• il y a 6 mois
Mazarine Pingeot reçoit le politologue Rudy Reichstadt.Rudy Reichstadt s'est spécialisé dans l'observation et la dénonciation du complotisme, qui est de plus en plus imposant à l'ère des réseaux sociaux et des fake news. Le politologue nous invite à mieux comprendre le complotisme en le décortiquant minutieusement. Ce discours d'accusation est le symbole d'une véritable réalité alternative omniprésente car selon Rudy Reichstadt « croire au complot c'est croire que le complot est permanent ». Il retrace également la genèse du complotisme basé sur un discours de haine qui pousse les hommes à céder à la violence quitte à risquer leur vie pour leurs causes. Si la rhétorique du complot ressemble trait pour trait à la démocratie (liberté d'expression, lanceurs d'alerte) il s'en remet aux institutions pour la régulation et la condamnation mais aussi aux citoyens. Ainsi donc il préconise que chacun combatte l'irrationnel et la désinformation par la raison car selon lui, si tout le monde s'investit il n'y a pas de fatalité. La nouvelle série des Grands Entretiens de Mazarine Pingeot questionne la crise démocratique sous différents aspects en mettant au service d'un diagnostic éclairé, la pensée critique de quatre chercheurs et penseurs du contemporain. C'est d'abord par l'angle de la désinformation et du complotisme que nous abordons la question. Rudy Reichstadt, cofondateur de Conspiracy Watch, montre comment l'espace public et l'idée même d'une réalité commune sont mis à mal par la viralité des théories complotistes. Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, revient quant à elle sur l'articulation entre le soin psychique de la personne et la bonne santé démocratique. Manuel Cervera-Marzal interroge les nouvelles formes de contestations et parmi elle la désobéissance civile à qui il promet un bel avenir. Enfin, Nathan Devers, philosophe, s'intéresse à la pensée critique et à cette deuxième naissance que permet la philosophie, émancipant l'individu de ses appartenances premières : pour autant, mener le doute sceptique est périlleux, et les échappatoires nombreuses, comme la tentation de la vie en ligne, au détriment de la vie réelle.

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Transcription
00:00 "Uncatchable", Alexandra Morse
00:02 ...
00:21 -Rudi Reichtat, bonjour. -Bonjour.
00:24 -Vous êtes politologue,
00:25 et votre objet d'étude privilégiée,
00:28 peut-être malgré vous, d'ailleurs, on en parlera,
00:31 est le complotisme.
00:32 Alors, plus qu'un objet d'étude,
00:34 c'est même devenu l'objet d'un combat permanent,
00:37 puisque en 2007, vous avez créé "Conspiracy Watch",
00:41 auquel vous consacrez beaucoup de votre temps.
00:45 À côté, vous écrivez également
00:47 dans des journaux comme "Franc-Tireur",
00:50 vous animez un podcast "Complorama" sur France Info
00:53 depuis 2021.
00:54 Alors, je ne vais pas citer tous vos faits d'armes,
00:57 mais on va plutôt se concentrer sur le complotisme,
01:00 puisque nous interrogeons ici, à travers le complotisme,
01:04 son lien avec la crise démocratique
01:07 dans sa globalité.
01:09 Peut-être, on peut commencer
01:11 par une définition du complotisme,
01:13 et également du fait que la définition
01:15 est parfois un peu complaisante,
01:17 dans la mesure où on l'associe à l'existence de complots réels.
01:21 Est-ce que vous pourriez nous en parler ?
01:24 -Oui, d'abord, le complotisme,
01:26 je crois que c'est un discours d'accusation, fondamentalement.
01:29 Il s'agit de pointer un doigt accusateur
01:31 contre une minorité accusée de comploter,
01:34 c'est-à-dire de se livrer à un acte répréhensible,
01:37 sinon légalement, du moins moralement.
01:39 Donc, c'est un discours, on peut l'envisager comme cela,
01:42 un discours qui a tendance à interpréter,
01:45 à attribuer abusivement l'origine d'un événement,
01:48 d'un fait, à un complot.
01:51 Et ça, c'est très ancien, c'est pas nouveau.
01:55 Ce qui est nouveau, c'est qu'on en parle beaucoup.
01:58 Et si on en parle beaucoup,
02:00 on peut estimer que c'est une simple bulle médiatique,
02:03 ça arrangerait des chercheurs, des intellectuels,
02:06 des journalistes.
02:07 Moi, je ne crois pas, je crois qu'on en parle beaucoup
02:10 parce que ça nous influence plus qu'auparavant,
02:13 et si, c'est en raison de nos moyens techniques, technologiques,
02:16 de diffusion de l'information et de la connaissance,
02:19 c'est essentiellement Internet,
02:21 et notamment ce striptyque "au débit",
02:23 ce téléphone réseau social qui vient donner une chance historique
02:27 aux complotises de se développer,
02:29 parce que nous y sommes plus exposés,
02:31 et on le voit chez les jeunes générations,
02:34 qui s'informent sur les réseaux sociaux,
02:36 elles sont plus exposées à ces contenus-là,
02:39 et donc y adhèrent aussi davantage.
02:41 Alors, pour parler de la définition complaisante,
02:43 si on veut, du complotisme,
02:45 l'idée que s'il y a du complotisme, c'est parce qu'il y a des complots,
02:49 c'est une définition qui oublie, qui manque un peu,
02:52 l'essentiel, je crois, parce que c'est un peu comme dire
02:55 que s'il y a des incendies de forêt, c'est parce qu'il y a des forêts,
02:59 en oubliant la question du pyromane.
03:01 Non, il y a du complotisme, parce qu'il y a des théoriciens du complot,
03:05 des complots dont l'histoire y en a,
03:08 parce que ça fait partie, c'est coextensif
03:10 de l'activité humaine, de certaine manière.
03:13 Là où il y a des enjeux de pouvoir, il y a des complots.
03:16 Simplement, il y a une grande différence
03:18 entre ces complots historiques, réels, qu'on peut constater,
03:22 et le thème du complot, en tout cas, l'idée qu'on se fait du complot
03:26 quand on est complotiste. Quand on est un complotiste,
03:29 on pense que le complot est toujours en cours, permanent.
03:32 Si vous pensez que le 11 septembre, par exemple,
03:35 n'est pas simplement un complot djihadiste
03:37 pour fomenter un attentat terroriste, absolument monstrueux,
03:41 mais qu'en réalité, c'est un complot
03:43 qui vient de l'intérieur de l'appareil d'Etat américain
03:46 et que des gens, aujourd'hui encore, plus de 20 ans plus tard,
03:50 sont complices de l'assassinat de plus de 3 000 compatriotes,
03:53 eh bien, vous êtes dans une autre réalité,
03:55 dans une réalité alternative où le complot est toujours en cours,
03:59 il est toujours en train de se faire,
04:01 parce qu'il doit, pour éviter que la vérité n'éclate,
04:04 au grand jour, en permanence, continuer à s'ajuster.
04:07 Et ça, c'est la grande différence, je crois,
04:10 entre le fait de constater qu'il peut y avoir des complots
04:13 et le fait d'adhérer, de croire à des choses
04:16 qui ne relèvent pas de la réalité observable,
04:19 la réalité historique.
04:20 -La question de la réalité, on va en reparler,
04:23 mais là, vous parlez du 11 septembre,
04:25 c'est pas très économique, comme explication.
04:27 Ca demanderait quand même beaucoup plus d'implication,
04:31 de moyens, la version complotiste
04:33 que la version, a priori, réelle.
04:36 -C'est pas économique, je dirais, pas économe,
04:39 pas parcimonieux, parce que ça, ce que vous soulevez,
04:42 c'est un argument qu'on appelle le rasoir d'Ockham,
04:45 du nom de Guillaume d'Ockham,
04:47 à qui on attribue la paternité du principe d'économie,
04:50 justement, du principe de parcimonie.
04:52 Entre deux hypothèses, il vaut mieux choisir
04:55 la plus économe, la moins coûteuse,
04:57 sur le plan épistémique,
04:59 celle qui n'ouvre pas un champ de questionnement
05:01 encore plus large que la question qu'elle prétend résoudre.
05:06 Donc, je...
05:08 Oui, effectivement, croire au complot,
05:11 c'est croire que le complot est permanent.
05:16 Vraiment, je pense que c'est très important
05:18 d'envisager comme ça.
05:20 -Mais c'est...
05:21 Je suppose qu'évidemment, la psychologie sociale
05:25 s'y est penchée, mais pourquoi ?
05:28 Enfin, à quelle fin ? -A quelle fin ?
05:30 Je crois qu'avant tout, le complotiste
05:32 est un discours qui vient habiller quelque chose qui préexiste.
05:36 Claude Lanzmann disait que la haine préexiste
05:38 à l'objet auquel elle prétend s'originer.
05:42 Et de plus en plus, les chercheurs,
05:44 notamment en psychologie sociale,
05:46 observent qu'on a l'apparition de théories du complot sans théorie,
05:50 c'est-à-dire de simples accusations
05:52 diffusées comme ça dans l'espace public,
05:55 parfois par des démagogues, des leaders populistes.
05:58 C'est le cas de Donald Trump, qui peut dire
06:00 que ses adversaires sont à la tête d'un grand trafic pédocriminel
06:04 ou ont inventé Al-Qaïda, Daesh, etc.,
06:06 sans même prendre le temps
06:09 ou la peine d'argumenter.
06:13 Et donc, c'est un contraste,
06:17 en tout cas, une grande différence
06:19 avec les théories du complot d'avant,
06:21 celles sur l'assassinat de JFK,
06:23 sur le premier pas de l'homme sur la Lune,
06:26 où là, on avait tout un millefeuille argumentatif,
06:29 c'est-à-dire de pseudo-arguments,
06:31 qui venait à l'appui de cette théorie,
06:35 à l'appui de cette accusation.
06:36 C'est très important, cette question du millefeuille argumentatif,
06:40 que j'emprunte à Gérald Brunner,
06:43 parce que c'est à la fois ce qui fonde l'efficace du complotisme,
06:48 et je crois qu'en creux, c'est l'aveu de sa propre impuissance.
06:51 Pourquoi ? C'est l'efficace du complotisme,
06:54 parce que, si vous voulez,
06:56 ça consiste à intimider intellectuellement
07:00 en juxtaposant un très grand nombre d'arguments,
07:03 qui peuvent être contradictoires entre eux,
07:06 qui, pris séparément, ne prouvent rien, voire sont faux,
07:09 mais qui, présentés ensemble, font naître chez vous
07:12 l'idée que tout ne peut pas être faux,
07:14 qu'il n'y a pas de fumée sans feu,
07:16 fait naître le doute, la suspicion, chez vous.
07:19 Or, le recours au millefeuille argumentatif,
07:21 c'est quelque chose qu'on observe
07:23 que chez les gens sans preuve de ce qu'ils affirment.
07:26 Les journalistes qui enquêtent sur des scandales,
07:29 sanitaires, politiques ou financiers,
07:31 les journalistes, les chercheurs, les historiens,
07:34 ils n'ont pas besoin d'avoir recours à cette technique rhétorique,
07:38 parce que, simplement, ils apportent la preuve
07:40 de ce qu'ils dénoncent, de ce qu'ils révèlent.
07:43 Les journalistes qui ont enquêté sur Watergate,
07:45 ils ont enquêté, ils ont apporté les preuves,
07:48 et ça a donné ce qu'on sait, le scandale du Watergate,
07:51 puis la démission d'un président.
07:53 Les théoriciens du complot ne révèlent pas de vrais complots.
07:57 Ils n'ont jamais révélé de vrais scandales.
07:59 Les vrais scandales le sont par des gens
08:01 qui travaillent selon les modalités communément acceptées
08:05 dans le champ du journalisme, de la science, etc.
08:08 Encore, pour dire à quel point l'objection
08:10 qui est souvent faite par les complotistes
08:13 ou leurs amis à ceux qui les critiquent
08:15 et les combattent ou les réfutent,
08:17 serait de dire que pour eux, les complots n'existent pas.
08:21 Mais pas du tout.
08:22 Nous, on observe qu'un certain nombre de théories du complot,
08:25 aujourd'hui, encore, ou à travers l'histoire,
08:28 procèdent d'opérations, de manipulations,
08:30 donc, d'une certaine manière, de complots, de conspirations,
08:34 tout à fait avérées.
08:35 C'est le cas de l'affaire Dreyfus,
08:37 de la rédaction des protocoles de laissage de Sion,
08:40 dont on sait que c'est un plagiat,
08:42 et un faux au service d'une grande théorie
08:44 du complot juif mondial, en l'occurrence.
08:47 Il ne s'agit pas du tout d'être naïf,
08:49 et ce n'est pas par la naïveté qu'on combat le complotisme,
08:52 c'est par la raison et par la méthode, aussi.
08:56 -Vous croyez vraiment que par la raison,
08:59 on peut combattre l'irrationnel ?
09:00 On va peut-être reparler de la question de la réalité,
09:04 d'ailleurs, je vous cite,
09:05 parce que c'est une phrase que je trouve très forte,
09:08 "le réel manquait de défenseurs, j'étais résolue à prendre son parti",
09:12 ce qui explique votre engagement,
09:14 mais comment prendre le parti du réel ?
09:16 Si quelqu'un décide que nous ne sommes pas,
09:18 si vous me dites que nous ne sommes pas là,
09:21 comment je peux vous prouver que ce n'est pas vrai ?
09:24 -On ne peut pas prouver qu'une chose n'existe pas,
09:27 ou très difficilement.
09:28 C'est la théière de Russell, Bertrand Russell,
09:31 si vous affirmez qu'il y a une théière en porcelaine de Chine,
09:34 autour de Pluton, et qu'on n'a pas les télescopes pour l'observer,
09:37 vous pouvez le contraire, mais si vous l'affirmez,
09:40 c'est à vous qu'incombe la preuve,
09:42 la charge de la preuve, le fardeau de la preuve,
09:45 comme on dit, il en va de même avec les complots.
09:48 Tout est possible, toutes les hypothèses sont entendables,
09:52 à condition qu'elles soient étayées par des preuves,
09:57 et qu'elles ne soient pas des accusations.
09:59 Sinon, on est dans le champ de la calomnie et de la diffamation.
10:03 -Le fait est que le champ de la calomnie et de la diffamation,
10:06 ça marche mieux que...
10:08 que l'effet avéré,
10:11 que l'effet vérifié.
10:13 Et donc, comment arriver à lutter
10:17 contre l'effet, ou presque, comment dire,
10:20 oui, le buzz,
10:21 cette...
10:22 cette, je sais pas, diffusion exponentielle du faux
10:26 au détriment du vrai ?
10:27 -Je sais pas si ça marche mieux.
10:29 Moi, je pense qu'il faut quand même pas pêcher par pessimisme
10:33 et qu'il faut se rappeler qu'on a tous les moyens
10:36 d'avoir accès à des sources fiables, sourcées, aujourd'hui,
10:40 parce que le pluralisme de la presse,
10:42 parce que les libertés publiques, etc.,
10:45 donc on mesure pas assez, souvent,
10:48 la chance qui est la nôtre de vivre dans des démocraties complètes,
10:52 où il y a des contre-pouvoirs, où c'est pas parfait,
10:55 et il faut faire confiance aux gens aussi.
10:57 La plupart des gens ne sont pas complotistes.
10:59 La plupart des gens voient le problème.
11:02 Ils ne s'investissent pas dans ce combat,
11:04 c'est une question réglée.
11:05 Ceux qui s'investissent dans ce combat,
11:08 c'est ceux de l'autre côté de la barricade,
11:10 qui sont séduits par ces idées-là, intoxiqués par ces idées-là,
11:14 qui deviennent des producteurs de théories du complot,
11:17 et qui vont presque saturer l'espace disponible,
11:19 qui est potentiellement infini, sur Internet, de leur contenu.
11:23 Par exemple, le monstre du Loch Ness,
11:25 on sait que c'est une fable, un mythe, ça n'existe pas,
11:28 mais si vous n'y croyez pas,
11:30 vous n'allez pas écrire ou faire des vidéos sur le sujet,
11:33 ou faire un blog sur le sujet.
11:35 Ceux qui font du contenu, qui produisent du contenu sur ce sujet-là,
11:38 sont ceux qui y croient.
11:40 Donc, si vous faites une recherche sur Google sur ce sujet-là,
11:43 vous allez d'abord être exposé,
11:45 il y aura une prime de visibilité accordée à ces contenus-là,
11:49 à des contenus de croyance.
11:50 Le biais de confirmation, de cette manière,
11:53 de trouver ce que vous venez chercher,
11:55 va en être aggravé, encore.
11:57 -Dans la rhétorique complotiste,
11:59 il y a quelque chose qui est très pervers,
12:01 c'est qu'elle utilise précisément toutes les valeurs de la démocratie.
12:05 Les lanceurs d'alerte, la liberté d'expression,
12:10 ils seraient censurés,
12:11 si tant est qu'on viendrait contredire leurs propos.
12:14 L'esprit critique, bien sûr, le doute, le doute heuristique,
12:19 le scepticisme au sens d'une philosophie du soupçon,
12:23 mais dans le bon sens du terme.
12:25 Il y a une sorte de dévoiement de tous les outils
12:28 de la pensée critique au nom d'un nouveau dogmatisme.
12:31 C'est vrai que ça devient difficile d'arriver à lutter contre.
12:35 -C'est ça. Je crois que cette posture,
12:37 d'abord née qu'une posture, est une imposture.
12:40 C'est-à-dire qu'on cherche à habiller
12:42 ce qui relève de la croyance et de la croyance dogmatique,
12:46 je suis d'accord avec ça,
12:48 des oripeaux de la pensée critique,
12:51 et donc de capter le prestige qui est associé
12:54 à la démarche socratique, je sais que je ne sais rien,
12:57 au scepticisme, d'une certaine manière,
13:00 à des discours qui sont négateurs de la réalité
13:03 ou qui proposent une réalité alternative.
13:06 On parlait de lanceurs d'alerte.
13:08 Un philosophe qui s'appelle Mathias Girel,
13:12 qui travaille sur ces questions-là,
13:15 nous disait, parce qu'on l'a interviewé,
13:17 qu'il y a une grande différence
13:19 entre un vrai lanceur d'alerte et les pseudo-lanceurs d'alerte
13:22 autoproclamés complotistes.
13:25 Un vrai lanceur d'alerte, il est détenteur d'un savoir,
13:28 d'une expertise ou de documents, éventuellement,
13:31 et il prend des risques aussi.
13:35 Ce qui est la grande différence
13:37 avec les complotistes qu'on trouve sur YouTube
13:39 et qui, un, ne prennent jamais aucun risque,
13:42 font le procès de la Terre entière,
13:44 y compris parfois des journalistes
13:47 qui, eux, risquent leur vie et la perdent parfois
13:49 sur des théâtres d'opération en Ukraine, par exemple,
13:52 et puis qui ne sont pas détenteurs d'une expertise
13:55 ou d'un savoir particulier,
13:57 ils sont des toutologues qui s'expriment tous les jours
14:00 sur des sujets divers.
14:01 On les a vus migrer, d'ailleurs,
14:03 de la question de ces dernières années du Covid
14:05 à la question de l'Ukraine, une question géostratégique,
14:09 puis à la question de ce qui se passait en Israël et à Gaza.
14:13 -Sur tous les fronts. -Exactement.
14:15 -Le climat, etc.
14:16 On a l'impression qu'un peu comme des cyclistes
14:19 qui tomberaient de bicyclette, ils arrêtaient de pédaler,
14:22 ils ont besoin de produire du récit complotiste
14:25 sans pouvoir s'arrêter, en réalité.
14:28 -Le réel, puisque c'est de ça dont il est question,
14:32 en tout cas, un réel commun,
14:34 est mis à mal par la rhétorique complotiste,
14:36 et c'est sans doute ça qui met en danger la démocratie,
14:39 puisqu'il y a un lien entre la crise de la démocratie
14:42 et le complotisme.
14:44 -Cette question du réel, d'une certaine manière,
14:47 c'est presque le négationnisme qui en est...
14:50 ...les purs, la première et originelle,
14:55 sur laquelle viennent se greffer les discours complotistes.
14:59 Comment ça fonctionne, en fait ?
15:01 -Le négationnisme, c'est un discours
15:04 qui se prétend scientifique
15:06 au service, en réalité,
15:08 d'un discours de haine,
15:11 puisque personne, par exemple,
15:14 ne nie la réalité de Louis XIV
15:17 ou de la bataille de Valmy.
15:19 Or, il y a des gens qui nient la réalité
15:21 des chambres à gaz, du génocide des Juifs par les nazis,
15:25 alors même que c'est l'un des événements
15:27 les mieux documentés, alors même que c'est un événement contemporain.
15:31 On peut aller voir, parler à des gens
15:33 qui en ont été témoins, qui ont survécu.
15:36 Donc, le discours négationnisme, c'est un discours
15:38 qui accuse ces gens-là, les survivants,
15:41 les victimes, d'être des menteurs et des escrocs.
15:43 Et par ailleurs, c'est une théorie du complot chimiquement pure.
15:47 La fameuse phrase de 60 mots de Robert Florisson,
15:50 le chef de file négationniste français,
15:52 c'est une théorie du complot à proprement parler.
15:55 Donc, on voit bien
15:58 qu'il n'y a pas de tentative
16:01 de faire de la science ou de faire de l'histoire.
16:04 On est dans un discours éminemment politique, en réalité.
16:07 -C'est un agenda politique, un objectif politique ?
16:10 -Oui, bien sûr.
16:11 C'est-à-dire que, d'ailleurs, on n'est pas...
16:14 On est toujours complotistes, un peu, à géométrie variable,
16:17 sauf peut-être pour les cas les plus graves,
16:20 où c'est devenu une vision du monde, les platistes,
16:23 les gens qui expliquent que la Terre est plate,
16:25 ou les récentistes, qui expliquent que le Moyen Âge n'a pas existé.
16:29 L'Antiquité, c'était il y a 400 ou 500 ans.
16:31 L'Eglise catholique nous manque tirés là-dessus,
16:34 notamment pour d'obscures raisons.
16:36 Non, si vous êtes un nationaliste russe,
16:39 il y a de grandes chances que vous adhériez
16:41 à des théories du complot produites par le Kremlin
16:44 et par ces médias de propagande,
16:46 mais vous n'adhérez pas à la théorie du complot
16:48 sur le crash de Smolensk,
16:50 dans lequel le président polonais, en 2010, a perdu la vie.
16:53 Pour adhérer à ça, il faut être un nationaliste polonais.
16:56 Donc, chacun, un peu, sa théorie du complot,
16:59 en fonction de ses propres allégeances...
17:02 politiques, idéologiques.
17:08 Ce qui est mis à mal,
17:09 c'est ce qu'Anna Arendt appelait le monde commun.
17:12 Pour qu'il y ait démocratie,
17:14 pour qu'il y ait un débat démocratique authentique,
17:16 encore faut-il que ce débat porte sur une réalité commune.
17:20 Alors, évidemment, en théorie, c'est jamais parfait.
17:24 Chacun a toujours eu nos propres réalités, etc.,
17:27 mais globalement, on faisait porter le débat
17:30 sur des choses qu'on reconnaît, qu'on tenait pour vraies.
17:34 Si on n'a plus ce socle commun de réalité en partage,
17:37 le dialogue démocratique devient un dialogue de sourds.
17:40 On ne peut plus trancher nos désaccords par la parole,
17:43 on tranche nos désaccords par l'opposition frontale,
17:47 la force brute.
17:48 C'est ce qui s'est passé, par exemple, au Capitole,
17:51 le 6 janvier 2021.
17:52 On a des gens qui, là, ne croient pas,
17:55 ne veulent pas croire, ne veulent pas accepter
17:57 que Joe Biden ait gagné l'élection,
17:59 croient aux mensonges répétés tous les jours
18:02 par Donald Trump qu'il a gagné l'élection,
18:04 qu'on lui a volé l'élection,
18:06 qu'il a risqué leur vie et parfois la perte,
18:08 puisqu'il y a eu des morts au Capitole,
18:11 pour interrompre un processus démocratique.
18:13 C'est grave, ce qui s'est passé.
18:15 -Mais qu'est-ce qu'on peut faire ?
18:17 Comment réglementer, comment recréer de l'espace commun ?
18:20 Comment recréer un espace public qui soit commun ?
18:23 -Alors, il y a évidemment énormément de choses à faire.
18:27 -Oui, j'imagine, mais ce que je veux dire,
18:29 c'est que, par exemple, face à la puissance des GAFAM
18:32 ou à la puissance de X, maintenant,
18:35 il y a des gens qui sont en train de se faire éliminer.
18:38 Comment un Etat, à son petit niveau, peut-il résister ?
18:41 -D'abord, je pense qu'il faut, lorsqu'on est démocrate,
18:45 défendre la démocratie, ne pas minimiser
18:48 ou pas banaliser le fait que la démocratie a ses ennemis.
18:51 Les sociétés ouvertes ont leurs ennemis,
18:54 pour reprendre Karl Popper.
18:56 Il n'y a pas de fatalité
18:59 à ce que cet environnement numérique
19:02 soit parfaitement dérégulé
19:04 et qu'il impose une loi qui est celle du plus fort,
19:07 celle du renard dans le poulailler.
19:09 Il n'y a aucune raison que, dans l'Union européenne
19:12 ou en France, ce soit le 1er amendement
19:14 de la Constitution américaine qui s'applique.
19:16 Nous ne l'avons pas décidé.
19:19 Si nous devons bouger le curseur de la manière
19:22 dont on organise nos libertés publiques,
19:24 c'est à nous d'en décider démocratiquement,
19:26 souverainement, parce que si nous ne le faisons pas,
19:29 c'est un milliardaire qui le fera.
19:31 Il est en train de le faire, d'ailleurs.
19:34 Donc, il n'y a pas de fatalité, d'une part,
19:36 de la régulation et une volonté politique
19:39 pour tordre le poignet à ces fameux GAFAM
19:42 et aussi, je crois,
19:45 mettre non pas seulement les plateformes
19:49 de réseaux sociaux, mais les auteurs,
19:52 les acteurs de cette désinformation
19:54 face à leur responsabilité.
19:56 Aujourd'hui, tout se passe comme s'ils étaient
19:59 dans une forme d'extraterritorialité judiciaire
20:02 qui fait que, de fait, ils sont dans une très grande impunité.
20:06 Aujourd'hui, sur X, par exemple, le nouveau nom de Twitter,
20:09 eh bien, on peut, moyennant un compte payant,
20:13 non seulement bénéficier d'une prime de visibilité algorithmique,
20:17 donc, la liberté d'expression en est distendue,
20:20 d'une certaine manière, c'est un régime censitaire,
20:23 c'est-à-dire que si vous payez, vous avez plus accès
20:25 à la liberté d'expression que quelqu'un qui ne paye pas.
20:28 Mais surtout, lorsque vous avez un compte payant,
20:31 vous avez votre activité sur les réseaux.
20:34 Or, qu'est-ce qui marche sur les réseaux ?
20:36 Le sensationnel, le complotisme, c'est très sensationnaliste,
20:39 donc la désinformation, complotisme notamment,
20:42 vous fait de l'engagement.
20:44 L'engagement, c'est l'addition, vous savez,
20:46 des commentaires, des likes et des partages.
20:49 Le fait que cet engagement soit converti en revenu
20:52 pour un certain nombre d'acteurs de cette désinformation
20:55 est un problème.
20:56 Aujourd'hui, on a une plateforme qui rémunère la désinformation.
21:00 -Il y a un système économique derrière qui fonctionne.
21:03 -Bien sûr. On appelle l'économie de l'attention.
21:06 On sait que le faux circule six fois plus vite que le vrai.
21:09 On sait que 70 % des vidéos qui sont consultées sur YouTube
21:12 le sont suite à une recommandation algorithmique.
21:15 Ce ne sont pas simplement des tuyaux, ces plateformes.
21:18 Elles sont ce qu'on y voit, ce à quoi on y est exposé
21:21 et biaisé par ces algorithmes de recommandation
21:24 qui ont leur qualité, mais qui ont aussi ce grand défaut
21:27 de nous enfermer parfois dans des bulles de filtres
21:30 et d'exposer qu'un seul type de contenu et de messages.
21:33 -On pourrait essayer d'analyser un exemple
21:35 pour que ça parle à tout le monde.
21:37 On a l'embarras du choix.
21:39 Qu'est-ce qu'on tire dans le chapeau ?
21:41 Le Capitol, on l'a évoqué tout à l'heure,
21:44 le 11 septembre,
21:45 l'accident du Malaysia Airlines,
21:48 James Foley, Ukraine...
21:51 -Oui, ou le terrorisme.
21:53 Le complotisme intervient à plusieurs moments,
21:56 à plusieurs titres,
21:57 dans le passage à l'acte terroriste ou violent en général,
22:00 ou même génocidaire.
22:02 Pour prendre l'exemple du XXe siècle,
22:05 que ce soit le génocide des Juifs ou des Tutsis au Rwanda,
22:08 il intervient d'abord
22:11 comme discours de déshumanisation.
22:15 On va cibler une communauté, une minorité,
22:17 en expliquant que le mal vient de là,
22:19 une sorte de principe maléfique.
22:21 C'est un discours de justification du passage à l'acte criminel.
22:25 On débarrasse de ces gens-là, on les attaque,
22:28 par légitime défense.
22:29 Si on ne le fait pas, ils nous attaqueront en retour.
22:32 On a ça aussi bien chez les djihadistes
22:34 que chez les terroristes suprématistes blancs,
22:37 comme Bretton Tarrant, l'auteur de cette tuerie
22:40 qui a fait plus de 50 victimes à Christchurch en 2019.
22:43 Il avait ça dans la tête, il l'a écrit dans son manifeste.
22:46 Il s'appelait "The Great Replacement".
22:48 Donc, ça intervient à ce moment-là.
22:51 Ca intervient aussi comme discours de déréalisation,
22:55 puisque, après le passage à l'acte, après l'attentat,
22:58 on a tout un tas de gens qui commencent à vous expliquer
23:01 que c'est pas du tout ce qu'on croit,
23:03 que c'est un "false flag", une opération sous faux drapeau,
23:06 que c'est pas du tout l'idéologie ou le camp politique
23:09 qui le revendique, qui est derrière ça.
23:11 Ce sont des gens qui tirent les ficelles
23:14 au sein de nos propres démocraties.
23:16 Donc, ça permet aussi de stimuler et de réamorcer la pompe
23:20 à faire de la radicalisation,
23:22 à faire des gens qui vont dire "tout le monde me ment,
23:25 "on va faire des solutions radicales, extrémistes".
23:27 L'un des pionniers de la réflexion sur la théorie du complot,
23:32 une histoire américaine, Richard Osheter,
23:34 disait en substance que, lorsque, matin, midi et soir,
23:37 on vous explique que vos représentants,
23:40 démocratiquement élus, sont des gens
23:42 qui ont un agenda diabolique, qui sont corrompus,
23:45 qui sont des marionnettes à la seule de puissance obscure,
23:48 lorsque vous adhérez à ça, lorsque vous croyez ça,
23:51 au mieux, ça produit un effet complètement stérilisateur
23:54 sur l'action politique. Vous vous dites
23:56 "puisque tout est déjà joué, pourquoi aller voter,
23:59 "pourquoi m'engager politiquement pour changer le monde ?"
24:02 Et au pire, ça peut vous faire passer à l'acte,
24:05 vous faire basculer vers quelque chose de violent,
24:08 en disant "il n'y a plus rien à souhaiter de ce système,
24:11 "je vais le faire éclater, exploser".
24:13 Mais surtout, ça véhicule une idée de la démocratie,
24:16 qui est que la démocratie est un théâtre d'ombres.
24:19 Donc, ça remet en cause, radicalement,
24:21 la validité du système qui peut produire cela,
24:24 et c'est un fait démocratique.
24:26 Il y a une contestation de la démocratie libérale
24:29 extraordinaire à travers le discours complotiste.
24:32 -Il y a un dernier ordre des vérités
24:34 qui est contesté aujourd'hui,
24:36 qui est la vérité scientifique. -Oui.
24:38 -La crise du Covid nous a donné un exemple
24:42 tout à fait édifiant.
24:44 Est-ce qu'on peut en dire un mot ?
24:46 Comment ça a fonctionné, ce discrédit
24:48 qui est porté au discours scientifique ?
24:51 -D'abord, je crois, parce que c'est un événement
24:54 comme on en a eu beaucoup ces dernières années, dystopique.
24:57 Ca ne s'était jamais produit.
24:59 Une pandémie qui débouche sur un confinement généralisé,
25:04 sur l'arrêt du monde pendant plusieurs semaines,
25:07 plusieurs mois, c'est quelque chose qui peut être traumatisant,
25:10 en tout cas qui produit de l'incertitude, de l'angoisse,
25:13 et on sait que l'anxiété est corrélée à une plus forte adhésion
25:17 à ce type de contenu de croyances, etc.
25:22 Le déluge d'informations,
25:24 ce que l'OMS a appelé l'infodémie,
25:27 auquel on a été exposé,
25:29 produit, on le sait, une fatigue informationnelle.
25:32 Et pour résoudre cette fatigue informationnelle,
25:35 cette incertitude,
25:36 eh bien, la croyance peut être une solution.
25:40 Certains ont attribué le Covid à un châtiment divin, par exemple.
25:44 D'autres ont dit que c'était une arme biologique
25:47 qui cherchait à nous tuer,
25:48 qu'il y avait un plan génocidaire de l'élite mondiale.
25:52 Eh bien, une fois que vous croyez à ça,
25:54 il y a plein de questions qui sont résolues.
25:56 D'une certaine manière, ça soulage une charge mentale.
25:59 Voilà.
26:00 Et je crois que c'est là aussi
26:02 qu'il faut chercher l'efficacité de ces théories du complot.
26:06 Après, il y a un autre phénomène,
26:08 ce que Étienne Klein appelle,
26:11 mais d'autres avant lui, l'ultra-crépidarianisme,
26:15 qui est cette capacité à penser,
26:18 à avoir un avis éclairé sur une question
26:21 sur laquelle on est incompétent.
26:23 C'est le fameux 60 millions de sélectionneurs,
26:25 60 millions d'affectiologues, quand le Covid arrive,
26:28 et qu'il y a un sondage, début avril 2020,
26:31 demandant aux Français
26:33 si l'hydroxychloroquine est un bon traitement contre le Covid.
26:37 Je crois qu'il n'y avait que 20 % ou pas plus de gens
26:40 qui n'ont pas d'avis sur le sujet.
26:42 Mais vous avez une polarisation de l'opinion
26:45 avec des gens qui pensent que c'est un bon traitement,
26:48 à un moment où, en réalité, on ne le savait pas encore.
26:51 Voilà.
26:52 Personne ne pouvait se prononcer.
26:54 -Merci beaucoup, Rudi Reichtat. -Merci beaucoup.
26:58 ...

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