• il y a 11 mois
Freud naquit au mitan du XIXème siècle à Freiberg et il s'éteignit le 23 septembre 1939 à Londres, après un exil forcé de Vienne le 4 juin 1938 pour échapper à la barbarie nazie. Homme des Lumières, il est le fondateur de la psychanalyse, une nouvelle science émanant de la vie d'âme de ses contemporains au travers de leurs vicissitudes temporelles et intemporelles. On a souvent réduit la psychanalyse à la science des rêves, ce qu'elle est, mais le décryptage freudien s'étend jusqu'au malaise des civilisations en abordant des besoins aussi divers que la sexualité, la religion, les relations sociales ou familiales et des questions politiques : la guerre ou le nationalisme. Le savant viennois s'interrogea : « Pourquoi (...) les individus-peuples se méprisent-ils, se haïssent-ils (...) les uns les autres (...) comme si, dès lors qu'on réunit une multitude, (...) toutes les acquisitions morales s'effaçaient » pour ne laisser place qu'aux traumas et aux pulsions. Cette énigme non résolue va être l'objet de notre débat, nous allons chercher à comprendre en nous adossant à l'oeuvre de Freud les raisons qui poussent les hommes (et les femmes) à s'entre-tuer dans une pulsion d'agression ininterrompue et les civilisations à s'entre-déchirer dans cette conflictualité sans fin du monde.

Émile Malet reçoit :
Gérard Miller, psychanalyste, essayiste
Jean-Louis Chassaing, psychiatre, psychanalyste
Juliette Méadel, ancienne ministre, haute fonctionnaire
Pierre de Senarclens, politologue, professeur émérite de l'Université de Lausanne
Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue essayiste

Présenté par Émile MALET
L'actualité dévoile chaque jour un monde qui s'agite, se déchire, s'attire, se confronte... Loin de l'enchevêtrement de ces images en continu, Emile Malet invite à regarder l'actualité autrement... avec le concours d´esprits éclectiques, sans ornières idéologiques pour mieux appréhender ces idées qui gouvernent le monde.

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Transcription
00:00 Générique
00:02 ...
00:26 -Bienvenue dans "Ces idées qui gouvernent le monde".
00:29 Freud face au malaise des civilisations.
00:33 Freud naquit au mi-temps du 19e siècle à Freiberg
00:37 et il s'éteignit le 23 septembre 1939 à Londres,
00:42 après un exil forcé de Vienne, le 4 juin 1938,
00:47 pour échapper à la barbarie nazie.
00:49 Homme des lumières, il est le fondateur de la psychanalyse,
00:53 une nouvelle science émanant de la vie d'âme
00:56 de ses contemporains,
00:57 au travers de leur vicissitude temporelle et intemporelle.
01:01 On a souvent réduit la psychanalyse à la science des rêves,
01:06 ce qu'elle est, mais le décryptage freudien
01:09 s'étend jusqu'au malaise des civilisations,
01:12 en abordant les besoins aussi divers que la sexualité,
01:17 la religion, les relations sociales et familiales
01:21 et les questions politiques,
01:23 notamment la guerre ou le nationalisme.
01:26 Le savant viennois s'interrogea, je le cite,
01:29 "Pourquoi les individus-peuples se méprisent-ils,
01:33 "se haïssent-ils les uns les autres,
01:35 "comme si dès lors qu'on réunit une multitude,
01:39 "toutes les acquisitions morales s'effaçaient
01:42 "pour ne laisser place qu'au traumatisme et aux pulsions ?"
01:47 Cet énigme non résolu va être l'objet de notre débat.
01:51 Nous allons chercher à comprendre,
01:53 en nous adossant à l'oeuvre de Freud,
01:55 les raisons qui poussent les hommes et les femmes
01:59 à s'entretuer dans une pulsion d'agression ininterrompue
02:04 et les civilisations à s'entredéchirer
02:07 dans cette conflictualité sans fin du monde.
02:11 Pour en parler, je vous présente mes invités.
02:14 Jean-Pierre Le Goff,
02:16 vous êtes philosophe, sociologue et essayiste.
02:19 Gérard Miller, vous êtes psychanalyste et essayiste.
02:23 Juliette Mehadel, vous êtes ancienne ministre,
02:26 haut fonctionnaire.
02:28 Jean-Louis Chassin, vous êtes psychiatre et psychanalyste.
02:32 Pierre de Sénarclès, vous êtes politologue,
02:34 professeur émérite de l'Université de Lausanne.
02:38 Générique
02:40 ...
02:48 Alors, est-ce que cette prévision pessimiste de Freud
02:52 sur la domination exterminatrice des forces de la nature,
02:57 extraite de son ouvrage "Malaise dans la civilisation"
03:01 ou, selon la traduction "Malaise dans la culture",
03:04 vous paraît-elle d'actualité ? Jean-Pierre Le Goff.
03:07 -Ah oui, elle me paraît totalement d'actualité.
03:10 Je dirais surtout après une période assez angélique.
03:14 C'est-à-dire, si on remonte un peu sur un demi-siècle, on va dire,
03:18 après la Seconde Guerre mondiale,
03:20 on a encore les souvenirs de la Shoah,
03:22 mais très vite, il apparaît un autre type de société,
03:25 la société de consommation et de loisirs,
03:28 avec une forme d'hédonisme assez nouvelle,
03:31 mais si on va beaucoup plus loin encore,
03:33 il y a eu la chute du mur de Berlin
03:35 et la façon dont la construction européenne a été lancée.
03:39 Et je pense qu'il y a eu une espèce d'angélisme,
03:42 l'utopie d'une espèce de fin de l'histoire
03:44 et du tragique qui est inhérent à l'histoire,
03:47 qui s'est développée à ce moment-là,
03:49 avec l'idée que, finalement, les hommes pouvaient s'entendre
03:53 sans qu'il y ait une part d'agressivité,
03:55 avec l'idée même de la fin des guerres,
03:58 c'est-à-dire le doux commerce,
04:00 c'est-à-dire quand même le néolibéralisme,
04:02 plus les droits de l'homme.
04:04 C'était un peu la fin de l'histoire.
04:06 On pensait que l'ensemble du monde allait vers ce mouvement.
04:10 Il s'est trouvé que ça a été assez vite démenti.
04:12 Il y a eu la guerre du Kosovo, de la Serbie en Europe,
04:15 qui est revenue directement, qui a remontré le tragique.
04:19 Il y a eu aussi, moi, je mettrais le Covid,
04:21 d'une certaine façon, par rapport à cette espèce d'euphorie.
04:25 Tout d'un coup, on retrouve le tragique et la mort possible.
04:28 Et, alors, aujourd'hui, vous avez les guerres...
04:31 Les guerres en Europe, avec Poutine,
04:33 plus les risques de guerre,
04:35 donc tout ça s'est un peu effondré,
04:37 et le terrorisme islamiste,
04:39 avec quelque chose qui m'a beaucoup frappé,
04:41 c'est la difficulté à assumer le fait
04:43 qu'il y peut y avoir en face de nous des ennemis
04:46 qui veulent nous détruire.
04:48 Je ne veux pas reprendre Julien Freud,
04:50 mais que vous le vouliez ou non,
04:52 vous avez des ennemis, et vous vous avez beau dire,
04:54 ils viennent vous chercher dans le jardin.
04:57 Quand je voyais, par exemple, les manifestations
05:00 contre les attentats de Charlie Hebdo,
05:02 j'avais été frappé par des espèces de nouveaux rituels de deuil,
05:05 avec des bougies, des ballons,
05:07 et un certain type de chant qu'on mettait souvent en avant,
05:11 qu'était John Lennon, "Imagine, un monde a enfin pacifié".
05:14 C'était pas "L'ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes",
05:18 c'était l'inverse.
05:19 Il y a eu une difficulté, et aujourd'hui, on progresse,
05:22 à affronter cette réalité, c'est-à-dire une part d'agressivité
05:26 qui est indestructible au sein de l'être humain,
05:28 pour reprendre la formule.
05:30 Mais je pense que si vous regardez le cheminement,
05:33 on y arrive, mais avec à chaque fois des points de fuite.
05:36 -Cette vérité freudienne intemporelle,
05:38 vous la partagez, Gérard Millard ?
05:40 -Malaise dans la civilisation, malaise dans la culture,
05:44 c'est 1929. 1929, c'est la crise économique,
05:47 c'est la montée de plus en plus nette au pouvoir des nazis.
05:51 On peut se dire qu'on comprend pourquoi,
05:53 tout particulièrement à ce moment-là,
05:56 Freud était pessimiste, et pourquoi, d'ailleurs,
05:59 il dit, moi-même, qui ai plus de 70 ans,
06:01 "C'est à mes petits-enfants que je pense",
06:03 parce que pour moi, tout est déjà foutu.
06:06 Il faut bien dire que, contrairement à ce qu'on a évoqué,
06:09 je n'ai jamais cru, et pas seulement parce que j'étais freudien,
06:12 à la fin de l'histoire, qui a été un moment très court
06:15 dans les Etats-Unis, parce que ma génération,
06:18 c'est la génération qui a connu la guerre du Vietnam
06:21 et qui a connu une série de catastrophes,
06:23 même la pauvreté et la misère en France m'ont permis
06:26 de croire que, de toute façon, en effet,
06:29 le pessimisme freudien était intemporel.
06:31 Mais je pense que ce qu'on va essayer d'expliquer,
06:34 c'est pourquoi, d'une certaine façon,
06:36 quand on est freudien, on ne peut, malheureusement,
06:39 qu'être pessimiste.
06:40 Sur le long terme, au court terme, essayons d'être heureux,
06:44 d'élever nos enfants avec bonheur, mais sur le long terme,
06:47 quand on est freudien, on ne peut être que pessimiste.
06:50 -Oui, Juliette Meyadel...
06:52 -Je serais moins pessimiste que vous,
06:54 non pas sur l'avenir, mais sur le passé,
06:56 parce qu'au fond, s'il y a quelque chose
06:59 que nous ont appris ces 25 dernières années,
07:01 c'est qu'on avait justement cherché à domestiquer
07:04 ces pulsions d'agressivité.
07:06 Je suis toujours assez frappée quand on dit
07:08 "C'était mieux avant, c'était beaucoup plus apaisé",
07:11 par exemple, pour ne parler que de ça,
07:13 de la violence dans le débat politique.
07:16 "Avant, c'était plus apaisé", ce qui est tout à fait faux.
07:19 On voit bien qu'à la fin du XIXe siècle,
07:21 les caricatures étaient d'une agressivité inouïe
07:24 et qu'au fond, cette violence qu'on déplore aujourd'hui
07:27 était bien pire. -Ca veut dire que la culture
07:30 n'a pas corrigé la chose. -Ca veut dire
07:32 que la culture a corrigé la chose
07:34 et que la violence est de plus en plus mal vécue,
07:37 parce qu'on est de plus en plus intolérants
07:40 à la violence et à l'agressivité.
07:42 C'est en cela que je suis plus optimiste.
07:44 -Jean-Louis Chassin, vous pensez que cette violence
07:47 était là hier, elle est aujourd'hui,
07:49 et que la vérité freudienne est intemporelle et permanente.
07:52 -Alors, déjà, parler de pésimisme ou d'optimisme,
07:57 c'est très à l'heure du temps.
07:59 C'est-à-dire, effectivement,
08:02 il s'agit de mettre un peu d'affect,
08:04 alors que les textes de Freud
08:07 et des continuateurs de Freud
08:09 sont plutôt des textes qui essaient d'avoir un raisonnement
08:14 plus que des troubles de l'humeur,
08:17 pour reprendre les choses d'aujourd'hui.
08:19 Et je trouve que c'est intéressant de...
08:22 Donc, moi, je parlerais pas de pésimisme ou d'optimisme.
08:25 J'essaye de lire Freud et puis Lacan,
08:27 d'une manière plus logique
08:29 qu'une manière où on met de l'humeur.
08:32 Mais je trouve que...
08:35 Bon, quel est ce malaise ?
08:38 Et est-ce qu'il est encore actuel ?
08:40 Freud y va très fort, au début de son texte.
08:44 Je veux dire qu'il y a trois...
08:47 trois occasions d'être mal,
08:49 c'est-à-dire avec son corps,
08:52 avec le monde extérieur
08:54 et dans la relation à l'autre.
08:56 C'est effectivement ce dernier point que Freud va étudier,
09:00 puisque c'est l'autre chose que j'aimerais dire,
09:03 c'est que Freud n'est pas sociologue
09:06 et il a écrit un texte qui est en, je crois, 1932,
09:11 sur la Weltanschauung,
09:12 c'est-à-dire comme quoi la psychanalyse
09:15 n'est pas une vision du monde.
09:17 Et donc, je pense que cette vision du monde, comme ça,
09:21 n'est pas possible pour la psychanalyse.
09:23 On sait, par rapport à la question...
09:25 -Quand il dit que dès qu'il y a une multitude,
09:28 les gens s'entretuent, c'est quand même une vision du monde ?
09:31 -Non. L'autre point,
09:35 c'est aussi sa spécificité.
09:37 Et dans ses textes, il parle toujours,
09:39 et assez souvent d'ailleurs, d'une similitude
09:42 entre l'individuel et le collectif.
09:45 C'est-à-dire qu'il y a toujours un aller-retour entre les deux.
09:49 C'est pas seulement parler du collectif,
09:52 mais le collectif, c'est aussi le sujet individuel.
09:55 -On va rentrer dans le détail, là-dessus.
09:57 Votre point de vue, Pierre de Sénarclans,
10:00 vous enseignez les sciences politiques,
10:02 est-ce que vous pensez que Freud est un éclaireur politique
10:06 des crises ?
10:07 -Il est en tous les cas un éclaireur politique,
10:10 et il rejoint, disons, une tradition de la politique internationale
10:13 qui associe effectivement l'humanité à l'agression.
10:17 De ce point de vue-là, Freud...
10:19 ...énonce des postulats qui sont assumés largement
10:25 dans la politique internationale.
10:27 Mais Freud établit un lien
10:30 entre le processus civilisateur
10:34 et la limitation de l'agressivité.
10:37 Et il montre
10:39 que cette limite
10:42 de ce processus civilisateur
10:45 entraîne un malaise.
10:47 Aujourd'hui, nous devons vivre avec un malaise
10:50 qui est différent de celui qu'il avait mis en avant,
10:53 mais qui n'en reste pas moins, un malaise important
10:56 face aux contraintes de civilisation.
10:59 -Oui, alors... -Pour revenir
11:00 à ce qui a été dit sur, disons, l'immédiate après-guerre,
11:05 ce qui a dominé cette après-guerre, tout de même,
11:08 c'était un haut degré d'institutionnalisation
11:11 de la politique internationale,
11:13 pas seulement par les organisations internationales,
11:16 mais aussi par l'équilibre de la terreur,
11:19 qui créait quand même quelque chose
11:21 qui était difficile de modifier dans cet équilibre.
11:25 Et la fin de l'histoire,
11:28 c'était l'idée qu'ayant cette confrontation
11:32 de la guerre froide étant terminée,
11:35 on allait pouvoir enfin réaliser ensemble
11:37 ce processus de civilisation. -Oui, Miller, là-dessus ?
11:40 -Je sens que, dans cette émission,
11:43 je vais désespérer ma voisine, madame la ministre, parce que...
11:46 -Comme souvent, quand nous sommes dans des émissions communes.
11:50 -Parce que c'est le moment de dire,
11:52 presque de corriger ce que vous avez dit au début,
11:55 c'est le moment de dire que,
11:57 non seulement quand la multitude est là,
11:59 il y a du meurtre dans l'air, mais même lorsqu'il n'y en a que deux.
12:03 Il faut rappeler qu'après tout, le début de l'histoire...
12:06 -Il n'y en aura pas dans cette émission.
12:08 -Non, certainement pas.
12:10 Lorsque l'histoire commence, après tout,
12:12 après Adam et Ève, c'est les deux frères qui s'entretuent.
12:15 Dès qu'il y en a deux, c'est quand même ça
12:18 que la psychanalyse met en avant.
12:20 -Permettez-moi juste de vous interrompre.
12:22 Comment vous expliquez, dans ce cas-là,
12:25 que, nonobstant tous les progrès,
12:27 la civilisation humaine, dans les pays démocratiques,
12:31 n'arrive pas à venir à bout de la pulsion d'agression
12:35 que certains considèrent comme une décivilisation,
12:39 voire même comme un ensauvagement ?
12:42 -Je vais répondre à votre question de façon très claire.
12:45 Quelle est la grande découverte de Freud ?
12:48 C'est que nous ne voulons pas notre bien.
12:50 Si nous interrigeons tout un chacun,
12:52 chacun peut avoir l'idée
12:54 que ce qu'il souhaite, c'est, finalement,
12:56 être heureux comme un coq en pâte.
12:58 Pas du tout, dit Freud.
13:00 Il y a quelque chose qui nous fait travailler contre nous-mêmes.
13:03 C'est ça, la pulsion de mort.
13:05 C'est pas le fait de détruire l'autre,
13:07 c'est d'abord une pulsion qui travaille contre nous-mêmes.
13:11 Cette découverte, notamment, qu'il découvre
13:13 au-delà du principe du plaisir,
13:15 qui est plus forte que la recherche du plaisir,
13:18 la recherche du bien-être, de l'homéostase,
13:21 c'est ça. Nous, au contraire, êtres humains,
13:24 nous voulons la crise, pas seulement l'agressivité
13:26 et la mort de l'autre,
13:28 nous voulons quelque chose qui nous détruit.
13:30 C'est en ce sens-là qu'en effet, nous sommes fondamentalement,
13:34 je garde le terme de pessimiste,
13:36 parce qu'il y a quelque chose qui nous fait travailler
13:39 contre nous-mêmes. -Oui, laissez-la parler.
13:41 -Que la grande découverte de Freud,
13:44 soit que nous ayons en nous-mêmes une pulsion de mort
13:47 ou une pulsion d'autodestruction qui cohabite
13:49 avec le désir de vivre et d'être heureux,
13:52 c'est une évidence, mais ce que je trouve plus intéressant
13:55 dans la question que vous posez, c'est la question du collectif.
13:59 La question, plus politiquement, c'est est-ce que, collectivement,
14:03 nous en sommes arrivés à un stade de développement de notre société,
14:07 notre civilisation, mais de notre société au moins,
14:10 qui est un stade d'autodestruction ?
14:12 C'est ça, à mon sens, la grande question
14:14 qui est posée par la raréfaction des ressources naturelles
14:18 et par un capitalisme qui devient fou.
14:20 Le coeur de votre émission... -La violence est encore plus grande
14:24 dans les pays totalitaires,
14:25 qui n'ont pas le capitalisme comme substrat politique.
14:28 -Mais qui ont autre chose.
14:30 Les pays totalitaires dont vous parlez,
14:32 dont on entend de plus en plus la voix aujourd'hui,
14:35 qui semblent d'ailleurs se liguer ensemble,
14:38 je parle de la Chine, de la Russie,
14:40 contre un autre modèle, un contre-modèle,
14:42 le nôtre, qui est un modèle, certes, capitaliste,
14:45 avec ses dévoiements, ces deux modèles-là,
14:48 ça fait un choc, dont chacun d'entre eux
14:52 cherche à détruire l'autre
14:54 et qui porte aussi en lui-même sa propre destruction.
14:57 C'est ça, à mon avis, le tournant que nous vivrons
15:00 dans les années qui viennent. C'est au moins
15:03 une pulsion individuelle d'autodestruction,
15:05 qui, vous l'avez bien dit, est inhérente à l'homme,
15:08 qu'une forme de pulsion collective.
15:10 -Merci, Juliette Merdel. Jean-Pierre Le Goffre,
15:13 je voudrais que vous précisiez quelque chose.
15:16 L'individu analytique, c'est qu'il y a une pulsion
15:19 d'autodestruction chez l'individu,
15:21 ça a été souligné par Gérard Miller et Jean-Louis Chassin,
15:24 mais est-ce qu'il y a une distinction
15:29 qu'on peut faire entre Freud et Haron ?
15:31 Parce que Haron dit
15:33 "L'homme est raisonnable, mais les hommes le sont-ils."
15:37 Alors, est-ce que c'est la multitude
15:40 qui vient aiguiser la pulsion d'agression
15:43 ou est-ce que cette pulsion d'agression
15:45 est originaire dans la personne ?
15:48 -Je pense qu'elle est originaire,
15:50 ça ne veut pas dire que la multitude ne la croit pas.
15:53 Quant à Haron, il y a une vision de l'histoire
15:56 qui reste tragique, chez Haron.
15:58 L'histoire est ouverte sur des possibles,
16:00 y compris sur des possibles totalitaires,
16:02 puisque c'est quelqu'un qui a lutté contre le totalitarisme.
16:06 Ce qu'il s'agit, à mon avis, de comprendre,
16:09 c'est Steiner, qui était un critique littéraire,
16:11 qui disait "Nous avons appris avec la guerre
16:14 "que finalement, les bibliothèques, les oeuvres d'art
16:17 "peuvent coexister à côté des camps de concentration."
16:20 Dans une civilisation, une société allemande
16:23 qui avait créé des musiques formidables, des arts...
16:26 -Il y a même un film qui montre que le gardien d'Auschwitz
16:29 ne se rendait pas compte, apparemment,
16:32 de ce qui se passait dans le camp de concentration.
16:34 -Oui, avec une idéologie d'enfermement,
16:37 on peut essayer de mettre de côté,
16:39 mais je pense que...
16:40 Je dirais... Vous me posez une question plus générale.
16:44 Y a-t-il une progression dans la morale ?
16:47 Est-ce qu'on peut penser la progression morale
16:50 comme on pense le développement économique
16:52 ou social du bien-être ? Je ne le crois pas.
16:55 Je crois qu'il y a effreux de...
16:57 Pour moi, l'apport de Freud, je ne suis pas psychanalyste.
17:00 C'est ça, c'est qu'il y a quelque chose d'irréductible.
17:03 Ca veut pas dire qu'il faut pas essayer de le combattre,
17:07 mais il faut savoir qu'en essayant de le combattre,
17:09 il y a toujours un reste, un prix à payer,
17:12 et plus précisément, la civilisation,
17:14 il y aura toujours une insatisfaction
17:16 qui est liée à ce point-là.
17:18 Au-delà de la psychanalyse, c'est un enseignement qui va au-delà.
17:22 On a parlé de la dimension politique,
17:24 mais même dans la dimension sociale.
17:26 Aujourd'hui, moi, je vois, par exemple,
17:28 ce que j'appelle, si vous voulez,
17:30 la déglingue d'un mot un peu...
17:32 familier, c'est-à-dire que c'est pas simplement
17:35 la dimension économique ou sociale.
17:37 C'est aussi une déstructuration que je pourrais dire
17:40 anthropologique, c'est-à-dire quand vous conjuguez
17:43 le chômage de masse, l'absence de travail,
17:46 l'absence des preuves du réel et de sentiments d'utilité
17:49 dans la société, avec les déstructurations familiales,
17:52 les solidarités collectives, je pense qu'on a affaire
17:55 à des formes de déstructurations nouvelles,
17:58 qui sont pas simplement la pauvreté ancienne,
18:00 parce que vous pouviez gagner peu d'argent,
18:03 mais vous aviez une forme d'estime de vous-même,
18:05 et puis vous étiez inséré dans une collectivité.
18:08 -C'est une morale commune, ce qui me frappe, par exemple,
18:12 dans certaines émeutes ou dans des jeunes,
18:14 ce qu'on voit dans les faits divers.
18:16 -On va rentrer dans le détail. -Non, mais juste un point.
18:19 Chez les policiers et les éducateurs,
18:22 ils disent qu'on est frappé par une chose,
18:24 il n'y a pas de sentiment de culpabilité.
18:26 Et chez Freud, le sentiment de culpabilité
18:29 est lié au phénomène civilisationnel.
18:31 -Pierre de Sénachmaz... -Je veux pas me faire
18:34 l'avocat des anges, mais j'aimerais quand même rappeler
18:37 que nous avons atteint
18:39 un très haut degré de civilisation,
18:43 en particulier en Europe.
18:45 Nous avons harmonisé nos relations,
18:48 nous avons pacifié nos relations sociales
18:51 au point qu'effectivement,
18:53 nous ne comprenons plus les raisons de faire la guerre.
18:57 Alors, évidemment, cette institutionnalisation,
19:01 chacun ne la vit pas de la même manière,
19:04 certains se révolent contre cette institutionnalisation,
19:07 contre ces normes, en particulier les populistes,
19:10 mais il faut admettre que, pour l'instant,
19:13 notre socle civilisationnel tient bon
19:17 et qu'il est plus fort, plus solide
19:19 que beaucoup de civilisations qui nous entourent.
19:22 Ca, je crois qu'on doit en tenir compte.
19:25 -Jean-Louis Chassin, est-ce que vous êtes d'accord
19:28 pour considérer qu'aujourd'hui,
19:30 il y a un déglingue...
19:31 Aujourd'hui, comme hier, il y a un déglingage anthropologique,
19:35 selon le terme de Jean-Pierre Le Goff.
19:37 C'est-à-dire qu'il y a beaucoup de choses
19:40 qui fichent le camp.
19:41 -Je me pose... Oui, mais lesquelles ?
19:43 Je veux dire, effectivement, qu'est-ce qui a changé ?
19:46 -Est-ce que la déchristianisation,
19:48 est-ce que la solidarisation des familles,
19:51 est-ce que la pression des minorités,
19:54 est-ce que tous ces éléments,
19:56 est-ce que le fait que les inégalités sociales
19:59 demeurent malgré le progrès social,
20:02 est-ce que tout ça fait que ça contribue
20:05 à un déglingage anthropologique, en quelque sorte ?
20:09 -J'insiste à nouveau sur le fait
20:11 que Freud associe
20:15 sa pratique privée,
20:17 c'est-à-dire en tant que psychanalyste,
20:20 c'est-à-dire travaille théoriquement
20:23 la question de l'individu,
20:25 avec cette notion qu'a très bien décrite Gérard Miller,
20:30 mais je suis toujours pas d'accord
20:32 avec le fait de garder le mot "pessimisme".
20:35 C'est un peu contradictoire, d'ailleurs,
20:38 parce que vous évoquiez très bien
20:40 ce qui est structural, finalement.
20:42 Je vais pas reprendre, mais ça serait intéressant.
20:45 Qu'est-ce que c'est que la pulsion de mort ?
20:48 Pourquoi Freud amène ça ?
20:49 Il l'amène à la fois par ses analyses personnelles
20:53 et puis, c'est vrai, par une interrogation
20:56 sur la civilisation.
20:58 -Il observe aussi la montée du nazisme
21:01 dans la ville où il travaillait,
21:03 la montée des intolérances.
21:05 -Il a aussi une pratique individuelle.
21:08 Sans cesse, il associe l'individuel
21:11 et le sociologique,
21:14 parce que ça n'est pas son rôle,
21:17 ça n'est pas sa fonction.
21:18 Mais ce que je veux dire, c'est que si c'est structural,
21:22 je reviens sur la question de la contradiction,
21:24 si c'est structural, oui,
21:26 vous avez très bien dit que,
21:28 et ça va complètement à l'inverse de ce qui se passe aujourd'hui,
21:32 nous ne sommes pas si bons que ça, finalement.
21:36 Il y a quelque chose qui fait qu'au fond de nous-mêmes,
21:39 il y a quelque chose qui peut s'appeler la pulsion de mort
21:42 ou, et c'est ce que l'on peut voir aujourd'hui
21:45 et qui va donner, si l'on peut dire,
21:48 les voies à la pulsion de mort d'agir
21:52 et qui est la haine.
21:54 Et effectivement, est-ce qu'il y a un pessimisme à ça ?
21:57 Probablement, oui, sans doute, on peut regarder ce qui se passe.
22:01 Alors, quand vous évoquiez le pourquoi et les changements,
22:06 dans la revue lacanienne que nous avons publiée
22:10 ces deux dernières années,
22:12 quels ont été les titres ?
22:15 "Le marché de l'identité".
22:17 Il faut nommer ce qui change et ce qui est problématique.
22:20 L'identité, c'est quoi ?
22:23 C'est important, cette question-là.
22:25 Le marché de l'identité, les croyances,
22:28 ça aussi, c'est quelque chose de fondamental.
22:31 Qu'est-ce qu'il en est de l'a ou des croyances, aujourd'hui ?
22:35 C'était le deuxième numéro.
22:36 Le troisième numéro, sorti il y a quelques mois,
22:39 c'est "haine", "haine" au pluriel.
22:42 C'est là-dessus que nous pouvons travailler.
22:44 Quels ont été les changements de cela ?
22:46 Mais ce sont des... Comment dire ?
22:49 Ce sont des thèmes qui lient à la fois notre pratique
22:53 et puis, comme vous le disiez, je dirais qu'une...
22:56 Je dirais pas une vision du monde,
22:58 parce que Freud s'y est opposé,
22:59 mais une analyse, une analyse des civilisations.
23:03 -Oui, alors, haine, identité...
23:06 Ce qu'on constate aujourd'hui,
23:09 dans les dictatures totalitaires,
23:12 Etats ou groupes terroristes,
23:14 il y a également cette pulsion autodestructrice.
23:18 On le voit au Proche-Orient,
23:21 notamment avec le pogrom du 7 octobre,
23:23 opéré par le Hamas.
23:25 On le voit dans la guerre avec l'Ukraine.
23:28 A votre avis,
23:30 cette permanence
23:33 de la pulsion autodestructrice,
23:37 malgré la pulsion civilisatrice,
23:41 si on peut dire, comment vous expliquez ça,
23:43 Juliette Myardel ?
23:44 -Je le prendrai dans un sens un peu différent.
23:48 Je dirais, pour quand même essayer de garder une touche d'optimisme,
23:52 que ce combat que mène le Hamas en Israël
23:55 ou même que mène Poutine en envahissant l'Ukraine
23:58 est aussi un combat qui est dirigé
24:00 contre un autre modèle civilisationnel,
24:04 en l'occurrence le nôtre.
24:06 Le nôtre, qui comporte ses propres pulsions d'autodestruction,
24:09 vise quand même à une forme d'apaisement
24:12 dans les relations sociales.
24:14 Je partage pas l'idée que nous en serions
24:17 au même stade relationnel les uns avec les autres
24:20 que ce que nous avons vécu en 1929
24:22 ou même après la Deuxième Guerre mondiale.
24:25 Je crois profondément qu'il y a un progrès,
24:27 y compris pensé par le politique,
24:30 dans ne serait-ce que l'accompagnement social.
24:34 Il y a des ambitions qui sont données
24:36 par les gouvernements en Europe, pas partout,
24:39 mais prenons la France.
24:40 On est dans un modèle où, aujourd'hui,
24:42 on s'intéresse quand même, par exemple, aux victimes.
24:46 C'est l'ancienne secrétaire d'Etat et l'Aide aux victimes
24:49 qui vous parle, mais quand François Hollande crée
24:51 et qu'on met en place la politique d'Aide aux victimes,
24:55 qu'est-ce qu'on fait ? -Pendant la présidence
24:57 de François Hollande, on a eu Charlie Hebdo,
25:00 on a eu les attentats de l'Hypercachère, etc.
25:03 -Exactement, parce que, précisément,
25:05 c'est des attentats qui sont dirigés
25:07 contre un autre modèle de société, le nôtre,
25:10 qui est un modèle qui repose sur l'égalité,
25:13 sur la liberté, la fraternité,
25:15 sur la non-agression, sur la non-violence,
25:18 sur le recours par l'Etat à la violence
25:21 uniquement dans un cadre légal,
25:24 sur l'intervention du juge,
25:26 sur un hôpital qui soigne, même en situation irrégulière,
25:29 sur un droit au logement.
25:31 Donc, tout ça, c'est loin d'être parfait,
25:34 mais tout ça, ça forge quoi ?
25:35 Ca forge quand même un projet de société
25:38 qui est infiniment moins violent
25:41 et moins contraignant du point de vue...
25:44 Et qui, à vocation à brider les pulsions,
25:46 le nôtre, ça forge quand même les bases
25:49 d'un modèle de société qui, à mon sens,
25:51 est bien plus enviable que ce que nous pouvons trouver
25:55 dans un Etat totalitaire.
25:56 -Gérard Villers-Brel... -Je suis presque d'accord
25:59 avec vous. Je suis presque d'accord avec vous
26:01 et je vais, si vous me le permettez,
26:04 le formuler en freudien.
26:05 C'est-à-dire que lorsqu'on est freudien,
26:08 à qui c'est finalement la surprise,
26:10 ce ne soit pas que des gens se retrouvant s'entretuent,
26:13 la surprise, c'est de savoir pourquoi ils ne s'entretuent pas.
26:17 Donc, d'une certaine façon,
26:18 je considère que nous ne sommes pas moins sauvages
26:21 qu'on l'était au Moyen-Âge ou qu'on l'était sous Jésus-Christ.
26:25 Mais il y a quelque chose qui a incroyablement progressé
26:29 et qu'il faut protéger comme la prunelle de nos yeux.
26:32 C'est ce que Lacan appelle symbolique.
26:34 Qu'est-ce qui fait qu'on ne s'entretue pas ?
26:37 Donc, l'homme ne progresse pas,
26:39 mais les institutions dont il se dote le protègent.
26:42 De ce point de vue-là, je dirais que, collectivement,
26:45 les hommes se rendent compte de ça.
26:47 C'est pour ça que c'est extrêmement précieux
26:50 de ne pas toucher aux signifiants.
26:52 Quand je vois, pour parler d'aujourd'hui,
26:54 qu'on parle d'un certain nombre d'êtres humains,
26:57 à savoir les étrangers, et pas seulement les migrants,
27:00 quand je vois la façon dont on en parle,
27:03 c'est du plus grand danger.
27:05 De cette façon-là, on met en danger l'ensemble de la société.
27:08 L'ensemble des éléments symboliques
27:10 qui me permettent de vous considérer
27:13 comme mon semblable ou celui qui n'a pas la même couleur de peau
27:16 que moi. Les hommes ne progressent pas,
27:19 mais les institutions dont ils se dotent
27:21 et qui sont précieuses progressent.
27:23 Vous avez raison de dire que nous ne sommes pas
27:26 dans les mêmes systèmes que dans les dictatures
27:29 et non pas comme au Moyen Âge.
27:31 Il faut faire très attention,
27:33 c'est pour ça que l'extrême droite est extrêmement dangereuse,
27:37 c'est qu'elle remet en question les signifiants,
27:39 le symbolique qui nous permet de coexister.
27:42 -Vous voulez réagir ?
27:44 Jean-Pierre Lecoq ?
27:45 -Sur la démocratie, il ne s'agit pas de confondre
27:48 le totalitarisme et la démocratie.
27:50 Cela étant dit, il y a des aspects, à mon avis,
27:53 internes, de faiblesse interne aux démocraties,
27:56 et notamment une forme de mésestime de soi,
27:59 d'une certaine façon, et une forme de culpabilité
28:03 qui peut devenir très malsaine.
28:05 C'est-à-dire, en gros, nos sociétés seraient responsables
28:09 quasiment de tous les maux.
28:11 Et une grande difficulté... -Attendez,
28:13 je vais vous donner la parole. -Une grande difficulté
28:16 à admettre qu'on puisse avoir des ennemis
28:18 qui veulent nous détruire.
28:20 Il y a une perte d'estime de soi au sein des démocraties
28:23 par rapport aux ressources que constitue notre propre histoire,
28:26 notamment les Lumières, mais il y en a d'autres,
28:29 et une grande difficulté à assumer ça.
28:32 Vous avez des gens qui vous disent directement
28:34 que la mort, il n'y a pas de problème.
28:36 -Jean-Pierre Le Goffre, pouvez-vous préciser ce point ?
28:39 Est-ce que, dans ce déglingage que vous observez,
28:42 vous y mettez la déchristianisation,
28:46 la perte des valeurs des Lumières,
28:49 quelque chose que l'Occident aurait oublié
28:52 de son passé valeurux ? -Oui, mais il y a encore
28:55 des ressources, ce que j'appelle des réserves d'humanité,
28:58 qui sont là, mais qui vont toujours combattre
29:01 et qui reviennent à chaque fois.
29:03 Le problème, c'est l'état des ressources internes
29:06 des démocraties, notamment européennes,
29:08 par rapport à leur propre histoire et à la façon dont elles se pensent
29:12 et du rôle qu'elles ont à jouer dans l'histoire.
29:15 Là, il y a un point de faiblesse face à des ennemis
29:18 qui, eux, n'ont aucun problème.
29:20 C'est-à-dire, eux, on est prêts à mourir,
29:22 on ne craint pas la mort.
29:24 C'était le discours des terroristes.
29:26 Pourquoi on va vous vaincre ?
29:28 C'est parce que vous, vous aimez la vie.
29:30 Quand vous écoutez un peu ces discours.
29:33 Il y a une faiblesse interne à reconnaître qu'on a des ennemis.
29:36 Il y a des gens qui veulent nous détruire
29:38 et qu'il faut combattre.
29:40 C'est pas simplement la non-violence.
29:42 -Je vais vous donner la parole, Jean-Louis Chassin,
29:45 sur ce point. -Je reviendrai sur cette question,
29:48 sur ce mot de déglingage, justement,
29:50 par rapport à ce que vous disiez, de la déchristianisation.
29:54 J'insistais tout à l'heure sur la question des croyances.
29:57 -C'est pas la même chose.
29:59 Les sectes et les religions, c'est pas pareil.
30:03 -Oui, mais qu'est-ce qu'il en est, aujourd'hui ?
30:06 Est-ce que, justement, les sectes ne prolifèrent pas
30:10 et de quelle religion s'agit-il ?
30:12 Parce que le déglingage, moi, je l'entends comme, par exemple,
30:16 le titre du numéro de la revue, c'est "Qu'est-ce que vous croyez ?"
30:20 "Qu'est-ce que vous croyez ?"
30:22 Et donc, c'est effectivement la multiplication
30:24 des croyances de tout un chacun, aujourd'hui.
30:27 On a pu le voir, vous parliez tout à l'heure,
30:30 de la Covid. On a vu, effectivement,
30:32 que les sciences, la politique,
30:34 étaient quotidiennement et pratiquement remises en question
30:37 par le fait que chacun a sa propre croyance
30:40 concernant, effectivement, cette pathologie.
30:43 Ca, c'était quand même quelque chose
30:45 qui était un peu délicat et difficile.
30:47 Moi, j'étais très intéressé
30:49 par ce duo scientifique-politique.
30:54 Et je relisais, donc, Yersin.
30:58 Yersin, qui était un médecin
31:00 qui a découvert le bacille de la peste
31:02 et qui, à un moment donné, dit "Bon, moi, j'ai découvert ça,
31:05 "c'est très bien, j'ai fait un vaccin, j'ai découvert les bactéries,
31:09 "OK, deux ans plus tard, rebelote,
31:12 "il y a à nouveau une peste."
31:14 On appelle Yersin, il dit "Attendez, je suis désolé,
31:17 "moi, j'ai découvert et la bactérie et le vaccin,
31:21 "aux politiques, d'aller voir un petit peu,
31:24 "on va voir pourquoi il y a à nouveau quelque chose qui revient."
31:27 Mais sur le plan du citoyen,
31:29 cette question-là n'intéressait personne.
31:32 Chacun avait sa propre croyance.
31:34 Je reviens aussi, parce qu'il y a beaucoup de choses
31:37 sur cette question, auto-destruction.
31:39 Pourquoi auto-destruction ?
31:41 La pulsion de mort, c'est pas une auto-destruction.
31:44 La pulsion de mort, c'est la pulsion de mort.
31:46 Et donc, Freud a repris ça un peu à Sabina Spielrein,
31:49 qui, elle, parlait de destruction, mais c'est pas la même chose.
31:53 Et c'est pas une auto-destruction non plus.
31:55 La pulsion de mort, c'est quelque chose
31:57 qui vient dans un au-delà du principe du plaisir,
32:00 que Lacan a pu appeler la jouissance,
32:02 et qui est quelque chose... C'est une autre pulsion.
32:05 Et elle est pas forcément auto-destructrice, au départ.
32:09 -Oui. Pierre de Sénarclès ?
32:11 -Je crois qu'il y a un texte de Freud
32:14 qui est tout à fait remarquable.
32:15 C'est celui qu'il écrit en 1915, lorsqu'il réfléchit
32:19 sur l'effondrement de ce que l'on peut appeler alors
32:22 la civilisation européenne.
32:24 Et il met en évidence l'extraordinaire fragilité
32:28 de nos civilisations, et en particulier
32:31 de nos mécanismes institutionnels qui visent à contenir
32:35 ou à endiguer les pulsions.
32:37 Et dans ce texte, on sent une nostalgie
32:41 d'un monde d'avant-guerre qui s'est effondré,
32:45 et qui s'est effondré aussi parce que...
32:49 Pas seulement parce que les individus
32:51 voulaient réaliser leurs pulsions,
32:54 mais parce que les institutions
32:56 contenaient une énorme agressivité
32:58 qui a été mobilisée par les gouvernements.
33:01 Mais ça nous renvoie aussi au fait
33:03 qu'au temps de Freud, les contraintes sur Moïc
33:07 étaient quand même beaucoup plus fortes que de nos jours.
33:11 Et aujourd'hui, on vit dans un monde
33:13 où ces contraintes se sont en partie évaporées.
33:17 Nous n'avons plus de contraintes religieuses,
33:20 en n'oubliant pas que Freud pensait
33:23 que la religion chrétienne était une névrose
33:26 de contraintes de l'humanité, mais enfin,
33:29 je passe là-dessus, mais on n'a plus
33:31 ces croyances structurantes,
33:34 on n'a plus de modèles d'autorité,
33:36 et on est dans une société sans père,
33:41 une société où les enfants sont élevés
33:43 très longtemps sans contraintes,
33:45 et cette absence de contraintes
33:47 suscite dans une société de désirs,
33:50 une société où on réalise nos désirs,
33:52 et cette société crée aussi énormément de frustration,
33:55 et cette frustration est liée
33:57 à tout ce qui entrave les désirs, n'est-ce pas ?
34:01 Et on a aujourd'hui beaucoup de peine
34:03 à accepter des modèles d'autorité,
34:06 des modèles hiérarchiques qui nous permettraient
34:09 d'assumer un idéal du moi qui soit à peu près stable
34:13 et constant, et la conséquence,
34:16 c'est son repli sur des groupes, sur des sectes,
34:19 sur des petites organisations qui ont de la peine
34:23 à collaborer et à faire communauté ensemble.
34:26 Musique rythmée
34:29 ...
34:35 -On s'aperçoit que Freud, à travers cette citation,
34:38 et dans "Malaise dans la civilisation",
34:41 c'est très net, Freud se méfiait
34:43 de l'idéologie révolutionnaire,
34:45 comme de toutes les idéologies.
34:48 D'ailleurs, il a refusé de prendre parti
34:51 sur des causes politiques que son ami Adler proposait.
34:55 Est-ce que sa méfiance vis-à-vis des idéologies,
35:00 qui ont pour finalité la pulsion de mort,
35:04 parfois camouflée en bien de l'humanité,
35:07 est-ce qu'à votre avis,
35:09 vous regardez des conflits sanglants d'aujourd'hui
35:12 qui ont pour marque idéologique le communisme,
35:15 le fascisme, l'islamisme,
35:18 que George Samproune, l'écrivain,
35:21 considérait comme un totalitarisme vert ?
35:24 Est-ce qu'il avait raison d'avoir cette méfiance idéologique ?
35:28 Gérard Miller, je ne vous regarde pas
35:31 avec une intention prononcée,
35:33 mais j'aimerais avoir votre avis là-dessus.
35:36 -Il faut préciser, pour ceux qui nous regardent,
35:39 que le moins qu'on puisse dire, c'est que Freud n'était pas
35:42 un homme de gauche. Il était encore moins révolutionnaire.
35:46 Il s'intéressait peu à la politique.
35:48 -Vous savez que Lacan était dans cette même position.
35:51 Votre frère l'a dit dans une émission ici-même.
35:54 -Lacan votait, je crois, pour le général de Gaulle.
35:57 C'est important que, mis à part l'intérêt prononcé
36:00 qu'il avait pour la question juive, notamment pour les persécutions,
36:04 contre les Juifs, Freud n'était pas un politique,
36:07 il a écrit des textes incroyablement justes
36:10 comme "Psychologie collective" et "Analyse du moins".
36:13 Vous me permettrez d'ajouter à votre liste,
36:15 si vous ajoutiez aussi le colonialisme, l'impérialisme,
36:18 c'est-à-dire toutes sortes d'autres méfaits,
36:21 qui ne se réduisent pas à ce que la gauche
36:24 a pu produire de terrible. -J'accepte ces ajouts.
36:27 -Donc c'est sûr que...
36:28 Je citais "Psychologie collective" et "Analyse du moins",
36:32 qui est un très beau texte de Freud,
36:35 qui est notamment sur la montée du fascisme,
36:37 qui montre à quel point...
36:39 On s'intéressait aux collectifs, à quel point ceux qui vivent
36:42 collectivement ont besoin d'un rapport vertical,
36:45 que c'est le rapport au chef, le rapport à une idéologie.
36:48 De ce point de vue-là, permettez-moi de vous dire
36:51 que le psychanalyste que je suis ne croit pas
36:54 que la religion ait joué un rôle pacificateur,
36:57 même si à certains moments, c'était sans doute utile.
37:00 Le vrai problème, si vous voulez,
37:02 c'est de vous invoquer à propos de la guerre en Yougoslavie.
37:05 Qu'est-ce qui s'est passé dans la guerre en Yougoslavie ?
37:08 Vous aviez un certain nombre de peuples...
37:11 -Vous parlez de 99 avec le Kosovo, avant même.
37:13 -Vous aviez un certain nombre de peuples
37:16 qui cohabitaient sous le titisme.
37:18 On avait fabriqué cette entité bizarroïde,
37:20 qu'on appelle la Yougoslavie, avec des gens
37:23 qui n'avaient pas la même langue.
37:25 On a créé une langue artificielle,
37:27 mais tant bien que mal,
37:28 croates, bosniaques, musulmans,
37:30 ils avaient des éléments communs,
37:32 ils s'échangeaient, notamment la référence au pays.
37:35 Et lorsque ça, le symbolique, a cédé,
37:37 le frère a tué le frère.
37:39 On a vu des gens...
37:40 Je me souviens, professeur à l'université,
37:43 d'avoir des étudiants bosniaques qui me disaient,
37:46 "Jamais on se posait la question de savoir si le voisin..."
37:49 -La religion a émergé. -Tout d'un coup,
37:51 effectivement, le peu de symbolique qu'il y avait,
37:54 et je ne vante pas le titisme,
37:56 mais le peu de symbolique entre les gens
37:58 ayant cédé, c'est le pire qui est remonté,
38:01 et notamment les communautarismes,
38:03 les groupes haineux, les religieux.
38:05 Donc, c'est de ce point de vue-là,
38:07 s'il vous plaît, qu'il faut revenir à cette idée essentielle.
38:11 Trouvons les signifiants
38:12 qui nous permettent de cohabiter les uns avec les autres.
38:15 Chaque fois que ces signifiants sont mis en jeu,
38:18 le pire est là, que ce soit le stalinisme,
38:21 que ce soit la dictature hitlérienne.
38:23 A chaque fois, c'est... Comment le dire mieux ?
38:26 -Vous crieriez l'islamisme aujourd'hui au même niveau ?
38:29 Ce que déjà Samproun disait dans les années 60,
38:32 que c'était un totalitarisme vert ?
38:35 -Il y a aucun doute,
38:36 je ne sais pas s'il faut le qualifier,
38:38 mais il y a aucun doute que ce qu'on appelle l'islamisme,
38:41 aujourd'hui, est une monstruosité absolue.
38:44 C'est pour ça que je suis toujours gêné, d'ailleurs,
38:47 quand on dit "est-ce le fascisme ou pas ?"
38:49 Tout ça s'inscrit dans la même eau.
38:51 Et évidemment, qu'on voit bien, effectivement,
38:54 quand on a revoqué le Hamas le 7 octobre,
38:56 on voit bien, il y a beaucoup d'autres exemples,
38:59 on voit bien que ce sont des manifestations
39:02 de violences terroristes, dictatoriales, fascisantes,
39:05 de la même eau.
39:06 Après, je suis d'accord pour qu'on fasse des distinctions,
39:09 mais c'est la même chose. -Je reçais ces idéologies
39:12 meurtrières. -Oui, je pense que c'est
39:14 des idéologies meurtrières.
39:16 Par rapport à ce qui a été dit, je pense qu'on assiste,
39:19 quand même, en France, à des formes de désinstitutionnalisation.
39:23 Je pense qu'on crée le harcèlement moral.
39:26 Je me suis intéressé à cette notion
39:28 qui est apparue vers les années 90,
39:30 c'est-à-dire le schéma qui domine aujourd'hui
39:33 dans le débat public, c'est la victime.
39:35 Et je dirais une relation duelle
39:39 entre une pure victime et un pur salaud,
39:41 avec des phénomènes de lapidation
39:43 qui existent à travers les médias.
39:45 Et ça, je pense que vous parliez des démocraties...
39:48 Il y a une victimologie
39:51 qui, à mon avis, est significative
39:54 de cette désinstitutionnalisation.
39:57 On prend le travail, par exemple.
39:59 Antérieurement, vous aviez dit "conflit du travail".
40:02 Il était envisagé sous une dimension collective.
40:05 Vous étiez à l'intérieur d'un collectif
40:07 et c'était pas simplement votre subjectivité.
40:10 Quand vous vous heurtiez au petit chef,
40:12 c'était pas simplement moi, individu,
40:15 avec mon élément particulier, face à un pervers.
40:18 C'était moi, participant d'un collectif,
40:20 qui était à ce moment-là le monde ouvrier,
40:23 la classe ouvrière, face à quelqu'un
40:25 qui représentait de façon capitaliste.
40:27 Là, on a tous ces...
40:29 C'est comme si les "oripos" institutionnels,
40:32 j'emporte le mot "oripos", entre guillemets,
40:34 avaient sauté. Et à ce moment-là,
40:36 vous avez ces affects et ces rencontres
40:39 de subjectivité à subjectivité
40:41 qui, à mon avis, sont problématiques.
40:43 Je pense, sans résumer l'état des démocraties à cela,
40:47 que c'est une des faiblesses internes de la démocratie.
40:50 Quand les politiques encouragent cette dimension-là,
40:53 ils ne savent pas ce qu'ils font.
40:55 -Pardonnez-moi, je partage pas du tout ce que vous dites,
40:58 parce que non pas que je considère
41:01 que faire du particulier le représentant de l'universel
41:06 soit forcément une solution,
41:08 mais je pense au contraire que ce que nous avons vécu,
41:11 prenons MeToo, puisque c'est l'exemple le plus simple,
41:14 je ne suis pas une victime d'attentat,
41:16 mais je vais vous parler de MeToo,
41:18 c'est quand même aussi, dans la société de communication
41:22 que nous avons aujourd'hui, une manière d'attirer davantage
41:25 l'attention du grand public sur une histoire
41:28 qui raconte un conflit de pouvoir.
41:30 L'hypothèse de la jeune pupille d'un parrain
41:33 qui abuse d'elle sexuellement,
41:35 ou du patron, par exemple, Georges Tron,
41:37 qui abuse de son employé sur le plan sexuel,
41:40 c'est juste un rapport de pouvoir
41:42 qu'on exerce en l'écrasant défaveur de la victime.
41:46 Donc, quand, sur le plan médiatique ou cinématographique,
41:50 ou même sur le plan du récit,
41:52 on attire l'attention sur un cas particulier,
41:54 ça n'est jamais que, en fait, la mise en mouvement
41:57 d'un conflit institutionnel,
42:00 l'institutionnel écrasant étant le patron,
42:03 l'homme blanc de plus de 60 ans,
42:06 contre, oui, mais je vais vous dire,
42:09 c'est une réalité quantitative.
42:11 C'est-à-dire que, quand la démocratie,
42:14 aujourd'hui, s'enrichit de la défense des victimes,
42:18 c'est juste le rétablissement d'une injustice
42:21 qui perdure depuis la nuit des temps.
42:24 Et donc, je ne considère absolument pas,
42:26 et c'est une logique qu'on peut appliquer
42:29 aux droits du travail, car le cas du harcèlement moral
42:31 au travail est exactement le même,
42:33 c'est des situations difficiles à qualifier
42:36 sur le plan judiciaire et juridique,
42:38 car la preuve des faits commis
42:40 et de l'absence de consentement,
42:42 dans le cas, par exemple, du harcèlement sexuel au travail,
42:45 est très difficile à rapporter.
42:47 99 % des victimes de viols au travail
42:49 ne sont pas plaintes. -Revenons à Freud,
42:52 si vous voulez bien... -Et donc, revenons à Freud,
42:54 la question institutionnelle se pose
42:57 de dire que ça n'entrave pas le bon fonctionnement
42:59 de la démocratie. -Juste un mot là-dessus,
43:02 vous êtes en désaccord. -Oui, on a le droit.
43:04 -Ca ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des victimes
43:07 qui aient des droits. -Ca fait rigoler la démocratie
43:10 de la démocratie. -Non, non.
43:12 Ce que je veux dire, c'est différent de la psychanalyse.
43:15 La psychanalyse, dans le rapport entre le pervers et la victime,
43:18 suppose des mécanismes inconscients dans lesquels les deux participent.
43:22 Ca s'est effacé au profit d'un comportementaliste
43:25 où on repère les bons et les mauvais comportements.
43:28 Ca ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de victimes,
43:30 mais le schéma comportementaliste
43:32 entre le pur pervers et sa victime
43:34 est quelque chose qui, pour le coup,
43:36 met en question un des aspects de la psychanalyse
43:39 qui me paraît essentiel,
43:41 c'est qu'il y a une autre scène
43:43 par rapport à cette scène manifeste.
43:45 Cette scène-là est plus compliquée.
43:47 A partir de là, il y a la loi, la justice.
43:49 -On a beaucoup de questions.
43:51 -Je suis d'accord avec vous sur le fait que, parfois,
43:54 mais ça, c'est le champ de la psychanalyse,
43:57 la victime n'est pas aussi victime.
43:59 -On vous a entendu, Juliette Wiardel.
44:01 Pierre de Sénard.
44:02 Je vais vous donner la parole.
44:04 -J'aimerais revenir sur quelque chose
44:06 qui devrait quand même nous préoccuper.
44:09 C'est ce problème de notre difficulté
44:12 à résister aux frustrations.
44:15 Lorsqu'on a, aujourd'hui,
44:17 un homme politique qui a été président des Etats-Unis
44:21 et qui risque de le redevenir
44:24 et qui s'est permis,
44:26 dans sa carrière politique,
44:28 de dire tout et n'importe quoi,
44:31 d'avoir affirmé qu'il pouvait descendre
44:33 dans la 5e avenue, de tuer quelqu'un
44:35 et d'être néanmoins réélu,
44:37 d'avoir humilié ses opposants, etc.
44:39 Je parle de Donald Trump, mais c'est important.
44:42 Je parle pas de Donald Trump, je parle d'une foule de gens
44:46 qui se sont suffisamment identifiés à ce voyou
44:49 pour accepter de voter pour lui.
44:52 Je crois que c'est un grand problème
44:54 d'expliquer pourquoi, aujourd'hui,
44:57 tant de gens s'identifient à un personnage de cette nature.
45:02 Parce que l'élection est un choix identitaire.
45:05 Et dans la question des Etats-Unis,
45:09 dans la question du populisme en Europe,
45:11 on s'aperçoit que les idées qui gouvernent
45:15 les populistes sont très fragiles.
45:17 Y a pas d'idéologie. Par contre, y a des comportements.
45:21 Y a des comportements iconoclastes,
45:23 des comportements de voyous,
45:24 des idées qui sont très incohérentes,
45:29 mais qui visent, en quelque sorte,
45:31 à détruire les procédures et les institutions.
45:34 Pourquoi on s'identifie à ces gens ?
45:36 C'est la grande question qui nous intéresse.
45:38 -Jean-Louis Chassol, je voudrais, sur ce point,
45:41 avoir votre avis.
45:42 J'ai lu Freud.
45:44 J'ai même publié un livre là-dessus.
45:48 Comment vous expliquez que Freud, en 36, 37, 38,
45:55 il appréhendait la violence du nazisme ?
45:59 Il en a même été victime,
46:02 mais il pensait que les institutions tiendraient
46:06 et qu'on n'arriverait pas à cette catastrophe.
46:09 Est-ce que, de sa part, à votre avis, c'était de la naïveté
46:14 et que tout allait être emporté ?
46:17 Ou est-ce qu'il pensait que la civilisation des Lumières
46:21 à laquelle il appartenait
46:23 ferait digue face à cette, que vous le vouliez ou pas,
46:28 cette pulsion exterminatrice
46:31 qui a contribué à la Shoah ?
46:33 -Justement, pendant ces années que vous évoquez,
46:38 il a écrit ces textes,
46:39 "Dix, anthropologie de la psychanalyse".
46:42 Et donc, effectivement, il avait cette inquiétude
46:48 de savoir ce qui se passait dans les civilisations
46:51 après 1920, après avoir découvert
46:54 et posé la question de la pulsion de mort.
46:57 -Sa santé était en jeu dans les années 30.
47:00 Il a été sauvé miraculeusement
47:02 grâce à un concours diplomatique international
47:06 qui mêle l'ambassadeur des Etats-Unis,
47:08 la princesse Bonaparte, etc.
47:10 Mais les dix autres...
47:13 -Il y a cette relation,
47:14 bien sûr, ça concerne pas essentiellement les civilisations,
47:18 mais il y a cette relation assez modérée de Freud à la politique.
47:22 Et il était assez prudent par rapport à ça.
47:25 Autant, il a pu être osé dans ses descriptions des civilisations
47:29 et il a eu des appuis politiques aussi.
47:31 Il y a eu un moment où il a été expert
47:33 contre un de ses amis après la guerre
47:36 et où il a eu des appuis politiques
47:38 qui étaient très importants.
47:40 Mais on lui demandait,
47:42 quelqu'un comme Histerman, par exemple,
47:44 lui a demandé, "Et vous ?"
47:46 On insistait sur ça, c'est une insistance sur sa position.
47:50 "Qu'êtes-vous, politiquement ?"
47:52 Réponse de Freud,
47:54 "Politiquement, je ne suis rien."
47:56 Bon, je veux dire...
47:57 -Mais les textes sont politiques.
47:59 -Les textes sont politiques, mais on lui demandait...
48:02 Oui, oui, mais attendez.
48:04 Attendez. On lui demandait, en insistant,
48:07 "Oui, mais quand même, quelle est votre couleur ?"
48:10 Ni rouge ni blanc. "Quelle est votre couleur ?"
48:13 Réponse de Freud, réponse d'analyste.
48:16 Réponse de Freud,
48:17 "Je suis couleur chair."
48:20 C'est H-A-I-R.
48:22 C'est tout à fait surprenant.
48:23 C'est-à-dire couleur de l'homme et pas de la peau,
48:27 mais aussi, ajoutait-il,
48:29 sans pour autant aller à fond du côté d'un humanisme.
48:32 Voilà. Donc voilà par rapport à la question de la politique.
48:35 Le seul engagement qu'il a pu avoir,
48:37 c'était par rapport à quelque chose qui ne s'est pas fait
48:41 et qui était un ordre international de la culture et de l'éthique.
48:44 Il demandait que ça soit la société des nations.
48:47 Et ça ne s'est pas fait.
48:49 Je voudrais revenir sur cette question-là
48:51 que vous évoquiez de Donald Trump.
48:53 C'est une interrogation,
48:56 mais justement, ce qu'a dit Gérard Miller
48:59 et ce pourquoi moi, je plaide aussi,
49:01 en tant qu'analyste,
49:03 moi, ça ne me surprend pas du tout
49:05 qu'on puisse voter pour un homme comme ça.
49:07 L'homme n'est pas seulement bon,
49:10 et je dirais même que Trump soit accusé
49:13 et qu'il se défende et qu'il se batte pour ça,
49:16 ça peut au contraire augmenter son charisme, si on peut dire.
49:20 -Je vais vous faire réagir sur une dernière question
49:24 qui concerne la France.
49:26 La France a connu beaucoup de révolutions
49:29 ou d'épisodes révolutionnaires.
49:31 89, 1793,
49:34 1848, la Commune,
49:37 mai 68, les Gilets jaunes.
49:40 Au regard de ce qu'il en est sorti,
49:42 est-ce qu'à votre avis,
49:44 on pouvait éviter les débordements violents ?
49:48 Est-ce qu'il est possible de s'opposer
49:50 à une fatalité révolutionnaire ?
49:53 Freud disait "il n'y a pas de révolutionnaire
49:56 "qu'un autre plus radical ne supplante".
49:59 Autrement dit, et plus trivialement,
50:03 chasser le naturel, c'est-à-dire sépulsion psychique primitive,
50:07 revient au galop.
50:09 Est-ce que vous pensez que...
50:10 On revient à la question du début.
50:13 Est-ce qu'il y a cette fatalité révolutionnaire
50:17 enjante toujours des violences ?
50:19 -Bah... Oui.
50:21 Il faut voir ce qu'on entend par "révolution".
50:24 Si on entend par "révolution" une rupture radicale,
50:27 parce que c'était ça qui était en question,
50:29 on peut dire qu'à partir de là,
50:31 il y a une logique qui est enclenchée.
50:33 Entre 89 et 93, je pense que c'est pas la même chose,
50:36 mais il y a déjà des germes en 89 qui vont jusqu'à 93.
50:40 Il y a deux lectures possibles,
50:41 où ces deux moments différents de la Révolution,
50:44 on pense qu'il y avait des germes dès 89.
50:47 Mais il est clair que la notion de révolution,
50:50 parce qu'elle implique une rupture radicale,
50:52 était souvent accompagnée de la fabrication d'un homme nouveau.
50:56 Ca allait un peu de pair.
50:57 Effectivement, si vous raisonnez dans ce cadre-là, oui,
51:01 avec un phénomène où les révolutionnaires finissent
51:04 par s'auto-dévorer entre eux.
51:06 C'est-à-dire qu'eux-mêmes se liquident entre eux.
51:09 Donc il y a ce mécanisme, une fois enclenché,
51:12 qui peut aller très loin.
51:13 En ce sens-là, oui, je dirais oui par rapport à votre question.
51:17 -Oui, sur cette fatalité...
51:19 C'est drôle que vous alignez
51:21 ces mouvements glorieux de l'histoire française,
51:24 de la Révolution de 89... -Que je conteste pas,
51:27 Gérard Miller. -Vous les alignez
51:29 avec le terme de fatalité.
51:30 Je mettrais ça du côté de la chance.
51:33 C'est-à-dire que ces moments-là,
51:35 qui ne se terminent pas tous très bien,
51:37 notamment pour les révolutionnaires,
51:39 ce sont, au contraire, des moments où quelque chose de l'humain
51:44 va du côté de l'idéal, va plutôt du côté du positif.
51:47 -La question qui vous est posée, Gérard Miller, comme aux autres,
51:51 c'était "il n'y a pas de révolutionnaire
51:53 "qu'un autre plus radical ne supplante".
51:56 Vous êtes d'accord ?
51:57 -Si vous voulez, pourquoi aujourd'hui,
51:59 l'ancien gauchiste que je suis considère
52:02 que la Révolution doit être citoyenne et plus violente,
52:05 alors que, quand j'étais jeune, je pensais que la violence
52:08 était accoucheuse de l'histoire ?
52:10 C'est parce qu'on s'est aperçu, quand même,
52:13 à un moment donné, que la violence révolutionnaire
52:16 était contre les méchants et les supposés gentils,
52:19 qu'elle se retournait, en effet.
52:21 C'est pour ça qu'aujourd'hui, je n'inviterai personne,
52:24 y compris les gilets jaunes, à envoyer un pavé,
52:27 ce que, dans ma jeunesse, j'ai eu l'occasion de faire.
52:30 Là où vous avez raison, c'est qu'il est temps,
52:32 pour ceux qui, comme moi, veulent changer le monde,
52:35 de comprendre que ce n'est pas par la violence révolutionnaire
52:39 qu'on y arrivera. -Qu'est-ce qui retient
52:41 votre bras, aujourd'hui, d'envoyer un pavé ?
52:44 -La responsabilité d'un certain nombre d'enfants
52:47 et petits-enfants, c'est le fait que j'ai quand même compris,
52:50 à un moment donné, que la violence n'était pas accoucheuse
52:54 du meilleur, qu'en effet, ce que l'histoire
52:56 des révolutionnaires montre, c'est à quel point
52:59 la violence révolutionnaire est inévitablement détournée
53:02 de ses objectifs, on va dire, et de ses idéaux.
53:05 -Pierre Delcenart. -Pour répondre
53:07 à la question que vous avez posée sur Freud
53:09 et les révolutionnaires qui sont toujours dépassés
53:12 et qui l'imaginaient comme une lutte contre le père,
53:15 que ça s'institutionnalisait et qu'il y avait des enfants
53:18 qui allaient ensuite détruire cette institutionnalisation
53:22 issue du monde révolutionnaire.
53:24 Discuter de la problématique française,
53:26 il faut la comparer à ce qui s'est passé ailleurs,
53:29 notamment dans les pays d'origine protestante,
53:31 qui n'ont pas eu ce même rapport à la violence et à la terreur.
53:35 -Oui. Pour vous, Jean-Louis Chassin,
53:37 révolution engendre révolution,
53:40 radicalité engendre radicalité,
53:42 sur ce point-là, parce que c'est notre point de conclusion.
53:45 -Je ne saurais pas répondre à votre question.
53:48 Je reviendrai à Freud,
53:50 et notamment, vous parliez tout à l'heure de la Russie.
53:54 Dans ce texte sur la vision du monde,
53:57 Freud reparle un peu comme ça,
53:58 il reparle de la Révolution en Russie,
54:01 et il dit que c'est pas mal, il y a un événement.
54:04 Et puis, à un moment donné, il dit,
54:06 "On va voir."
54:08 -Oui, mais il a quand même condamné,
54:10 dans le texte, très clairement.
54:12 Juliette Méadel ?
54:13 -L'enjeu, ce n'est pas, pour l'avenir de la France,
54:16 la Révolution, mais au contraire, notre capacité à être radicaux
54:19 et peut-être violents dans la réponse
54:22 à apporter aux assauts des régimes totalitaires,
54:26 de l'extérieur, mais également des poussées
54:28 de l'extrême droite.
54:30 Donc, il faut que nous soyons radicaux
54:32 pour préserver la liberté... -Sincèrement, Juliette Méadel,
54:36 l'antisémitisme, aujourd'hui,
54:38 est de nature de l'extrême droite
54:41 ou de l'extrême gauche ?
54:42 Répondez-moi là-dessus. -Les deux, mon général.
54:45 Je ne crois pas du tout que Le Pen,
54:47 et que la famille Le Pen, ou que le Rassemblement national,
54:50 protégera davantage les Juifs...
54:52 -Mais personne ne vous a posé cette question.
54:55 -Je les renvoie dos à dos,
54:56 et je crois qu'aujourd'hui, toute forme d'idéologie extrémiste,
55:00 portée par l'un ou l'autre des camps,
55:02 est à proscrire, et qu'il faut donc être radicaux
55:05 pour préserver la liberté, l'égalité et la fraternité.
55:09 -Radicaux, ça veut peut-être dire que la faiblesse des démocraties,
55:12 pour rebondir sur ce que vous disiez,
55:14 c'est de ne pas croire assez en leurs propres forces
55:18 et en leur propre modèle de liberté et d'égalité
55:21 et de fraternité.
55:22 -Je voudrais vous présenter une brève bibliographie.
55:26 Pour ceux que Freud intéresse,
55:28 les oeuvres complètes ont paru
55:31 aux presses universitaires de France.
55:34 Vous pouvez lire tout ce que Freud a écrit.
55:38 Jean-Pierre Le Goff, vous avez publié "Mes années folles"
55:41 en un mot.
55:42 Vous regrettez ces années folles,
55:44 c'est-à-dire quand vous étiez un révolutionnaire.
55:47 Vous biffez ça d'un trait à la fin en disant "J'étais naïf".
55:51 -Oui, mais non, non, non.
55:52 Ce que j'ai découvert en retravaillant les textes,
55:56 c'est l'articulation entre certaines formes d'idéologie
55:59 avec des affects et des passions, y compris adolescente.
56:03 Voilà, c'est ça.
56:04 C'est pas simplement une histoire intellectualiste,
56:07 c'est pas simplement un rapport aux textes.
56:10 -Donc vous comprenez...
56:11 -Ca met en jeu des passions, y compris des passions problématiques.
56:15 C'est ça. -Donc vous comprenez aussi
56:18 que les gens veuillent rester dans cette durée adolescente.
56:23 -C'est un res sur image.
56:25 À un moment, l'épreuve du réel finit par vous rattraper.
56:28 -Voilà. Pierre de Sénarclins,
56:30 vous avez publié un livre directement sur nos questions,
56:33 "Nation et nationalisme", aux éditions des sciences humaines.
56:37 Vous vous en préparez à nouveau.
56:38 Vous pensez que le nationalisme est de tous les temps.
56:41 Les nationalismes.
56:43 -Les nationalismes, je pense qu'ils s'estompent,
56:47 mais ils prennent d'autres formes.
56:49 Lorsque l'on dit que la droite populiste est nationaliste,
56:53 je suis pas tellement sûr qu'elle l'est,
56:55 dans la mesure où elle a gardé du nationalisme
56:58 la haine des étrangers, l'axénophobie
57:00 et toutes sortes de choses de ce genre-là,
57:02 mais elle collabore volontiers avec des régimes étrangers
57:06 pour avancer sa propre cause.
57:08 Donc l'idée nationale s'est un peu estompée
57:11 dans cet univers-là.
57:13 Et l'évanescence de l'idée nationale,
57:16 c'était aussi l'évanescence d'un lien communautaire,
57:20 de solidarité, qu'on a de la peine à recréer.
57:23 -Merci. Vous préparez quelque chose, Gérard Miller ?
57:26 -Ecoutez, je prépare un nouveau film,
57:29 qui n'est pas si éloigné de toutes nos discussions,
57:32 qui s'appelle "Comment pouvait-on être maoïste en France ?"
57:35 Sur un mouvement que j'ai bien connu,
57:37 la gauche prolétarienne, qui explique
57:39 ce qui semble une aberration,
57:41 que des êtres qui n'étaient pas complètement cons
57:44 ont pu être maoïstes.
57:45 -Juliette Méadel, un livre que vous préparez ?
57:49 -Oui, un livre fait,
57:50 qui s'appelle "Un impérieux besoin d'agir",
57:53 où je consacre deux chapitres
57:55 à la question de la nation et de la gauche,
57:57 car je crois profondément
57:59 au projet de la nation d'Ernest Renan,
58:01 qui n'est pas du tout la nation du mauvais nationalisme,
58:05 mais qui propose un récit collectif
58:07 d'intégration, de liberté,
58:08 et c'est précisément, je crois,
58:10 l'un des combats qu'il faut que nous menons.
58:13 -Je vous remercie, madame, merci, messieurs,
58:16 d'avoir participé à cette émission.
58:18 Je remercie l'équipe de LCP.
58:20 Avant de nous quitter, je vous soumets
58:23 cette citation de Freud.
58:25 "Les passions pulsionnelles
58:27 "sont plus fortes que les intérêts rationnels."
58:32 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
58:35 ♪ ♪ ♪

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