Pierre Fagnart, journaliste, revient sur l'enquête de l'EIC (European Investigative Collaborations) sur des escadrons de la mort de narcotrafiquants européens pour le compte de l'Iran avec Louis Colart, Chef adjoint du pôle Enquêtes du Soir, et Matthieu Suc, journaliste pour Mediapart.
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00:00La république islamique d'Iran utilise des criminels de droit commun pour commettre
00:04des attaques en Europe, c'est ce qu'on apprend en lisant la dernière enquête menée
00:07par le consortium d'investigation EIC, consortium dont fait partie Le Soir.
00:12Chez nous, c'est Louis Collard du pôle enquête qui a travaillé sur cette histoire,
00:17avec notamment Mathieu Suc de Mediapart.
00:19Louis et Mathieu sont avec nous pour tout vous expliquer.
00:22Le Soir.
00:24Repensons notre quotidien.
00:26Bonjour Louis.
00:27Bonjour Pierre.
00:28Bonjour Mathieu.
00:29Avec nous, en direct de Paris.
00:30Bonjour.
00:31Elle part d'où cette histoire ? Je pense me tourner d'abord vers Mathieu, elle part
00:37d'où cette histoire ? C'est celle d'un criminel connu de la justice, certes, connu
00:41de la police, mais pas des services antiterroristes ?
00:43Voilà, alors pour l'EIC et pour nous, elle part d'un coin de rue en fait, dans Paris,
00:52où complètement par hasard, je croise une source et qui me raconte cette histoire d'une
00:58cellule terroriste qui s'apprêtait à frapper des cibles israéliennes ou issues de la communauté
01:08juive en France et en Europe.
01:10Mais cette source m'en dit peu et cette histoire n'est absolument pas connue à ce moment-là.
01:17Je vais essayer de remonter le fil, mais j'ai quelques difficultés et donc on en parle au
01:25sein de Mediapart et on se dit que c'est le bon moment d'activer nos partenaires européens
01:33et israéliens au sein du consortium pour essayer de remonter le fil de cette cellule.
01:41Ça c'est pour le cadre de l'enquête journalistique.
01:43Pour le cadre de l'enquête côté renseignement et justice, il faut rester prudent sur la partie
01:53renseignement, semble-t-il que ça part d'une alerte du Mossad qui prévient des services de
02:00renseignement européens, notamment les Allemands et les Français, qu'une cellule composée de
02:10gens venus du grand banditisme ou du banditisme français est en train de planifier des assassinats
02:19pour le compte de l'Iran.
02:22Et un des premiers noms qui apparaît dans ce travail d'enquête en renseignement, ça va être
02:29celui d'Abdelkrim S, qui effectivement, comme vous le disiez, a cette particularité que ce n'est
02:34absolument pas quelqu'un qui est connu pour terrorisme ou connu pour travailler pour des
02:42services secrets étrangers. C'est un voyou de ce qu'on appelle de droit commun qui a été condamné
02:49pour sa participation, c'était essentiellement une aide logistique, à un règlement de compte
02:55qu'il y avait eu entre narcotrafiquants à Marseille il y a quelques années.
02:59Là, dans l'histoire qui nous occupe, c'est quoi qui lui est reproché à ce Abdelkrim S ? C'est
03:04quoi qui met la puce à l'oreille des enquêteurs des services secrets ?
03:07Alors, il y a cette partie d'alerte par un autre service. Les Français et les Allemands vont
03:16commencer à suivre à la trace cet individu, qu'encore une fois, ils ne connaissent pas,
03:22et ils vont le voir notamment faire des airtours en Allemagne à deux ou trois reprises durant le
03:33mois d'avril dernier. Il faut savoir qu'Abdelkrim S avait été remis en liberté après avoir purgé
03:41l'essentiel de sa peine dans l'histoire de fusillade dans le cadre narcotrafic, et qu'il
03:47était subjectif à ce qu'on appelle en France un contrôle judiciaire, et il n'avait pas le
03:51droit notamment de quitter l'étranger. Donc le 5, le fait de se rendre en Allemagne, le mettait,
03:58en tout cas on regarde la loi française, en infraction. Et lui, pourtant, va multiplier les
04:03voyages. Alors, il prétendra après que c'était pour faire du tourisme, acheter des cigarettes ou
04:08d'autres, sauf qu'en fait, les services français et allemands se coordonnent et que quand ils passent
04:15la frontière, les allemands prennent la main et vont suivre Abdelkrim. Et ils vont le voir déambuler
04:23dans Berlin et dans Munich, mais pas déambuler comme vous et moi de touristes. Il est avec son
04:33téléphone, il suit le parcours de son téléphone et il fait des photos de certains lieux en vue
04:41de repérage. Et ces lieux, ces adresses, correspondent à ce que les services de
04:48renseignement savaient en amont. C'est-à-dire que ce sont des lieux où travaillent, où vivent, des gens
04:55issus de la communauté juive allemande et qui étaient ciblés par la République
05:06islamique d'Iran qui espérait, en les éliminant, susciter un émoi.
05:13Louis, c'est ça la théorie des services secrets, c'est que l'Iran emploie, entre guillemets, je ne sais pas si on peut vraiment parler d'emploi, des criminels en Europe pour faire son sale boulot.
05:23Exactement, c'est le soupçon des services de renseignement. Donc maintenant, pour le cas de l'affaire Marco Polo, comme elle s'appelle, parce que c'était un des
05:33alias bidons qu'utilisait Abdelkrim pour voyager notamment, pour acheter ses titres de transport,
05:39dans ce cadre-là. Mais évidemment, comme c'est judiciaire, maintenant c'est à l'enquête judiciaire
05:44de le déterminer. Et le principal accusé, c'est Abdelkrim dont on parle depuis tout à l'heure,
05:52d'aimants de A à Z, tout acte terroriste. Il parle maintenant, dans certaines auditions,
06:01d'arnaques à l'assurance, puisqu'on n'en a pas parlé. Mais avant les repérages en Allemagne,
06:10Abdelkrim est soupçonné d'être impliqué, d'une manière ou d'une autre, dans une série d'incendies
06:16criminelles qui, cette fois-ci, sont intervenues en France, plutôt dans le sud de la France,
06:21dans des entreprises qui n'ont aucun lien entre elles. Mais les enquêteurs ont remarqué que le
06:26seul point commun entre ces entreprises, c'est qu'elles sont tenues, gérées ou dirigées par
06:34des Israéliens, debout des personnalités juives. Donc voilà. Ce que doit déterminer l'enquête,
06:40c'est si les hordes venaient bien d'Iran. Mais c'est ce qu'ils pensent. Et là, il y a un autre
06:44nom qu'on publie, c'est celui d'un autre gangster ou ex-gangster français, lyonnais en l'occurrence,
06:54trafiquant de drogue dans la région lyonnaise, qui lui s'appelle donc Oumit Boulboul. Et cet
07:02homme serait aujourd'hui en Iran. On soupçonne que c'est lui qui donnait les consignes à travers
07:08plusieurs couches de proxys, comme disent les services de renseignement, c'est à dire des
07:16intermédiaires. Et ces couches d'intermédiaires permettent de protéger l'éventuel donneur d'ordre,
07:24s'il est bien la République islamique d'Iran ou les services secrets iraniens. Ils permettront plus
07:30tard, si jamais ces gens se font attraper, de pouvoir nier de façon plausible que c'était
07:37bien l'Iran qui était à la baguette. Dans tous les cas, dans tous les points qui ont été soulevés
07:43par les services, il y a toujours ce point commun entre les six potentiels, c'est d'appartenir,
07:48d'avoir un lien en tout cas avec soit des gens qui sont de nationalité israélienne, soit appartenant
07:53à la communauté juive. Tout à fait, mais dans d'autres cas en Europe antérieurs à cette affaire
07:58Marco Polo, il y a d'autres cibles qui peuvent apparaître, ce sont tout simplement les opposants
08:03iraniens réfugiés ou cachés en Europe. Il y a eu, dès 2016, si je ne me trompe pas, en 2016 et
08:152017, deux opposants iraniens assassinés aux Pays-Bas, non loin de chez nous, et il a fallu
08:22quelques années d'enquête, et le deuxième assassinat malheureusement, pour que les services locaux
08:28attribuent ces assassinats à la République islamique d'Iran, puisqu'effectivement c'était
08:35là deux opposants iraniens. Donc rien à voir avec Israël, mais pour l'affaire Marco Polo et d'autres
08:40cas ailleurs en Europe, effectivement c'est le grand ennemi de Téhéran qui est visé. Mais ce
08:49qui étonne, et ce qui choque en fait, c'est qu'il n'est pas question là du tout de s'attaquer,
08:54je ne sais pas moi, à des militaires israéliens, à l'état d'Israël en tant que tel, c'est
08:58simplement à des personnalités juives. Mathieu, pour se rendre compte aussi un petit peu de
09:04l'ampleur de l'histoire, Louis l'a un tout petit peu évoqué, mais Abdelkrim n'est pas le seul proxy,
09:10pour continuer à utiliser ce terme, identifié par les services. On se rend compte qu'il y en a
09:15d'autres, il y a notamment ce trafic en Lyonnais dont Louis a évoqué l'existence. Tout à fait,
09:22et c'était aussi ce qui nous semblait intéressant et justifié aussi cette enquête commune
09:28journalistique, c'est qu'il y a cette affaire qu'on révèle, qui fait parler bien sûr, c'est normal,
09:34mais ça permettait de mettre le point, le focus sur quelque chose de plus grande ampleur où nous
09:43allons en parler chacun de nos côtés, dans nos pays, quand ça arrive, c'est-à-dire que c'est
09:50le retour d'un terrorisme d'État. La Belgique et la France ont été frappées, ensanglantées ces
09:56dernières années par un terrorisme djihadiste d'un proto-État qui était l'État islamique,
10:02mais le terrorisme d'État avait plus ou moins disparu. Et en fait, on s'aperçoit que le but
10:08aussi de cette enquête, c'était de montrer qu'à bas bruit, il y a un État qui s'appelle l'Iran,
10:12et qui en Europe, et un peu partout dans le monde, mais particulièrement en Europe,
10:18se sert de l'Europe comme d'un terrain de jeu pour traquer ses opposants, comme racontait Louis,
10:24et des gens issus de la communauté juive ou des Israéliens. Donc ça permet de remettre,
10:32de mettre un focus sur ce terrorisme d'État, et aussi effectivement de montrer cette tendance,
10:41alors c'est pas neuf, mais simplement là c'est employé de manière beaucoup plus systématique
10:47par l'Iran, d'utiliser des proxys, c'est-à-dire des gens qui ne sont pas issus des services de
10:52renseignements traditionnels d'un pays, mais là qui sont des gens venus de la criminalité organisée,
11:01et plus particulièrement du narcotrafic, c'est-à-dire au-delà du trafiquant lyonnais,
11:05on rappelle aussi qu'il y a tout un tas d'hommes, et pas que des trafiquants de drogue français,
11:12mais plein de trafiquants de drogue, qui sont réfugiés en Iran pour éviter les sanctions,
11:17parce qu'ils sont recherchés pour leurs méfaits du passé, et l'Iran leur accorde une espèce
11:23d'immunité, leur autorise, ou en tout cas détourne le regard de leurs activités illicites de crime
11:31org, pour en échange, la contrepartie, c'est qu'eux activent leur propre réseau au sein de
11:38leurs trincites, pour fournir une main d'oeuvre, pour fournir une logistique, pour pouvoir perpétrer
11:44ces attentats. Donc ces deux aspects, le retour d'un terrorisme d'état, et le deuxième, avec
11:51l'emploi de gens issus de la criminalité organisée, encore une fois c'est quelque chose qu'on traitait
11:58les uns et les autres, mais de manière éparce, et en fait ça méritait de mettre nos forces en
12:05commun, et d'éloigner un peu notre regard, pour avoir une vue d'ensemble, et offrir ça à nos lecteurs.
12:12Vous avez évidemment bien fait votre travail, vous avez contacté l'ambassade d'Iran, ils en disent
12:16quoi ? Alors ils parlent d'accusations ridicules, probablement manigancées par Israël, et voilà,
12:24et sans surprise, ils prétendent que ce sont des fausses informations, qui visent à les mettre en
12:33porte à faux, au niveau diplomatique, vis-à-vis d'autres états européens, donc voilà, c'est un
12:41démenti qui était évidemment attendu. Pour avoir tous les éléments, et même si nos lecteurs,
12:46nos spectateurs sont familiers du travail de l'EIC, c'est quoi ce consortium, Louis, en quelques
12:51mois ? Alors c'est un consortium principalement européen, même si ici on est en partenariat
12:57avec Shomrim en Israël. Voilà, c'est le réseau journalistique qui a sorti plusieurs grandes
13:08enquêtes ces dernières années, l'une des plus connues évidemment ce sont les Football Leaks,
13:13Congo Hold Up également, voilà, tout un tas d'enquêtes publiées ces dernières années,
13:18et qui allient différentes rédactions du continent, voilà, pour n'en citer que quelques-unes,
13:27il y a en Belgique notre partenaire de Standard, et en France c'est donc Mediapart, en Allemagne
13:35Der Spiegel, mais voilà, il y a d'autres partenaires un peu partout en Europe, et l'idée
13:41c'est d'associer les forces des rédactions lorsque l'enquête en question a un caractère transnational.
13:48Un petit mot de coulisse pour terminer Mathieu, parce que je pense que c'est ça aussi qui
13:52passionne les gens qui nous lisent et qui nous écoutent, un dossier comme ça qui mêle géopolitique,
13:59terrorisme d'état, grande criminalité, services secrets, comment on fait pour travailler là-dessus ?
14:05C'est compliqué, alors moi ça fait une dizaine d'années maintenant que je travaille sur le
14:13terrorisme et sur les services de renseignement, donc j'ai quelques points d'entrée, mais là c'est
14:21clair que c'était aussi quelque chose où j'aurais peut-être pu sortir l'info seule, mais elle
14:29n'aurait pas eu, je pense, cette densité, c'est quelque chose où là, l'addition des forces dont
14:37parlait Louis, le collectif est plus important que les individus, et juste je voulais préciser
14:44notamment c'est que le consortium, comme d'autres consortiums de ce type, s'est créé aussi sur la
14:50volonté en fait, en se disant les LICS vont se multiplier, il y a tellement de données à analyser
14:57et donc on l'a fait, et comme Louis le rappelait aussi, avec le succès qu'on connaît sur football
15:03ou sur d'autres, là c'est un autre type de journalisme où on s'associe, c'est-à-dire qu'il ne
15:12s'agissait pas des plus chers, des méga outils de données, mais partir d'une information qui allait
15:19être forcément limitée, parce qu'on parle de terrorisme d'état, parce qu'on parle de services
15:24secrets, et donc, et par ailleurs au-delà d'un seul pays, et donc d'aller chercher les uns et les
15:33autres des bouts d'infos, et ce qui permet déjà de confirmer et d'agrémenter, c'était un peu
15:45quelque part un puzzle qu'on a reconstitué collectivement et chacun y apportant une pièce,
15:52et à la fin on a The Big Picture qui permet de comprendre, encore une fois, je pense que
15:59l'affaire Marco Polo est emblématique, elle est intéressante, mais c'est aussi la vue globale,
16:06parce que c'est important de donner du sens à nos lecteurs et de leur dire, regardez ce qui
16:12se passe aussi chez nos voisins, et en fait ça éclaire ce qui se passe aussi chez nous,
16:18et tous les pays européens ont été confrontés ces dernières années à soit des actes terroristes
16:27émanant de l'Iran ou des tentatives, et quasiment personne n'y est échappé, on a une carte qui
16:35recense un certain nombre d'affaires, en tout cas celles qu'on peut attribuer relativement
16:43facilement, auxquelles Le Soir et Louis ont grandement contribué, là on voit bien que c'est
16:50toute l'Europe, c'est pas seulement la France, c'est pas seulement la Belgique, c'est pas seulement
16:54l'Allemagne, c'est nous tous. À la fin en tout cas ça fait un puzzle particulièrement passionnant
16:59à lire, merci beaucoup Mathieu Suc d'en direct depuis la rédaction de Mediapart, merci Louis
17:04également, et on invite évidemment tous nos spectateurs, tous nos éditeurs à se rendre sur
17:09le site du Soir ou de Mediapart pour lire l'intégralité de cette enquête.