• il y a 2 mois
Lieutenant dans la 1re Armée française, Pierre Vilars a tout connu pendant la Seconde Guerre mondiale : la débâcle, la prison, l’exil en Afrique et le Débarquement de Provence, dont il est, à 108 ans, l’un des derniers survivants. Un témoignage exceptionnel recueilli par notre journaliste Timothée Vilars, son petit-fils.

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00:00Sur le front, la mort est là, les blessures aussi, mais on n'a pas peur, on est dans le bain, on fait ce qu'il faut.
00:10Je m'appelle Pierre Villard, j'ai presque 108 ans et j'ai fait le débarquement à l'île d'Elbe.
00:31Est-ce que tu reconnais ce jeune homme ?
00:33J'avais 38, je faisais donc mon service militaire quand la guerre a éclaté.
00:40J'ai donc été à l'école militaire de Poitiers pour passer sous le lieutenant six mois après.
00:49Les Français étaient optimistes avant la guerre, mais on ne s'en rendait pas compte, on était mal équipés,
00:54qu'on n'avait pas d'avions, alors que les Allemands avaient des avions de chasse, des avions de bombardement, etc.
01:03C'est ça qui nous a foutus en l'air.
01:05On part se mettre en position du côte des Dirsons, dans le nord.
01:12Quand les hostilités commencent, je rentre en Belgique avec 600 chevaux et 600 hommes,
01:21et nous revenons en Belgique à 0 chevaux et 105 hommes.
01:29Les autres ayant été asphyxiés, bombardés par l'aviation allemande,
01:38on s'attendait à des attaques aériennes, mais on se fait matraquer à outrance,
01:45et on perd énormément d'hommes, plus d'un cheval.
01:50Ah ben, mon cheval était tué à la guerre.
01:55Il y a eu un cheval qui s'appelait Espoir.
01:59Quand j'arrivais à l'écurie, à 50 mètres, il hélissait parce qu'il me sentait arrivé.
02:09Il savait qu'on allait se promener.
02:12Espoir.
02:14On survit, on ne sait pas pourquoi, intrinsèquement.
02:20Le corps se défend de toujours quelque chose en toi qui t'oblige à vivre,
02:27qui essaie toujours de te donner des espèces de solutions et autres.
02:33On recule, on recule, on recule, et on arrive à l'Orient
02:38pour reprendre le canon qui reste, s'il y en a, et il n'y en a plus.
02:43Ce qui fait que quand les Allemands arrivent, on a nos fusils et l'homme.
02:49Les Allemands arrivaient de tous les côtés, et surtout par la côte,
02:54où on est bousculé, etc., et je suis légèrement blessé et fait prisonnier.
03:02C'est par centaines qu'on est prisonnier.
03:05On est mis dans les wagons et en route pour Württemberg.
03:10Et là, on a le sentiment qu'on ne peut plus rien faire,
03:15qu'on est comme des bêtes ramenées dans les wagons à bestiaux.
03:20Dès que notre sort est jeté, on est prisonnier, et on va le subir.
03:29La vie à la prison des officiers était très stricte.
03:34La discipline était, ce que j'appellerais, légèrement féroce.
03:40Nous avons été souvent levés la nuit pour être comptés
03:47et voir s'ils devaient tomber en notre place.
03:50Oui, la nourriture manquait beaucoup.
03:52Une boîte de sardines était mangée par un cibosome,
03:57c'est-à-dire qu'on mangeait une demi-sardine par personne, presque.
04:03C'est là où le caractère des gens émergeait.
04:09Moi, j'étais avec un groupe d'artilleurs
04:14où on partageait des colis que les parents nous envoyaient,
04:19en se privant d'ailleurs.
04:22Et il y en avait d'autres qui ne voulaient pas partager,
04:26et qui mangeaient comme ils pouvaient.
04:29C'était une drôle de façon de voir les choses.
04:33J'ai donné un objet de la maison.
04:36Ah, un violon ! Mon violon !
04:40Ah ben c'est bien ça !
04:43Je l'avais récupéré, il marchait pas là !
04:46Est-ce que ça te rappelle un souvenir en prison ?
04:49Oui !
04:51Parce qu'en prison, l'officier n'a pas le droit de rien faire.
04:57Alors qu'est-ce qu'on fait ?
04:59On essaie d'attraper un livre français,
05:02ou on fait de la musique.
05:05Moi j'aimais bien la musique,
05:07j'ai commencé à jouer du violon, à apprendre le violon à 5 ans.
05:11Et j'ai fait partie d'un petit orchestre à Quatuor,
05:17avec un général qui était un violoncelle.
05:21Heinz, Händel, on n'était pas obligés de jouer allemand,
05:27on jouait aussi français.
05:29La musique n'a pas de drapeau.
05:32Vous faisiez des concerts ?
05:34Oui, on faisait des concerts.
05:36Pour nous, les Allemands y assistaient.
05:39Un jour, le général a aperçu un gars,
05:44et le général l'a regardé et lui a dit
05:47« Mais vous aimez la musique ? »
05:50Le gars a répondu « Oui mon général, j'aime bien la musique. »
05:54Et qu'est-ce que vous faisiez dans le civil ?
05:58Dans le civil, j'étais premier violoncelle dans l'orchestre de Paris.
06:04Le général s'est levé,
06:06il lui a dit « Donnez-moi votre balai et prenez le violoncelle. »
06:12C'est un détail qui m'est resté.
06:15Les évasions étaient très très très rares,
06:18parce qu'on était bien gardés par des murs à l'or
06:23et des mines antipersonnelles.
06:26On ne pouvait pas passer le champ de mines sans se faire sauter avec.
06:31Les évasions se faisaient par déguisement.
06:34Il y avait quelquefois des ateliers de couture.
06:37On ramassait ce qu'on pouvait comme tissu allemand
06:41pour en faire des habits allemands et s'habiller en allemand.
06:45Pour moi, certains.
06:48Après, j'ai été transféré dans un camp à côté de Stuttgart.
06:53Et à Stuttgart m'est arrivée la chance.
06:58A ma grande surprise,
07:00ayant dit aux Allemands que j'étais volontaire pour me battre contre les Anglais,
07:05on me libère.
07:07Je me retrouve en France, reconnu par les Allemands.
07:11J'ai perdu quelque chose comme 15 kilos.
07:15L'armée française me prend en charge.
07:18On essaye de me retaper.
07:21Et je vais donc s'attraper dans un hôtel grand luxe.
07:28La chance que j'ai eue, c'est cette chance inouïe
07:32de me retrouver libre pour avoir simplement dit aux Allemands
07:37que je suis contre les Anglais et qu'ils ont coupé nos bateaux.
07:44J'ai risqué gros à rester en France libre.
07:48Ayant été remis à peu près en état,
07:53on m'a conseillé de m'exiler en Afrique du Nord.
07:59Je me suis réfugié en Algérie, en Tunisie, en Maroc.
08:05Et du Maroc, je suis descendu sur Dakar, l'Afrique occidentale française.
08:11Et à Dakar, ne me trouvant pas bien,
08:14je me suis porté volontaire pour aller prendre un poste
08:20à Beaubourg-du-Losseau en haute volonté.
08:24C'était encore la vraie brousse avec les femmes,
08:29avec un plateau dans la lèvre inférieure.
08:33Là, elles étaient pratiquement nues.
08:35Je dormais dans une case à 6h30.
08:39Mon ordonnance m'apportait mon cheval tout scellé, tout prêt.
08:44Et je vais faire un tour en brousse tous les matins.
08:47Je dérouillais mon cheval et moi aussi.
08:52On mangeait bien, c'était popotit.
08:54Alors, je faisais le ravitaillement du messe des officiers.
08:58Et on préparait les soldats pour aller se battre en France,
09:03car on espérait toujours remonter en France.
09:08Est-ce que tu peux me raconter la nuit de l'éclipse de lune ?
09:11J'ai été réveillé sur le coup de minuit par un boucan épouvantable.
09:18Ils ont tapé sur les calvaces, ils ont tapé partout.
09:24Pourquoi ils tapaient partout ?
09:26C'était pour chasser le chat qui était en train de manger la lune.
09:34C'était assez curieux.
09:36On a essayé de faire la chasse à l'éléphant, mais on n'y est pas arrivé.
09:45Est-ce que tu t'es senti seul pendant ces années, coupé de tes proches ?
09:49On vit une autre vie.
09:51Les événements t'imposent beaucoup de choses que tu dois accepter.
09:58Comment tu restes en contact avec tes proches et ta fiancée ?
10:02Très difficile.
10:05En Afrique, on leur donne des petites cartes.
10:08On envoie le courrier au Vatican.
10:10Le Vatican redistribue en France la carte qu'on a écrite.
10:15Ça dure des semaines, des semaines,
10:19pour que les gens des deux côtés reçoivent des nouvelles.
10:23De là, la guerre ayant tourné, on voulait nous rapatrier sur l'Afrique du Nord.
10:31Il y avait des avions américains qui arrivaient vides
10:36pour reprendre des officiers français à Dakar,
10:43pour les remonter sur Casablanca.
10:46Je suis monté dans un groupe de cinq avions, des énormes avions.
10:52On marchait en groupe à vue.
10:54Le groupe qui a suivi est tombé dans le brouillard
10:58et ils se sont écrasés dans la classe.
11:01En arrivant à Marrakech, on a affronté un camion à essence
11:06qui a traversé la piste au moment où on l'a atterrissé.
11:10On a échappé de peu à la mort.
11:16Le colonel m'a reçu et il m'a dit
11:20« Vous changez de nom parce que vous allez vous remettre.
11:24Si les Allemands vous attrapent, votre sort est bon. »
11:28J'ai changé de nom.
11:30Je ne m'appelle plus Villard, je m'appelle Blondel
11:33pour préserver la famille,
11:35puisque je suis parti de l'autre côté, contre les Allemands.
11:39Et ça m'a permis de faire une guerre un peu plus tranquille
11:44que si j'avais gardé mon nom véritable.
11:50J'étais donc affecté à la 9e Division d'infanterie coloniale
11:56comme lieutenant.
11:58Je suis d'abord arrivé en Corse avec mon régiment.
12:03Et de Corse, nous avons débarqué avec quelques pertes sérieuses
12:09à l'île d'Elbe.
12:11On a commencé par apprendre à équiper les camions, les jeeps et les canons
12:22pour qu'ils ne soient pas mouillés en traversant les bords de mer
12:27qu'on devait traverser, avec de l'eau jusqu'à la poitrine,
12:32à peu près, avec la tête qui dépassait.
12:35Qu'est-ce qu'on ressent ? Vous étiez dans des barges de débarquement ?
12:38Oui, j'étais dans les barges de débarquement,
12:41avec le plateau qui s'abaisse, la porte qui s'abaisse.
12:46Qu'est-ce qu'on ressent à ce moment-là ?
12:48Si curieux, on n'a pas peur.
12:50On est tellement pris par les manœuvres,
12:54de faire ceci pour faire cela, etc.,
12:57qu'on n'a pas le temps de réfléchir.
13:01On ne pense pas aux dangers, on ne pense pas à ça.
13:05Heureusement d'ailleurs.
13:07Faire la guerre, ce n'est pas une partie de plaisir.
13:13On réagit curieusement dans ces temps-là.
13:17Sur le front, la mort est là, les blessures aussi,
13:21plus souvent heureusement que la mort,
13:24mais on n'a pas peur.
13:27On est dans le bain, on fait ce qu'il faut.
13:31Nous, les soldats, on avait moins peur que les civils.
13:36La guerre à l'île d'Elbe s'est passée très rapidement.
13:40On avait seulement quelques jours pour conquérir l'île d'Elbe,
13:45et on a eu de la chance.
13:48On a resté trois jours à l'île d'Elbe pour revenir en Corse.
13:54De Corse, nous avons repris le bateau
13:58pour débarquer en Provence,
14:01où nous avons débarqué à Saint-Tropez.
14:04La première bataille que nous avons eue, c'est la prise de Toulon.
14:09En fait, on débarquait en Sénégalais à 90% de Noirs.
14:16On était très peu de Blancs, et ils se sont très bien battus.
14:21Ils se sont bien débrouillés.
14:24Les journalistes étaient un peu honteux
14:27de voir des Noirs libérer la France.
14:33Ils allaient se faire tuer alors qu'ils n'avaient jamais mis les pieds à Saint-Tropez ni à Grenoble.
14:39Une chose qui m'a choqué énormément en France,
14:44c'est le blanchiment du régiment.
14:47On commençait à faire trop froid pour les Sénégalais.
14:50On a échangé avec les petits Français qui faisaient bravo sur le bord de la route.
14:57On leur a dit que ce n'était pas tout de faire bravo, mais qu'il fallait y aller.
15:01Alors on avait aligné les Blancs sur un chemin, sur un côté,
15:07les Noirs sur l'autre côté de la route,
15:11à peu près à la même hauteur que les Blancs.
15:16Ils se sont déshabillés, sans aucune précaution.
15:21On a échangé de vêtements.
15:24Ça m'a choqué énormément.
15:26Nous avons pris la route qui remonte les Alpes pour arriver jusqu'à Strasbourg.
15:34J'ai eu une permission de huit jours pour aller me marier.
15:40Comment tu l'as rencontré ?
15:41Je l'ai rencontré grâce à Hitler.
15:44Avant les grandes attaques de 1940,
15:48je cantonnais dans un petit patin qui s'appelle Montrefuis,
15:52où ma mère est devenue mon beau-père.
15:56Ce qui fait que ma mère Jacqueline, on ne s'est pas connu longtemps.
16:01A se voir, se dire bonjour à tout,
16:05un mois et demi, deux mois,
16:08on n'a pas cessé de correspondre après.
16:11On s'est mariés pendant la guerre.
16:14Très frugalement, parce qu'il n'y avait pas grand-chose à manger à l'époque.
16:18C'était pour les temps de festivité.
16:21C'était le temps de se marier comme ça en vitesse et de repartir.
16:26Et puis je suis retourné au front.
16:28Nous sommes arrivés en Allemagne, sur le Rhin.
16:33Nous avons traversé, fait remonter le Rhin jusqu'à la Suisse.
16:40Et la guerre s'est terminée alors que j'étais en forêt noire à finir de tirer le canon.
16:46Comment vous avez accueilli la nouvelle de la victoire ?
16:50Je te le dirai bêtement, mais tout simplement par une belle cuite.
16:57Non, ce n'est pas vrai, on a bien bu, bien mangé.
17:02On était quand même heureux de pouvoir être obligés de tirer
17:08et de recevoir de l'autre côté les ballons.
17:11La guerre s'est terminée et enfin j'ai été démobilisé.
17:15Comme il partait en Indochine et que je venais de me marier,
17:20je vois pas tellement bien comment on pouvait travailler les deux ensemble.
17:29Et l'Indochine et le mariage.
17:33Est-ce que tu as l'impression que ce que tu as connu
17:36pourrait revenir, la guerre en Europe ?
17:39Oui.
17:41Et ça va revenir.
17:43Avec des fous comme les Russes, des fous comme les Américains aussi.
17:50Parce que les Américains, ils vont nous faire le dos au mur.
17:55Ou tu viens avec nous ou tu crèves.
17:58C'est une mauvaise guerre ça aussi.
18:01Parce qu'on joue avec les idées.
18:04Et ça, c'est pas bon.
18:06Et ça sera pas une guerre comme on a vécu.
18:09Il n'y a jamais une guerre pareille.
18:11Maintenant, on se bat comment ?
18:13Avec des petits machins comme ça, qui sont grands comme ça,
18:18qui tuent des centaines d'hommes.
18:20Les civils apprendront plus que les militaires si ça continue.
18:25Pour en arriver là, c'est vraiment pas la peine de faire 14 décès,
18:31c'est 39, 45.
18:33Ça va pas donner la leçon à personne.
18:36Aujourd'hui, tu es l'un des 5 hommes les plus âgés de France.
18:403 et 5 hommes.
18:43Ça me donne une belle jambe.
18:46Une très belle jambe.
18:49J'ai la chance encore de pouvoir réfléchir et parler à peu près correctement.
18:58Comment tu l'expliques ?
19:00Je ne sais pas.
19:02Peut-être pas une nourriture normale.
19:06On m'a reproché pendant longtemps, longtemps, longtemps,
19:11de boire du vin à chaque repas.
19:15Ça m'a conclu que j'étais quand même dans la bonne chose.
19:21Puisque je suis encore là et que je bois mon verre de vin à chaque repas.
19:26Et que ça me fait plaisir.
19:28Je gère mes affaires.
19:30J'aime et j'excècre encore.
19:36Tout ce que j'aurais pensé au départ de Jacqueline,
19:41qui est partie trop tôt,
19:45qu'on ne peut pas remplacer.
19:48C'est pas possible.
19:51Et puis en sachant qu'il y a toujours une fin,
19:55et que c'est tout à fait normal ici,
19:58et on ne peut pas l'éviter.
20:01Mais tu n'as pas peur ?
20:03Non, parce que je sais que de toute façon,
20:07que j'ai peur ou pas peur, il faut y passer.
20:11Le tout dans la vie,
20:14c'est d'arriver à essayer du moins.
20:17D'arriver à tenir correctement la vie.
20:21Espérer être l'égal de tout le monde.
20:27Quand j'entends l'égal, c'est ne pas avoir d'ennemis,
20:31ne pas avoir de rancœurs.
20:34Et c'est important.
20:36Voilà, voilà la philosophie de Pierre Villers.

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