• il y a 6 mois

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00:00 Bonjour, je suis Aurélie Pallude, professeure en culture générale en prépa ECT et ECG
00:10 au lycée Ozen de Toulouse.
00:14 Je pense qu'on peut aborder deux aspects différents, le versant politique et le versant
00:22 esthétique.
00:23 Donc d'abord la question de savoir s'il faut cacher ou montrer la violence sur le
00:27 plan politique.
00:28 Premier réflexe pour l'État c'est peut-être de montrer sa violence ou sa capacité en
00:35 tout cas à asseoir son pouvoir, contrôler la population et empêcher des débordements.
00:41 On peut penser par exemple au cas de la peine de mort, de la peine capitale lorsqu'elle
00:49 était encore valable en France.
00:50 On sait que les exécutions avaient souvent lieu sur la place de grève à Paris donc
00:56 il fallait que ce soit spectaculaire.
00:58 Pourquoi ? Parce qu'en fait l'État en espérait un effet dissuasif et Victor Hugo
01:04 dans sa préface "Au dernier jour d'un condamné à mort" explique que l'effet
01:08 était totalement raté.
01:09 Pourquoi ? Parce qu'en fait les spectateurs venaient, voyaient cette violence extrême
01:15 mais à aucun moment cela ne favorisait en eux la vertu, ils étaient plutôt ce que
01:21 Victor Hugo appelle "démoralisés", c'est-à-dire qu'en fait ça mettait la morale
01:25 à distance et il n'agissait pas mieux par la suite.
01:28 Pourtant par ce biais-là, l'État cherchait à asseoir son pouvoir et à montrer qu'il
01:33 avait la possibilité d'exercer une violence.
01:36 Dès lors, on peut envisager le contraire.
01:43 Il est peut-être préférable pour l'État de cacher sa violence.
01:49 On peut envisager dans ce cas-là cette fameuse maxime de Juvenal "du pain et des jeux".
01:57 C'est-à-dire qu'en fait il s'agirait d'offrir des divertissements comme autant
02:01 de diversions pour que le public soit sous une emprise du pouvoir mais ne se rende pas
02:07 compte.
02:08 Alors il y a une fable, enfin un apologue chez la Boétie qui raconte très bien cela.
02:13 Il raconte en fait la fable des Lydiens.
02:15 C'est une ruse mise en place par un tyran pour abétir la population.
02:21 Voilà l'histoire.
02:23 Pour étouffer la révolte des Lydiens à Sardes, Cyrus ne voulait pas mobiliser l'armée
02:30 et ne voulait pas détruire la ville.
02:31 Donc il décide d'établir des maisons de débauche, de proposer des tavernes, des jeux
02:38 afin que la population s'adonne aux vices.
02:40 Et ce faisant, elle en oublie sa révolte.
02:43 Donc l'effet est réussi puisque l'État exerce une emprise sur les sujets, désamorce
02:52 les désirs de révolte et le tout en masquant sa violence.
02:56 C'est finalement ce que dit aussi Foucault dans « S'enveiller et punir » puisqu'il
03:01 dit qu'à travers l'école, l'hôpital, la prison ou l'atelier, l'État procède
03:08 un dressage des corps, un contrôle des données, donc une maîtrise des individus.
03:14 Et cette violence a la particularité d'être effective mais insidieuse.
03:19 Sur le plan esthétique, on peut convoquer l'exemple du théâtre du XVIIe siècle,
03:31 théâtre qu'on a qualifié de classique et qui s'est donc appuyé sur des règles
03:35 visant à cacher la violence.
03:38 C'est-à-dire que dans le théâtre du XVIIe siècle, il y a un principe de bienséance
03:44 et qui a notamment été théorisé par Boileau.
03:47 Voilà ce qu'il dit.
03:48 « Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose ».
03:52 Donc face aux tragédies du XVIIe siècle, qui sont celles de Racine par exemple, la
03:59 stratégie consiste à faire mourir les personnages hors scène, en coulisses, et à faire ensuite
04:05 le récit de leur mort.
04:06 Alors justement, sur ce « Cacher, montrer » chez Racine, on a une réflexion intéressante
04:12 chez Léo Spitzer.
04:14 Léo Spitzer parle d'un effet de sourdine, parce qu'il dit que chez Racine, la violence
04:22 des passions est extrême, mais elle est contenue dans l'Alexandrin.
04:27 C'est-à-dire qu'en fait, il y a une sorte de tension entre une violence des passions
04:33 et des actes, mais le cadre très resserré des douze syllabes est la langue épurée
04:39 de Racine.
04:40 Autrement dit, la violence de la parole chez Racine devient une forme de poésie, elle
04:45 va sublimer la violence, parce qu'on a quelque chose de radical, mais qui est contenu dans
04:50 une forme très contraignante.
04:53 Alors j'aimerais aussi aborder avec vous, sur ce « Cacher, montrer », les risques.
05:02 Il y a lorsqu'on cache la violence, lorsqu'on la cache derrière des images, derrière des
05:08 mots.
05:09 Si on reprend une fable que vous connaissez bien, « La cigale et la fourmi », on connaît
05:15 tous la fin de cette fable, « Vous chantiez, j'en suis fortaise, et bien dansez maintenant ».
05:20 Donc on a ici une formule qui semble légère, avec un mot d'esprit, et pourtant, si on
05:26 réfléchit bien, de quoi s'agit-il ?
05:28 Eh bien, la cigale est soumise au grand froid de l'abysse, elle est affamée et vulnérable.
05:37 Donc lorsque la fourmi lui dit d'aller danser, en fait, elle l'envoie à la mort, elle
05:43 lui dit d'aller danser pour se réchauffer.
05:44 Et si elle ne le fait pas, eh bien elle est vouée à mourir.
05:47 Donc on a dans toutes les fables de La Fontaine, une sorte de violence, mais qui se cache dans
05:53 les vers, dans la forme légère, qui se cache derrière les animaux, mais qui, lorsqu'on
05:58 en prend conscience, est vraiment saisissante.
06:01 Donc ça, c'est un point intéressant.
06:02 Et récemment, il y a un essai qui a été publié, qui s'appelle « Pour en finir
06:08 avec la passion ». Et les autrices de ce livre montrent en fait comment des personnages
06:13 comme Don Juan ou comme Belle Amie sont extrêmement violents envers les femmes.
06:17 Ils vont vraiment les forcer, les contraindre, parfois jusqu'au viol.
06:21 Mais on a tous lu ces classiques et on ne s'en est pas rendu compte parce que, pris
06:26 dans la forme, pris dans l'intrigue, le lecteur désamorce ou passe à côté de cette violence.
06:31 Donc il y a aussi un risque justement à vouloir cacher la violence dans les mots.
06:34 Et j'aimerais juste proposer pour finir une expérience qui consisterait à regarder
06:46 les premières minutes du film « Aime le maudit » de Fritz Lang.
06:49 C'est un film qui est sorti en 1932 et qui met en scène un tueur d'enfant.
06:54 Et les premières minutes sont vraiment particulières parce qu'en fait, rien n'est montré,
07:00 mais tout est suggéré.
07:01 Donc on a des indices, des symboles et un montage qui est tel qu'on va ressentir la
07:07 violence mais qu'on ne la voit jamais.
07:09 Et c'est vraiment une expérience qui est saisissante parce qu'en fait, le fait de
07:13 cacher la violence va la rendre encore plus extrême.
07:17 Parce que le spectateur va devoir combler le vide, va devoir compenser.
07:22 Il est en fait confronté à ce qu'on appelle le hors-champ.
07:25 Donc il va essayer de produire ses images personnelles et c'est là que la violence
07:30 est la plus effroyable.
07:31 Donc sur ce « Cacher mon trait », ce qui est intéressant, c'est aussi l'idée
07:40 que toutes les violences ne sont pas spectaculaires.
07:42 C'est vrai que spontanément, on pense à des violences très visibles et il faut penser
07:49 à toutes ces violences invisibles qui ont été théorisées par exemple par Pierre
07:53 Bourdieu, les violences symboliques, qui sont illustrées dans les livres d'Annie Ernaux,
07:59 par exemple, sur les hiérarchies insidieuses entre hommes et femmes, ou les violences qui
08:04 deviennent quasiment acceptées, intériorisées et qui ne sont plus remises en question.
08:08 Donc je pense que c'est là un aspect assez intéressant et très contemporain.
08:13 [Musique]

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