Français et musulmans l'exil comme horizon

  • il y a 5 mois

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00:00Bonsoir, nous sommes le 30 avril 2024.
00:02Bienvenue sur Mediapart.
00:04Comment expliquer que des Françaises et Français musulmans
00:06quittent leur pays, la France,
00:08dans laquelle ils ont grandi et fait leurs études ?
00:11On en parle avec deux chercheurs
00:12qui ont écrit une enquête sociologique sur le sujet,
00:14Julien Talpin et Olivier Estévesse,
00:16et l'ancienne vice-présidente de l'UNEF,
00:19Mariam Pouchetou.
00:20À l'air libre, l'émission d'actualité
00:22et de débat de Mediapart. C'est parti.
00:30C'est une donnée difficilement quantifiable,
00:33mais les récits collectés donnent à voir une réalité
00:35qui ne peut que nous interroger.
00:37Comment en est-on arrivé à ce que des citoyens et citoyennes
00:40de notre pays, parce que musulmans et musulmanes
00:43ne s'y sentent plus chez eux ?
00:45Ils et elles sont Français, musulmans,
00:47ils ont grandi, étudiés en France,
00:49et puis, à un moment, ils ont quitté leur pays.
00:51D'autres y réfléchissent.
00:53Comment expliquer ce phénomène à bas bruit ?
00:55Pour en parler, deux chercheurs
00:56qui ont enquêté sur la question, Julien Talpin,
00:59bonsoir et bienvenue.
01:00Vous êtes directeur de recherche au CNRS
01:02et spécialiste du racisme.
01:04Olivier Esteves, bonsoir et bienvenue.
01:06Vous êtes professeur à l'université de Lille
01:08et spécialiste de l'ethnicité et l'immigration.
01:11Et avec Alice Picard, vous publiez au Seuil
01:14La France, tu l'aimes, mais tu la quittes,
01:16une enquête sur la diaspora française musulmane.
01:19On accueille également Mariam Pouchetou.
01:21Bonsoir et bienvenue.
01:22Vous êtes étudiante en master 2 de sociologie
01:25et vous étiez vice-présidente de l'UNEF.
01:28Le grand public vous connaît
01:30parce que vous avez milité
01:32pour de meilleures conditions d'existence
01:33pour les étudiants, mais on ne vous parlait
01:36que de votre voile, votre expression
01:38dans l'espace public vous avalue des torrents de haine,
01:41pas seulement de la part d'anonymes sur les réseaux sociaux,
01:43mais aussi de la part de responsables politiques.
01:45Aujourd'hui, vous réfléchissez à quitter la France.
01:48On va en discuter.
01:49D'abord, une question rapide à tous les trois.
01:52En un mot, comment vous qualifiez l'atmosphère
01:55dans le pays à l'égard des musulmans ?
01:58Julien Talpin.
01:59Étouffante.
02:00C'est en tout cas ce qui ressort de notre enquête,
02:03c'est qu'on y reviendra,
02:04mais au-delà des discriminations directes qu'ils ou elles subissent,
02:07il y a ce qu'on appelle une islamophobie d'atmosphère
02:10qui revient beaucoup dans les entretiens qu'on a pu conduire,
02:14qui est lié aux réseaux sociaux, aux chaînes d'information en continu,
02:16aux discours des responsables politiques,
02:18la multiplication des controverses liées à l'islam
02:21qui touchent les musulmans et les musulmanes,
02:23et qui fait que c'est suffocant.
02:25Et d'ailleurs, une expression qui revient beaucoup dans notre enquête,
02:27chez les gens qui sont partis à l'étranger,
02:29c'est, enfin, je respire.
02:31Quand bien même leur situation n'est pas parfaite,
02:34évidemment, à l'étranger, même si elle s'améliore objectivement,
02:37l'atmosphère est un peu différente.
02:39Olivier Stellès.
02:40Oui, alors, il y a une exacerbation,
02:43je vais y arriver, de ce sentiment ces dernières années,
02:45donc depuis 2015,
02:46mais le livre se lie aussi, à mon avis,
02:48comme une sorte d'histoire de France, finalement,
02:52du racisme et de l'islamophobie ces dernières décennies.
02:54Autrement dit, c'est un phénomène transgénérationnel
02:56où les enquêtés les plus âgés qui ont mon âge,
02:59à qui on a parlé, ont des souvenirs très précis
03:02de la première controverse autour du voile à Creil, par exemple.
03:07Et puis, pour les plus jeunes,
03:09donc des personnes qui pourraient être précisément les enfants
03:11de ces personnes qui ont la cinquantaine,
03:13c'est des scandales beaucoup plus...
03:14Enfin, des controverses médiatiquement construites,
03:16politiquement construites, beaucoup plus récentes.
03:18Mariam Pouchetot, l'atmosphère dans le pays,
03:20telle que vous la vivez en tant que femme musulmane ?
03:23Moi, je dirais anxiogène,
03:25parce que ça crée aussi une anxiété au quotidien
03:28et une hyper-vigilance de se dire
03:30comment je vais construire mon avenir professionnel,
03:33est-ce que je vais pouvoir rentrer dans tel club de sport, notamment ?
03:38Encore hier, j'allais à une compétition d'athlétisme
03:41et je me posais la question de...
03:43Effectivement, je n'ai pas regardé les règlements antérieurs.
03:45Est-ce que je vais pouvoir concourir ?
03:47Bien évidemment, c'était le cas et j'ai pu faire les 10 km.
03:50Mais c'est-à-dire qu'au quotidien, on se le rappelle,
03:53et je pense que c'est aussi pour ça que des personnes décident de partir
03:55pour ne plus avoir cette charge mentale, en fait, là.
03:57Alors, le point de départ de votre enquête,
04:00c'est un appel à témoins publiés dans le club de Mediapart.
04:02Soyons totalement transparents.
04:05Cet appel circule au sein d'associations
04:07et de médias communautaires.
04:08Résultat, plus de 1 000 personnes ont répondu
04:11à l'entièreté d'un questionnaire de 39 questions.
04:14Mais ce qui nous intéresse surtout, là, ce soir, dans la discussion,
04:17c'est l'approche qualitative.
04:18Vous avez mené 139 entretiens au long cours.
04:22Pourquoi avoir voulu mener une telle étude ?
04:25Pour objectiver un phénomène qui était présent à bas bruit
04:28dans nos enquêtes précédentes.
04:29J'ai beaucoup travaillé sur l'expérience des discriminations,
04:31le racisme dans les quartiers populaires,
04:33et c'était quelque chose qui revenait souvent, en fait.
04:34L'idée, la possibilité, parfois le fantasme du départ à l'étranger.
04:38Et on s'est dit qu'il se passe quelque chose, au fond,
04:40qui mérite d'être objectivé,
04:41et on a essayé de le faire par les outils des sciences sociales,
04:44donc à la fois d'un point de vue quantitatif,
04:45même si c'est pas évident, on a une enquête exploratoire,
04:48et puis de revenir sur la trajectoire des personnes qui sont parties.
04:51Alors, il y a forcément un biais dans les réponses,
04:55en tout cas dans les personnes qui répondent,
04:57vu la circulation de l'appel,
04:58même si ça a pu être partagé
05:01et circuler dans plein d'endroits différents,
05:04mais en gros, quel est le profil de ceux qui vous ont répondu ?
05:07Alors, pour 54 %, sauf erreur,
05:10on a des personnes qui ont un niveau de BAC plus 5, au moins.
05:15Ce sont des personnes qui, par ailleurs,
05:17se définissent par une assez forte religiosité.
05:20Après, on pourrait entrer dans les détails
05:21de ce qu'on entend par religiosité et tout,
05:23mais pour vous la faire très courte, effectivement,
05:25ce sont des gens qui comparaient, en fait,
05:28à la portion musulmane de l'enquête TEO, par exemple,
05:34trajectoire et origine, se définissent par une religiosité
05:37qui, dans l'ensemble, est plus forte.
05:39Donc la moitié, un peu plus de la moitié,
05:42sont des personnes qui ont fait des hautes études,
05:45des études après le BAC et qui sont plutôt pratiquantes.
05:48Et le reste...
05:49L'autre élément par rapport à ça, excusez-moi de vous interrompre,
05:51c'est que, grosso modo,
05:54deux tiers de ces personnes sont dans une dynamique d'ascension sociale
05:57qui a été freinée ou empêchée en France,
05:59et donc ce sont quand même souvent des gens
06:01qui sont issus de milieux ouvriers immigrés.
06:03C'est un autre élément important à prendre en compte.
06:06Alors, vous écrivez qu'il est risqué de se lancer
06:08dans ce sujet pour sa carrière.
06:10D'ailleurs, vous précisez même dans l'introduction
06:12qu'il n'y a pas, à vos côtés,
06:16de personnes racisées et ou musulmanes,
06:20de culture musulmane, ou pratiquantes ou pas, peu importe.
06:24Pourquoi vous dites que c'est risqué ?
06:27On a conduit cette enquête en plein dans les polémiques
06:30sur l'islamo-gauchisme, qui était quand même porté
06:33par la ministre d'Enseignement supérieur et de la Recherche...
06:35Frédéric Vidal, à l'époque.
06:37De tout en haut, d'une certaine façon,
06:38qui légitimait un peu cette catégorie-là.
06:40Et donc, on comprend bien, au fond, la pression que ça représente.
06:43Et de fait, aujourd'hui,
06:45pour des collègues qui sont des collègues racisés,
06:50universitaires, ils ont eu à subir des attaques extrêmement violentes
06:53qui, pour un certain nombre d'entre eux,
06:55on les évoque dans le livre,
06:56les ont conduits à quitter la France eux-mêmes ou elles-mêmes.
06:58Et donc, on en est là, d'une certaine façon,
07:00et à titre plus personnel,
07:02je pense que ça fait partie de notre responsabilité,
07:04y compris en tant que personnes
07:06qui ne sont pas directement concernées
07:07et pour qui la charge raciale, au fond, de cette question-là
07:10est moins forte, de la prendre à bras-le-corps
07:12et de la mettre sur la scène publique.
07:15Le titre de votre livre s'inspire d'un slogan
07:19d'un président américain conservateur républicain,
07:21donc Richard Nixon.
07:23L'Amérique, tu l'aimes ou tu la quittes.
07:25Vous vous le détournez, ce slogan.
07:26La France, tu l'aimes, mais tu la quittes.
07:28Et ce mais, il exprime un tiraillement.
07:32Pourquoi est-ce qu'il est important ?
07:35En fait, le livre, c'était une intuition, finalement,
07:38que j'avais eue à titre personnel,
07:40et on a beaucoup discuté au sein de l'équipe,
07:41et effectivement, il y avait un caractère
07:44délibérément provocateur dans l'utilisation de ce titre-là.
07:47Après, un titre de bouquin,
07:48souvent, on va résumer un contenu,
07:50des fois, on va simplifier un contenu,
07:51mais il se trouve que, pour le coup,
07:54ce titre-là correspondait bien, finalement,
07:56au feeling d'ensemble des enquêtés à qui on a parlé.
07:59Et donc, de fait, effectivement, on a décidé de le conserver.
08:02Mariam Pouchetout, est-ce que vous, vous ressentez aussi
08:04ce tiraillement en tant que française et musulmane ?
08:07Oui, je pense qu'on le ressent assez tôt, finalement,
08:09parce qu'après le lycée, on a les choix universitaires,
08:12le baccalauréat, etc.
08:14Et donc, moi, je me suis toujours dit...
08:18Je viens de faire des études, je savais pas exactement dans quoi,
08:21et donc, ça s'est construit au fur et à mesure.
08:22Je sais qu'il y a des personnes qui se censurent,
08:24qui s'auto-censurent, en se disant
08:26que je vais pas aller dans telle filière
08:27parce que je sais qu'après, professionnellement,
08:28je vais pas réussir à trouver du travail
08:30parce que je suis une confession musulmane.
08:32Et donc, se dirige vers certaines branches.
08:35Moi, je voulais pas faire ce choix-là,
08:37donc j'ai fait un choix, plus ou moins conscient ou pas,
08:41mais d'aller en classe préparatoire aux grandes écoles littéraires.
08:45Et donc, c'est dans un lycée.
08:47Donc, on doit retirer son voile à l'entrée,
08:48comme au lycée plus jeune.
08:52Et donc, moi, j'ai fait ce choix-là en me disant
08:55que je prends ce risque-là aujourd'hui
08:58et je mets de côté, clairement, une partie de mon identité
09:01quand je suis dans un centre de l'établissement
09:02pour ensuite faire ce dont j'ai envie de faire.
09:05Et donc, pour moi, ça a fonctionné,
09:07parce qu'après, je suis allée à l'université,
09:08dans la filière que je voulais, aujourd'hui, je suis en socio,
09:11là, j'ai fait mon stage de fin d'études.
09:13Donc l'avenir professionnel que j'ai actuellement
09:16est plus heureux, on va dire, que d'autres personnes,
09:19mais c'est difficile et c'est douloureux aussi
09:21parce que c'est constamment se remettre en question en disant
09:23quelles sont les injonctions qu'on me fait
09:25et que la société me fait
09:27versus qu'est-ce que j'ai, moi, envie de faire au quotidien.
09:30Et donc, je pense que c'est ce tiraillement-là qui est très fort.
09:33D'ailleurs, la question centrale,
09:36là, vous parlez d'études et donc de vie future professionnelle,
09:40et ça fait partie des raisons du départ.
09:43Les principales raisons, là, qu'on voit le tableau s'afficher,
09:46que reproduit et qui est dans votre livre,
09:48sont évidemment le racisme et les discriminations,
09:50le fait de ne pas pouvoir vivre sa religion sereinement.
09:53Je dirais que c'est assez peu étonnant,
09:54dont l'islamophobie a été documentée, en tout cas, dans nos colonnes.
09:58Mais je voudrais qu'on s'arrête sur la troisième raison,
10:00progresser professionnellement, créer une entreprise,
10:03car ce qui frappe aussi dans votre livre,
10:04c'est que trois quarts des répondants
10:07ont connu une ascension sociale,
10:08vous l'avez mentionné, Olivier Stévez,
10:10donc des personnes qui sont diplômées.
10:11C'est aussi l'histoire d'un gâchis économique, votre enquête,
10:15et de personnes, d'une sorte de fuite des cerveaux.
10:18Alors, effectivement, et c'est d'autant plus
10:20qu'on a affaire à des gens qui sont très diplômés,
10:23notamment en comparaison du niveau de diplôme
10:26des musulmans en moyenne en France,
10:28et par ailleurs qui sont issus de certaines filières en particulier.
10:31C'est-à-dire qu'on a des gens qui sont issus d'écoles de commerce,
10:34d'écoles d'ingénieurs, qui sont assez orientés business
10:36et qui ont un éthos très libéral, pour le dire comme ça,
10:39ce qui explique aussi une soif de réussite économique en particulier
10:43et qu'il leur a été, pour partie, refusé en France,
10:45des gens qui ont le sentiment,
10:46et on revient sur la question du tiraillement,
10:48d'avoir joué le jeu, d'avoir réussi de bonnes études
10:52au prix, bien souvent, des sacrifices de leur famille,
10:54de leurs parents, parce que les études coûtent souvent assez cher,
10:58et qui, malgré ces titres scolaires,
11:01au fond, se retrouvent bloqués à un moment,
11:02soit dans l'accession à un boulot au niveau de leur diplôme
11:06ou dans la progression de carrière.
11:08Ça explique aussi que beaucoup des gens qu'on a rencontrés
11:10ont entre 25 et 40 ans,
11:13c'est des gens qui sont plutôt en début de carrière
11:15et qui vont être confrontés au plafond de verre
11:17et ne pas réussir à s'épanouir professionnellement.
11:19Et le départ à l'étranger, bien souvent, est heureux aussi
11:22parce que, professionnellement, ils s'épanouissent.
11:25Vous, Mariam Pouchetou, vous finissez vos études, peut-être ?
11:28Master 2, voilà.
11:30Donc l'entrée dans la vie professionnelle, c'est bientôt.
11:33Comment et où vous vous projetez dans un an, dans cinq ans,
11:38dans dix ans ?
11:39Là, mon questionnement personnel, c'est de me dire
11:42est-ce que je prends un statut d'intermittent du spectacle
11:45pour bosser dans différentes boîtes,
11:47sur différents projets qui m'intéressent,
11:49ou trouver un CDI dans une boîte à long terme ?
11:51Donc ça, ça dépend aussi de qui est-ce que je rencontre.
11:54Et du réseau...
11:55C'est des questionnements que tout jeune actif peut se poser.
11:58Dans le milieu de la production audiovisuelle, je précise.
12:02C'est ça, donc voilà.
12:03Après, là, le stage que j'ai fait, par exemple,
12:06m'a beaucoup montré où est-ce que je pouvais ou pas avoir une place
12:09dans ce milieu-là.
12:10Et donc, en fait, c'est très simple, quand on envoie son CV,
12:13et moi, j'ai décidé de toujours mettre ma photo,
12:15parce que, bon, déjà, je sais que si on tape mon nom et mon prénom
12:18sur Internet, on la trouve très facilement.
12:20Mais aussi, parce que je me dis,
12:21si jamais la personne me discrimine à l'embauche
12:24ou parce que je ne correspond pas à ce qu'il faudrait,
12:27c'est que je ne dois pas travailler avec cette personne-là.
12:28Et en fait, moi, c'est ma ligne de conduite maintenant,
12:31mais parce que je suis à Bête Plus 5,
12:33donc je sais que j'ai aussi ce privilège-là, en fait,
12:35et que tout le monde ne l'a pas.
12:36Après, je ne sais pas ce que ça va me coûter
12:39dans les années à venir,
12:40et c'est ça qui est difficile aussi à établir.
12:42Et quand vous dites...
12:43Je sais, j'ai fait ma demande de ça,
12:45je sais où je peux travailler et où je ne peux pas,
12:47c'est-à-dire ?
12:48Il y a des grosses bottes où, moi,
12:50éthiquement ou moralement, je n'irais pas,
12:52parce que ça ne correspond pas fortement à ma valeur ou quoi.
12:55Je n'irais pas chez CNews, par exemple.
12:57Mais par contre, on sent aussi,
13:00quand on rencontre des personnes au fur et à mesure,
13:02dans des projections de films ou autres,
13:05quand la personne se présente et se présente à toi,
13:09on sent tout de suite, en fait, s'il y a ce feeling-là,
13:12si le voile pose un problème.
13:14Clairement, c'est la question centrale.
13:16Et il y a beaucoup de contact humain,
13:18et moi, c'est comme ça que je me rends compte,
13:21si oui ou non, je peux travailler avec ces personnes.
13:23Mais c'est un privilège.
13:24Juste pour revenir sur ce que vous disiez, en fait,
13:26Mariam, dans le livre, il y a 2-3 personnes
13:28qui nous évoquent effectivement cette stratégie
13:30qu'elles avaient avant de quitter la France
13:32d'envoyer systématiquement des CV avec des photos.
13:34Donc ce sont des femmes qui portent un hijab
13:35et qui... Exactement pour la même raison que vous.
13:38Ou alors qui disaient, voilà, moi, ça me fatiguait potentiellement
13:41d'aller à un rendez-vous d'embauche
13:44pour, in fine...
13:45Pour gagner du temps.
13:46Il y avait aussi un côté un peu concret, utilitariste,
13:51là-dedans, qui est compréhensible.
13:54Alors après, ce que vous disiez, s'agissant de vos études,
13:56donc en prépa, au littéraire et tout,
13:58ça fait écho aussi à d'autres moments du livre
14:00où on a notamment parlé à des femmes
14:02qui ont commencé par faire des études de médecine.
14:03D'ailleurs, c'est le début de l'introduction, en fait,
14:05avec cette femme qui est sage-femme maintenant,
14:08qui habite à Salford, à côté de Manchester,
14:10et qui a commencé par faire des études de médecine
14:12et qui s'est rendue compte de l'importance du poids,
14:15en fait, d'une sorte d'entre-soi blanc-bourgeois,
14:17et où, en fait, être une femme qui porte un hijab,
14:19c'est vraiment être, alors, à la fois, peut-être une paria sociale
14:23ou vraiment une sorte d'animal, finalement,
14:27auquel on n'est jamais confronté dans la vie sociale.
14:31Et donc après, il y a une bifurcation, faire d'autres cursus,
14:33notamment celui de sage-femme, où, de fait, en termes de classe sociale,
14:36c'est quand même pas exactement pareil que médecine.
14:38Et on a aussi parlé à une femme qui a fait...
14:41Qui est maintenant sage-femme à Birmingham, en Angleterre,
14:44et qui vient d'une petite ville de Savoie, en fait.
14:46C'est un entretien très, très fort,
14:48et qui raconte à quel point, en fait,
14:50elle a bifurqué, à un moment donné, vers des études de lettres et de langue,
14:54et, en fait, elle s'est retrouvée à quitter une fac lyonnaise
14:57pour aller dans une autre fac lyonnaise,
14:58où, de fait, dans les amphithéâtres, effectivement,
15:00il y avait d'autres étudiants qui portaient un hijab.
15:02Et là, en fait, elle s'est quand même sentie beaucoup plus à l'aise.
15:05Donc ça dit quand même quelque chose
15:08d'un certain séparatisme social
15:10qui est lié, effectivement, à différents cursus,
15:12différents types d'études.
15:13Qui se superposent.
15:14Marianne Pouchetout, vous étiez vice-présidente de l'UNEF en 2020
15:17lorsque vous vous êtes auditionnée à l'Assemblée nationale
15:20sur les conditions de vie précaires des étudiants lors du Covid.
15:23Vous vous y présentez comme vous êtes, donc avec un voile,
15:25ce qui est tout à fait légal, je le précise.
15:27Mais des députés censés écrire la loi et donc la respecter
15:31quittent la salle de la commission à cause de ça.
15:34La séquence, on ne la diffuse pas,
15:35mais elle est particulièrement choquante.
15:38Avec le recul des années,
15:40est-ce que ça a eu un impact sur votre vie militante
15:42et votre expression dans l'espace public ?
15:44J'avais 19 ans à l'époque.
15:46Aujourd'hui, j'en ai 25.
15:47Donc de l'eau à couler sous les ponts.
15:48De manière militante, ça n'a pas changé grand-chose
15:52puisque j'ai continué à être vice-présidente.
15:54Je n'ai pas été mise de côté ou autre.
15:56Donc de ce point de vue-là, non.
15:58Après, j'ai été beaucoup plus attentive
16:01sur l'utilisation des réseaux sociaux, notamment,
16:03parce qu'au moindre tweet,
16:04je me prenais une vague de haine injustifiée.
16:08C'est-à-dire qu'on fait très, très, très attention
16:13parce qu'on sait qu'en fait, moi,
16:15parce que j'ai été engagée syndicalement,
16:18j'ai eu une visibilité à un moment,
16:19et donc ça a créé une image dans l'espace public.
16:22Mais en fait, c'est juste...
16:24C'est pas contre moi individuellement
16:25que les personnes en ont, en fait.
16:27C'est juste ce que je représente.
16:29Et donc la place que je prends
16:31et qui ne veut pas m'être laissée, concrètement, c'est ça.
16:34Donc il y a le livre de Rocca Diallo, notamment,
16:36Ne reste pas ta place, que j'avais lu à l'époque,
16:39et qui m'a fait beaucoup de bien aussi,
16:40de me dire que potentiellement, en fait,
16:42j'ai des choses à apporter
16:44et il faut juste que je puisse être au bon endroit.
16:46Donc je pense que ça a redéfini ma manière de militer.
16:50Ça a aussi beaucoup impacté, je pense, plus mes proches,
16:54plus que moi, finalement.
16:56Et in fine, j'ai fait un burn-out militant, en fait,
16:59à la fin de mon engagement.
17:00Lié à ça ?
17:02Oui, lié à ça, indirectement,
17:04parce qu'en fait, c'est un cumul de plein de choses.
17:07Et au bout d'un moment, on sature.
17:09Donc oui, j'ai dû prendre une pause, revenir,
17:11et après, finir mon engagement, on va dire, de la meilleure des façons.
17:15Mais c'est difficile, parce que quand on s'engage
17:18pour améliorer ou en tout cas avoir la volonté
17:20d'améliorer la condition de vie et d'études des étudiants
17:23et être confrontés à une vague de polling
17:25parce qu'on porte un voile, ça n'a aucun sens, quoi.
17:28C'est vraiment le fait de se dire
17:30que les priorités de certains ne sont pas celles des autres.
17:33Et c'est toujours ça que j'essaie de remettre aussi au cœur du sujet.
17:37On a interrogé une jeune femme qui réfléchit à quitter la France,
17:43que vous pourrez voir dans un reportage de Mediapart.
17:46Elle nous a dit,
17:47je ne vais pas travailler pour un pays qui me déteste.
17:49Est-ce que vous avez l'impression parfois que votre pays vous déteste ?
17:53Pas le pays en soi,
17:55mais la manière dont les lois sont faites,
17:59la manière dont les politiques prennent position,
18:02l'espace médiatique aussi qui est saturé
18:04d'idéologies d'extrême droite et extrêmement violentes,
18:08ne veut pas, clairement,
18:10de musulmans, musulmanes, français,
18:14à certains endroits, en fait, de position sociale plus importante.
18:18Et donc, je comprends aussi que ce livre existe,
18:21parce que plein de personnes se posent la question,
18:23même dans mon entourage, se disent, est-ce que je pars ou pas ?
18:27Aujourd'hui, moi, je pense que mon militantisme fait
18:30que je me dis que si tout le monde part,
18:32qui reste pour les personnes qui ne peuvent pas partir ?
18:35Et ça, pour moi, c'est très important.
18:36Donc, pour l'instant, c'est pas une option.
18:38Par contre, j'essaie de me nourrir de personnes qui vivent ailleurs,
18:42justement, et qui n'ont pas le prisme français qu'on a aujourd'hui.
18:46Et parfois, on est dans un espace, ce que je disais, anxiogène, en fait,
18:50qui nous déprime un peu.
18:52Donc, avoir un peu d'espoir, c'est pas mal aussi.
18:55On va en entendre une tout à l'heure, de jeune femme qui a quitté la France.
18:59Quand vous lancez votre enquête, on est en 2021,
19:03on est en plein débat sur la loi contre le séparatisme,
19:07dont Mediapart a d'ailleurs documenté
19:09qu'elle visait surtout les musulmans et les musulmanes.
19:11Est-ce que, dans les interlocuteurs que vous avez eus,
19:13ça a constitué aussi un point de bascule pour partir ?
19:16Et est-ce qu'il y en a eu d'autres, de moments de bascule
19:19dans les cinq, dix dernières années ?
19:22Ce qui est sûr, c'est que les trajectoires de départ
19:23sont beaucoup liées au contexte politique
19:26qui sous-tend un peu tout cela
19:29et l'atmosphère dont on parlait tout à l'heure.
19:31Et donc, les grands moments de cristallisation islamophobe,
19:34pour le dire comme ça, après les attentats,
19:362001, évidemment, et 2015, plus récemment,
19:40sont revenus très fréquemment.
19:41Il y a la loi de 2004, qu'on a beaucoup aussi parlé
19:43et stigmatisé les musulmans et les musulmanes.
19:46La loi séparatisme a été évoquée,
19:47parce qu'on a beaucoup discuté de tout ça,
19:49y compris la dissolution de certaines associations,
19:51comme le CCIF, par exemple,
19:53et mentionnée, au fond, par certains enquêtés,
19:55tout à fait minoritaires, mais l'ont mentionnée,
19:58avec l'idée selon laquelle,
20:00non seulement nos droits ne sont pas respectés,
20:01on est discriminés en tant que musulmans ou musulmanes,
20:04mais on ne peut même plus défendre nos droits
20:06et, au fond, lutter contre les discriminations,
20:09comme le faisait simplement le CCIF.
20:10Et donc, oui, ce contexte-là joue un rôle important.
20:12Alors, pardon, je vous donne la parole.
20:14Et ce sera pour la prochaine question.
20:16Votre livre est sorti il y a quelques jours,
20:18donc vous l'avez bouclé avant les événements du 7 octobre,
20:21donc l'attaque du Hamas contre Israël
20:23et la guerre à Gaza menée par Israël,
20:25qui est toujours en cours.
20:28Est-ce que vous, Mariam Pouchetou,
20:30ce 7 octobre et ce qui a suivi
20:34constituent aussi un point de bascule
20:37ou est-ce que vous avez constaté un regain,
20:40une accélération, une intensification
20:42des microagressions, de l'islamophobie
20:44contre vous et dans votre entourage ?
20:49Alors, je pense que je vais revenir à 2015,
20:51les attentats de 2015,
20:52qui, pour moi, étaient un point de bascule, en fait.
20:55Et c'est là où j'ai compris qu'effectivement un événement tragique
20:58avait un impact sur le quotidien de milliers de personnes.
21:01Parce que quand tu marches dans la rue
21:04et qu'on est quelques semaines après les attentats
21:06et qu'une femme te crache dessus dans la rue,
21:08clairement...
21:10Ca vous est arrivé.
21:11Ca m'est arrivé. Et donc, clairement,
21:13je sais que c'est parce qu'elle m'identifie comme musulmane,
21:15parce que je porte un voile,
21:17et qu'elle m'associe à la tragédie qu'il y a eu.
21:19Et donc, je me suis prise à cette agression-là.
21:22Et donc, aujourd'hui, ce qui se passe, effectivement...
21:25Par exemple, les étudiants qui se mobilisent,
21:27la répression est hyper forte.
21:28Les personnes qui finissent en garde à vue,
21:31pour Gaza, exactement, en soutien au peuple palestinien,
21:33se retrouvent en garde à vue.
21:35Et je suis sûre que si on fait une enquête
21:37sur quel est le pourcentage de personnes racisées,
21:39de personnes minorisées dans ces gardes à vue,
21:42ce sera clairement des personnes soit musulmanes,
21:45soit racisées, etc.
21:48Et...
21:49Ca serait intéressant de le vérifier.
21:50Ca serait intéressant de le vérifier, parce que, honnêtement,
21:52je pense que parce que la prise de position politique
21:55sur ce sujet, qui est effectivement très brûlant,
21:57et parfois difficile pour certains et très claire pour d'autres,
22:01amène forcément des débats, aujourd'hui, dans le débat public.
22:04Par contre, quand des étudiants disent
22:07cessez le feu à Gaza, soutien au peuple palestinien,
22:09aux enfants qui se font bombarder et autres,
22:12qu'on ait une répression aussi forte
22:15et que, derrière, c'est un impact au quotidien
22:17sur des milliers de personnes qui, effectivement,
22:19on te regarde dans la rue, potentiellement...
22:22Si je veux chercher un appartement, maintenant,
22:23je pense que c'est pas le bon moment, honnêtement.
22:26Et donc, je parlais d'autocensure tout à l'heure,
22:28c'est autocensure à tous les échelons, en fait.
22:33Rapidement, avant qu'on passe à la diaspora épanouie.
22:36Oui, en fait, je me souviens également
22:38que s'agissant de cette personne qui est sage-femme,
22:40maintenant, à Birmingham, elle nous a dit...
22:42Donc, elle est issue d'une petite ville de Savoie.
22:45Elle a fait du shopping à Annecy, en fait,
22:47qui est décrite comme une ville très blanche, très bourgeoise.
22:49Et donc, elle a été agressée du même type,
22:53de la même façon que ce que vous avez décrit.
22:55Après, elle est restée deux semaines chez elle
22:56sans jamais quitter l'appartement.
22:58Et après, elle a décidé de partir pour l'Angleterre.
23:00On a quelques exemples comme ça.
23:02Je voulais juste revenir sur ce que disait Julien,
23:03s'agissant très rapidement des points de bascule.
23:06Encore une fois, c'est un truc qui est assez transgénérationnel
23:08parce qu'il nous a été dit, notamment chez des personnes
23:10qui, maintenant, ont 40, 42 ans, 43 ans,
23:12qu'un vrai point de bascule avait été la blague de Hortefeux.
23:16La blague d'Hortefeux, lorsqu'il était ministre de Sarkozy,
23:19quand il y en a un, ça va,
23:20c'est quand il y en a plusieurs que ça ne va pas.
23:22Et donc, certaines personnes nous ont dit...
23:24Des personnes qui, maintenant, sont ingénieurs informatiques,
23:26travaillent dans la Silicon Valley, travaillent à New York ou à Bruxelles,
23:28nous ont dit que quand Hortefeux a dit ça,
23:31moi, je l'ai pris comme un affront personnel.
23:34Et donc, j'ai décidé de quitter la France à ce moment-là.
23:39Alors, ça, c'est pour la France.
23:40Donc, autant pour certains musulmans,
23:43vivre en France et en exerçant sa foi,
23:45et en la montrant, parfois, à travers un voile ou autre,
23:50ce n'est plus possible, autant, une fois, à l'étranger,
23:52l'horizon s'éclaircit.
23:54Et c'est le passage, je trouve, le plus frappant de votre livre,
23:57l'épanouissement que suscite cet exil.
24:00Célia Mebroukine a pu s'entretenir avec Périne Ben Ossman,
24:03qui a d'ailleurs répondu à votre enquête.
24:05Elle a 36 ans, elle est cadre dans la finance
24:07et elle vit à Chicago, aux États-Unis,
24:09depuis près de 15 ans avec son mari,
24:11et son expérience est catégorique.
24:13On allie le professionnel au familial et à l'ambiance générale.
24:18Oui, il n'y a pas faute, honnêtement.
24:20Mon foulard n'a jamais été mentionné, en aucun cas.
24:24J'ai travaillé dans des start-up, j'ai travaillé dans une université.
24:28Au début de le ramadan, mon chef vient me voir et me dit
24:31est-ce que tu as besoin qu'on adapte tes horaires, comme c'est ramadan ?
24:35Est-ce qu'il faut qu'on accommode quelque chose ?
24:40Juste le fait que mon chef vienne me voir pour me proposer ça,
24:45j'étais sans voix, parce qu'on n'a tellement pas l'habitude.
24:51On n'a juste tellement pas l'habitude.
24:54Et qu'en France, on est plus à essayer plutôt de cacher
24:57ce qu'on essaie de faire, si on jeûne, si on prie.
25:00Et c'était complètement différent ici.
25:05Ça résonne en vous, ce qu'elle raconte, Périne, ménosement ?
25:08Oui, parce que le ramadan était terminé il n'y a pas si longtemps que ça.
25:12Donc moi, j'ai eu la chance d'être dans une boîte
25:14où, justement, on m'a posé la question de
25:15est-ce que tu vas être un peu plus souvent en télétravail ou autre ?
25:19Et ça a absolument rien changé dans mon quotidien,
25:23mais juste le fait de poser la question, effectivement,
25:26je me reconnais, j'avais pas entendu le...
25:28J'ai pas encore lu le livre, mais je vais le lire.
25:30Et ça résonne énormément, effectivement.
25:32Je me dis, effectivement, ça devrait être une normalité,
25:35il n'y a pas une exception.
25:36Sauf qu'avant d'en arriver là,
25:39elle est passée par tout un tas d'étapes.
25:41L'avant-départ, pour cette jeune femme, n'a pas été simple.
25:45Oui, en fait, elle avait une formation, sauf erreur, d'assistante sociale.
25:49Elle n'a jamais trouvé de stage, compte tenu, effectivement, de son hijab.
25:52C'est une convertie, donc...
25:54Et elle a décidé, avec son mari, de partir aux Etats-Unis
25:57et donc de se reconvertir complètement,
25:59puisque vous avez vous-même mentionné son emploi actuel,
26:02mais c'est une reconversion qui, de fait,
26:03est beaucoup plus subie que choisie.
26:05Juste pour faire écho un peu à ce que dit Perrine dans l'entretien,
26:09nous, ce qu'on a bien vu dans l'enquête,
26:11c'est un truc qui revenait vraiment systématiquement,
26:12c'est la banalité, en fait,
26:15de la pratique de la religion sur le lieu de travail.
26:17C'est-à-dire qu'en fait, grosso modo,
26:19la possibilité de prier sur le lieu de travail,
26:21avec des salles de prière, voilà, quoi,
26:24c'est un truc qui est aussi banal que d'aller prendre un café.
26:27Et donc on nous a rapporté des conversations en Angleterre,
26:29aux Pays-Bas, en Canada, aux Etats-Unis,
26:32où, en fait, grosso modo, des collègues de travail se disent...
26:35Un collègue dit à quelqu'un d'autre,
26:37qu'est-ce que tu fais ? Tu viens boire un café ?
26:39Et puis la personne dit, non, je vais aller prier,
26:40mais après, je vais peut-être aller boire un café.
26:42Et en fait, les personnes à qui on a parlé,
26:46au départ, ont halluciné, en fait.
26:49Et pas mal de ces personnes nous ont dit,
26:50mais nous, on n'aurait jamais demandé autant, quoi, en fait.
26:53Et ils ont dû apprendre à désapprendre la France,
26:56c'est-à-dire apprendre à exprimer leur identité musulmane
27:01dans l'espace professionnel.
27:04Oui, grosso modo, tout ce qui est un problème en France
27:07trouve une solution à l'étranger, voire n'est même pas un sujet.
27:10Le droit à l'indifférence que réclament certaines des personnes
27:14que vous avez interrogées devient possible.
27:17Alors, il y a toutes ces formes de sociabilité quotidienne,
27:19effectivement, qui fait qu'on respire et qu'il y a beaucoup moins
27:21cette hyper-vigilance qu'évoquait Mariam tout à l'heure
27:23et qui fait qu'on est plus tranquille, d'une certaine façon.
27:25Et puis, il y a aussi quand même une transformation
27:28des conditions matérielles d'existence.
27:29C'est-à-dire qu'à un moment, les gens ont un métier
27:32à la hauteur de leurs compétences et nous disent, en fait,
27:34du coup, j'ai une aisance matérielle à laquelle j'aspirais,
27:37qui sont issus de milieux populaires, pour une bonne partie d'entre eux.
27:39Et donc, ça, ça joue dans leur satisfaction.
27:41Autre élément qui est quand même important,
27:43c'est le rapport aux enfants.
27:44C'est-à-dire que beaucoup nous disent, et beaucoup sont des parents,
27:47je veux protéger mes enfants de l'atmosphère oppressante en France,
27:50je ne veux pas que mes enfants subissent ce que j'ai moi-même subi.
27:53Ma trajectoire d'ascension sociale devrait précisément
27:55les prémunir de cela, et donc, je pars aussi pour ça.
27:59Et dernier mot, peut-être, c'est qu'on pourrait avoir le sentiment
28:02qu'il y a une sorte de spécificité des pays anglophones,
28:05de ce point de vue-là.
28:06Périne est aux Etats-Unis, et en fait,
28:08cette tolérance religieuse ou cette banalité du religieux,
28:11on la retrouve également dans tout un ensemble de pays,
28:13y compris les Mitrofs, en Suisse, en Belgique, au Luxembourg,
28:16où sont partis nos enquêtés.
28:18Il y a un phénomène transnational, ce qui nous conduit à conclure,
28:22au fond, de l'exceptionnalité française
28:24en termes d'intolérance religieuse.
28:26Voir hexagonale, parce que vous expliquez que certaines personnes,
28:30je n'ai pas le nom en tête, mais partent en Outre-mer,
28:34et vous citez notamment le cas d'une personne qui part à La Réunion
28:38et qui, parce qu'elle a une diversité culturelle assez grande,
28:42vit très bien là-bas sa religiosité.
28:47Oui, alors, en fait, je pense que dans son cas,
28:49alors, on mentionne son entretien en conclusion,
28:53dans son cas, effectivement,
28:55c'était davantage des opportunités professionnelles
28:56et puis une sorte de quête d'ailleurs, finalement,
28:59et elle s'est rendue compte de la banalité de l'islam à La Réunion.
29:03Cette expression française qui est
29:04mettre l'église au centre du village,
29:06elle n'a pas beaucoup de sens, en fait, à La Réunion,
29:08parce que c'est presque mettre l'église et la mosquée
29:10au centre du village dans une île qui, de fait, appartient à la France.
29:14Donc c'est davantage un problème hexagonal que le français.
29:17On aurait pu parler également de la Nouvelle-Calédonie,
29:19et ça aurait eu le coup d'investiguer davantage la Nouvelle-Calédonie,
29:22mais de fait, le cas néo-calédonien est assez analogue de celui de La Réunion.
29:26Alors, pour autant, l'exil reste une solution par défaut.
29:29Vous l'écrivez, le rapport à la France est ambivalent,
29:33le départ s'est fait à cause d'une situation de souffrance.
29:35Quelle relation cette diaspora entretient avec la France ?
29:39Est-ce que certains regrettent leur choix ?
29:42Est-ce que c'est un aller sans retour ?
29:43Pour la très grande majorité des gens,
29:45les gens ne souhaitent pas revenir.
29:47D'un côté, parce qu'ils ont le sentiment quand même
29:49que la situation ne s'améliore pas
29:51pour les musulmans et les musulmanes en France.
29:52Il y a quand même la perspective potentiellement
29:54de l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite également.
29:56Et puis, par ailleurs,
29:57ils sont satisfaits de leur expérience à l'étranger.
30:00Alors, quel rapport à la France ?
30:02Je crois que le titre, en fond, résume bien cela.
30:04C'est un rapport ambivalent.
30:06C'est-à-dire qu'en même temps, on ne s'est jamais senti aussi français
30:09que depuis qu'on est à l'étranger,
30:11parce qu'on est enfin perçus comme tel,
30:13alors qu'on était en permanence renvoyés à une extériorité.
30:16Quand on était en France, là, on est perçus comme tel
30:17parce qu'on a un accent, par exemple,
30:19parce qu'on a un nom de famille, etc.
30:20Et donc, on est perçus comme français.
30:21Puis on se rend compte également que, de fait,
30:24on est habité par une tradition, une culture française qui est là.
30:28Et donc, les gens se sentent français.
30:29Et en même temps, il y a un sentiment d'immange gâchis,
30:31d'une certaine façon.
30:32Les gens auraient aimé pouvoir s'épanouir
30:34professionnellement, personnellement en France,
30:36et ça n'a pas été possible.
30:38Ils n'envisagent pas de revenir.
30:39Et puis, malgré tout, ils continuent à avoir des liens affectifs,
30:42pratiques avec la France, à rentrer pendant les vacances.
30:44Souvent, les expériences des vacances sont compliquées, en fait.
30:46De clac dans la figure, c'est ce qu'on nous dit.
30:49Je comprends pourquoi je suis parti, d'une certaine façon.
30:51Je reviens deux semaines pendant l'été,
30:53et puis on me crache dessus.
30:55On me prend pour une voleuse dans un magasin.
30:58Les regards, les remarques, etc.
31:01La violence ordinaire de l'islamophobie
31:03dont on a voulu rendre compte, d'une certaine façon,
31:05dans ce livre, revient en pleine figure
31:06et constitue un rappel qui fait qu'au fond,
31:09on n'est pas si mal avec ça.
31:10Et est-ce que ça se superpose aussi,
31:12pour certaines personnes de cette diaspora,
31:14issue elle-même de l'immigration, notamment des pays du Maghreb,
31:18le passé colonial de la France, leur pays d'origine,
31:21mais qui est aussi le pays colonisateur de leur ascendance ?
31:25Alors, il y a une forte dimension postcoloniale
31:27dans cet ouvrage, effectivement.
31:29On n'a sans doute pas le temps d'entrer dans la quantité de détails,
31:32mais il y a une forte dimension postcoloniale
31:34qui est liée à l'origine maghrébine et notamment algérienne,
31:36il y a pas mal d'enquêtes.
31:38Je préciserai, par rapport à ce que venait de dire Julien,
31:40alors, effectivement, il a complètement raison,
31:41néanmoins, il y a quand même quelques exceptions,
31:44et ces exceptions, c'est intéressant,
31:45parce qu'elles éclairent en creux la majorité des situations.
31:49Je pense par exemple à quelqu'un comme Asia,
31:50qui est prof de français à Winnipeg,
31:52qui est issue d'un quartier populaire de Montbéliard
31:54et qui, elle, a envie de revenir en France.
31:56Et pourquoi ? Parce qu'en fait, elle ne porte pas de hijab
31:58et lorsqu'elle est en France, elle est toujours prise pour une française,
32:00parce qu'elle est très blanche de peau et donc elle passe pour française.
32:03Et a contrario, dans le même pays, au Canada,
32:06on a une amie, d'ailleurs, d'Asia, dont le nom m'échappe,
32:09vous me pardonnerez, qui, donc, elle, porte un hijab
32:12et qui, elle, fait maghrébine, son visage fait maghrébin,
32:17et elle n'a pas du tout envie de revenir en France, en fait,
32:19alors qu'au départ, ce sont deux amies.
32:20Mais il y en a une qui porte un voile, l'autre qui n'en porte pas,
32:22il y en a une qui passe pour française
32:24et l'autre qui ne passe pas pour française.
32:25Donc là, ces deux faits-là, si vous voulez,
32:29vont conditionner leur volonté ou pas de revenir en France.
32:31Ça veut dire qu'on en revient quand même toujours à la même question,
32:34à savoir ne pas trop avoir l'air musulman,
32:37en tout cas, ne pas montrer qu'on est musulman.
32:42La visibilité du fait religieux, c'est le problème, d'une certaine façon.
32:46Et c'est... On en revient, et de fait,
32:49notre livre suscite des réactions par rapport à ça,
32:51à la question de la laïcité, d'une certaine façon,
32:52et on a de plus en plus l'essor d'une conception extra-juridique
32:57de la laïcité qui inviterait à séculariser, au fond,
32:59l'espace public et à invisibiliser le religieux,
33:03parfois, y compris à rebours de l'État du droit existant.
33:06Ceci étant, dans votre livre, vous racontez des parcours d'hommes
33:10dont je ne crois pas qu'ils portent un signe religieux particulier
33:14et qui expérimentent de la même manière en raison de leur nom
33:16et donc de leur appartenance réelle ou supposée
33:18et de leur religiosité réelle ou supposée à l'islam.
33:24Eux aussi, des discriminations dans le cadre du travail
33:26et des plafonds de verre...
33:28Souvent, ce qui se passe en entretien,
33:31c'est que les personnes commencent par nous dire...
33:33Chez les personnes qui ne sont pas vraiment religieuses,
33:35en début d'entretien, les personnes nous disent
33:37qu'elles ne sont pas vraiment musulmanes.
33:41Je ne suis pas vraiment musulman, mais je m'appelle Mohamed,
33:43mais sur mon CV, voilà.
33:44Et donc, effectivement, là, de fait, c'est davantage du racisme anti-arabe.
33:47Mais force est de constater que ça leur revient à la figure.
33:49Qu'ils le veuillent ou non, ils le sont.
33:50Tout à fait.
33:53Au-delà de l'aspect économique dont on a parlé,
33:55de ces personnes diplômées qui, du coup, ont étudié en France,
33:59ont goûté aux contribuables et qu'il n'y a pas ce retour sur investissement
34:02puisqu'ils sont en train de s'en aller,
34:03qu'ils ne trouvent pas un épanouissement professionnel en France,
34:07ce qui vous inquiète, vous écrivez, en conclusion,
34:09c'est une question de justice démocratique.
34:13Et la dernière phrase de votre livre,
34:14les personnes que nous avons rencontrées
34:16ont, pour leur part, préféré partir, se sauver elles-mêmes
34:19quand il ne leur semblait plus possible de changer la France.
34:22C'est extrêmement pessimiste.
34:23Le livre est pessimiste.
34:25Qu'est-ce qu'on fait de ça ?
34:26Bon, moi, par ailleurs, dans les enquêtes
34:28que je mène dans les quartiers populaires français,
34:30donc chez des gens qui habitent en France,
34:31il y a ce sentiment de résignation,
34:34qui est quand même très puissant,
34:35le sentiment que, au regard de la répression,
34:38de l'action collective,
34:39des formes d'organisations antiracistes, par exemple,
34:41mais sous toutes leurs formes,
34:43c'est très difficile, au fond,
34:45d'avoir des perspectives de changement positif,
34:47notamment pour les musulmans et les musulmanes.
34:50Et donc, effectivement, dans les entretiens, ça revient.
34:52Les gens qu'on a rencontrés ne sont pas forcément très militants.
34:54Il y a un certain nombre d'entre eux, d'ailleurs,
34:56qui avaient voté pour Emmanuel Macron en 2017.
34:59C'est des profils assez libéraux, finance, business, etc.
35:02Et donc, libéraux dans tous les sens du terme.
35:06Et en même temps, il y a ce tiraillement, également,
35:08de ce point de vue-là, de laisser sa famille,
35:10sa communauté, ses proches, derrière, en fait.
35:12C'est-à-dire que de se dire...
35:14Voilà, on est obligés de partir parce qu'on pense à nos enfants.
35:18Voilà, mais effectivement, ce livre est pessimiste,
35:21mais la situation sociale française, aujourd'hui, elle vient vite.
35:24Et à l'inverse, vous vous restez par militantisme,
35:27pour ceux qui ne peuvent pas partir.
35:29Comment vous abordez la perspective
35:30de l'élection présidentielle de 2027 ?
35:32On a eu déjà deux précédentes présidentielles
35:34avec l'extrême droite en la personne de Marine Le Pen au second tour.
35:38La banalisation des idées de l'extrême droite
35:41dans l'espace public, dans les médias, ne fait que s'accélérer.
35:44Alors, ce n'est pas une fatalité, mais c'est en tout cas bien là.
35:48Comment vous l'abordez ?
35:50Pour moi, il y a deux éléments fondamentaux
35:52pour faire en sorte que, justement,
35:54il n'y ait pas l'extrême droite qui passe en 2027.
35:57C'est à la fois la lutte collective.
35:59Moi, je considère qu'effectivement,
36:00quand les droits de certains sont remis en question,
36:03on sait qu'après, c'est les libertés de tous et toutes
36:05qui sont attaquées.
36:07Donc, le côté collectif de la chose me dit
36:11que j'espère qu'il va y avoir un front uni pour lutter contre ça.
36:16Et par ailleurs, j'ai 25 ans,
36:18donc forcément, la place des jeunes
36:21dans les chéquiers politiques lors des élections,
36:25c'est toujours un sujet, à chaque fois.
36:27Et donc, pour moi, c'est un élément crucial
36:29où les partis politiques ont cette responsabilité-là
36:32de parler aux jeunes qui, actuellement, ne votent pas assez.
36:36Et ce n'est pas une partie de la population à laisser de côté
36:40parce que c'est les générations à venir aussi.
36:42Donc, c'est un élément important
36:44et c'est pour ça que je garde espoir aussi de ce point de vue-là.
36:46Vous parlez de front uni.
36:48Quelle est la responsabilité de la gauche
36:50dans cette incapacité à incarner une alternative,
36:55y compris, et notamment, et là, on parle de ça,
36:58pour les Français musulmans ?
37:00Tout simplement parce que, parfois,
37:02il y a des clivages forts, même à gauche,
37:06qui sont difficilement conciliables,
37:08et ça, je pense qu'il faut aussi le rappeler.
37:11Mais après, il y a aussi des postures, tout simplement,
37:13qui sont, à mon sens, plus...
37:18Assez...
37:19Qui n'ont plus lieu d'être,
37:21dans la mesure où on a un climat qui est anxiogène, inquiétant,
37:25on peut mettre tous les termes qu'on veut,
37:27et, justement, il y a cette responsabilité politique
37:29de dire que si ces personnes veulent gouverner ce pays,
37:31elles doivent faire des concessions.
37:33Qu'est-ce que vous voulez dire par posture ?
37:34Posture, juste parce qu'on est de telle partie,
37:36donc, du coup, on compte sur nos positions,
37:38on ne veut pas faire de consensus avec la personne d'à côté,
37:41alors qu'honnêtement, on fait tous des consensus,
37:44et c'est la vie de millions de personnes, en fait, qui est en jeu.
37:47Donc, je pense qu'il y a aussi cette responsabilité-là
37:49de dire que si ces personnes veulent gouverner demain,
37:52elles ont cette responsabilité de faire des concessions
37:54avant juillet prochain.
37:55La responsabilité de la gauche revient beaucoup dans le livre
37:57et dans les entretiens qu'on a pu recueillir.
37:59Effectivement, le rôle de François Hollande
38:01est la polémique autour de la déchéance de nationalité,
38:03qui a été marquée comme un marqueur symbolique, au fond,
38:05de l'exclusion hors de la communauté des citoyens,
38:08de façon... des personnes, notamment, de confession musulmane,
38:12Manuel Valls également.
38:13Après, les choses bougent, quand même.
38:14On a, quand même, un candidat à gauche
38:16aux dernières élections présidentielles
38:17qui emploie le mot islamophobie,
38:19ce qui est quand même relativement nouveau,
38:21donc il y a quand même des choses qui bougent,
38:23mais le rapport à la gauche des personnes qu'on a rencontrées
38:26est quand même très compliqué.
38:28Le candidat qui avait prononcé ce mot, c'était Jean-Luc Mélenchon.
38:31Et voilà, d'ailleurs, les personnes de confession musulmane
38:34ont assez majoritairement voté pour lui
38:35aux dernières élections présidentielles,
38:37y compris, d'ailleurs, parmi nos enquêtés,
38:39des gens qui n'ont pas vraiment un profil de mélenchoniste,
38:41qui sont passés de Macron en 2017 à Mélenchon en 2022,
38:44précisément de par ces prises de position-là.
38:47Un dernier mot.
38:48Ces personnes-là pointent le problème qu'il y a en France
38:51dans le fait qu'elles ont souvent un positionnement
38:53vraiment néolibéral en matière d'économie,
38:54mais disent, voilà, on a voté Mélenchon
38:57ou on a fait voter nos parents Mélenchon,
39:00précisément parce que c'est le seul qui tape pas sur les musulmans.
39:02Mais oui.
39:04Merci à tous d'avoir accepté notre invitation.
39:07Julien Talpas, Olivier Stévesse,
39:09la France, tu l'aimes, mais tu la quittes, c'est au seuil.
39:11Alice Picard.
39:12Pardon ?
39:13Alice Picard, également.
39:15Et Alice Picard, pardon. Alice Picard est votre co-autrice.
39:18Et Mariam Pouchetou, merci à vous d'être venue sur ce plateau.
39:21Bonne continuation dans la fin de vos études.
39:23Merci à l'équipe qui a rendu cette émission possible.
39:26Et merci à vous de nous suivre.
39:27Cette émission est en accès libre.
39:28Elle n'est possible que grâce à nos abonnés.
39:31Donc, si vous le pouvez, abonnez-vous.
39:33Merci, bonne soirée.
39:34Salut, à bientôt sur Mediapart.
39:47Sous-titrage ST' 501

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