Mazarine Pingeot reçoit le sociologue Manuel Cervera Marzal. Manuel Cervera-Marzal nous plonge dans la sémantique de la contestation. Du déclin des modes de protestation dits 'traditionnels' à l'émergence de nouvelles formes qui jouent avec la légalité, il décrypte la société à travers ces évolutions. S'il n'y a pas de rejet des institutions, Manuel Cervera-Marzal pointe du doigt une lutte contre « une culture de l'obéissance » aveugle et servile à tout prix. Cette « extra légalité » des contestataires comme il l'appelle fait écho à une interprétation de la démocratie qui se ferait par l'insurrection. Finalement ce mode de fonctionnement induit un lien immuable entre les institutions et les protestataires, car là encore le sociologue souligne que la violence contestataire ne va pas sans celle de l'État.
Dès lors, Manuel Cervera-Marzal fait l'état de la forme que prend l'extra légalité aujourd'hui en dressant le portrait de ces nouveaux désobéissants qui s'éloignent des structures traditionnelles pour faire valoir leurs revendications.
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Dès lors, Manuel Cervera-Marzal fait l'état de la forme que prend l'extra légalité aujourd'hui en dressant le portrait de ces nouveaux désobéissants qui s'éloignent des structures traditionnelles pour faire valoir leurs revendications.
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NewsTranscription
00:00Générique
00:02...
00:21Manuel Cervera-Marzal, bonjour.
00:23Vous êtes sociologue, spécialiste des mouvements
00:26de contestation et du nouveau répertoire
00:29d'action collective. Vous constatez qu'il n'est plus possible
00:32de militer, comme il y a 20 ans,
00:34ni même comme il y a 5 ans, d'ailleurs.
00:36Est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi
00:39et comment on milite aujourd'hui ?
00:41Oui, en fait, quand on regarde les grands moyens traditionnels
00:44de contestation qui s'offrent aux Françaises et aux Français
00:48aujourd'hui, à savoir, on va dire, principalement,
00:51le vote pour des partis protestataires,
00:53quel que soit le bord de l'échiquier politique,
00:56deuxièmement, le fait de manifester,
00:58troisièmement, aussi, le fait de faire grève,
01:00on se rend compte que ces modes de protestation
01:03qui ont quand même été structurants dans la société française
01:06durant un gros demi-siècle, celui qui a suivi la libération
01:10jusqu'à la fin du XXe siècle, sont des modes d'action
01:13qui sont aujourd'hui en déclin.
01:15On a de moins en moins de grèves,
01:17on a des manifestations qui sont de plus en plus banalisées,
01:21et puis, le vote, on voit aussi une hausse structurelle.
01:24Il faudrait rentrer plus finement dans les détails,
01:27il y a une hausse structurelle de l'abstention.
01:29Donc, en fait, ce déclin, cet essoufflement
01:32des modes de contestation traditionnels,
01:34on pourrait en déduire qu'il est le symptôme, finalement,
01:39d'un déclin de la conflictualité sociale,
01:41mais ce ne serait voir que la moitié du tableau,
01:44puisqu'en réalité, si on creuse un peu,
01:46on s'aperçoit que, parallèlement à cet essoufflement
01:49de la contestation traditionnelle,
01:51qui est une contestation légale aussi,
01:53parce que c'est légal de faire grève, de manifester,
01:56on voit l'émergence de modes de contestation
01:59que je qualifie d'extra-légaux,
02:01comme, par exemple, les actions de désobéissance civile,
02:04le fait de recouvrir, de recourir
02:08à mettre en place des zones à défendre
02:11contre des grands projets inutiles et imposés,
02:13des actions, aussi, aujourd'hui, des manifestations de plus en plus
02:17qui sont des manifestations interdites,
02:19des gestes parfois plus individuels et plus clandestins,
02:22comme des gestes de sabotage ou d'éco-sabotage
02:25que l'on peut faire contre des 4K, des SUV
02:27ou bien contre des cimentiers.
02:29Donc, voilà, on voit se développer, petit à petit,
02:32ce répertoire qui dénote, finalement,
02:36chez les militants et les militantes,
02:38la recherche d'une certaine nouveauté et d'une plus grande efficacité
02:42dans les modes d'action.
02:44Vous parlez d'extra-légalité.
02:45Comment vous distinguez l'extra-légalité
02:48de l'illégalité et pourquoi cette terminologie ?
02:51Qu'est-ce qu'elle apporte,
02:52d'un point de vue conceptuel ?
02:54C'est une bonne question.
02:55Ca paraît un peu technique, mais en même temps,
02:58je crois que ça attrait à quelque chose d'important.
03:01Ce que je viens de lister,
03:02obéissance civile, zone à défendre,
03:04occupation de place publique et de ronds-points,
03:07ça va être qualifié d'action illégale.
03:09On va, derrière, présenter ces personnes
03:12comme des personnes qui seraient hostiles à la loi,
03:15hostiles à l'état de droit,
03:17de dangereux, écoterroristes,
03:19des anarcho-autonomes,
03:21des gaulois réfractaires.
03:22Derrière, il y a toute une rhétorique,
03:25quand on parle d'illégalité,
03:26il y a toute une rhétorique de disqualification,
03:29en un sens, de ces activistes.
03:32Je préfère parler d'extra-légalité
03:34parce qu'en réalité,
03:35c'est quand on mène des enquêtes de terrain,
03:38qu'on interroge ces personnes,
03:40c'est le travail que je fais en tant que sociologue,
03:43pour comprendre leurs motivations,
03:45les raisons d'être de leurs actions.
03:47Ils sont moins dans l'illégalité
03:49que dans l'extra-légalité,
03:50contre la loi que contre le légalisme.
03:54Ils sont contre cette idée
03:55qu'il faudrait obéir tout le temps, à tout prix.
03:58C'est vrai que c'est encore généralement
04:00ce qu'on nous enseigne aujourd'hui,
04:02à l'école, il faut obéir aux institutions politiques,
04:05parce qu'elles sont démocratiques,
04:07il faut obéir à vos parents, à votre employeur, etc.
04:10On baigne aujourd'hui dans une culture de l'obéissance,
04:13je dirais pas de l'obéissance aveugle et inconditionnelle,
04:16mais quand même, dans une culture de l'obéissance
04:19et ces activistes, eux, questionnent ça,
04:22en fait, pour aller vers ce que Jürgen Habermas
04:25appelait une obéissance conditionnelle,
04:28une obéissance en connaissance de cause,
04:31plutôt qu'une obéissance aveugle et servile.
04:33C'est-à-dire que la désobéissance civile,
04:36puisque c'est de ça dont on parle,
04:38qui existe déjà,
04:39enfin, en tout cas, qui a été déjà théorisée,
04:42depuis quoi ? Depuis la fin du XIXe siècle ?
04:44Thoreau, par exemple.
04:46David Thoreau, aux Etats-Unis.
04:48Ce serait une manière de faire avancer la démocratie ?
04:51Ce serait un geste démocratique
04:53ou une contestation démocratique
04:55pour transformer de l'intérieur la démocratie ?
04:58Cette extra-légalité, est-ce qu'elle est au nom de la démocratie
05:02ou est-ce qu'elle vient, d'une certaine manière,
05:04contredire la démocratie au profit, éventuellement,
05:07d'une autre forme de système ?
05:09C'est exactement ça, le point important.
05:11C'est pas forcément aux sociologues de trancher
05:14votre question. Moi, ce que je constate,
05:16c'est que, comme ça, du point de vue
05:19des autorités politiques et peut-être d'un certain sens commun,
05:22on va considérer que les actions de désobéissance civile,
05:25par exemple, aujourd'hui, je sais pas,
05:28envahir une centrale nucléaire pour protester contre le nucléaire
05:32ou bien interrompre une assemblée générale
05:34d'une entreprise du CAC 40 où il y a que des hommes qui dirigent
05:38ou aller bloquer le périphérique ou jeter de la soupe sur des tableaux.
05:42Ça va très souvent être qualifié d'antidémocratique.
05:45Pourquoi ? Parce qu'on objecte
05:48aux désobéissances civiles que la loi,
05:50dans une démocratie comme on l'est aujourd'hui,
05:53est le fruit de la volonté générale.
05:55En refusant de vous soumettre à la loi,
05:57vous refusez ce principe de majorité,
05:59qui est qu'un individu égale une voix
06:02et vous revendiquez une forme de droit de veto individuel.
06:05Vous n'êtes pas digne du titre de citoyen
06:07puisque vous refusez de jouer le jeu du principe majoritaire.
06:11Et à ça, les désobéissances civiles répondent
06:15que la loi n'est pas quelque chose de figé dans le marbre,
06:18que ce qu'on considère aujourd'hui comme des acquis,
06:21je sais pas, l'égalité des droits pour toutes les personnes,
06:24quel que soit votre sexe, votre origine, etc.,
06:27tout simplement, l'Etat de droit,
06:29sont des choses qu'on a acquis dans l'histoire
06:31parce qu'il y a eu des luttes, des révoltes
06:34qui sortaient du cadre de la légalité.
06:36On n'a jamais demandé l'autorisation
06:38pour faire la Révolution française,
06:40parce qu'aujourd'hui, on a une vision très euphémisée
06:44et un peu euphémisée, en fait, de ce qu'étaient les suffragettes,
06:47alors qu'elles posaient des bombes, purisaient des vitrines...
06:51-...romantisées.
06:52-...romantisées, tout à fait,
06:53mais elles ont mené des actions
06:55qu'on rien n'a enviées en termes de radicalité,
06:58au groupe de Tarnac, voilà,
07:00et c'est grâce à ces actions-là, en fait,
07:02qui sont en dehors de la loi,
07:04mais qui font qu'ensuite, du coup, on a intégré dans la loi
07:07et parfois même dans la Constitution,
07:09dans la loi suprême, des choses qui n'y étaient pas auparavant,
07:13il y a une dialectique entre sortir de la loi
07:16et puis y intégrer des éléments de progrès social
07:19et démocratique, et donc les désobéissants civils,
07:22eux, insistent fortement sur le fait
07:24qu'ils ne sont pas des faux soyeurs de la démocratie,
07:27mais au contraire, qu'ils en sont les garants
07:30et qu'ils viennent finalement aussi rappeler la démocratie
07:33à son origine, en fait, qui est toujours,
07:36comme le dit Étienne Balibar, l'insurrection, en fait,
07:39c'est la puissance insurrectionnelle et instituante
07:42de la démocratie qui est un régime politique
07:44qui, à nouveau, j'y insiste, ne tombe jamais du ciel,
07:48mais provient de la vitalité de la société,
07:51de ses aspirations, de ses demandes et de ses luttes.
07:54Elle est instituante,
07:56mais il faut bien qu'elle s'institue aussi un peu.
07:59Qu'elle soit instituée pour un minimum de stabilité.
08:02Tout à fait, et je pense qu'à nouveau,
08:06quand on va questionner, interroger des gilets jaunes,
08:10des gens qui participent aux actions à Sainte-Sauline
08:13des soulèvements de la terre,
08:15des membres des collectifs féministes
08:17qui participent à des actions organisées par nous toutes,
08:20et qu'on leur demande s'il faut l'instituer,
08:23l'immense majorité de ces personnes répondent, bien évidemment,
08:26qu'il faut l'instituer, qu'il faut un cadre, des règles.
08:30On ne peut pas sans cesse être dans une revendication
08:32de renouvellement permanent,
08:34tout simplement, ce serait épuisant et ça tournerait en rond.
08:39On a besoin de règles, d'institutions.
08:42Après, ce qu'ils ajoutent en général,
08:44c'est que nous sommes aujourd'hui
08:46dans une démocratie imparfaite, inachevée, défaillante,
08:50chacun va le dire à sa manière,
08:52où, vous le voyez bien,
08:54plutôt que l'intérêt général,
08:55c'est souvent des intérêts particuliers qui prédominent.
08:59Notre classe politique, nos dirigeants,
09:01qui sont censés représenter le peuple,
09:03les salaires, les niveaux de vie,
09:05la moitié des membres du gouvernement,
09:07on voit bien, il y a des indices sociologiques criants,
09:10et il n'y a pas besoin d'être sociologue pour le voir,
09:13c'est ça qui est intéressant,
09:15c'est que le commun des citoyens et des citoyennes
09:17s'aperçoit qu'il y a quand même, pour dire le moins,
09:20un certain déficit démocratique dans notre régime.
09:23Ce que demandent ces personnes,
09:25c'est non pas d'institutions ou de l'abolition des institutions,
09:29mais de nouvelles institutions plus participatives,
09:31plus délibératives,
09:33et finalement, une démocratisation de la démocratie.
09:36Mais à travers des actions, donc, extra-légales,
09:39et donc, à la limite, parce qu'on pourrait toujours se demander
09:42pourquoi ne pas faire la révolution,
09:44ce sont quand même des actions qui viennent questionner
09:47et réinterroger la légitimité des institutions,
09:50mais qui ne les mettent pas à mal non plus,
09:52on est dans cet entre-deux.
09:54On est dans un entre-deux, parce que la plupart de ces actions
09:57sont extra-légales, c'est vrai,
09:59et donc, il y a une forme de radicalité
10:01dans ces actions qui est assumée,
10:03mais il y a aussi des limites qui sont posées
10:05par les activistes eux-mêmes, et notamment une limite
10:08qui est récurrente, c'est le principe de non-violence.
10:11C'est parfois discuté dans les milieux militants, justement,
10:15mais quand même, si on peut le dire comme ça,
10:17ce qui prédomine aujourd'hui, c'est l'idée qu'on peut désobéir,
10:21on peut sortir du cadre de la loi,
10:23mais tant qu'on reste non-violent,
10:25c'est-à-dire, pour être plus concret encore,
10:27sans jamais s'en prendre à l'intégrité physique
10:31et morale de nos adversaires.
10:34Donc, voilà, éventuellement, on va s'autoriser
10:38à s'attaquer, je sais pas,
10:41à des symboles du capitalisme mondialisé,
10:44tels que des banques, des distributeurs automatiques,
10:47des concessionnaires automobiles, etc.
10:49C'est des actions, parfois, que dans la frange la plus radicale
10:52de certains mouvements de contestation,
10:54quand on se souvient en 2016 contre la loi travail,
10:58avec les gilets jaunes, les actes du samedi,
11:00il y a des actions d'une grande radicalité,
11:03mais en général, parce que j'ai bien en tête,
11:05je me souviens parfaitement,
11:07des scènes d'affrontements physiques
11:10où certains s'en prennent aux forces de l'ordre
11:12et là, directement à des personnes,
11:14mais ça, ça reste résiduel.
11:16C'est marginal, c'est pas cautionné
11:19par la grande majorité, aujourd'hui,
11:21de l'espace des mouvements sociaux...
11:24écologiques, environnementaux, féministes, antiracistes.
11:28Vous développez une réflexion sur la question de la violence,
11:32qui est complexe, parce que, néanmoins,
11:34la désobéissance civile, elle appelle la violence de l'Etat,
11:38donc elle y répond, donc il y a quand même...
11:40Il y a une dialectique fine et subtile sur cette question
11:43d'où s'arrête la violence, où elle commence,
11:46à quel moment la violence n'est qu'une réaction,
11:49comment elle se justifie comme une réaction
11:51à la violence institutionnelle ou à la violence de l'Etat,
11:54mais qui, elle-même, est suscitée par les mouvements contestataires.
11:58Il y a tout un jeu sur la limite de ce que c'est que la violence.
12:02J'entends, évidemment, lorsque vous dites
12:04que la limite, c'est l'intégrité de la personne physique,
12:07mais il y a quand même un jeu avec la violence,
12:10elle est sous-jacente, nécessairement,
12:12dans tout mouvement radical.
12:14-"Gandhi le reconnaissait lui-même
12:16dans les actions qu'il mettait en place
12:18pour, tout simplement,
12:20oeuvrer à la décolonisation de l'Inde,
12:22même si ses actions se voulaient disciplinées,
12:25coordonnées, respectueuses de l'adversaire du colon
12:28et se voulaient non violentes,
12:31il en était conscient, il l'assumait.
12:33Il y a un risque que ça m'échappe,
12:35que ça échappe aux organisateurs, que ça dégénère,
12:38et ça, à plusieurs reprises, et on lui a vertement reproché,
12:42conduit à des actions qu'on put amener
12:45à des meurtres, en fait, de Britanniques.
12:47Il y a toujours, en fait, ce risque de la violence
12:50qui est présent dès qu'on conteste,
12:52quand on le ferait non-violente.
12:54Ensuite, c'est peut-être ça qu'il faut rajouter,
12:57c'est Donald R. Kamara, un évêque théologien
12:59de la libération sud-américaine, qui le disait,
13:02il y a trois formes de violence.
13:04Il y a la violence contestataire,
13:06qui, parfois, peut s'en prendre aux forces de l'ordre,
13:09mais il n'y a pas de plus grande hypocrisie
13:11que de ne mentionner que cette violence-là
13:14et de passer sous silence les deux autres violences,
13:16d'abord, qui est un peu à l'origine de tout,
13:19il dit mieux que moi, qui est la violence structurelle,
13:22celle de l'Etat, celle du capital,
13:24qui crée des inégalités entre hommes et femmes,
13:27entre racisés et blancs, entre classes sociales, bien sûr.
13:31Il y a d'abord cette violence-là, la violence structurelle,
13:34à laquelle, du coup, parfois répond une violence contestataire
13:38et sur laquelle vient se greffer, et ça, c'est la troisième violence,
13:42la violence des forces de l'ordre, de la répression,
13:44qui est largement documentée par tout un tas d'historiens,
13:47de politistes et de sociologues,
13:49qui fait que la France rétrograde dans les classements internationaux
13:53des pays qui respectent l'Etat de droit
13:56et qui fait que des institutions internationales,
13:58comme le Défenseur des droits de l'ONU,
14:01en appellent à un sursaut libéral
14:05au sens politique du terme.
14:07Mais c'est justement dans cette catégorisation de la violence
14:11que ça légitime, d'une certaine manière,
14:14une violence de réaction de la part des mouvements radicaux.
14:17C'est ça. Après, c'est des débats...
14:19Voilà. En tout cas, dans le discours,
14:21il y a une forme de légitimation.
14:23C'est intéressant sur la violence.
14:25On n'est pas violent, et souvent, la désobéissance civile
14:28prône une non-violence, mais il y a quand même
14:31une violence qui est légitimée du fait de la violence structurelle,
14:35parce qu'elle se situe comme un miroir,
14:38comme un effet miroir.
14:40Il y a un discours qui légitime une forme de violence.
14:43Oui, il peut y avoir.
14:44Je dis il peut, parce qu'en fait, à nouveau,
14:47c'est aujourd'hui ce que j'appelle l'espace des mouvements sociaux,
14:50pour caractériser de manière un peu agrégée
14:53les différentes luttes féministes, antiracistes,
14:56gilets jaunes, lutte syndicale, etc.,
14:58qu'on peut voir aujourd'hui.
15:00Dans l'espace des mouvements sociaux,
15:02c'est clivé sur cette question-là.
15:04C'est régulièrement l'enjeu de césures
15:07et de débats idéologiques forts
15:11entre ceux qui...
15:12A peu près tout le monde, c'est le point qui fait consensus.
15:15Il y a une violence en face, la violence des forces de l'ordre,
15:19et les inégalités qui s'accroissent,
15:21des riches toujours plus riches, des pauvres plus pauvres.
15:24Le constat, c'est qu'il y a une violence en face de nous.
15:27Mais si vous voulez, et là, je schématise un peu,
15:30d'un côté, vous avez la sensibilité
15:32et la branche la plus gandhienne, non-violente, citoyenniste,
15:35qui considère qu'il ne faut pas répondre à la violence
15:39par la violence, parce qu'en fait,
15:41la faim est toujours dans les moyens,
15:43comme l'arbre est dans la graine,
15:45et quand on l'emporterait sur nos adversaires,
15:47si notre victoire est une victoire qui s'est faite par les armes,
15:51par la violence, elle ne serait débouchée
15:53que sur une société plus violente.
15:55C'est le discours de la frange la plus non-violente.
15:58Et de l'autre côté, vous avez ceux qui...
16:01Alors, sans aller, parce qu'on n'en est pas là aujourd'hui,
16:04sans aller jusqu'à prener des formes de violence
16:07directe contre les personnes,
16:09on pourrait parler de terrorisme,
16:11mais le terme est très galvaudé aussi.
16:13Il a toujours servi les intérêts des uns et des autres.
16:17Isabelle Saumier avait beaucoup travaillé là-dessus,
16:20identifié plus d'une centaine de définitions,
16:23et personne n'a jamais réussi à se mettre d'accord là-dessus.
16:26Il y a une frange qui accepte un niveau de conflictualité
16:29plus élevé, qui peut aller jusqu'à des barricades,
16:32des cocktails Molotov, des choses comme ça,
16:35mais en se disculpant eux-mêmes et en insistant sur le fait
16:38que, de toute façon, le niveau de violence et de conflictualité,
16:41il n'est pas fixé par eux, mais par l'Etat,
16:44qui décide... Quand il y a des manifestations,
16:46ça, à nouveau, le travail sociologique le montre bien,
16:49quand il y a des manifestations et que ça dégénère,
16:52on le voit bien, c'est des techniques de maintien de l'ordre.
16:55Si vous décidez que les forces de l'ordre s'éloignent,
16:58ne provoquent rien, vous pouvez avoir des black blocs
17:01dans la manifestation, ils ne vont rien faire,
17:04il n'y a pas de policiers sur lesquels taper.
17:06A l'inverse, si vous mettez des rangées de CRS
17:09qui vont nasser et gazer en même temps,
17:11vous pouvez être à peu près certain
17:13qu'y compris des bons-pères et des bonnes-mères de famille
17:16qui sont venus avec les meilleures intentions,
17:18vont très rapidement se radicaliser et se saisir d'un pavé
17:21ou de je ne sais quoi, parce qu'à un moment,
17:24c'est insupportable de venir avec une poussette
17:26dans une manifestation et de recevoir des coups de LBD
17:29ou de lacrymo. Le niveau de... Voilà, j'y insiste,
17:32le niveau de violence, en fait, il est quand même fixé
17:35par l'Etat plutôt que par les activistes,
17:37même s'ils ont leur part de responsabilité,
17:40qu'il ne faut pas non plus totalement dégner.
17:43Alors, qui sont les nouveaux désobéissants ?
17:45Est-ce que...
17:47Est-ce que sa structure, comment ça se structure ?
17:49Est-ce qu'on peut imaginer une convergence des luttes ?
17:53Qu'est-ce qu'on pourrait dire sur cette sociologie
17:55des nouveaux désobéissants ?
17:57Il y a des revendications très éparses,
17:59qui ne sont pas forcément en lien,
18:01ou peut-être qu'au contraire,
18:03on arrive à tisser des...
18:05On peut dire plusieurs choses.
18:06On peut dire que, déjà, vraiment, le centre de gravité
18:09ou le coeur sociologique, le noyau sociologique
18:12des nouveaux désobéissants, de ceux qu'on recroit
18:15à la désobéissance civile, se trouve du côté
18:18des mobilisations environnementales.
18:20C'est surtout des personnes qui luttent
18:22pour la planète, pour la biodiversité, etc.
18:25Cette population-là, à nouveau, c'est des tendances statistiques,
18:28il ne faut pas utiliser ça, mais on est plutôt sur une population
18:32qui est jeune, qui est diplômée,
18:34qui est autant féminine que masculine,
18:36mais voilà, qui est urbaine, qui est diplômée.
18:39Parfois, on dit que c'est des fils de...
18:41On caricature ce que je viens de dire en disant
18:44que c'est des fils à papa, des bourgeois, des bobos, etc.
18:47C'est pas vrai, car c'est des gens qui ont des diplômes
18:50et un capital culturel assez élevé,
18:52mais quand on regarde économiquement,
18:54c'est des trajectoires de déclassement.
18:57C'est des personnes qui ont des statuts d'emploi
18:59et des salaires inférieurs, tout simplement.
19:02C'est comme souvent les classes intellectuelles,
19:04qui sont économiquement déclassées.
19:06C'est le coeur sociologique des obéissants.
19:09Après, et c'est blanc, aussi, pardon,
19:11mais il faut le dire aussi, c'est blanc,
19:14et c'est ce qui explique aussi qu'il y ait,
19:16finalement, les forces de police,
19:18toutes choses égales, par ailleurs,
19:20et la justice sur les condamnations
19:22sont bien plus sévères, en fait,
19:24pour des actions d'un jeune racisé...
19:28-...au sein de sa famille.
19:30-...un jeune écologiste, ça, il faut le dire.
19:32Entre les deux, il y a le gilet jaune,
19:34qui est dans une position intermédiaire.
19:37Donc, voilà.
19:38Après, convergence des luttes,
19:40alors, oui et non.
19:42Oui, parce que vous avez, par exemple,
19:44des rencontres qui se font entre le comité Adama,
19:47qui lutte contre les violences racistes et policières,
19:50et les gilets jaunes, alors que certains ont dit
19:53que les gilets jaunes étaient un peu des beaufs,
19:56racistes, antisémites, etc.,
19:57il y avait beaucoup de préjugés sur les classes populaires.
20:00Vous avez des rencontres entre gilets jaunes
20:03et extinction rébellion et alternatives non-violentes.
20:07Donc, il y a des choses qui s'hybrident.
20:10Je pense qu'on est au début de quelque chose, voilà.
20:14Et là, il est difficile de prédire
20:17si la convergence se poursuivra.
20:19En tout cas, il y a des tentatives de passerelles
20:22qui se font de plus en plus avec une écologie
20:24qui a conscience qu'elle est un peu CSP+,
20:27qui essaie de s'ouvrir aux classes populaires,
20:29un clivage entre les classes rurales blanches
20:32et les banlieues des grandes métropoles racisées,
20:35qui est, là aussi, à certains égards,
20:37quand on fait...
20:38Quand on regarde, il y a des passerelles
20:40qui sont en train de se mettre en place.
20:42Comment ça fonctionne ?
20:44Parce qu'on parle de contestation,
20:46on en a une aujourd'hui qui est massive
20:48et qui, là, pour le coup,
20:50s'exprime par un parti...
20:53Oui.
20:54...qui est majoritaire
20:56et qui est extrême, qui est très organisé.
20:59Oui.
21:00Quel est l'apparat ? Comment mettre en face
21:02les deux forces ?
21:03Alors, tous ceux dont on parle depuis tout à l'heure,
21:06et les différentes luttes dont on parle là,
21:09elles échappent assez largement,
21:10et ça aussi, c'est un fait singulier
21:12des deux dernières décennies,
21:14elles échappent fortement aux organisations,
21:17disons, collectives et de masse traditionnelles
21:20qu'on a héritées du XXe siècle,
21:21puisqu'on parle plutôt de formes d'action de gauche,
21:24il faut pas oublier qu'il y a aussi
21:26des formes de contestation assez radicales de droite.
21:29La droite dans la rue, la droite qui manifeste,
21:32ça existe, on peut parler de la manif pour tous,
21:34c'est une longue histoire, mais on s'intéressait
21:37davantage à la contestation de gauche.
21:39Elle a longtemps été structurée au XXe siècle
21:42par un parti, pour ne pas le nommer le Parti communiste,
21:45des syndicats,
21:46qui, quand on regarde, tout simplement,
21:48aujourd'hui, se sont effondrés
21:50en termes de relais dans la société,
21:52en termes d'effectifs militants, ça a largement décliné,
21:55et donc, on se retrouve avec un foisonnement
21:57d'initiatives, de collectifs, de groupes,
22:01d'associations affinitaires,
22:03qui sont des choses, en fait,
22:05qui sont structurées,
22:07parce que ça se passe pas dans l'improvisation,
22:09et d'ailleurs, très souvent, on dit...
22:12Comme...
22:13On dit que c'est horizontal,
22:15acéphale, mais en fait, quand on creuse un petit peu,
22:18on se rend compte qu'il y a des phénomènes de leadership,
22:20qui ont plus de capitaux, de ressources,
22:23et qui prennent le devant de ces mobilisations.
22:25Donc, ça se structure, mais ça se structure
22:28à un niveau local,
22:30ça prend une forme bien moins centralisée
22:33que ce que ça a pu prendre par le passé,
22:36pour le meilleur et pour le pire.
22:38Je dis pour le pire, parce que ce défaut de convergence
22:41et d'unité peut être aussi une forme de faiblesse.
22:44Enfin, divisé pour mieux régner, on est un peu éparpillé,
22:48ça peut être une faiblesse.
22:49En même temps, pour le meilleur,
22:51parce que ça permet à chaque lutte
22:53de faire valoir pleinement ses propres revendications,
22:56et des luttes, par exemple, féministes,
22:58qui, naguère, étaient un peu déconsidérées,
23:01un peu reléguées, parce que, tu comprends bien,
23:04le féminisme, c'est secondaire, on verra après la Révolution,
23:07d'abord, on abat le capitalisme,
23:09ou même, automatiquement, quand on aura abattu le capitalisme,
23:12les questions du patriarcat et du racisme
23:16se résolveront d'elles-mêmes.
23:19Bon, ces idées-là, aujourd'hui,
23:21on peut dire qu'on a avancé, qu'on en est revenu,
23:23certainement pas totalement, mais on en est un peu revenu,
23:26et l'autonomie, en fait, de chaque lutte
23:29est davantage acceptée et reconnue dans les mondes militants.
23:33Et cette autonomie, du coup, elle va aussi
23:35avec cette forme d'éparpillement dont on parlait à l'instant.
23:40Il y a quelque chose que je trouve intéressant,
23:42c'est que l'énonciation des nouvelles mobilisations
23:45se fait beaucoup par les lieux,
23:47les ronds-points, les ZAD.
23:50Est-ce que la question du territoire
23:52ou de la territorialisation
23:54devient un identifiant pour les luttes ?
23:57Quelle est l'importance, aujourd'hui,
23:59de la zone géographique, d'une certaine manière,
24:02qui donne quasiment son nom à la mobilisation ?
24:04Je pense qu'elle est centrale, et vous faites bien de le mentionner,
24:08qui donne son nom à la mobilisation, parfois,
24:10quand on parle du mouvement des ronds-points
24:13pour les Gilets jaunes, pour parler des indignés,
24:15de Nuit debout, on parle des mouvements
24:18d'occupation de places publiques.
24:20C'est exactement ça, en fait.
24:21Le nom du mouvement se réfère au nom du territoire,
24:25mais en fait, en y réfléchissant bien,
24:27il en a presque de tout temps été ainsi.
24:31Les grandes luttes ouvrières du siècle passé,
24:34elles se traduisaient souvent par la réappropriation.
24:37La grève, on la faisait au sein de l'usine,
24:39quand ça allait jusqu'à un niveau d'affrontement élevé,
24:42on récupérait la machine de production
24:44pour les ouvriers, comme les lipes,
24:46qui peuvent encore exister aujourd'hui,
24:48sauf que des usines, il y en a moins.
24:50Les étudiants aussi, quand ils se mobilisent,
24:53le premier réflexe, c'est de faire une Assemblée générale
24:56et d'occuper la Sorbonne, Mai 68.
24:58Aujourd'hui, finalement, ce rapport au territoire,
25:01il est tout aussi charnel qu'auparavant,
25:03sauf que c'est peut-être les territoires...
25:06C'est pas le même territoire.
25:07Des usines, il y en a moins,
25:09qu'occuper des universités, ça se fait encore,
25:12mais c'est peut-être plus compliqué,
25:14car pendant longtemps, l'université,
25:16c'était un lieu sanctuarisé,
25:18et s'il y avait des sans-papiers,
25:19des étudiants qui occupaient une église,
25:22jamais, au grand jamais,
25:23on aurait fait rentrer les forces de l'ordre.
25:26Désormais, ce tabou a été brisé, il y a une quinzaine d'années,
25:29et du coup, on réinvestit d'autres lieux.
25:32Euh...
25:33Ils sont moins urbains.
25:35Ils sont moins urbains, tout à fait,
25:37alors qu'ils sont moins urbains dans le cas des ronds-points,
25:40mais ça, c'est lié à la sociologie des petits moyens,
25:43de ces travailleurs de la France rurale, en fait,
25:47qui se sont regroupés là.
25:49Le parallèle est intéressant entre les ronds-points,
25:52zone rurale, et les places publiques,
25:54places de la République,
25:55mais c'était pas que Paris.
25:57Il y avait eu plus d'une centaine de villes,
25:59à Bordeaux, Lyon, Marseille, etc.,
26:01où des places publiques étaient occupées.
26:03Ce qui me frappe, là-dedans,
26:05et ce que je vois de commun entre les ronds-points
26:08et la place publique, c'est que c'est normalement
26:11de passage, de transition, on les traverse,
26:13en voiture dans un cas, peut-être à pied,
26:15ou en métro dans l'autre, sans jamais véritablement s'y arrêter,
26:19et là, il y a comme une volonté, peut-être,
26:21de marquer une césure, en fait,
26:24d'arrêter le temps, en quelque sorte.
26:26Jacques Rancière le dit de manière intéressante
26:29en commentant Les Gilets jaunes et Nuit debout.
26:31On a dit que c'était des occupations,
26:34et en parlant d'occupations, on a pensé le terme
26:36dans sa signification spatiale.
26:38C'était d'abord une occupation spatiale.
26:40Il faut aussi penser en termes temporels, en fait.
26:43Ce qu'on fait sur un rond-point et sur une place publique,
26:46c'est qu'on cherche à s'occuper,
26:48à s'occuper d'une façon...
26:51à investir le temps social
26:54d'une façon différente de la temporalité
26:56qui est celle qui nous est imposée par le salariat,
26:59le travail, métro, bloododo, l'Ethos...
27:01-"L'Ethos capitaliste".
27:03-...exactement. Occuper le temps, l'habiter d'une autre manière.
27:06Merci beaucoup, Manuel Cervera-Marzal.
27:09Je vous remercie.