• il y a 11 mois
Transcription
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis d'occulture.
00:04 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoy.
00:08 Notre rencontre quotidienne, c'est une conversation à trois voix avec notre invité.
00:14 Ce midi, il est écrivain et un petit peu globetrotter aussi.
00:18 Né à Singapour, il a grandi aux Etats-Unis dans une ferme de l'Indiana où il a atterri
00:22 à l'âge de 13 ans.
00:23 On va y revenir bien sûr.
00:24 Après être passé par Hong Kong, Taïwan, l'Angleterre et les Pays-Bas, son dernier
00:29 roman nous plonge donc dans cet état américain qui a beaucoup de compté pour lui au moment
00:33 de l'adolescence, l'Indiana.
00:35 Et Zori, son personnage principal, donne son titre à cet ouvrage publié en français
00:41 aux éditions Globe.
00:42 Bonjour Laird Hunt.
00:43 Bonjour.
00:44 Je prononce bien votre nom ? Oui c'est parfait.
00:47 Bienvenue dans les midis d'occulture.
00:49 Merci pour l'invitation.
00:50 Merci d'être arrivé jusqu'à nous parce que je l'ai dit, vous êtes un peu globetrotter.
00:55 En tout cas dans la première partie de votre vie, née à Singapour, je ne vais pas refaire
00:59 tout le parcours.
01:00 Aujourd'hui, vous avez enfin posé vos bagages.
01:03 Depuis combien de temps et vous habitez où ?
01:04 J'habite à Providence, Rhode Island.
01:08 J'enseigne à Brown University.
01:10 Je suis là depuis bientôt six ans.
01:12 Il y a eu un moment où, en tant qu'écrivain, pour continuer d'écrire ou pour changer
01:19 de vie, il a fallu s'arrêter, ne plus voyager, trouver un cocon ?
01:24 Oui, en fait, avant Rhode Island, c'était le Colorado, dans la montagne, dans l'ouest.
01:30 J'étais là quand même pendant 15 ans.
01:33 Et là, ça avait vraiment fait du bien de se calmer un peu avec tous les voyages.
01:40 Ça apporte quoi de pouvoir se poser, de pouvoir s'inscrire aussi dans un endroit, dans une
01:49 ville, dans une communauté ?
01:51 On va en reparler avec votre roman.
01:54 Mais ça, c'est quelque chose qui est important, de trouver le bon endroit pour être au bon
01:58 endroit.
01:59 C'était très important pour moi parce que, oui, c'était vraiment une enfance itinérante.
02:05 J'ai beaucoup, beaucoup voyagé.
02:07 Et de trouver un endroit, d'abord à Colorado, où je pouvais élever une fille avec ma femme
02:15 Hélène Isikelianos, on a quand même eu cette grande bonté d'avoir une fille.
02:21 Trouver quelque part où on pouvait écrire des livres, vivre une vie et se reposer un
02:30 peu, se recharger.
02:31 Ça ne veut pas dire qu'on n'a pas un peu voyagé entre temps, mais c'est vrai que pour
02:38 les bouquins, c'était pas mal d'avoir un chez soi.
02:42 Vous avez choisi entre la vie à la campagne et la vie en ville ?
02:47 Ou pas encore ? Vous êtes encore tiré entre les deux ?
02:51 Là, en fait, le choix était le métier parce que j'enseigne et je suis prof.
02:56 Donc, j'ai un peu suivi le métier.
03:00 Et donc, ce n'était pas un choix entre la campagne et les villes.
03:05 Mais c'est vrai que je suis assez divisé en deux par rapport à les villes comme Paris.
03:14 Je viens de quitter l'avion.
03:16 Je suis arrivé ce matin et je me sens vraiment tout de suite soulagé.
03:21 Et je me sens très, très bien en France.
03:25 Et donc, j'adore ma vie à Rhode Island maintenant.
03:32 Mais quand même, il y a une partie de moi qui aimerait bien vivre ici en France, par
03:37 exemple.
03:38 C'est vrai que c'est quoi ce soulagement quand vous arrivez dans la capitale ?
03:41 Vous avez un lien particulier.
03:42 On va y revenir dans votre parcours avec Paris et la France et le français que vous parlez
03:47 merveilleusement bien.
03:48 Mais quand vous êtes arrivé ce matin, ce sont des souvenirs qui vous sont revenus ?
03:52 C'est des souvenirs.
03:53 Mon histoire avec la France commence quand j'étais très petit.
03:58 J'avais des parents francophiles.
04:01 On habitait à Londres et puis après aux Pays-Bas.
04:04 Mais pour mes parents, la France était l'idéal.
04:07 C'était le pays de rêve.
04:09 C'était des jeunes Américains.
04:12 Mon père était un homme d'affaires.
04:14 Et pour lui, être à côté de la France à Londres, à côté de la France aux Pays-Bas,
04:23 c'était un rêve de jeunesse.
04:25 Et moi, je partage un peu ce rêve.
04:30 Donc quand je suis arrivé ce matin, c'était des souvenirs d'enfance, mais des souvenirs
04:36 aussi de ma jeunesse en tant qu'étudiant ici à Paris, à Paris 4 en fait.
04:42 [Musique]
04:46 [Musique]
04:49 [Musique]
04:52 [Musique]
04:55 [Musique]
04:58 [Musique]
05:01 [Musique]
05:05 [Musique]
05:08 [Musique]
05:12 [Musique]
05:16 [Musique]
05:20 [Musique]
05:24 [Musique]
05:28 [Musique]
05:32 L'air de Hunt, c'est avec ce titre de Buddy Holly, "That will be the day que nous entrons dans votre roman"
05:39 puisque votre personnage principal qui donne donc le titre de ce livre, Zori, écoute cette chanson dans le roman.
05:49 Qu'est-ce qu'elle représente ? La musique, elle est très présente dans votre livre avant de raconter l'histoire de Zori.
05:55 C'est quelque chose qui fait partie de l'ambiance de l'époque ?
05:59 Mon histoire personnelle avec l'Indiana, je suis allé à l'âge de 13 ans et j'ai vécu avec ma grand-mère
06:11 dans une ferme, c'était une ferme familiale, très isolée, assez isolée, mais la musique était toujours là.
06:21 Ma grand-mère aimait beaucoup la musique et moi aussi, donc dans la maison, cette maison de ferme,
06:31 il y avait toujours, ce n'était pas forcément Buddy Holly, ça c'est une chanson que Zori, mon personnage, aime beaucoup,
06:38 mais il y avait toujours de la musique et c'est très important pour moi et surtout souvent pour mes personnages.
06:47 Ça ressemblait à quoi l'Indiana quand vous aviez 13 ans, l'air de Hunt ?
06:51 Est-ce que vous vous êtes servi peut-être de ces souvenirs-là pour écrire Zori ?
06:54 Oui, bien sûr, en fait, moi je connais cette ferme familiale depuis mon enfance, c'est sûr, c'était la maison de ma grand-mère.
07:03 Mais j'y suis allé à l'âge de 13 ans, comme je disais, et je venais de Londres, donc c'était Londres et puis l'Indiana rural.
07:13 Donc un petit choc quand même, énorme !
07:17 Et quand même, en même temps, je me sentais, ce n'est pas du tout Paris, mais je me sentais quelque chose de familier quand je suis arrivé.
07:31 Et ce n'était pas juste parce que c'était la maison de ma grand-mère, mais c'est un pays où j'ai des racines.
07:38 Et pour quelqu'un qui voyage beaucoup, comme on discutait tout à l'heure, ça m'a fait du bien pour ces cinq années-là de vivre chez ma grand-mère
07:48 et d'être dans une maison qui appartient à la famille depuis le 19e siècle.
07:53 D'avoir un sentiment de chez soi.
07:54 C'est ça, c'est ça, un petit chez soi.
07:56 Et ça ressemblait à quoi alors ?
07:58 Ça me fait du bien et ça me permet de rêver un peu, un peu plus que normal, d'être chez moi.
08:07 J'avais, oui, une chambre à moi, c'était dans le grenier et je sentais la maison autour de moi et puis la terre autour de moi.
08:17 Et quand même, parce qu'avant c'était toujours des appartements, les grandes villes et tout ça, avoir un peu d'espace, ça m'a fait du bien.
08:27 Les grands espaces, les champs de maïs aussi.
08:30 C'était une ferme qui avait des cochons.
08:32 Maïs et soja.
08:33 Maïs et soja.
08:34 Oui.
08:35 Les animaux aussi.
08:36 Pas les animaux.
08:37 À cette époque-là, il n'y avait plus d'animaux.
08:39 Ma grand-mère était assez contre.
08:41 Un peu comme en fait, Zori n'aime pas trop les animaux.
08:45 C'est surtout le maïs et ce n'est pas le soja forcément.
08:49 Mais il y avait quand même des animaux tout autour dans le paysage.
08:54 Alors l'histoire de Zori, allons-y. On est donc dans ce comté de l'Indiana, dans les années 30.
08:59 Dans votre roman, on suit la vie de Zori élevée à la dure par sa tante après la mort de ses parents.
09:06 Et quand à son tour, sa tante meurt, elle part dans l'Illinois notamment et elle se retrouve dans une usine de fabrication d'horloges.
09:14 Ce sont ces ouvrières qui utilisent une poudre radioactive, le radium, pour faire comme par miracle briller l'heure dans la nuit sur ces horloges.
09:24 Zori va tisser des liens très forts avec deux autres ouvrières qui sont Marie et Jenny.
09:29 Et cette expérience va les marquer à tout jamais.
09:34 Il y a un point commun entre vous et Zori, c'est l'idée d'être très attaché à cette Indiana.
09:41 Et je pense qu'après cette première expérience de travail que mène Zori dans ses deux premiers chapitres, elle va retourner chez elle.
09:49 L'idée du retour, c'est quelque chose de très fort.
09:52 Très très fort. Même pour Zori qui a passé toute sa jeunesse en Indiana et qui ne part que pour un mois ou peut-être deux mois, je ne sais pas, je ne me rappelle pas très bien en fait.
10:02 Je pense que c'est un mois, disons. Et même un mois, c'est trop de temps pour elle.
10:11 Elle veut retourner. Et c'est vrai que moi aussi, j'ai ce sentiment de retour.
10:20 Et je ne sais pas, pour moi, dans mon cas, moi, je ne sais pas où retourner en fait.
10:25 Mais Zori, c'est très clair. C'est Indiana. C'est son pays natal.
10:29 Et c'est quelqu'un qui va dans sa vieillesse voyager un peu.
10:35 Mais vraiment, Indiana, c'est le centre de l'univers pour elle.
10:39 Et l'Indiana suffit pour elle. C'est tout ce qu'elle a besoin d'avoir dans sa vie en fait, ce pays.
10:47 Et moi, j'aimerais bien avoir un grand chez soi, pas un petit chez soi.
10:54 Alors justement, quand elle revient chez elle, elle est présentée à Harold.
11:00 C'est un fermier du comté qu'elle va rapidement épouser.
11:02 Donc elle se retrouve chez elle dans cette ferme d'élevage, puisqu'à l'époque, il y a encore des poules, des cochons, des vaches.
11:08 Avec des cultures aussi. On a parlé du maïs, du blé, de l'avoine, des haricots.
11:14 Ça, c'est votre décor. Le décor que vous avez imaginé, on l'a dit, inspiré de votre vie, de votre expérience dans l'Indiana.
11:22 Et donc de votre grand-mère Zori. Qui sont ces gens ? Comment ils sont, les gens de cette communauté avec qui va vivre Zori ?
11:30 C'était quelque chose que j'avais découvert moi à l'âge de 13 ans et j'ai un peu transposé.
11:38 Parce que à cette époque-là, c'était les années 80. L'époque de Zori, c'est plutôt.
11:46 Mais là, c'était les femmes qui avaient l'âge de Zori. C'était les femmes qui dominaient la communauté.
11:55 Souvent les femmes seules ou bien les fermiers, leurs maris sont partis ou bien ils sont morts.
12:04 C'est un paysage assez dur et ça, c'est partout dans le monde. Le monde rural, c'est pas facile.
12:10 Et ces femmes, donc j'étais entouré des femmes très, très intéressantes, très fortes, mais pas forcément bavardes.
12:20 Des femmes qui avaient une intériorité qui m'intéressait beaucoup en tant que jeune homme de 13 ans, qui connaissait pas du tout ça.
12:30 Et je ne sais pas, c'était comme des gens qui avaient pas forcément des secrets, mais des choses qui étaient vraiment pour elles-mêmes
12:40 et qui étaient très importantes pour elles. Et ça m'intéressait beaucoup. Et l'absence d'hommes dans ce paysage était très, très marqué.
12:53 Il y avait beaucoup de jeunes gens, jeunes hommes, mais pas beaucoup de vieux.
13:00 Et ça, c'était très intéressant. Je ne connaissais pas du tout ça. Et je voulais transposer ça un peu dans le roman de Zori.
13:09 Et vous nous décrivez cette communauté de voisins qui vivent tous ensemble, qui se retrouvent effectivement dans le quotidien, dans les travaux de la ferme aussi.
13:19 On se donne des coups de main, de l'aide. Et puis aussi dans cette vie rurale qui est rythmée par les fêtes.
13:25 Noël, la fête du 4 juillet aux Etats-Unis, les foires et ces repas qu'on partage. C'est ça qui est marquant.
13:32 Vous dites, ils ne parlaient pas beaucoup et pourtant ils vivent tous ensemble.
13:36 Quelle est la différence de relation que vous mettez en avant ?
13:40 C'est curieux. C'est vrai que tout le monde parle dans ce monde. Tout le monde prie ensemble, dîne ensemble, parle ensemble.
13:54 Mais on ne partage pas tout. On garde quelque chose pour soi dans ce monde.
14:01 Le monde que moi je connaissais et que j'ai connu. C'est un monde qui a un peu disparu de nos jours, qui n'existe pas forcément de nos jours.
14:14 Pas dans cette région-là. Ça a un peu changé. Ces femmes ne sont plus avec nous.
14:21 C'est un peu un testament aussi à une vie qui n'est plus la même de nos jours.
14:31 Un hommage ?
14:32 Oui, c'est un peu un hommage. Pas un hommage naïf, j'espère, parce que c'est quelque chose de très fort et très dur et très réel qui m'a beaucoup marqué.
14:45 Mais oui, un côté d'hommage à la communauté et à ma grand-mère.
14:51 Qui est Zori ? C'est quand même le titre de votre roman. Donc, qui est Zori dans cette communauté ?
14:58 En fait, Zori, pour moi, c'est un peu le centre de cet univers.
15:04 Zori, c'est quelqu'un que j'aurais beaucoup aimé connaître, que j'ai presque connu.
15:11 Parce qu'elle a un côté de ma grand-mère, mais ma grand-mère était très bavarde.
15:16 Zori ne parle pas beaucoup.
15:18 C'est une taiseuse.
15:19 Oui, c'est vrai. Mais ma grand-mère avait quelque chose que j'ai pris de ma grand-mère, qui est chez Zori.
15:28 C'est cette façon de vouloir chaque jour voir quelque chose de nouveau, de rester émerveillé par le monde.
15:39 Ça, c'était ma grand-mère et Zori à ce côté-là.
15:43 C'était quelqu'un pour lequel il y avait une richesse du quotidien, qui s'intéressait à les petits faits de la vie.
15:59 Donc, je mélange en parlant de Zori et de ma grand-mère.
16:02 C'est normal parce que Zori était très inspiré par ce personnage qui m'a tellement marqué la vie.
16:11 Mais qui cristallise aussi à la fois une époque perdue, à laquelle vous voulez rendre hommage, l'ère Hunt,
16:16 mais aussi une époque heureusement perdue.
16:19 Si elle s'intéresse aux détails de la vie quotidienne, c'est parce qu'elle n'a pas la possibilité d'avoir une autre vie que cette vie quotidienne.
16:26 Vous vous étirez entre ces deux sentiments quand vous dessinez le portrait de Zori ?
16:32 Oui, c'est loin d'être un paradis perdu ce monde-là.
16:36 C'était un monde très dur, surtout pour les femmes.
16:40 Je voulais un peu mettre ça en évidence.
16:43 Ma grand-mère, c'était sa ferme à elle.
16:47 Il n'y avait pas 36 000 femmes qui étaient propriétaires de fermes à cette époque-là.
16:55 Ma grand-mère a eu la ferme de sa mère, pas de son père.
17:01 C'était la ferme de sa mère.
17:03 Il y a un lignage matrilineal dont je parle.
17:09 Mais quand même, c'était très dur pour elle, pour ces femmes.
17:13 J'admire ça beaucoup. Je trouve ça vraiment formidable qu'elles ont fait ça.
17:19 Et que Zori a réussi à faire quelque chose de sa vie, quelque chose d'impressionnant et riche.
17:26 Il y a quelque chose qui est cette sorte de cécité devant le quotidien.
17:36 Ça m'avait beaucoup frappé quand j'écrivais "Espèce d'espace".
17:39 Ce fait que les gens ne sont plus attentifs à ce qui est leur propre existence,
17:48 à ce qu'ils font, à ce qu'on appelle le bruit de fond de la vie.
17:52 Vous pensez que c'est de l'indifférence ?
17:54 Ou de l'ignorance ?
17:55 C'est de l'anesthésie.
17:58 Quand un métro circule, les gens sont dans le métro, ne se regardent pas, ne se parlent pas.
18:05 Ils sont des espèces de petites entités presque hostiles.
18:09 Et si le métro s'arrête, s'il y a un incident, quelque chose qui déchire le quotidien,
18:15 à ce moment-là, les gens vont commencer à se parler.
18:18 Georges Pérec, le 22 septembre 1978, dans "Radioscopie" avec Jacques Chancel sur France Inter.
18:26 On a commencé à l'aborder avec la description de Zori, qui est ce personnage,
18:33 et ce qu'elle fait tout au long de ce roman.
18:36 C'est une obsession chez vous que vous avez piquée à Georges Pérec,
18:42 qui est quelqu'un pour vous qui a servi de modèle en tant qu'écrivain.
18:47 C'est la première fois que j'entends la voix de Georges Pérec.
18:50 Je suis très touché. Merci beaucoup. C'est comme un cadeau aujourd'hui.
18:54 C'est un grand héros de moi.
18:57 J'ai sûrement beaucoup piqué de Georges Pérec.
19:01 C'est vrai que je suis personnellement très attiré par le quotidien, l'éphémérel,
19:10 les petits détails, surtout dans les grandes villes, mais à la campagne aussi.
19:15 C'est quelque chose qui, je trouve, fait la fabrique de notre existence.
19:22 Je passe beaucoup de temps à Café de la Mairie, à Saint-Sulpice, en hommage à Georges Pérec.
19:31 Dans les années 90, quand vous étiez étudiant.
19:34 Oui, ça a commencé à cette époque-là.
19:37 Et toujours aujourd'hui.
19:38 Oui, aujourd'hui, je suis assez nostalgique pour toute la vie, la vie intellectuelle.
19:48 Cet esprit de curiosité qu'incarnait Georges Pérec.
19:54 Pour en revenir à Azori, Géraldine, tout à l'heure, vous demandez qui elle est.
19:57 Et c'est vrai qu'en lisant votre roman, on n'a pas véritablement de description
20:03 de son allure physique, à quoi elle ressemble.
20:07 En revanche, on s'attache énormément à elle, justement, par ses petites choses du quotidien.
20:12 Par le fait qu'elle cuisine de telle manière, qu'elle s'occupe de sa ferme avec ferveur,
20:19 avec courage, qu'elle mène sa vie comme quelqu'un de fort, qui dirige, qui sait où elle va,
20:27 même si, elle, on ne sait pas vraiment où elle va aller.
20:32 Et en tout cas, on ne se dit pas qu'elle s'imagine un avenir autre que celui qui est autour d'elle.
20:40 Première image de Azori, du personnage, ça date d'il y a 30 ans.
20:48 Et c'est une image d'une femme âgée qui est en train d'éplucher les pommes de terre.
20:58 Et elle travaille vraiment avec beaucoup de concentration.
21:05 Elle prend ça très au sérieux.
21:07 Ce n'est pas la cécité.
21:10 Elle voit les pommes de terre.
21:13 Elle voit le couteau.
21:15 Et elle voit l'effet de son travail.
21:18 Et ça, c'était quelque chose que, c'était une image, bon, c'est un mélange d'imagination,
21:24 de mémoire, de souvenir de ma grand-mère.
21:28 Mais ça, c'était le premier aperçu de Azori.
21:31 Et ça a resté jusqu'à l'écriture du roman, des années et des années plus tard.
21:39 Donc, oui, c'est quelqu'un qui est vraiment fait de ses petits travaux et ses petites observations.
21:47 C'est un personnage qui est important pour vous, parce que si on ne connaît pas vos œuvres précédentes,
21:52 Azori, c'est d'abord un personnage secondaire dans vos premiers romans, "Indiana, Indiana",
21:57 dans "Les Bonnes Genres", qui ont été publiées chez Actes Sud en 2007 et en 2014.
22:02 Comment on décide de la transformer en personnage principal ?
22:06 Qu'est-ce qui fait qu'elle revienne à chaque fois, près de 30 ans après ?
22:10 Parce que je crois que ce projet de texte, de roman, vous l'avez commencé il y a plusieurs dizaines d'années.
22:16 Oui, c'est une bonne question.
22:19 Oui, Azori, en fait, comme vous le dites, c'était un personnage mineur dans "Indiana, Indiana".
22:27 Mais il y avait quelque chose avec cette voisine de Noah Summers qui m'intéressait, qui ne me lâchait pas.
22:35 Et c'est sûrement parce que j'avais ce souvenir de ce première image.
22:44 Et je me suis dit, bon, si j'écrivais quelques pages pour ce personnage.
22:49 Et ces quelques pages sont devenues 100 pages assez vite.
22:53 Et il faut dire, au commencement, j'avais dans ma tête l'idée de prendre la forme d'un cœur simple, de Flaubert,
23:01 pour explorer cette vie que j'envisageais.
23:07 Et donc j'avais ces 100 pages et puis ça a pris 15 ans vraiment pour trouver le roman dans le roman.
23:16 L'histoire dans l'histoire, le personnage dans les plusieurs personnages qui étaient dans ma tête.
23:23 Flaubert, puisque vous en parlez, vous l'avez mis en exergue de ce roman, cette nouvelle qui s'appelle "Un cœur simple"
23:32 et qui raconte l'histoire de deux femmes qui ont des choses en commun tout de même.
23:39 Peut-être le point commun entre Zori de votre roman et "Félicité d'un cœur simple" de Gustave Flaubert, c'est l'humanité d'abord ?
23:48 Oui, c'est bien possible.
23:51 Oui, j'ai tout de suite été très touché par ce personnage de Flaubert.
23:57 Quand je l'ai lu, sûrement à Paris 4, il y a beaucoup d'années maintenant.
24:04 Mais c'était l'humanité et l'humanité sans pompe, sans explosion, l'humanité qui persiste,
24:14 l'humanité qui reste ouverte, qui trouve des choses même à la fin de sa vie.
24:21 Félicité était pour moi une sorte de modèle et je voulais garder ça.
24:27 Mais je pense que c'était plutôt que Zori, ce personnage qui se développait dans ma tête pendant des années, avait ces qualités aussi.
24:38 Donc c'était une question de rapport, de rapprochement entre deux données.
24:43 Georges Perrec, Gustave Flaubert, vous vous êtes plongé dans la littérature française et dans ces écrivains, on l'a dit au début des années 90, quand vous arrivez à faire vos études à Paris.
24:55 Qu'est-ce qu'il y a de si attirant pour vous dans cette littérature française ?
24:59 On a dit que vous avez fait le tour du monde plus jeune, vous avez commencé par des études d'histoire aux Etats-Unis avant de venir étudier les lettres modernes à la Sorbonne.
25:08 Qu'est-ce qui vous a tant attiré ?
25:11 Je me suis souvent posé la question, pourquoi pas une autre littérature ? Pourquoi pas, je ne sais pas, la littérature d'Angleterre qui est très riche, que j'admire beaucoup.
25:23 Et en fait, je cite Virginia Woolf dans ce livre aussi.
25:27 Mais c'est vrai que pour moi, c'était un coup de foudre tout de suite.
25:32 Et ça, en fait, ça a commencé à l'université de Strasbourg dans les années 80.
25:36 J'ai fait un an à Strasbourg et là, j'ai fait les grands romans du 19e.
25:43 Je suis tombé amoureux.
25:44 Donc, ça a commencé avec Stendhal et puis Flaubert et puis Zola et aussi les nouvelles de Maupassant.
25:52 Et ça a continué.
25:53 Je ne peux pas l'expliquer.
25:55 Je n'ai pas de bonne explication, mais ça reste quelque chose de très, très vif pour moi.
26:00 Et je reste en conversation avec la littérature et avec les écrivains français.
26:06 C'est très, très important, même essentiel pour moi.
26:10 J'ai peut-être une piste pour vous de réponse, Laird Hunt.
26:13 C'est qu'entre Flaubert et Perrec, les deux ont en commun de vouloir faire des livres sur rien ou sur presque rien.
26:21 Est-ce que ça, c'est une ambition que vous avez pour votre littérature de décrire une vie dans ce qu'elle a de non marquant, de non exceptionnel ?
26:29 Ça m'attire beaucoup.
26:31 Et oui, c'est vrai qu'en fait, ils ont dit ça et je l'avais remarqué très tôt, en fait, cette ambition.
26:42 Mais Flaubert disait dans une lettre, je pense que c'est à Louise Collet.
26:49 Ce n'est pas une petite affaire que d'être simple.
26:53 Et simple, ce n'est pas rien.
26:55 Ce n'est pas tout à fait la même chose.
26:57 Rien, c'est une sacrée chose.
26:59 Ça prend beaucoup d'efforts et ce n'est pas du tout évident.
27:05 Et pour moi, le défi était intéressant, disons, d'essayer d'écrire sur une vie qui…
27:16 Oui, il y a des événements dans la vie de Zorri, bien sûr, mais ce ne sont pas des énormes événements.
27:24 Ce n'est pas exceptionnel.
27:26 Et ça m'attire beaucoup, de plus en plus avec l'âge, je pense.
27:31 Les vies pleines de dignité, pleines même d'ambition, mais d'ambition personnelle.
27:40 Des ambitions comme par exemple l'ambition de ma grand-mère de voir quelque chose de nouveau chaque journée de sa vie.
27:48 Elle n'a pas réussi, mais ce n'était pas important.
27:52 Est-ce que ce serait une différence entre la littérature américaine, vous êtes enseignant en plus,
27:57 entre la littérature américaine et la littérature française,
28:01 c'est-à-dire qu'il y a une littérature française qui pourrait aspirer à une littérature de rien.
28:05 Je résume grossièrement parce qu'évidemment, il y a tellement d'offres et de multiplicité qu'il faudrait être plus fin que ça.
28:11 Alors que la littérature américaine va se caractériser par des grands destins, des aventures, des épreuves.
28:16 Oui, je suis tout à fait d'accord et je pense que c'est peut-être le moment…
28:22 Vous êtes plus français qu'américain finalement.
28:24 Oui, peut-être, j'aimerais bien l'être.
28:26 Francophile confirmé, comme mes parents avant.
28:29 Mais non, je pense que chez nous, aux États-Unis, il faut peut-être se calmer un peu avec ces énormes bouquins qui parlent de tout,
28:38 tout le temps, des livres très très bavards disons.
28:44 Jusqu'à 13h30, les midis de culture.
28:48 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoy.
28:52 Je crois qu'aux États-Unis, la plupart des romans sont des livres, ce que j'appelle les livres sociologiques.
29:01 On a un grand besoin et désir de parler d'un temps, d'un lieu avec une particularité très précise.
29:14 Il y a beaucoup de noms des produits par exemple.
29:17 Chaque chose est très détaillée et moi, l'effort de la prose, c'est le contraire.
29:24 Je veux mettre le moins possible et laisser le lecteur faire le reste.
29:30 Voilà une autre définition de la littérature américaine par Paul Oster, le 14 janvier 1988.
29:36 C'était dans l'émission du jour au lendemain sur France Culture.
29:38 Vous êtes d'accord avec Paul Oster, l'Inde ou pas ?
29:41 Assez d'accord, oui.
29:43 Assez ?
29:44 Comme souvent avec Paul Oster, qui est aussi un héros à moi.
29:50 Un héros parce que ?
29:51 Parce que j'admire son travail, surtout ses romans, mais pour moi, il reste un modèle.
30:02 Quelqu'un, c'est vrai, qui a passé beaucoup de temps en France, qui aussi admire la France et qui garde les relations très importantes pour lui.
30:12 Mais c'est quelqu'un qui a fait le travail et qui l'a fait pendant des années à un niveau élevé.
30:20 J'aimerais bien avoir l'âge de Paul Oster et continuer. Il vient de publier un livre formidable.
30:26 Donc moi, j'aimerais bien avoir fait ça à la fin de mes jours.
30:33 Il vous a porté aussi en tant qu'écrivain américain francophile, si on peut dire.
30:38 Il a dit de vous que vous étiez l'un des jeunes écrivains à l'époque les plus talentueux de la scène américaine.
30:44 C'était trop généreux de sa part.
30:48 On parlait de votre façon d'écrire justement et dans l'idée d'en dire le moins possible pour laisser parfois aussi le lecteur faire le reste.
31:01 Dans Zori, il y a plusieurs moments qui sont des moments forts dans la vie de Zori et des personnages.
31:07 Notamment quand elle rencontre Harold et qu'ils vont avoir un enfant, qu'ils annoncent en tout cas qu'ils attendent un enfant.
31:14 Et puis ensuite, face à des décès, à des moments qui sont très difficiles à vivre, qui sont des obstacles, des épreuves dans leur vie.
31:21 Souvent, vous le racontez de manière assez elliptique, comme si vous ne vouliez pas précisément dire ce qui se passe au lecteur.
31:31 Que c'était au lecteur de faire le chemin et de s'emparer de ces moments forts.
31:36 Oui, en fait, c'est tendre la main au lecteur, à l'actrice.
31:42 Oui, c'était tout un projet de dire le plus avec le moins, parce que c'était pour vraiment rendre hommage à la réalité de ce paysage à cette époque-là.
32:00 Et ce monde où on disait beaucoup, presque sans rien dire.
32:12 Ça, c'était souvent la conversation. J'ai passé beaucoup de temps dans les voitures avec les, surtout, comme je disais tout à l'heure, les fermières,
32:21 qui ne disaient pas grand-chose, mais qui évoquaient beaucoup.
32:25 Et c'était ça l'enjeu avec Zorri pour moi. Je voulais rester fidèle à cet idéal.
32:32 Ça paraît tentant pourtant, en tant qu'écrivain, de vouloir raconter les moments joyeux, les moments très tristes.
32:41 C'est presque l'obstacle qu'on attend dans un récit qui peut être parfois un peu linéaire.
32:46 Ça, ce n'est pas votre choix.
32:48 Non, je ne voulais pas. Je l'ai fait autrement dans les autres livres.
32:52 Mais Zorri, il fallait vraiment me concentrer sur ce personnage.
32:59 Et Zorri l'aurait fait comme ça, si elle était écrivaine, je pense.
33:05 Elle n'était pas du tout artiste écrivaine, mais si elle avait raconté sa vie à elle,
33:11 elle l'aurait dit sans beaucoup d'explosion, de pompes, etc.
33:18 Elle l'aurait dit avec très peu de mots, peut-être des haïkus.
33:23 Est-ce que c'est vrai que votre premier roman racontait déjà l'histoire d'une femme, d'un personnage féminin ?
33:29 Et que dans votre entourage, de l'édition, de la littérature américaine,
33:34 on vous a dit qu'il ne fallait pas raconter des histoires de femmes quand on était un homme ?
33:39 Ah oui, bien sûr.
33:41 Moi, j'ai vraiment commencé à écrire dans les années 90 et ça a commencé même à cette époque-là.
33:48 On disait, non, si tu es homme, tu ne peux pas écrire sur les femmes.
33:57 Parce qu'on peut toujours citer des exemples de gens qui n'ont pas fait le travail, c'est sûr.
34:07 Mais moi, j'avais vraiment avalé ce message et ça m'a marqué.
34:12 Moi, qui étais élevé par ma grand-mère, la personne, une des personnes les plus importantes de ma vie,
34:19 c'était interdit d'écrire sur quelqu'un comme elle.
34:23 Et donc, ça m'a pris plusieurs années, disons, pour oublier ce message, qui est vraiment dommage.
34:34 Mais maintenant, c'est vraiment très fort chez nous, aux États-Unis,
34:39 l'idée qu'on ne peut pas écrire que sur quelqu'un qui ressemble à l'auteur, etc.
34:47 Et c'est dommage parce que, je ne sais pas, l'art, c'est autre chose.
34:51 C'est entrer dans l'imagination des autres, comme tout le monde le sait.
34:56 Je comprends les buts, mais les moyens, parfois chez nous, surtout sur le plan artistique, sont plus compliqués, me semble-t-il.
35:06 Un dernier mot sur la langue française et la traduction, puisque votre roman Zorri est sorti aux États-Unis en 2021.
35:12 Il arrive aujourd'hui en France grâce à la traduction d'Anne-Laure Tissus.
35:18 Vous parlez merveilleusement bien français, mais vous continuez d'écrire en anglais.
35:24 Comment se passe le travail de traduction ? Vous laissez totalement le champ libre à la traductrice ?
35:31 Ou alors, parce que vous connaissez bien cette langue, vous essayez de vous en mêler ?
35:35 Mais là, je suis vraiment gâté avec la traduction.
35:38 Ici, en France, Anne-Laure Tissus, c'est une traductrice formidable, vraiment top.
35:45 Je fais complètement confiance à elle. C'est la traductrice de Percival Everett, entre autres.
35:56 C'est quelqu'un de vraiment merveilleux.
35:59 Zorri, en France, c'est Anne-Laure Tissus. Son nom devait être plus grand sur la couverture.
36:09 Qu'avez-vous dit à Zorri, comme consigne pour la traduction ?
36:13 On a travaillé ensemble depuis plusieurs romans maintenant.
36:16 Donc, je fais confiance.
36:19 Et quand je relis, je dis que c'est étonnant.
36:24 C'est étonnant. Ça s'appelle Zorri.
36:27 C'est paru aux éditions Globe. C'est à découvrir dans vos librairies en ce début de mois de janvier.
36:33 Merci beaucoup, Laird Hunt.
36:35 Pour finir, nous avons choisi deux chansons.
36:38 L'une que vous écoutiez en écrivant votre livre "Une impossibilité".
36:41 L'autre que vous écoutiez en travaillant sur le livre "Ray of the Stars", qui n'a pas été traduit en français.
36:45 Laquelle des deux souhaitez-vous écouter ? C'est une surprise. On ne vous dit pas lesquelles.
36:49 "Ray of the Stars"
36:54 "Une impossibilité"
36:57 "Ray of the Stars"
37:00 "Une impossibilité"
37:08 "Ray of the Stars"
37:12 "Une impossibilité"
37:15 "Ray of the Stars"
37:21 "Une impossibilité"
37:27 "Ray of the Stars"
37:33 "Une impossibilité"
37:40 "Ray of the Stars"
37:43 Voilà ce qui inspire notre invité Laird Hunt quand il écrit.
37:59 Merci beaucoup d'être venu dans les Midis de Culture.
38:02 C'était Ima Soumak.
38:04 "Wim Mowé, les Midis de Culture", une émission préparée par Aïssa Touaine,
38:07 Alexis Berth, Cyril Marchand, Laura Dutèche-Pérez, Zora Vignet et Manon Delassalle.
38:12 Elle est réalisée ce midi par Nicolas Berger et à la prise de sang, c'est Florent Bujon.
38:16 A demain Géraldine.

Recommandations