Category
📺
TVTranscription
00:00 [Musique]
00:06 Anthropologue, historien, essayiste, chacun de ces livres fait évidemment débat à Emmanuel Todd.
00:12 Et mon invité, "La défaite de l'Occident" est publié chez Gallimard.
00:16 Emmanuel Todd, c'est votre dernier livre.
00:18 Quand vous dites "la défaite de l'Occident", évidemment on parle de l'Ukraine en particulier,
00:22 vous dites au fond, ça y est, l'OTAN a perdu, au fond, cette guerre face à la Russie ?
00:27 Oui, c'est-à-dire que quand j'écrivais le livre, c'était pas clair pour tout le monde.
00:31 Mais maintenant, je crois que les gens du Pentagone seraient assez d'accord avec moi.
00:37 Cette idée de défaite, je dirais que c'est une défaite de l'Occident sans être une victoire de la Russie.
00:45 C'est une défaite parce que les Américains sont tombés dans le piège tendu par le nationalisme ukrainien.
00:53 Ils l'ont soutenu, ils l'ont nourri, ils l'ont fait apparaître d'une certaine manière,
00:57 mais sans se rendre compte, par incompétence, de ce qu'ils n'avaient pas les moyens industriels,
01:02 en termes d'industrie militaire, de soutenir une guerre de longue durée contre la Russie.
01:07 Parce que l'Occident, que j'analyse surtout, qui est au cœur de l'analyse,
01:12 est devenu un monde d'illusions économiques, dans lequel le produit intérieur brut ne représente plus rien de sérieux, etc.
01:20 Donc il y a une sorte d'illusion de l'Occident sur lui-même, qui s'est trouvé embringué dans une guerre avec la Russie,
01:27 qui n'était pas non plus ce qu'on pensait.
01:30 C'est-à-dire qu'il y a un discours sur la Russie qui a complètement aveuglé l'Occident.
01:37 – Russophobe, vous dites au fond qu'il y a un mouvement anti-russe.
01:42 – C'est-à-dire que je suis sans arrêt confronté à des gens qui refusent de me voir comme un historien,
01:49 qui travaille sérieusement, qui essaye d'établir des séquences de longue durée dans l'histoire,
01:56 de faire remonter la crise de l'Occident, des choses, et qui me traitent de poutinophile ou des choses comme ça.
02:01 Et qui ne se rendent pas compte, alors là c'est sûr qu'eux sont poutinophobes,
02:07 mais qui ne se rendent pas compte eux-mêmes que si on n'essaye pas de comprendre l'adversaire,
02:14 c'est-à-dire de comprendre à qui on fait face, comment il est arrivé là, quel est son pays,
02:19 quel est le dynamisme de l'économie adverse, on se désarme.
02:23 Donc il y a vraiment… Pour moi il y a vraiment un enjeu intellectuel autant que politique.
02:30 C'est que si je milite pour quelque chose, c'est pour qu'on commence à être enfin sérieux,
02:37 après deux ans de guerre que l'Occident est en train de perdre dans les plaines du Cré,
02:42 qu'on commence sérieusement à réfléchir à ce qui se passe, à qui nous sommes et à qui est en face de nous.
02:50 En fait moi j'adorerais que mon livre soit lu, pas simplement par des gens qui trouvent que je suis sympa,
02:56 ou que je pense de travers, ou que je suis un provocateur, mais par des gens, des décideurs,
03:02 qui essaient de faire face à un adversaire, par nos gouvernants, par mes opposants en fait.
03:07 – Oui, mais là le magazine "Bilt" a publié des notes confidentielles de l'armée allemande
03:12 disant qu'il y a une possible guerre mondiale en 2025, deuxième moitié de 2025,
03:17 qui sera entraînée par la mobilisation des forces russes et l'Ukraine, la défaite,
03:22 après la victoire de Donald Trump finalement, la défaite de l'Ukraine,
03:26 et qu'après il va y avoir un enchaînement dans les Pays-Baltes.
03:29 – Non, si on lit mon livre, qui est en fait un livre rempli d'informations
03:33 qui permettent de comprendre les objectifs des Russes,
03:37 on se rend compte que les Russes n'ont pas les moyens démographiques et militaires,
03:42 et le savent, à quelconque affrontement avec les Occidentaux.
03:49 En fait, la signification profonde de cet article du "Bilt",
03:55 je dirais que c'est vraiment une réaction de contre-information,
04:00 parce que la menace qui se profile en fait actuellement, avec la défaite de l'OTAN,
04:06 c'est son issue, sa conséquence inévitable,
04:09 qui est un rapprochement entre la Russie et l'Allemagne.
04:13 L'une des choses qu'il faut comprendre,
04:16 c'est que l'un des grands objectifs de la politique américaine et donc de l'OTAN,
04:21 avant cette guerre, était d'empêcher le rapprochement entre l'Allemagne et la Russie.
04:29 Une Allemagne qui, désormais, dominait l'Europe,
04:33 et une Russie qui remontait, je veux dire, en équilibre économique,
04:38 et ça c'était la grande terreur, et c'est pour ça que les Américains,
04:42 comme le classique l'a montré l'enquête de Seymour Hersh,
04:45 ont fait exploser les gazoducs d'Orkestrim, etc.
04:48 Donc cet article était typiquement un contre-feu à ce genre de crainte.
04:56 – Je vous entends, vous dites Emmanuel Todd,
04:58 ce sont les Américains qui sont à l'origine de cette guerre, au fond c'est ça que vous dites,
05:02 d'ailleurs vous accusez les Américains d'être aujourd'hui dans le culte de la violence.
05:06 – Non, c'est-à-dire que je fais une analyse, c'est le cœur du livre quand même,
05:10 il y a des analyses très détaillées de l'évolution de la Russie,
05:13 sa stabilisation, de l'implosion et de la division de la société ukrainienne,
05:18 mais le cœur du livre est vraiment l'apparition aux États-Unis,
05:24 dans le monde anglo-américain en général, d'une forme de nihilisme,
05:27 un processus de pulvérisation intérieure, que j'associe à ce phénomène très important
05:33 qu'est la disparition de toute race de l'empreinte religieuse protestante.
05:38 Le protestantisme en fait, l'analyse du protestantisme qu'on connaît mal en France
05:44 est vraiment au cœur du livre, c'est-à-dire l'Occident,
05:47 dans l'esprit du grand sociologue allemand Max Weber, qui écrivait avant la guerre de 1914,
05:52 l'Occident c'était les pays protestants et l'ascension de l'Occident,
05:57 c'était l'ascension due au protestantisme qui alphabétisait les populations,
06:03 qui encourageait une éthique du travail, une moralité très traînante,
06:09 pas simplement individuelle mais sociale, et dans le livre je montre comment par étapes
06:14 on est passé d'un protestantisme actif à un protestantisme, je dirais, zombie,
06:21 c'est-à-dire dans lequel la religion, la croyance n'est plus vraiment là,
06:25 mais où les gens se comportent toujours selon les règles de la moralité religieuse traditionnelle,
06:31 et puis maintenant, depuis les années 2000, un protestantisme zéro,
06:35 c'est-à-dire un état de non-existence, et si vous faites cette hypothèse,
06:40 qui est démontrée par des faits dans le livre, d'un protestantisme zéro,
06:45 vous comprenez tout ce qui nous choque et nous fait peur en Amérique,
06:50 vous comprenez les tueries de masse, vous comprenez le phénomène Trump
06:56 dont les gens parlent ces jours-ci d'une façon complètement absurde.
06:59 Qu'est-ce qui est absurde pour vous dans ce qu'on dit de Trump aujourd'hui ?
07:02 C'est-à-dire qu'on associe sa montée à l'évangélisme, à du protestantisme,
07:08 alors d'abord l'évangélisme n'est pas du vrai protestantisme,
07:11 c'était très bien analysé aux États-Unis, c'est une hérésie par rapport aux protestants,
07:17 et en plus même l'évangélisme est en régression, mais je pense que la grande erreur
07:23 dans les analyses qu'on fait actuellement des États-Unis,
07:26 c'est de rester dans l'opposition Biden-Trump, républicain-démocrate.
07:34 En fait, je pense que si on veut se mettre à l'abri de ce qui monte aux États-Unis,
07:39 ce que j'appelle nihilisme, qui succède au protestantisme,
07:42 il faut comprendre que démocrate et républicain,
07:46 maintenant sont les deux faces d'une même réalité, d'un même déclin de moralité.
07:52 Les plus agressifs en termes théoriques, impériaux, etc., ce sont les démocrates.
08:01 Mais c'est Trump qui a armé l'Ukraine, qui lui a donné les missiles Javelins,
08:07 qui lui ont permis de tenir face à l'invasion russe.
08:12 Je pense qu'il faudrait, enfin il serait bon, dans une perspective analytique correcte,
08:19 qu'on commence de percevoir les États-Unis, non pas comme un système où il n'y a pas d'alternance politique,
08:26 mais où l'alternance politique devient quand même tout à fait secondaire
08:32 par rapport à l'état de dégradation interne de la société.
08:35 La mortalité augmente pour les populations blanches, indépendamment du parti qui est au pouvoir.
08:42 Par exemple, l'incapacité à construire des missiles pour soutenir l'Ukraine et l'effort de guerre ukrainien,
08:48 ça existe indépendamment des débats au Congrès.
08:53 On dit que les républicains font du chantage sur les démocrates pour voter les crédits sur l'Ukraine.
09:00 Mais la vérité, c'est que produire du dollar, ça ne produira pas des missiles.
09:04 – Vous dites au fond, si Trump gagne, ça ne va rien changer pour l'Ukraine,
09:07 contrairement à ce que l'on dit, puisqu'on se dit qu'il est...
09:09 – Oui, on se paie de vaut.
09:11 Et surtout, si on est dans une logique, je dirais, géopolitique un peu froide,
09:18 qui se méfie des émotions, on se rend compte, et si on lit les textes russes surtout,
09:23 si on accepte de lire les textes de l'adversaire,
09:25 on se rend compte que les Russes l'ont parfaitement compris.
09:28 Les Russes, ça ne les intéresse pas de savoir si Biden ou si Trump va gagner.
09:34 Ce qui les intéresse, c'est l'état de dégradation des industries militaires américaines.
09:39 Ce qui les intéresse, c'est leur faiblesse démographique,
09:42 qui indique que dans 3, 4, 5 ans, le regroupement militaire
09:46 sera de plus en plus difficile pour eux.
09:48 Et ça veut dire que, si vous avez ces deux éléments en main,
09:52 vous pouvez dire que les Russes ne pensent pas aux élections américaines,
09:55 ils pensent qu'ils doivent gagner la guerre dans les 5 ans,
09:57 et refuser toute négociation.
09:59 – Mais vous dites que les Russes vont la gagner, ou l'ont gagnée déjà cette guerre,
10:02 mais vous dites aussi que l'Ukraine n'était pas un état-nation.
10:05 Au fond, vous faites porter un peu la responsabilité de ce qui s'est passé sur l'Ukraine.
10:10 Vous dites que le Donbass aurait pu être donné aux Russes
10:15 si l'Ukraine avait été un véritable état-nation.
10:17 – Voilà, alors, comment dire ?
10:19 D'abord, un historien ne distribue pas des bons points et des mauvais points,
10:24 ne parle pas en termes de responsabilité.
10:27 J'essaye, moi c'est l'un des chapitres dont je suis le plus content dans le livre,
10:31 c'est "Suisse sur l'Ukraine", parce que j'ai vraiment essayé de comprendre,
10:34 donc j'ai vraiment vu dans quel…
10:36 Je suis anthropologue aussi, spécialiste des structures familiales,
10:39 donc j'ai réussi à démontrer, à retrouver les données qui montrent
10:44 que les structures familiales de l'Ukraine centrale et occidentale
10:49 sont effectivement différentes des structures familiales communautaires des Russes,
10:53 beaucoup plus individualistes, beaucoup plus, je dirais, occidentales en un sens.
10:59 Mais je montre aussi qu'il existe une Ukraine russe,
11:04 qu'il existait une Ukraine russe, la Crimée et le Donbass,
11:07 et une Ukraine russophone dont les structures familiales étaient différentes.
11:12 – Donc toi tu aurais pu y avoir une…
11:14 – Et en fait, ce que je montre c'est que la moitié de, je dirais,
11:18 ou cette très grande, ce qu'on appelait autrefois la Nouvelle-Russie,
11:23 sur le bord de la mer Noire, cette Ukraine vraiment ukrainienne,
11:28 mais russophone, je montre dans le livre comment elle a été un peu par accident
11:34 neutralisée parce qu'elle a perdu ses classes moyennes.
11:37 C'est-à-dire que les classes moyennes russophones, en fait,
11:41 confrontaient un pays qui s'effondrait, l'Ukraine,
11:45 alors que la Russie était une société qui redémarrait,
11:50 et bien on émigrait vers la Russie.
11:53 Et du coup, la partie russophone et russophile de l'Ukraine,
11:58 c'est elle-même désarmée par émigration, et ça a produit ce système déséquilibré
12:03 qui nous paraît maintenant simplement juste ukrainien.
12:07 Mais dans un contexte où tous les partis russophiles sont interdits,
12:10 l'Ukraine n'est nullement une démocratie libérale.
12:12 – Je vous cite dans le livre, vous dites "Plus que le néonazisme de l'Ukraine occidentale,
12:18 c'est la russophobie répandue dans l'ensemble de l'Ukraine
12:21 avant l'invasion qui est le phénomène nouveau".
12:24 – Oui, mais c'est-à-dire que…
12:26 – Vous parlez de néonazisme de l'Ukraine occidentale.
12:29 – Non, j'en parle pour minimiser la chose.
12:32 Je sais que l'un des grands arguments contre l'Ukraine,
12:36 dans le débat occidental, chez les russophiles, etc.,
12:40 c'est d'insister sur l'utilisation de la rhétorique nazie du groupe Bandera
12:47 reprise par les Ukrainiens de l'Ouest,
12:50 et je dis que c'est tout à fait exagéré.
12:53 Ça existe, mais c'est pour moi tout à fait exagéré.
12:56 Ce qui m'intéresse, moi, c'est le sentiment de vide
13:00 qui est apparu dans l'Ukraine ukrainophone centrale,
13:05 de famille nucléaire, justement,
13:07 et qui n'est pas arrivé à se définir en tant que nation
13:13 indépendamment de la culture russe et de la langue russe.
13:17 Je dis que c'est l'un des paradoxes les plus étonnants auxquels je suis arrivé.
13:24 C'est que nous, on pense qu'en soutenant les Ukrainiens
13:29 dans leur tentative de reconquête du Donbass et de la Crimée,
13:33 on soutient une cause juste.
13:35 Mais le Donbass et la Crimée, là, ne sont pas simplement russophones,
13:39 ils sont complètement russes.
13:41 – Mais là, on défend surtout l'Ukraine face à une agression russe,
13:44 plus que dans le... – Non, non, mais l'agression russe est venue
13:48 parce que les Russes attendaient une attaque au Donbass, en fait,
13:52 et qu'il y avait ce projet de reconquête tout à fait bizarre
13:56 des frontières de l'ancienne Union soviétique.
14:01 Et ce que je suggère dans le livre, c'est une hypothèse.
14:05 J'admets tout à fait que c'est difficilement démontrable.
14:08 Si on veut être prudent, quelquefois, il faut produire des hypothèses non démontrables.
14:12 Je dis que si la volonté ukrainienne de se séparer de la Russie
14:18 avait été au niveau inconscient le plus profond, réel et sincère,
14:25 il se serait débarrassé du Donbass et de la Crimée.
14:29 Et ce que je dis, c'est un peu paradoxal, je l'admets,
14:33 et peut-être difficile à accepter, mais rester en guerre avec la Russie
14:37 pour l'éternité, puisque c'était ça le projet,
14:40 puisqu'il n'était pas question de vaincre la Russie,
14:42 c'était rester lié à la Russie. C'est ça qui était extrêmement bizarre.
14:46 Oui, mais quand Emmanuel Macron hier, dans sa conférence de presse,
14:48 dit, je le cite, "il n'est pas question que la Russie gagne".
14:52 On ne peut pas... Donc il va se rendre le mois prochain en Ukraine, Emmanuel Macron,
14:58 il veut à nouveau armer l'Ukraine.
15:00 Non, alors d'abord, de toute façon, l'une des bizarreries de mon livre,
15:04 c'est que pour un lecteur français, c'est que la France y apparaît très peu.
15:07 Et quand elle y apparaît, c'est plutôt en meilleure position
15:11 que la Grande-Bretagne, qui est vraiment partie dans un délit...
15:14 Pourquoi ? Parce que la France ne compte pas ?
15:16 Et la raison fondamentale pour laquelle la France n'est pas dans le livre,
15:21 c'est que la France n'est pas un acteur géopolitique important dans cette guerre.
15:25 Comme je dis, il y a l'Allemagne, qui contrôle toute l'Europe de l'Est,
15:28 maintenant, elle est le gros de l'Europe, et puis il y a la Russie,
15:31 et puis il y a la crise ukrainienne, et puis il y a le bellicisme britannique,
15:36 qui personnellement est un drame pour moi,
15:39 qui suis un anglophile de naissance, pratiquement,
15:42 et que j'explique dans un chapitre complet par un état de dégradation incroyable
15:48 de la société anglaise. Mais la France, dans tout ça, ne joue aucun rôle.
15:53 – Donc Emmanuel Macron ne pourra rien faire, c'est ça que vous dites ?
15:56 Il n'en fera rien, qu'il aille en Ukraine le mois prochain ?
15:59 – Non, ça ne sert à rien, je suis presque gêné.
16:04 Autrefois, j'ai passé tellement de temps à dire de mal d'Emmanuel Macron
16:09 que maintenant j'ai presque quelques scrupules.
16:11 Mais du point de vue de la géopolitique…
16:13 – Vous avez changé d'avis sur Emmanuel Macron ?
16:14 – Non, pas du tout, mais quand on fait de la géopolitique,
16:16 on ne pense pas à Emmanuel Macron, vous voyez, il n'existe pas.
16:20 – Pourquoi ?
16:21 – Parce que la France n'a pas les moyens de faire quoi que ce soit.
16:23 – Et c'est la faute à Emmanuel Macron ça ?
16:25 – Pas du tout, pas du tout, mais je ne sais pas.
16:27 Je veux dire, je n'ai pas de raison particulière de parler de la France,
16:30 donc je n'ai pas de raison particulière de parler d'Emmanuel Macron,
16:34 mais il n'y a aucune attitude critique là-dedans.
16:36 – Oui, oui, mais derrière ça, si je reviens une petite seconde sur sa conférence de presse…
16:39 – Il aurait pu exister s'il avait compris quelle était la situation.
16:48 Je ne suis pas en train de dire qu'il aurait pu exister s'il avait lu mon livre,
16:51 puisqu'il n'était pas écrit, mais il aurait pu exister
16:54 si la France avait eu une attitude indépendante
16:58 et si elle n'était pas tombée dans le piège de cette guerre,
17:03 si elle n'avait pas laissé se créer…
17:05 Autrefois l'Europe c'était l'axe Paris-Berlin, il n'y a pas de problème,
17:09 mais cette guerre, ça a créé une Europe qui est devinée par un axe Londres,
17:16 Varsovie, Kiev, dans lequel l'Allemagne, cible des États-Unis,
17:22 et la France ont été complètement marginalisées.
17:24 Et il n'a pas vu la manœuvre.
17:26 Si vous me demandez mon opinion personnelle
17:32 sur les capacités géopolitiques d'Emmanuel Macron,
17:36 je vous dirais que je les considère comme très faibles.
17:39 Mais je n'ai pas non plus une opinion très élevée, qui est dorsale en France.
17:44 – Oui, si on revient juste une seconde sur ce qu'a dit Emmanuel Macron,
17:47 pour parler de la France, parce que finalement tout est lié,
17:49 vous parliez tout à l'heure de l'affaissement de l'Occident,
17:52 quand il dit "il faut réarmer la France", "la France doit rester la France",
17:56 "on va mettre des uniformes à l'école", "on va chanter la Marseillaise",
17:59 est-ce que vous sentez qu'il y a quelque chose, une volonté ?
18:02 – Non, je crois que l'important pour un historien qui fait son travail,
18:06 j'ai déjà bien assez de mal à faire comprendre ce débat absurde,
18:12 que je ne suis pas poutinophobe, vous voyez l'absurde,
18:16 que je ne suis pas, merveilleux l'absurde, j'espère qu'on me le comptera à mon crédit,
18:19 que je ne suis pas poutinophile, mais que je suis un historien
18:23 qui cherche des faits et qui cherche à faire son boulot sur un sujet fondamental
18:30 qui est la guerre économique et militaire entre la Russie et les États-Unis.
18:39 Ça me fait mon bouquin, très systématique,
18:42 donc je décris la civilisation de la Russie,
18:45 j'étudie l'ambiguïté et la complexité de l'attitude dans les anciennes démocraties populaires,
18:50 j'étudie l'implosion de l'Europe et surtout la disparition de la volonté allemande
18:57 d'exister en tant que puissance autonome,
19:00 j'étudie l'implosion de la société anglaise, j'étudie les pays scandinaves,
19:05 j'ai trois chapitres complets sur la société américaine,
19:08 je montre l'importance, je dirais, de la désintégration du protestantisme
19:13 dans la longue durée, il faut que je fiche tout ça,
19:15 mais si vous voulez, je vais pas, c'est déjà un boulot énorme,
19:20 je vais pas en plus m'occuper de la France et de Macron, vous voyez ?
19:24 Je vais vous dire où elle est la France dans mon livre,
19:30 la France c'est moi, c'est-à-dire l'auteur est français,
19:34 donc je dirais que ce livre est un élément de la culture française.
19:37 – Et M. Gaddon, vous qui êtes démographe,
19:39 vous entendez parler d'une volonté de relance de la natalité en France,
19:42 vous entendez parler de tout ça, ça veut dire qu'il y a quelque chose
19:45 qui va dans le mouvement général.
19:46 – Normal, moi j'ai passé deux ans et demi de recherche à faire de la géopolitique,
19:51 j'ai effectivement analysé certaines capacités ou incapacités françaises,
19:56 et le résultat de ces recherches, c'est qu'on peut très bien faire
20:00 de la géopolitique sans s'intéresser à ce que dit le gouvernement français.
20:05 Alors si le gouvernement français se mettait à dire autre chose,
20:10 et à dire "bon, écoutez, cette guerre, on a un peu sous-estimé l'adversaire,
20:17 Bruno Le Maire a été un peu hâtif à déclarer quelques jours après l'invasion
20:24 que les sanctions allaient désintégrer l'économie russe,
20:29 – Il s'est trop bien trompé, c'est ce que vous dites.
20:31 – Peut-être qu'il serait temps de réfléchir à la réalité du potentiel russe,
20:36 et essayer de comprendre pourquoi le reste du monde, hors de l'Occident étroit,
20:40 pas simplement la Chine, mais l'Inde, l'Arabie Saoudite et l'Iran,
20:44 pourquoi tout le monde, en fait, implicitement, est du côté de la Russie,
20:48 et peut-être que maintenant, la bonne attitude,
20:52 si vous voulez me faire parler du gouvernement français,
20:55 je peux faire des suggestions, mais je ne partirai pas de ce qu'a dit Macron
20:59 parce qu'il n'y a rien dedans, je dirais, il serait bon que le gouvernement français
21:03 commence à réfléchir à une façon de sortir de cette crise pacifiquement,
21:09 en commençant à négocier avec les Russes, en accord avec l'Allemagne,
21:15 d'aider l'Allemagne à se dégager des tentatives américaines de la détruire,
21:20 il y aurait mille choses à faire.
21:22 – Donc tout à fait le contraire de ce qu'elle fait.
21:24 – Honnêtement, voilà, mais c'est pas…
21:25 – Donc en fait, en résumé, vous dites, la France se trompe sur toute la ligne.
21:28 – Elle se trompe sur toute la ligne, et en plus, ça n'a aucune importance,
21:31 car ses capacités d'exportation d'armes sont très limitées.
21:34 Mais j'en suis navré en tant que citoyen français,
21:36 mais là je suis historien, je ne suis pas citoyen.
21:38 – Oui, mais alors, en étant les choses, parce que là,
21:40 on parlait tout à l'heure de guerre mondiale, mais vous parlez du nihilisme américain
21:44 et vous ajoutez dans un chapitre la preuve par Gaza.
21:47 Qu'est-ce que vous voulez dire par là, au fond ?
21:49 – C'est-à-dire que, regardez, vous êtes dans la situation d'un type
21:53 qui est replié dans sa chauvière bretonne et qui met le point final
21:57 d'un livre sur le conflit ukrainien et vous êtes confronté…
22:01 – Il a le bouquin, vous allez nous parler de la conclusion du livre.
22:05 – Voilà, et vous êtes confronté aux événements de Gaza.
22:11 – Le 7 octobre, donc, l'attaque terroriste.
22:14 – Et donc, c'est juste impossible de ne pas regarder, de ne pas en parler.
22:21 En plus, ça m'est personnellement pénible parce que je suis d'origine juive
22:28 et bretonne et anglaise, mais d'un autre côté,
22:33 il n'était pas question pour moi, je veux dire, de partir sur le problème de Gaza
22:39 comme je ne partirais pas sur le problème de Macron.
22:42 Donc, j'ai tiré quand même de ces événements les premières réactions américaines.
22:50 Les premières réactions américaines aux événements de Gaza ont été conformes,
22:56 si on peut dire, aux conclusions du livre.
23:01 Conclusion, j'ai ce postscript qui s'appelle "Le nihilisme américain, la preuve par Gaza".
23:07 Qu'est-ce que je veux dire par là ?
23:09 C'est-à-dire que les premières réactions américaines ont été pour envenimer le conflit.
23:13 Envenimer le conflit, c'est-à-dire empêcher le passage à l'ONU
23:17 des motions appelant à un cesser le feu, envoyer des porte-avions,
23:23 déclarer un soutien inconditionnel à Israël,
23:26 donner à Israël le sentiment que tout était permis.
23:29 – Tout ça a été fait, vous dites, pour…
23:31 – Parce qu'en fait, je pense, il y a une analyse dans un chapitre
23:37 qui s'appelle "La bande de Washington".
23:39 Moi, je n'ai pas lu que Poutine est la prof, j'ai lu aussi les géopoliticiens américains
23:43 et ce qui est frappant, c'est la médiocrité de leur production intellectuelle maintenant.
23:48 Et j'étudie en détail le fonctionnement du milieu géopolitique américain à Washington
23:55 et ce qui est clair, c'est qu'il faut abandonner l'hypothèse
24:00 que la politique extérieure américaine est rationnelle et raisonnable.
24:05 Il faut comprendre que dans le nihilisme américain,
24:08 il y a indépendamment de l'intérêt des États-Unis, indépendamment de la volonté des Américains,
24:15 qu'on pourrait dire rationnel par exemple, de maintenir la séparation entre l'Allemagne et la Russie,
24:22 il y a aussi une pulsion nihiliste de préférence pour la violence et pour la guerre.
24:28 Partout où ils sont, les Américains encouragent la guerre
24:31 et nous devons d'urgence cesser de penser la politique de la première puissance mondiale
24:37 comme rationnelle et raisonnable.
24:40 En fait, la conclusion du livre est bizarre pour un livre de prospectives.
24:44 Je dis, comme on ne peut pas prévoir les réactions américaines, tout est possible.
24:50 Vous admettez que pour un prospectiviste, terminer par "tout est possible"...
24:54 – Qu'est-ce qui est passé à Gaza ? C'est ça que vous dites au fond ?
24:57 – Et à Gaza, on a eu la préférence immédiate pour la violence.
25:01 Immédiate.
25:03 – C'est-à-dire ? Au fond, le soutien à Israël ?
25:05 – Oui, mais les gens pensent que c'est le soutien à Israël.
25:08 Mais moi, je pense qu'à un niveau...
25:10 Mais les Américains se contrefichent d'Israël.
25:13 Ils n'ont pas du tout d'idée de la réalité de la société israélienne.
25:16 Ils ne voient pas du tout qu'en Israël, il y a un million de citoyens israéliens
25:20 qui sont en fait d'origine russe.
25:22 Ils ne voient pas qu'en Russie, il y a 100 000 citoyens israéliens
25:28 et qu'il y a des liens humains entre la Russie.
25:32 Ils se contrefichent de la réalité humaine d'Israël.
25:36 Mais ce qu'il y a chez les États-Unis, c'est, je pense, une préférence pour la guerre.
25:42 – Oui, mais alors ça va mener à quoi ?
25:44 Au fond, vous dites, vous, la perspective c'est quoi ?
25:46 C'est qu'au fond, le conflit va s'éterniser ?
25:49 – Là, ça dépend de nous.
25:52 Le problème, si vous faites de la géopolitique mondiale,
25:58 est-ce que vous pouvez raisonnablement arriver à la conclusion
26:04 que c'est les plus petits États, quelle que soit la complexité de leurs problèmes,
26:10 qui décident de l'avenir de l'humanité ?
26:13 Est-ce que c'est l'Ukraine qui décide de l'avenir de l'humanité ?
26:17 Est-ce que c'est Israël et Gaza qui décident de l'avenir de l'humanité ?
26:24 Est-ce que c'est même la Russie qui décide de l'avenir de l'humanité,
26:29 avec sa population de seulement 145 millions d'habitants, et qui décline ?
26:33 Non, l'Amérique est au-dessus de 330 millions d'habitants,
26:36 elle dépend pour son approvisionnement d'un commerce extérieur complètement déséquilibré,
26:41 elle est complètement agitée, et je dis que maintenant,
26:44 ce sur quoi il faut réfléchir de toute urgence en Occident,
26:49 parce que c'est ça notre défaite, c'est le déclin de l'Amérique.
26:52 Et je le dis très clairement dans le livre, notre problème, dans notre perception de l'Amérique,
26:59 c'est qu'au fond, on aime l'Amérique, on est né avec...
27:03 La famille de ma mère était réfugiée aux États-Unis pendant la guerre,
27:06 l'Amérique a sauvé sa famille, et c'est pour ça que je mets au centre
27:11 de l'analyse des États-Unis cette notion de nihilisme.
27:14 Nous devons, de toute urgence, pour voir le monde tel qu'il est,
27:18 et penser notre politique extérieure, la première chose à faire,
27:23 ce n'est pas du tout de s'exciter sur la Russie, je dirais,
27:27 ça n'est même pas de prendre sans réfléchir des mesures concernant l'Ukraine,
27:33 c'est de progresser le plus vite possible vers une vision correcte de la réalité des États-Unis.
27:39 Mais on peut, si vous voulez, il suffirait de remplacer, vous voyez partout des couvertures de journaux,
27:45 la menace Trump, la menace Trump, la menace Trump.
27:48 Mais Trump, c'est l'Amérique. Pourquoi les gens ne titreraient pas
27:52 la menace américaine, simplement ? La menace américaine.
27:55 Et de voir simplement Trump comme un symptôme parmi d'autres,
27:58 et Biden comme un autre symptôme, parce que ce qui est tout à fait déséquilibré
28:02 dans ces analyses, c'est qu'on pose tout à fait... Après des hésitations,
28:06 je suis d'accord, Trump est une menace, il n'y a pas de problème,
28:08 mais les démocrates aussi sont une menace. On nous dit, Trump ment tout le temps,
28:12 mais les démocrates aussi mentent tout le temps. Le parti démocrate est totalement corrompu,
28:18 il n'a absolument rien à envier aux républicains. C'est ça notre priorité.
28:23 – Oui, mais vous pourriez voir aussi, une de magazines, et on en voit, la menace de Poutine.
28:29 Est-ce que pour autant on peut voir que Poutine serait une force de paix ?
28:33 Parce qu'à un moment donné, Poutine a voulu dire qu'il était une force de paix,
28:36 et vous dites, à cause des Américains, Poutine est apparu, notamment au Proche-Orient.
28:41 – De toute façon, oui, tout à fait, mais je ne dis pas ça pour des raisons.
28:45 Je suis démocrate, j'ai fait l'essentiel de ma carrière à l'Institut national d'études démographiques.
28:53 Donc j'ai une grande attention aux masses physiques, aux potentiels des populations.
29:00 Et les populations déclinantes, et qui risquent de décliner très vite dans leur classe d'âge les plus jeunes,
29:06 comme la population russe, ne peuvent pas être impérialistes, tout comme la population japonaise décroît,
29:13 tout comme la population chinoise décroît, tout comme la population allemande est très menacée,
29:19 qu'on pense par l'immigration.
29:20 – Donc la menace c'est l'impérialisme américain ?
29:22 – C'est même pas l'impérialisme, parce qu'à la veille de la guerre d'Ukraine,
29:27 l'Amérique était repassée en mode défensif.
29:31 Le problème, c'est les déséquilibres internes de la société américaine.
29:35 La Russie n'a pas les mains.
29:37 Je peux dire des choses très brutales, pas cruelles, mais brutales.
29:43 La théorie militaire russe a changé au 3ème millénaire.
29:52 La vision post-stalinienne de la Russie, la Russie était un pays dont la population croissait très vite,
29:59 qui était prête à sacrifier des hommes, c'est ce qu'elle a fait pendant la Deuxième Guerre mondiale,
30:04 soit dit en passant, elle nous a sauvés en faisant ça, bien que ça ait été le stalinisme.
30:08 Et donc dans ce contexte qui s'accompagnait d'une supériorité absolue en moyens,
30:17 en tanks, matériels militaires et autres, la doctrine stratégique russe, soviétique,
30:25 excluait un premier usage de la force nucléaire.
30:34 Maintenant, la doctrine militaire russe a changé.
30:36 Ils disent, si on regarde les masses démographiques et militaires, on est tout à fait inférieur à l'OTAN.
30:43 Il y a eu une agression, une attaque de l'Ouest par la Russie, et tout à fait exclue.
30:50 La doctrine militaire russe, elle est purement défensive.
30:53 Ils disent, et j'espère, Bruno Le Maire s'est trompé sur l'effet que le décrochage de Swift pourrait avoir sur les banques russes,
31:05 mais j'espère que nos gouvernants sont au courant ou à jour sur la doctrine militaire russe actuelle.
31:13 La doctrine militaire russe actuelle dit que compte tenu de la supériorité en masse d'hommes,
31:20 de démographie, etc., des pays de l'OTAN, si le territoire, si la nation et l'État russe sont menacés,
31:29 nous nous autorisons à des premières frappes nucléaires tactiques.
31:34 Voilà, donc en fait, quand on est confronté à une doctrine qui est d'une telle clarté et qui est tellement évidemment défensive,
31:43 je veux dire, toutes ces visions d'une Russie qui veut envahir l'Europe, je veux dire, on se demande si on est gouverné
31:53 par des gens qui sont sérieux, qui savent lire, qui travaillent, qui regardent des données,
31:58 je veux dire, qui compulsent un peu les statistiques démographiques mondiales,
32:02 qui regardent l'évolution de la population russe.
32:04 Je veux dire, pour dire que la Russie va envahir le monde, il faut être, je ne sais pas, dérangé.
32:10 – Merci, Emmanuel Todd a été notre invité aujourd'hui et c'est absolument fascinant.
32:16 Ça s'appelle "La défaite de l'Occident", c'est publié chez Gallimard,
32:20 votre nouveau livre qui fait couler beaucoup d'encre.
32:22 Merci d'être venu librement sur ce plateau. – Merci d'avoir invité.
32:25 – Emmanuel Todd.
32:26 [Musique]