes, il est vrai qu'il ne les tenait pas très bien.
01:05:27 Alors il dit, "mes contes doivent être tenus par
01:05:29 un ange gardien fantaisiste que je soupçonne
01:05:31 de jouer aux courses au paradis avec mes
01:05:33 argents". C'est un homme qui
01:05:35 s'amusait à dessiner, beaucoup moins bien que Vittorio,
01:05:37 mais il faisait des masses de petits dessins
01:05:39 caricaturaux dans les marches de ces célèbres.
01:05:41 On en a reproduit quelques-uns, il y en a un que
01:05:43 je voudrais vous donner une idée.
01:05:45 C'est "La Tombe" de Bernanos.
01:05:47 Alors il y a un grand tombeau, "Sigi, George Bernanos".
01:05:49 À côté il y a "L'ange du jugement dernier
01:05:51 qui joue de la trompette". Puis Bernanos
01:05:53 écrit dessous en légende, "L'ange est prié
01:05:55 de jouer fort, le défunt est en
01:05:57 dur d'oreille". Enfin,
01:05:59 je voudrais vous dire quelque chose
01:06:01 que j'ai beaucoup aimé, mais c'est tellement vulgaire,
01:06:03 vous allez m'en vouloir. Alors il fait une lettre à
01:06:05 Jean Tenant, un camarade qui s'appelle Jean Tenant,
01:06:07 et qui voulait venir voir la baïère,
01:06:09 la baïore, la prédière,
01:06:11 et il avait à lui indiquer, j'étais fatassement, des
01:06:13 horaires de tombeau. Alors il fait semblant
01:06:15 que cette lettre est rédigée par Titine.
01:06:17 Titine c'est ma troisième secrétaire,
01:06:19 il n'en a aucune naturellement. Alors Titine commence
01:06:21 comme ça, "Le maître, le maître,
01:06:23 nous prie, monsieur, de vous aviser
01:06:25 que", alors horaires, etc. "Post-scriptum
01:06:27 confidentiel", de Titine toujours,
01:06:29 "Entre nous, le patron
01:06:31 passe pour bien pensant, ça n'empêche pas
01:06:33 de me pincer les fesses et de me dire des horaires", avec
01:06:35 un O, pas de H. "Si vous êtes journaliste,
01:06:37 comme je crois, monsieur, vous devriez
01:06:39 bien dénoncer le vieux dégoûtant".
01:06:41 Puis alors ensuite, "Post-scriptum de dernière minute",
01:06:43 écrit Titine, "J'ai cédé aux exigences",
01:06:45 avec un H, "aux exigences du bâton,
01:06:47 alors il m'a nommé deuxième secrétaire, alors
01:06:49 dites rien aux journalistes".
01:06:51 Le monsieur, comment est-ce qu'il était ?
01:06:55 Il n'était pas très grand,
01:06:57 mais ni petit non plus. Il avait beaucoup de
01:06:59 poitrailles, je l'ai vu souvent. C'est un homme
01:07:01 qui n'avait pas de ventre, mais qui avait une très grosse poitrille.
01:07:03 Il ne donnait pas l'impression d'être faible de la poitrine,
01:07:05 comme il semble qu'il l'ait été.
01:07:07 Il avait des yeux gris, gris-bleu,
01:07:09 il avait toujours la tête très levée, vous ne savez pas,
01:07:11 pas de la fierté, mais comme ça, il se tenait bien.
01:07:13 Il avait une voix enrouée,
01:07:15 un peu enrouée. Il avançait très
01:07:17 noblement avec ses deux cannes, et quand il était assis,
01:07:19 il se tenait extrêmement bien, extrêmement droit.
01:07:21 C'est un homme qui
01:07:23 aimait le risque, il avait toujours aimé le risque.
01:07:25 Il s'est battu, autrefois, je tiens à vous le dire,
01:07:27 quand il était Camelot du Roi, il s'est fait mettre en prison,
01:07:29 à la santé, il avait même tenté un coup
01:07:31 invraisemblable, où sa vie était en jeu,
01:07:33 pour le rétablissement de la monarchie au Portugal,
01:07:35 avec un bateau chargé d'armes qui s'appelait le Vasco de Gama.
01:07:37 Alors maintenant, le risque qu'il prenait, c'était
01:07:39 la motocyclette. Il adorait ça.
01:07:41 "Froler la mort, frôlant exprès
01:07:43 la mort", paraît-il, il disait,
01:07:45 enfin, il disait, "cette joie folle
01:07:47 de se ruer dans un couloir vertigineux
01:07:49 entre deux colonnes d'air
01:07:51 brassées à une vitesse foudroyante."
01:07:53 Un homme aussi qui était gentil
01:07:55 avec les dames. Et Lucas Stant,
01:07:57 dans un texte de 1969,
01:07:59 a écrit quelque chose que j'ai personnellement
01:08:01 vérifié. J'ai vu plusieurs fois
01:08:03 à Berlin, aux apprêts, ses conférences, soit
01:08:05 aux rencontres internationales, septembre 1946 à Genève,
01:08:07 soit à Bern,
01:08:09 soit à Bruxelles,
01:08:11 il y avait toujours des groupes, enfin un groupe
01:08:13 qui s'accultivait autour de lui pour aller boire un verre.
01:08:15 Eh bien, Bernadotte, en un instant, repérait
01:08:17 parmi ce groupe la femme la plus charmante.
01:08:19 Et ça rangeait toujours qu'elle soit assise au café
01:08:21 à côté de lui. Cette femme, il ne la connaissait pas
01:08:23 dix minutes plus tôt, et au bout
01:08:25 de cinq minutes, il l'appelait "ma petite gentille".
01:08:27 C'était ce qu'il faisait. Je ne vais pas aller plus loin,
01:08:29 c'est pour vous dire comme il était touché par la
01:08:31 gentillesse féminine.
01:08:33 C'était un homme qui fumait beaucoup.
01:08:35 Et en 1932,
01:08:37 31, je crois, 31, oui, c'est Michel Dard
01:08:39 qui nous raconte la chose, il avait décidé
01:08:41 très courageusement de ne plus fumer. C'était la pipe
01:08:43 alors. Alors avec son énorme
01:08:45 moto, une 750 peut-être déjà,
01:08:47 il était monté à la Salette pour offrir
01:08:49 son sacrifice à la Sainte Vierge. Et quand il
01:08:51 est arrivé à la Salette, Michel Dard nous dit, il a gratté
01:08:53 avec ses mains, il a gratté dans la terre,
01:08:55 dans un trou de 20 cm, il a mis sa pipe.
01:08:57 Puis il est reparti en motocycle. Environ
01:08:59 40 km, il me dit, Michel Dard,
01:09:01 il s'arrête, il retourne de sa moto, il se dit, peut-être on repart.
01:09:03 Et on remonte à toute vitesse, il gratte et il déter
01:09:05 sa pipe. A la fin, il fumait 3 paquets
01:09:07 par jour, ce qui était évidemment
01:09:09 abusif. Il avait,
01:09:11 il parlait rarement
01:09:13 bien, vous savez, il parlait même, alors
01:09:15 ça devait donner des propos
01:09:17 quelques fois inconvenants. Et je vais vous en dire
01:09:19 un seul, parce que quand même je respecte l'auditoire.
01:09:21 Et c'est dans une lettre à son
01:09:23 ami Guy Hattu. Guy Hattu allait
01:09:25 entrer au service militaire et Gralès, qui est bien
01:09:27 compréhensible, il lui dit, mon pauvre Guy, il faut
01:09:29 bien te rendre compte que le métier militaire ne change
01:09:31 pas. Déjà, les écuyer du roi Saint-Louis
01:09:33 disait qu'il mettait de compte.
01:09:35 D'autre part, il avait un talent de
01:09:37 mime que je voudrais essayer de vous
01:09:39 expliquer, mais c'est un peu difficile. Il a
01:09:41 fait deux fois devant moi des exercices
01:09:43 assez curieux. Alors le premier, c'était
01:09:45 en 47, c'est en janvier
01:09:47 47, il parlait de ce refus,
01:09:49 nous y viendrons tout à l'heure, refus d'entrer à l'académie
01:09:51 française. C'est vrai qu'il avait refusé.
01:09:53 Et il nous disait à l'ambassade, et
01:09:55 vraiment ce n'était pas un endroit pour le dire, il dit,
01:09:57 j'aurais dû accepter, j'aurais quand même dû accepter.
01:09:59 Parce que je serais allé à ma réception,
01:10:01 mon chapeau, mon uniforme,
01:10:03 mon épée, et dès la sortie de la réception,
01:10:05 je serais allé au bistrot du coin me
01:10:07 noircir, me noircir à mort.
01:10:09 Alors les flics auraient été obligés de revenir à cause de
01:10:11 la bagarre que j'aurais fait dans le bistrot, et vous les
01:10:13 voyez, c'est l'un des radiers de l'académie,
01:10:15 c'est une idée qui lui plaisait beaucoup. La deuxième
01:10:17 histoire est celle du chien enragé.
01:10:19 Il dit un jour,
01:10:21 un jour avant l'ambassade dans sa petite croix des
01:10:23 armes, il voit y avoir un chien tout misérable,
01:10:25 un chien galeux qui avait que un de ses jambes.
01:10:27 Bernoze dit, il me fait pitié ce chien, alors je
01:10:29 lui ai caressé, je lui ai fait à manger, il ne voulait pas manger,
01:10:31 puis il est parti. Deux jours après,
01:10:33 il y a des gens qui arrivent de la ville, ils disent, quel chien,
01:10:35 mais le chien enragé ! Bernoze dit,
01:10:37 je l'ai épouvanté, j'avais touché ce chien enragé.
01:10:39 J'avais la conviction que j'allais vivre là-bas,
01:10:41 et que je devais être enragé. Ce jour-là,
01:10:43 on devait m'emmener à 200 km en voiture.
01:10:45 Je monte dans la voiture, et pendant
01:10:47 perpétuellement, au cours de cette expédition,
01:10:49 en auto, je sentais, quand on
01:10:51 passait près d'un ruisseau, ou même une petite morgue,
01:10:53 je sentais distinctement l'espace, l'hydrophobie
01:10:55 dans la gorge. Je devais, dit-il, rouler
01:10:57 des yeux épouvantables que mes voyageurs,
01:10:59 mes camarades ne voyaient pas, mais je m'attendais
01:11:01 à chaque instant à me jeter sur eux pour les mordre.
01:11:03 Enfin, toujours dans ce genre pas sérieux,
01:11:07 nous allons redevenir très sérieux.
01:11:09 Juste au moment du départ, en janvier 1947,
01:11:11 après un numéro incroyable qu'il avait fait
01:11:13 contre Michelet, sur ses deux cannes,
01:11:15 il était auprès de la porte de l'ambassade,
01:11:17 il se retourne vers nous, il était une vingtaine,
01:11:19 je me dors très bien à côté de lui.
01:11:21 "Je ne vous ai pas raconté ça", dit-il. "Quoi donc ?
01:11:23 Alors on écoute." Alors il dit, "Voilà, je connais
01:11:25 une phrase remarquable prononcée par un ivrogne
01:11:27 qui est victime d'un dédoublement de personnalité."
01:11:29 Et j'ai noté tout de suite la phrase
01:11:31 parce que je crois qu'elle mérite de vous être dit.
01:11:33 "Écoute, Gustave", il dit,
01:11:35 "je vais aller voir où je suis.
01:11:37 Mais si je revenais, je suis parti, retiens-moi bien
01:11:39 pour que je sois encore là quand je reviendrai."
01:11:41 (Rires)
01:11:43 C'est un sujet qu'il a inventé, mais
01:11:45 il est pas mal.
01:11:47 Ce que je voulais encore vous dire, oui, c'est un personnage
01:11:49 qui avait des souterrains,
01:11:51 il n'était pas facile à connaître.
01:11:53 C'est un homme très divisé, on voyait très bien
01:11:55 que ce chrétien était en même temps très attiré
01:11:57 par les choses belles et un côté de paganisme
01:11:59 chez lui. Il y a une très belle lettre
01:12:01 de lui à Adnan Noaille où il dit, "Vous avez des sortilèges
01:12:03 contre lesquels j'ai passé mon temps à me défendre."
01:12:05 C'est grande rumeur que vous faites
01:12:07 de feuilles remuées et de mer lointaine.
01:12:09 Et en même temps,
01:12:11 c'est quelqu'un qui veut se défendre,
01:12:13 en se disant, "Il n'y a que de beau,
01:12:15 il n'y a que ce qui est durable,
01:12:17 que ce qui ne se corrompt pas."
01:12:19 Et en même temps, chez lui, il y a une espèce de fascination
01:12:21 de ce que nous appellerons
01:12:23 la décomposition, le bourrissement.
01:12:25 C'est un homme qui est fasciné par la pluie,
01:12:27 par la nuit,
01:12:29 par les feuilles tombées, par le bruit
01:12:31 de suctions, dit-il, que font les feuilles mortes
01:12:33 quand on marche sur elles,
01:12:35 avec des grosses bottes.
01:12:37 Un homme qui dit, au fond de chaque être humain,
01:12:39 il y a un lac de boue qui ne cesse pas de monter lentement.
01:12:41 Quand cet homme avait
01:12:43 ses crises,
01:12:45 il y a un texte de lui où il parle de ce coup aigu
01:12:47 entre les épaules qui est celui de l'épouvante.
01:12:49 Il a certainement connu ça.
01:12:51 Je ne sais pas le contenu
01:12:53 de ses angoisses.
01:12:55 Je sais simplement qu'il a parlé d'une hémorragie de l'âme,
01:12:57 comme si toute sa âme
01:12:59 s'en allait. Si vous disiez,
01:13:01 "M. Wynne, il y a un personnage
01:13:03 qui est fasciné par le néant."
01:13:05 Je sais, je peux vous dire que
01:13:07 Ramanos était assez souvent comme ça.
01:13:09 Les choses auxquelles il croyait le plus
01:13:11 lui paraissaient tout à coup dénuées
01:13:13 de toute réalité, de toute substance.
01:13:15 Enfin, sans que je puisse m'étendre,
01:13:17 et vous comprendrez très bien pourquoi,
01:13:19 Ramanos c'est quelqu'un qui a été ravagé par les problèmes
01:13:21 de famille. Et je me bornerai
01:13:23 à une phrase qui est imprimée, donc c'est pas moi qui fais
01:13:25 une indiscrétion, quand il arrive avec toute sa
01:13:27 petite tribu là-bas au Brésil,
01:13:29 il écrit à une amie,
01:13:31 "Le mot de maison reprend
01:13:33 enfin son sens.
01:13:35 J'espère que le mot de famille
01:13:37 le reprendra peut-être aussi."
01:13:39 Bon, alors que Bernanos,
01:13:41 vous savez, il était entouré d'adversaires.
01:13:43 N'imaginez pas les choses
01:13:45 affreuses qu'on a écrites quand
01:13:47 il fut mort. En 1961,
01:13:49 une publication qui s'appelle "Learn"
01:13:51 à l'apostrophe H.R.R.N. qui a fait
01:13:53 deux volumes admirables sur Céline,
01:13:55 il fait un petit volume sur Bernanos.
01:13:57 Il y a eu des réponses pénibles à lire.
01:13:59 Lucien rebattait,
01:14:01 qui était un collabo, et que Bernanos
01:14:03 avait personnellement contribué à arracher
01:14:05 au poteau d'exécution.
01:14:07 Il va écrire une déclaration sur Bernanos
01:14:09 méprisante, en disant "c'est un homme qui me donne
01:14:11 le mal de mer tellement il avait de déséquilibre."
01:14:13 Robert Poulet, autre collaborationniste,
01:14:15 va écrire à deux reprises
01:14:17 en 1961 et 1969 des textes abominables
01:14:19 sur Bernanos en l'accusant d'insincérité.
01:14:21 Un autre homme de pétain
01:14:23 qui s'appelle Cléberédins,
01:14:25 qui vient d'avoir un grand prix je crois,
01:14:27 Cléberédins dit "ce qui est pire chez Bernanos, c'est son hypocrisie."
01:14:29 C'est le dernier mot qu'on puisse employer pour lui.
01:14:31 Jean Paulin de la NRF refusera de répondre.
01:14:33 "Je ne veux pas m'associer à un hommage pour Bernanos."
01:14:35 dit-il. "Sa pensée était bien trop fumeuse."
01:14:37 "Il y aurait trop ou trop peu à dire sur lui."
01:14:39 "Toujours est-il que ce qui me frappe en lui,
01:14:41 c'est son inconsistance."
01:14:43 Lorsque Claude L va être interrogé
01:14:45 par Jean Amrouch
01:14:47 à la TV française,
01:14:49 il parlera de Bernanos
01:14:51 comme d'un raté.
01:14:53 Il dira au fond que Bernanos c'est quelqu'un
01:14:55 qui détestait tout le monde parce que le sort ne lui avait pas donné
01:14:57 la place à laquelle il estimait avoir droit.
01:14:59 Et si vous ouvrez le journal de M. Gide,
01:15:01 vous chercherez en vain le nom de Bernanos.
01:15:03 Pas une fois.
01:15:05 Gide, quand on l'interrogeait, manifestait un complet mépris
01:15:07 et une volonté de l'ignorer, un homme comme Bernanos.
01:15:09 Bernanos savait bien.
01:15:11 Il lisait des articles contre lui qui étaient affreux.
01:15:13 Mais à propos de ceux
01:15:15 qui le détestaient, il avait une phrase que j'aime assez
01:15:17 "J'aime mieux leur vitriol
01:15:19 que leur tomate." disait-il.
01:15:21 Inconsistant Bernanos. Inconsistant
01:15:23 ou gênant.
01:15:25 Je crois qu'il était plutôt gênant. Figurez-vous que ce Bernanos
01:15:27 disait en 45, 46, 47
01:15:29 des choses qui sont banales aujourd'hui
01:15:31 mais qu'il était le premier à dire.
01:15:33 C'est lui qui a parlé d'une économie de marché.
01:15:35 C'est lui qui a dit, pour l'économie de marché
01:15:37 que nous connaissons, qu'est-ce que l'humanité ?
01:15:39 C'est une clientèle à satisfaire.
01:15:41 Et qu'est-ce que l'homme ? C'est simplement une créature
01:15:43 qui a un cerveau dans lequel il faut imprimer
01:15:45 l'image des produits désirables.
01:15:47 Cette économie-là,
01:15:49 elle ne parle pas, elle ne pense pas service.
01:15:51 Elle pense profit. Elle pense rentabilité.
01:15:53 Et quand on parle de consommation, c'est une consommation
01:15:55 payante. Dès que la consommation n'est plus payante,
01:15:57 elle n'existe plus.
01:15:59 Et l'économie de marché, écrit encore Bernanos,
01:16:01 se partage les marchés à coups de canon.
01:16:03 C'est très utile les coups de canon, parce que ça fait des instructions
01:16:05 donc ça fait marcher les commandes.
01:16:07 Et c'est le même Bernanos qui en 46 va dire
01:16:09 des choses comme nous entendons aujourd'hui
01:16:11 mais qu'il est, je vous le répète, le premier à dire.
01:16:13 Si on continue cette production pour la production
01:16:15 et pour le profit, c'est une curée de la planète.
01:16:19 On va accuser Bernanos aussi d'être un passéiste
01:16:21 et de regretter le temps des artisans
01:16:23 parce qu'il a parlé sur la machine.
01:16:25 Mais qu'est-ce qu'il a dit sur les machines ?
01:16:27 Il ne veut pas détruire les machines.
01:16:29 Il dit simplement ce que je reproche à la civilisation contemporaine
01:16:31 qui est une anti-civilisation.
01:16:33 C'est d'habituer l'homme à ne désirer que ce que les machines peuvent donner.
01:16:37 Or il y a des choses que les machines ne peuvent pas donner.
01:16:40 Il ajoute, on est en train de nous fabriquer
01:16:42 à l'Est comme à l'Ouest, dit-il.
01:16:44 On est en train de nous fabriquer une humanité
01:16:46 qui ne vivra plus que sur un tout petit trognon d'âme rabougrie.
01:16:50 Bien entendu qu'il faut changer les structures, dit-il.
01:16:52 Parce que ces structures capitalisent, c'est l'iniquité.
01:16:55 Mais il ne suffit pas de changer les structures.
01:16:57 C'est parfaitement insuffisant.
01:16:59 On ne fera jamais une humanité heureuse
01:17:01 avec les hommes que nous avons maintenant.
01:17:03 Il faut apprendre aux hommes le bonheur.
01:17:05 Il faut, dit-il, les contraindre
01:17:07 à refaire un pacte avec leur âme.
01:17:09 Qu'est-ce que c'est l'âme pour Bernanot ?
01:17:11 Ce n'est pas, vous savez, un espèce de petit ballonnet mystérieux
01:17:13 réceptacle de substances aromatisées.
01:17:15 L'âme pour Bernanot, c'est une espèce de certitude intérieure.
01:17:19 C'est ce petit noyau précaire et farouche
01:17:21 qui nous permet de dire que c'est quelque chose en nous
01:17:24 que désire au-delà des assouvissements.
01:17:28 Voyez-vous, Bernanot, plus je l'étudie,
01:17:30 plus je crois qu'il y a une profonde unité en lui.
01:17:32 En ce sens que, et tout à l'heure je vous l'ai dit exprès
01:17:34 à propos du Bernanot d'Action Française,
01:17:36 ce côté justicier qui était chez lui.
01:17:38 Il y avait des braises qui avaient été déposées chez lui,
01:17:40 par Dieu, par la Tuerce, que vous voudriez,
01:17:42 peut-être même par son père, par la lecture de Drumond.
01:17:45 Et ces braises, elles se sont mises à flamber.
01:17:47 Finalement, pour tout emporter.
01:17:49 Le curé de Torcy, le curé de Campagne,
01:17:52 il dit la pitié que l'on représente d'habitude
01:17:55 comme pleurnicheuse, la plus violente des passions de l'homme,
01:17:58 en vérité.
01:18:00 Si vous vous rappelez l'histoire de Mouchette dont je vous ai parlé,
01:18:02 l'histoire de Mouchette, elle est fondée sur cette pitié
01:18:05 pour cette malheureuse fille et qui représente
01:18:07 cet univers des écrasés.
01:18:09 Et quand à la fin du curé de Campagne,
01:18:11 vous voyez le pauvre petit curé de Campagne
01:18:13 qui va chez son ami Defroquet,
01:18:15 l'ex-abbé Dufréti, qui vit avec une femme,
01:18:17 la chère petite poule du Defroquet,
01:18:19 comme l'écrit Bernanot.
01:18:21 Cette petite femme lui tient un discours
01:18:23 qui est pathétique, enfin, qui est poignant.
01:18:25 Et quand Bernanot se commande ce discours,
01:18:27 il dit "Quand j'entendais cette femme parler,
01:18:29 j'avais de moi en moi un être de cette race
01:18:31 promise depuis toujours au couteau des égorgeurs."
01:18:34 Il y a chez Bernanot une charge d'explosif.
01:18:37 Et la loi, la foi, je dis, la foi pour Bernanot,
01:18:39 c'est ça avant tout.
01:18:41 La foi dans un évangile qui ose,
01:18:43 mais vous savez bien que c'est vrai,
01:18:45 qui ose comparer la justice à une faim et à une soif.
01:18:48 La foi pour Bernanot, c'est l'intolérance
01:18:50 de la souffrance d'autrui.
01:18:52 C'est une participation à la souffrance humaine.
01:18:54 C'est le refus d'admettre l'écrasement des innocents.
01:18:57 Alors vous comprenez à quel point un homme
01:18:59 qui aimait cette foi, qui aimait l'évangile,
01:19:01 peut souffrir griffure sur le coeur,
01:19:03 morture profonde de voir ce qui se donne
01:19:06 pour les témoins de l'évangile, de trahir à ce point.
01:19:09 Et il a écrit dans la deuxième partie
01:19:12 des "Grands cimetières sous la lune",
01:19:14 quelque chose que je tiens à vous lire.
01:19:16 Il appelle ça "le serment de l'incroyant".
01:19:18 Et c'est ce que la curée un peu fou a eu l'idée
01:19:20 d'inviter un agnostique à faire le serment.
01:19:23 Et voilà ce que veut dire l'agnostique.
01:19:26 "Nous, incroyants, nous vous avions d'abord,
01:19:29 catholiques, considérés avec intérêt,
01:19:32 car nous pensions que vous pouviez être intéressants.
01:19:35 Et finalement, nous nous sommes aperçus
01:19:37 que vous ne l'êtes pas du tout intéressant.
01:19:39 Votre morale, c'est celle de tout le monde.
01:19:41 A un rien près, vous appelez péché ce que le moraliste
01:19:43 appelle d'un autre mot.
01:19:44 Vous raisonnez des affaires du monde,
01:19:46 pas du tout comme votre Jésus,
01:19:48 mais en fait comme Machiavel.
01:19:50 Vous dites que c'est vous, ici-bas,
01:19:51 la personne visible du Christ.
01:19:53 Eh bien, le moins qu'on puisse dire,
01:19:54 c'est qu'en tant que tel, vous n'êtes pas reconnaissable
01:19:55 du premier coup d'œil.
01:19:56 Allons, parlons, francs.
01:19:58 Vous êtes assez déconcertant, coco.
01:20:01 Devenir la bête noire,
01:20:03 les hommes libres et les pauvres,
01:20:04 avec un programme comme celui de l'Évangile,
01:20:07 convenez qu'il y a quoi faire rigoler.
01:20:09 Il est venu, votre Christ,
01:20:11 et tout se passe avec vous,
01:20:13 comme s'il n'était pas venu.
01:20:14 La vérité, c'est que faute de vivre votre foi,
01:20:17 votre foi n'est plus vivante.
01:20:20 La foi, pour Bernard, nous le voyez, vous,
01:20:22 ce n'est ni un dépuratif pour personne pâle,
01:20:25 ni non plus une police d'assurance sur le dos de l'âme,
01:20:28 ni non plus un code de morale de prudence
01:20:31 avec l'enfer comme instrument de dissuasion.
01:20:34 Ce n'est pas non plus un ensemble de rites
01:20:36 qui serait débranché de leur signification
01:20:38 et qui semble avoir été inventé
01:20:40 que pour désamorcer ou apprivoiser l'Évangile.
01:20:43 La foi, ce n'est pas non plus des grimaces extasiés,
01:20:46 ce n'est pas des miévreries sentimentales,
01:20:48 et ce n'est certainement pas une théologie dite,
01:20:50 parce que la théologie, c'est des formules
01:20:52 qu'il faut répéter,
01:20:53 et il ne s'agit pas de répéter des formules,
01:20:55 il s'agit de les vivre, ces formules.
01:20:57 Il a essayé de les vivre.
01:20:59 J'ai une lettre, je connais, une lettre poignante de lui,
01:21:02 qui est de 31, à une amie, toujours Mme Velleré-Radot,
01:21:04 où il dit, tous les soirs, après la prière,
01:21:06 je réunis mes gosses,
01:21:08 et je leur fais un petit serment.
01:21:10 Malheureusement, il n'y a que moi, vieille bête,
01:21:12 que ça émeut.
01:21:14 Ce n'est pas toujours facile de vivre sa foi.
01:21:16 Quelquefois, dit-il, on en est réduit
01:21:18 à une résignation télébreuse.
01:21:20 Et à d'autres moments, quand on est sûr de ce qu'on croit,
01:21:23 on se rappelle que le Christ n'est pas venu en triomphateur,
01:21:26 mais qu'il est venu en suppliant.
01:21:28 On comprend que l'espérance, c'est ce qui est au-delà de l'espoir.
01:21:31 Et on comprend que la vérité de l'espérance,
01:21:33 c'est de faire face et de se jeter en avant.
01:21:35 L'idée de Bernanos, voyez-vous, c'est que c'est un rebelle,
01:21:38 c'est un réfractaire.
01:21:40 C'est quelqu'un que le mensonge polyreligieux mettait hors de lui.
01:21:43 Quelqu'un qui se faisait une idée très haute de l'homme.
01:21:46 Quelqu'un qui ne tolérait pas ce que l'on fait de l'homme
01:21:49 dans divers systèmes.
01:21:51 On ne pourra pas l'accuser d'arrivisme.
01:21:53 Le chemin que je suis, dit-il, n'a pas d'issue vers le succès.
01:21:56 Et vous savez peut-être, ou vous ne savez peut-être pas,
01:21:59 qu'il a refusé trois fois, en 1928, en 1939 et en 1946,
01:22:02 la Légion d'honneur.
01:22:04 Et qu'en 1946, François Mourillac lui a écrit une lettre que je connais,
01:22:07 une lettre publique, en lui disant
01:22:09 "Vous ne refuserez pas l'Académie française.
01:22:11 On vous dispensera des visites. Dites j'accepte et vous êtes nommés."
01:22:14 Et Bernard Saffert répond bien poliment à Mourillac
01:22:16 "Cette distinction n'est pas pour moi."
01:22:19 Et il aura ce petit commentaire à voix basse à un ami
01:22:21 "Comment voulez-vous qu'on dise certaines vérités avec un habit de carnaval ?"
01:22:25 Carnaval, oui, c'est vrai, c'était sa pensée.
01:22:28 Bernard, c'est quelqu'un qui restait debout.
01:22:31 C'est quelqu'un qui croyait jusqu'au bout
01:22:33 à ce qu'il appelait la force brisante d'une parole sincère et libre.
01:22:36 Quelqu'un qui essayait d'atteindre avec ses mots en chacun de nous et en l'humanité
01:22:40 ce qu'il appelait le point vital, le centre nerveux, le bulbe du géant aveugle.
01:22:45 Quelqu'un qui voulait essayer de faire comprendre à l'homme
01:22:48 ce qu'il est dans son identité et son envergure.
01:22:50 Une créature abouchée à l'infini.
01:22:53 Bernard Laussadis un jour
01:22:55 "On m'oubliera."
01:22:56 Et qu'est-ce que ça a fait ?
01:22:57 C'est pas ma chanson qui est immortelle, c'est ce que je chante.
01:23:02 Merci.
01:23:03 (Applaudissements)
01:23:27 (Silence)