• il y a 2 mois
Le parcours d'Ovidie, unique en son genre, lui permet d'évoquer sa vision du féminisme. Par son histoire de vie et en voyant les inégalités entre les femmes et les hommes, le féminisme s'offre tout naturellement à elle.

Le corps est au centre de sa perception du féminisme, elle a notamment réalisé un documentaire qui porte sur les violences gynécologiques. Ovidie parle également de « politisation de l'intime » qui associe la femme à un sentiment de désir dans la société sexiste qu'est la nôtre.

Le féminisme intervient pour elle, au-delà de l'incarnation de l'égalité homme-femme, comme une connexion possible entre femmes et une reprise en main de leur corps.
Même si Ovidie a quelques craintes pour l'avenir, elle garde tout de même bon espoir pour la génération Z, influencée par le mouvement MeToo, qui peut faire progresser la cause des femmes par la sororité et le dialogue.

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Transcription
00:00Générique
00:02...
00:16Merci, Ovidie, d'avoir accepté cette invitation
00:20pour essayer de comprendre ce que ça veut dire,
00:22le féminisme, aujourd'hui, et être féministe.
00:25De par vos textes, de par vos engagements,
00:28de par vos positions théoriques,
00:31vous avez la possibilité de nous transmettre
00:35ce que ça signifie.
00:36Donc ma première question, elle sera toute simple.
00:39Êtes-vous féministe ?
00:41Ah oui, bien sûr. J'ai eu peur que la première question soit
00:45alors qu'est-ce que ça signifie, le féminisme, aujourd'hui ?
00:47Oh là là, mon Dieu !
00:49Bien sûr, bien sûr. Bien sûr, je suis féministe.
00:52Non, mais oui, sans aucune hésitation,
00:56et ça fait 25 ans que je dis que je suis féministe.
01:00Je n'ai jamais dit que je suis féministe,
01:03mais quand même, voilà, j'ai jamais eu ce discours-là.
01:08Non, je suis droite dans mes bottes, je suis féministe.
01:10Pour les jeunes générations, être féministe,
01:13pour la plupart des jeunes générations,
01:15c'est une évidence.
01:17Pour vous, est-ce que cela le fut ?
01:19Comment l'êtes-vous devenue ?
01:22Comment je le suis devenue ?
01:23Bon, moi, j'ai grandi dans un environnement
01:25où il n'y avait pas tant d'inégalités que ça.
01:28Ma mère gagnait plus que mon père,
01:30la répartition de la charge parentale
01:32et de la charge ménagère étaient vraiment égalitaires,
01:35donc j'ai grandi dans un environnement
01:37où hommes et femmes étaient égaux.
01:39C'est quand j'ai grandi et que j'ai dû me confronter
01:42au monde réel et que je me suis rendue compte
01:44de toutes ces inégalités, que je me suis rendue compte
01:47très tôt dans l'adolescence de ce qu'étaient les violences sexuelles,
01:51puisque j'ai été violée à l'âge de 14 ans...
01:53-"Sans le dire à personne".
01:55-"Sans le dire à personne", par un garçon qui en avait 16,
01:58et ça, en général, ça fait entrer dans le féminisme,
02:01ce type de situation, ce type de trauma.
02:04C'est-à-dire que j'ai pas eu honte.
02:07Ma première réaction, c'était de me dire,
02:09mais comment est-il possible
02:11qu'un garçon se comporte ainsi, me fasse ça ?
02:15Enfin, j'ai pas eu...
02:16Assez vite, j'ai ressenti de la colère, en fait,
02:19et donc, voilà, cette colère que j'ai ressentie à 14 ans,
02:22elle n'a fait que se confirmer par la suite,
02:24à chaque fois que je me suis heurtée à de nouvelles inégalités
02:28ou à de nouvelles violences.
02:29Vous en parlez dans certains de vos textes,
02:32de ce viol qui a eu lieu quand vous étiez adolescente,
02:35et vous dites que, finalement,
02:38quelque chose s'est passé à votre insu
02:40et que vous en êtes aperçue après,
02:43et que cette violence, si j'ose dire,
02:45de ce viol, entre guillemets, ordinaire,
02:48a construit à l'intérieur de vous
02:50quelque chose de l'ordre de l'appartenance
02:53au sexe féminin
02:55et à la protection qu'il fallait avoir
02:59par rapport à son propre sexe.
03:01Je pense que j'avais déjà commencé à me rendre compte
03:03que le monde était plein de prédateurs,
03:06à partir du moment où mes seins ont commencé à pousser,
03:09donc, vers 12 ans, plus j'étais assez grande,
03:11je suis assez grande, en fait,
03:13et donc, vers 12 ans, je devais déjà faire 1,70 m,
03:16donc j'avais déjà...
03:17Quand j'ai commencé à me rendre compte
03:19que la rue pouvait être dangereuse,
03:21que les mecs klaxonnaient en passant,
03:24que des hommes qui avaient l'âge d'être mon père m'abordaient,
03:27là, je me suis dit qu'il y a quand même danger.
03:30C'est là que j'ai commencé à comprendre ce qui se passait.
03:33Après, il y a eu ce viol ordinaire
03:35qui s'est passé lors d'une soirée, un soir où j'avais bu,
03:38et vu que j'étais très jeune, j'avais pas l'habitude de boire...
03:42Donc il a abusé de vous.
03:43J'étais pas en état de consentir,
03:45il a abusé de la situation.
03:47Mais c'est vrai qu'à l'époque,
03:48on posait pas forcément le mot viol,
03:50et on parlait pas de consentement.
03:52Je raconte une histoire...
03:54Oui, on trouvait ça pas normal.
03:56On était horrifiés, dégoûtés,
03:59mais en même temps, il n'y avait pas cette conscience
04:02qu'on nous avait fait quelque chose.
04:04On posait pas les mots, en tout cas.
04:07On disait rien. On fermait sa gueule.
04:09Clairement.
04:10Et d'ailleurs, quand ça s'est produit,
04:12il y avait des personnes qui étaient, pas dans la pièce,
04:15mais dans la maison où ça s'est passé,
04:17et qui ont bien dû comprendre, quand même,
04:20que j'étais dans une pièce sans être en état de consentir,
04:23avec un garçon qui, visiblement, ne me voulait pas que du bien.
04:26Et personne n'est intervenu.
04:28Dans les jours qui ont suivi,
04:30personne n'a trouvé quoi que ce soit à redire.
04:32C'est vraiment une époque...
04:34On est au début des années 90.
04:36C'est une époque où on ne posait pas les mots viol,
04:39le mot viol, consentement,
04:40complètement en dehors de notre sphère de pensée.
04:43Mais même le mot violence conjugale
04:46n'était pas articulé dans la scène publique et politique.
04:50C'est vrai qu'on avait une image très caricaturale
04:53et très classiste de ce qu'étaient les violences conjugales.
04:57On imaginait que c'était seulement une certaine catégorie
05:00de la population. On n'avait pas forcément conscience
05:03que ça concernait absolument tout le monde
05:05et que toutes ces violences sexuelles
05:07concernaient tout le monde.
05:09Les personnes qui commettaient ces violences sexuelles-là,
05:12c'était nos voisins, nos copains, nos pères, nos frères.
05:17Donc vous, vous faites partie, Ovidie,
05:19d'une génération qui s'est éveillée au féminisme
05:23de par la violence que vous avez subie,
05:26qui s'est transformée ensuite en colère et en révolte.
05:29Oui, par la colère.
05:30Et après, dans les années 90, c'est marrant,
05:32le terme féminisme, on ne l'aimait pas beaucoup.
05:35Expliquez-moi pourquoi.
05:37Je me suis toujours revendiquée féministe,
05:39mais j'avais des camarades militants
05:41qui préféraient se dire antisexistes,
05:43qui était un mot qui faisait moins peur, bizarrement.
05:46Il y avait cette idée,
05:47oui, mais moi, je suis contre tout léïsme,
05:49ces espèces de phrases toutes faites.
05:52Moi, je suis pas féministe, je suis humaniste,
05:54je suis antisexiste. Il y avait cette peur, en gros,
05:57d'exclure peut-être trop les hommes de la lutte,
06:00je pense que je l'explique comme ça.
06:02Et puis il y avait peut-être aussi cette peur
06:04de ressembler à nos mères et à nos grands-mères.
06:07Il y avait quelque chose comme ça.
06:09C'était pas si mal de ressembler.
06:10Moi, j'ai pas de problème.
06:12Moi, je veux bien ressembler
06:14aux femmes qui ont lutté dès la fin des années 60.
06:17J'ai aucun problème avec ça,
06:18mais à l'époque, il y avait, je pense,
06:20une volonté de faire son matricide
06:22en tuant symboliquement les militantes
06:24qui nous avaient précédées en disant qu'elles n'ont rien compris.
06:28Je pense que chaque nouvelle génération de féministes,
06:31et c'est le cas aujourd'hui,
06:33chaque nouvelle génération de féministes se dit
06:35qu'elle fait mieux que la génération précédente,
06:38et c'est le jeu, et c'est normal.
06:40C'est bien, en même temps,
06:41parce que ça veut dire qu'ils se réinventent sans cesse.
06:44Et en même temps, en empruntant à la continuité des luttes,
06:48depuis 1789,
06:51des éléments communs.
06:53Mais cette idée de commencer un nouveau féminisme,
06:56en même temps, c'est très fécond pour la lutte.
06:59Vous avez l'impression qu'à chaque fois,
07:01parce que certaines, dans le vocabulaire féministe,
07:04emploient le terme de vagues.
07:05Vous avez l'impression que le féminisme,
07:08c'est une succession de vagues ?
07:10Oui, je le crois.
07:11Et moi, je vois ça d'un oeil plutôt positif
07:15et plein d'espoir.
07:17J'ai une fille qui a 18 ans,
07:18et qui s'inscrit donc là-dedans.
07:21J'enseigne aussi, donc j'ai des étudiantes
07:23qui ont à peu près 20 ans, on va dire.
07:25Et toutes ces personnes-là qui sont investies
07:28dans la lutte féministe aujourd'hui,
07:30moi, je trouve ça exaltant, positif,
07:33effrayant pour elles aussi,
07:34puisqu'elles arrivent dans la vie de jeunes adultes
07:37à un moment de backlash.
07:39Je pense que le combat va être compliqué pour elles,
07:42peut-être encore plus, je pense, que pour ma génération.
07:45J'étais dans un entre-deux.
07:47Le backlash, je ne vais pas me le prendre aussi.
07:49Mais je m'inquiète aussi pour elles,
07:51mais d'un autre côté, je me dis...
07:53Voilà, on leur remet...
07:56On met tout ça entre leurs mains,
07:58et je pense qu'elles vont faire des choses bien,
08:01parce qu'elles ont 1 000 km d'avance,
08:03c'est ce qu'on disait à l'instant, sur le consentement et le viol.
08:06Ces termes-là, elles n'ont pas de difficulté à les employer.
08:09Il y a plein de termes, d'ailleurs, sur des sujets divers,
08:13je sais pas, par exemple, le terme asexuel ou aromantique
08:16ou non-binaire, etc.,
08:17tous ces termes que nous, on n'employait pas,
08:20que moi, en tout cas, j'employais pas.
08:22Et le fait qu'elles posent des mots là-dessus,
08:24je trouve que ça fait avancer les choses positivement.
08:27Donc j'ai plein d'espoir, moi.
08:29Évoquons votre légitimation universitaire,
08:32parce que c'est important de la souligner
08:34et de la mettre en lumière.
08:35Vous enseignez donc la manière
08:39dont les filles peuvent essayer de comprendre
08:42ce que ça veut dire, être une fille, aujourd'hui.
08:45Quelles armes vous leur donnez ?
08:47Est-ce que ce sont des mots qu'il faut savoir utiliser ?
08:51Est-ce que ce sont des attitudes
08:53à pouvoir avoir avec les garçons ?
08:57Ca passe par quoi ?
08:59Alors, j'en parle pas, avec elles,
09:01parce que moi, ce que j'enseigne,
09:03c'est plutôt les écritures documentaires,
09:05donc on est vraiment sur les écritures documentaires.
09:08L'histoire du regard, c'est très important.
09:10Oui, bien sûr, on en parle, on parle de ça,
09:13bien sûr, du film Mel Geys.
09:15Mais on aborde aussi la question de la responsabilité sociale
09:18dans les productions audiovisuelles,
09:20ce que ça veut dire faire un film politique, etc.
09:23Mais le terme légitimation, je sais pas s'il est bon,
09:26mais c'est très concernant,
09:27parce que j'ai pas eu de légitimation universitaire,
09:30j'en ai peut-être une, de la part du milieu du documentaire,
09:34par exemple, ça, c'est sûr,
09:35peut-être un peu du côté de l'édition,
09:38mais pas du côté universitaire.
09:40Moi, je suis... J'aurai jamais de poste, par exemple.
09:43Chaque année, je tente la campagne de poste.
09:46Mais je sais que vous tentez...
09:48Chaque année, je me prends des vestes,
09:50ils veulent pas m'auditionner.
09:52Je pense qu'il y a encore des murs...
09:54C'est une légitimation,
09:55parce que votre parcours est extrêmement intéressant
09:58par rapport à ce sujet de l'évolution du féminisme.
10:01Vous êtes passée par différentes étapes
10:03et vous nous permettez, à nous toutes et tous,
10:07de comprendre cette évolution que vous avez vécue.
10:11Ca passe par le corps, quand même,
10:14votre perception du féminisme, au départ.
10:17Et au départ, il y a eu, en quelque sorte,
10:20un affranchissement du sexe
10:22pour pouvoir vous faire comprendre intérieurement
10:25ce qui se passait.
10:27C'est vrai que ça passe par le corps
10:30et c'est resté ma ligne, on va dire,
10:33cette histoire de penser le corps,
10:35penser l'intime, politiser l'intime,
10:37politiser le rapport au corps,
10:39même si, aujourd'hui, je n'utilise pas mon corps.
10:42Vous avez été une des précurseuses sur la bataille de l'intime.
10:45Mais c'est pas faux. Je vous remercie.
10:48Non, mais c'est vrai.
10:49C'est vrai.
10:50Il faudrait que vous soyez doyenne de faculté.
10:53Bah, ouais, écoutez, dites-leur, franchement.
10:56Envoyez-leur une lettre de recommandation.
10:59Non, non, mais bien sûr, et ça passe par le corps.
11:02Tous les sujets que j'ai pu traiter ensuite,
11:05c'était au-delà des questions de la sexualité.
11:07J'avais fait un documentaire
11:09sur les violences gynécologiques et obstétricales.
11:11C'est le corps, c'est vraiment cette question,
11:14et cette question du consentement aussi,
11:16qui a été soulevée.
11:17Et voilà, moi, c'est cette partie...
11:20Demain, par exemple, je ne vais pas me lancer, par exemple,
11:24dans la lutte pour l'égalité salariale.
11:27C'est pas mon domaine.
11:28Ca fait partie du féminisme.
11:30Ca fait partie du féminisme, bien sûr,
11:32mais après, moi, je suis pas une toutologue du féminisme.
11:36Je pense que voilà ma...
11:37Si j'ai quelque chose à apporter,
11:39ce sera des réflexions autour de l'intime,
11:42de la politisation de l'intime,
11:44et des sexualités ou de l'absence même de sexualité.
11:49Alors, venons-y.
11:51Ce n'est plus slow sex,
11:53pour vous,
11:55puisqu'un de vos derniers opus, c'est no sex.
11:59Comme si, effectivement, une sorte de régime de continence
12:03pouvait apporter un support d'énergie vitale
12:09aux femmes, après tout.
12:11Un support d'énergie vitale, j'aime beaucoup.
12:14C'est comme ça que j'ai lu votre livre ?
12:16Bien sûr, de l'espace mental, du temps aussi.
12:19Quel temps gagner.
12:23Alors, j'appelle ça une grève du sexe,
12:28mais c'est pas une grève du rapport sexuel en lui-même,
12:31même s'il n'y a pas de rapport sexuel.
12:33C'est pas juste ça, ça va bien au-delà.
12:36C'est une sortie de l'hétérosexualité
12:38et de tout ce que ça implique.
12:40de rapports réglementaires que j'ai décidés de mettre de côté.
12:44C'est tout ce que ça implique, d'être une femme.
12:47C'est un travail à plein temps que d'être une femme.
12:49Qu'est-ce que ça veut dire, être une femme, aujourd'hui ?
12:52Déjà, c'est être désirable.
12:55C'est quand même notre première fonction dans la société.
12:58Notre première fonction, c'est d'être désirable,
13:01de faire couple, de tout faire pour maintenir le couple.
13:04Ensuite, d'être mère.
13:05Et après, on va avoir des choses comme la reconnaissance universitaire,
13:09la reconnaissance professionnelle,
13:11mais ça, ça arrive bien après, en fait.
13:13Tout ce qu'on peut produire, tout ce qui relève de la pensée,
13:17ça arrive bien en dessous,
13:18parce que notre première fonction, c'est pas de faire,
13:21c'est de paraître.
13:22Et notre valeur sociale dépend de ça.
13:25Et à partir du moment où, je sais pas,
13:29on se sort de ce jeu-là,
13:31soit volontairement, soit involontairement,
13:33il peut y avoir des sorties involontaires de la sexualité,
13:37pour plein de raisons,
13:38eh ben, on perd de sa valeur.
13:40Qu'est-ce que c'est, être une femme dans notre société ?
13:43D'abord, être désirable.
13:44Sinon, on passerait pas notre vie,
13:46on dépenserait pas autant d'argent,
13:49et on se ferait pas autant mal à se faire,
13:51de la radio fréquence,
13:53s'acheter de la crème antiride,
13:54des strings qui rentrent dans les fesses,
13:57tout ce temps...
13:58Vous, vous prenez rien ?
13:59Ah !
14:00Question, piège.
14:02C'est pas parce qu'on connaît la source de notre aliénation
14:05et qu'on en connaît tous les fonctionnements
14:07qu'on peut s'en affranchir aussi facilement.
14:10J'essaie, franchement, de me libérer au maximum de ça.
14:14Maintenant, moi, mes inquiétudes,
14:16ça passe par l'alimentation,
14:19et je sais d'où ça vient,
14:20les régimes, la volonté de contrôle du corps des femmes,
14:24je peux très bien le décrire, y a pas de souci.
14:26Il y a toujours des visées, finalement, féministes,
14:29à travers, y compris la grève du sexe,
14:31comme si reprendre son propre corps
14:35pour pouvoir en faire ce qu'on veut et non pas en faire,
14:39ce que la société veut nous faire faire,
14:42c'est-à-dire des poupées désirables,
14:44finalement, nous donnerait une manière
14:48de peut-être utiliser plus notre cerveau
14:50et de le faire considérer.
14:52Bah, s'extraire du désir de l'autre,
14:56c'est évidemment politique,
15:00et c'est se prioriser.
15:02Et...
15:03C'est pas forcément se plaire à soi-même,
15:05c'est se considérer un peu plus,
15:07parce que nous, les femmes, et une des parties du féminisme,
15:11ça consiste aussi à arrêter de s'autodéprécier.
15:14Ca, c'est sûr.
15:15Arrêter de s'autodéprécier,
15:17arrêter de se comparer les unes aux autres, aussi.
15:19Je pense que ça, c'est quelque chose qui nous détruit.
15:22On est sans arrêt en train de se dire
15:25qu'elle est plus belle, plus jeune, mieux,
15:28elle a plus réussi, pourquoi elle a décroché telle émission,
15:32j'en sais rien, pourquoi elle décroche tel contrat, etc.
15:35On est sans arrêt en train de se jalouser,
15:37alors que, justement, on ferait mieux de s'unir,
15:40et c'est valable aussi pour tout ce qui est intimité,
15:43désirabilité, quand, par exemple, on est coquifié,
15:45au lieu de se comparer à l'autre,
15:47à se dire, mais qu'est-ce qu'elle a de plus que moi ?
15:50Faut arrêter de se tirer dans les pattes
15:53et se recentrer sur le problème qui n'est pas la personne,
15:56la rivale, celle qu'on essaie de nous faire croire
15:59que c'est une rivale.
16:00Il y a quelque chose de l'ordre de la compétition intrasexuelle,
16:03de la compétition entre femmes,
16:05comme ça qu'on nous inculque des plus jeunes âges,
16:08qui, à mon avis, nous détruit.
16:10C'est ce que Nelly Arcan appelle le syndrome de la schtroumpfette,
16:13cette idée qu'il ne doit en régner qu'une seule
16:16sur le désir des hommes,
16:17qui doit, dans cet espèce de délire totalitaire,
16:20d'absorber tout le désir de l'homme,
16:24au sens sans fin.
16:26Il y a quelque chose d'épuisant
16:28dans le fait de vouloir être une schtroumpfette.
16:30Quand je parle de grève du sexe,
16:32ce n'est pas juste ces 7 minutes de rapport dont je m'extrais,
16:36c'est de ça aussi,
16:37de cette obsession de vouloir être la schtroumpfette suprême,
16:40et qu'il y ait une obsession qu'on a toutes,
16:43à des degrés divers,
16:44après, on a toutes conscience de ce qu'on vaut
16:46sur ce marché de la désirabilité.
16:48Mais...
16:49C'est parce qu'on nous éduque ainsi aussi.
16:52Absolument.
16:53Absolument.
16:54Donc, voilà, je pense que c'est une grande libération
16:57que de ne plus vouloir être une schtroumpfette.
16:59Ca laisse énormément de temps.
17:01Je dois en être à pas loin de 5 ans, maintenant.
17:04Et...
17:05Et alors, comment ça se passe ?
17:07Ca va bien.
17:08Vous n'attendez plus le prince charmant ?
17:10Non, ça, en revanche, non.
17:12Je sais pas si je l'ai beaucoup attendu.
17:14Si, certainement.
17:15Mais...
17:16La toute attendue.
17:18Ca permet de créer des relations nouvelles
17:20avec des hommes.
17:21Moi, ça m'a permis de faire un grand tri.
17:23Je me suis rendue compte qu'il y avait des hommes
17:26qui n'envisageaient pas d'avoir une relation
17:28et qui, même, n'envisageaient pas d'avoir de relation avec moi,
17:32qui se sont détournés de moi
17:33à partir du moment où j'ai affiché publiquement
17:36cette non-disponibilité vis-à-vis du désir des hommes.
17:39Je le vois, même dans le travail,
17:41il y a des...
17:42Dans le travail, parfois, on se surprend à minoder
17:45sans même se rendre compte.
17:46On a des réflexes un peu inconscients.
17:49Je l'ai observé plein de fois.
17:50Par exemple, telle personne, telle productrice,
17:53qui, pour négocier tel contrat, va minoder
17:55un chargé de programme.
17:57Tout ça, c'est des situations que j'ai vues,
17:59mais mille fois, vraiment.
18:01Et quand on se sort de ça,
18:03il y a un certain nombre d'hommes qui se détournent de nous
18:07et, à côté de ça, ça renforce d'autres types de relations
18:10avec d'autres hommes qui sont des relations belles
18:12et fraternelles et dénuées de sexualité.
18:15À partir du moment où on retire le sexe,
18:17parce que souvent, on dit que ça veut dire
18:19que tu ne relationnes pas avec aucun homme,
18:22en fait, il y a plein d'hommes avec qui j'ai pu renforcer
18:25cette belle amitié ou ces belles collaborations professionnelles
18:29parce qu'on était libérés de la question sexuelle,
18:32parce que, justement, c'était acté.
18:34Moi, je ne baisse pas.
18:35C'est un peu comme dire, moi, je suis lesbienne.
18:38C'est une façon de s'extraire aussi de ce désir des hommes.
18:42Et ça, ça permet d'avoir l'esprit plus tranquille
18:46pour nouer de belles...
18:47On sait qu'il n'y a pas cette ambiguïté.
18:50Et ça nous laisse énormément de temps.
18:52Moi, je n'ai jamais autant bossé que ces cinq...
18:54Quand je dis bosser, ce n'est pas juste travailler.
18:57Je ne me suis jamais autant accomplie
18:59que ces cinq dernières années.
19:01J'ai fait plein de docs, j'ai écrit plein de trucs.
19:04Vous avez cru en vous.
19:06Et on revient, avec ce nouveau féminisme,
19:09à une forme de réhabilitation de l'érose de l'amitié, en fait.
19:14C'est-à-dire de la considération réelle
19:17de l'égalité intellectuelle entre les filles et les garçons,
19:21sans passer par le trafic sous-entendu,
19:25quelquefois, des désirs en tout genre.
19:28Je crois que vous l'avez bien résumé,
19:30quand on s'affranchit comme ça
19:33de ces espèces de séductions un peu minables, comme ça.
19:37Oui, c'est vrai que c'est...
19:39Peut-être qu'il faut que tout le monde arrête de baiser
19:42pour que l'égalité... Non, c'est pas ça.
19:44Je ne suis pas là pour faire la police.
19:46Et en plus, quand j'ai écrit La chère et Tristella,
19:49c'était pas un manifeste ni un projet de société,
19:53c'était pas un appel à la grève générale du sexe.
19:56Chacune se débrouille comme elle peut.
19:59Mais c'est vrai qu'une fois qu'on est libérée de ça,
20:01la relation égalitaire est peut-être plus facile, effectivement.
20:05Le féminisme, c'est l'incarnation, la réalisation, justement,
20:09de l'égalité femmes-hommes, pour vous, Ovidie ?
20:13Je crois, oui. Je réfléchis, mais oui, oui.
20:17Ca me semble... Bien sûr.
20:19Bien sûr.
20:20C'est pas la supériorité de la femme sur l'homme,
20:23comme nous le disent quelques virilistes
20:26égarés dans des fantasques.
20:30On va tout leur prendre.
20:33Ca existe, hélas.
20:34Je suis fatiguée de...
20:36Parce que je l'ai entendue, comme vous, à peu près 150 000 fois.
20:40Et c'est vrai que...
20:41Je me vois en situation en train de l'entendre.
20:44Non, non, non, mais...
20:45Et donc, le féminisme, c'est un sexisme inversé.
20:48Donc, non, non, quelle fatigue, mon Dieu.
20:50Bien sûr que c'est l'égalité qu'on veut.
20:53On cherche pas à les dominer, on s'en fout de les dominer.
20:56Ou qu'ils nous payent pour qu'on les domine,
20:58mais on s'en fout de les dominer.
21:00C'est l'égalité qu'on veut.
21:02Le féminisme, ça va être plus difficile
21:04pour les filles de demain, dites-vous,
21:06que pour vous ou que pour moi.
21:09Est-ce que c'est à cause, justement, des images
21:12auxquelles les jeunes générations s'affrontent ?
21:15Des images sexuelles qui sont extrêmement violentes
21:19et qui peuvent leur donner, entre guillemets,
21:22des nouveaux modèles de sexualité très terribles ?
21:26C'est pas forcément ça qui m'inquiète le plus.
21:28J'avoue, ça m'inquiète, parce que je vois
21:32qu'évidemment, il et elle,
21:34parce qu'elles aussi en regardent,
21:36ils et elles grandissent avec ça.
21:38Je crois qu'on a à peu près un garçon sur deux,
21:41entre 13 et 17 ans, qui consulte
21:43des sites pornographiques au moins une fois par mois,
21:46et on est à 25 % sur les filles, de 13 à 17 ans.
21:49C'est tout le monde, c'est régulièrement,
21:51et évidemment...
21:53Et de plus en plus jeunes.
21:54Et de plus en plus jeunes, et comme, je dirais,
21:57toute production culturelle et médiatique,
21:59ça façonne notre sexualité.
22:01Si on prend juste la pornographie à part,
22:03si avec la pornographie, qui était problématique,
22:06je crois qu'on s'en sortirait, en fait.
22:08Mais on retrouve ça absolument partout,
22:11dans la publicité, dans les séries,
22:13je veux dire, on a la pornographie qu'on mérite.
22:15Si la pornographie est sexiste,
22:17c'est parce qu'on vit dans une société hyper sexiste.
22:20Après, c'est pas forcément ça qui m'inquiète le plus.
22:23Je suis beaucoup plus inquiète, par exemple, de...
22:26Bon, déjà, de la montée mondiale de l'extrême-droite.
22:29Je me dis, voilà, ça va être compliqué pour elle.
22:32-"Qui va aussi avec un déni du féminisme.
22:34Vous avez remarqué que l'autoritarisme
22:37s'accompagne d'un rejet des femmes."
22:39-"Toujours, systématiquement,
22:40et donc je suis beaucoup plus inquiète, justement,
22:43sur le durcissement..."
22:45Là, c'est rentré dans la Constitution,
22:47mais on peut voir ce qu'il se passe en Italie.
22:49Un durcissement autour des questions d'IVG,
22:52ça laisse rien présager de bon, quoi, tout ça.
22:55Je pense que tout ce qui est... Et même,
22:57même cette petite musique-là,
23:00le coup, par exemple, du réarmement démographique,
23:02ce genre de choses, c'est...
23:04-"Nos ventres leur appartiennent."
23:06-"Nos ventres redeviennent..."
23:08On a tout...
23:09Nos ventres, de toute façon, appartiennent à la communauté,
23:12on le voit bien, quand on est enceinte,
23:14que notre ventre, il nous appartient pas complètement,
23:17mais là, encore plus, donc je m'inquiète pour elle.
23:20Sur les questions de pornographie et de violence sexuelle,
23:23j'ai l'impression que cette génération,
23:25la génération Z, est un peu plus au fait
23:27des questions de consentement, c'est plus clair pour eux et elles
23:31que pour la génération Y.
23:32La génération Y, elle a grandi avec Internet,
23:35la pornographie, mais sans filtre.
23:37Alors que là, la génération Z,
23:38elle a ce filtre de MeToo, ce filtre post-MeToo, quand même,
23:41qui me laisse à penser que cette génération-là n'est pas foutue.
23:45J'y crois plutôt, moi, à cette génération-là.
23:48Mais je m'inquiète, oui, pour tout ce qui est IVG, etc.
23:51Là, je suis inquiète pour cette génération-là.
23:55-"Dernière question", vous avez dit.
23:57Quels sont vos espoirs pour que le féminisme
24:00puisse être au coeur du fonctionnement de notre société ?
24:05Je crois que mon plus grand espoir,
24:07ce serait qu'on arrête de se tirer dans les pattes.
24:10On a parlé tout à l'heure de cette compétition intrasexuelle,
24:13mais elle existe au sein du féminisme.
24:15Alors, il existe des féminismes,
24:17on n'est pas toutes d'accord les unes avec les autres,
24:20et c'est pas grave, et c'est bien d'en discuter,
24:23c'est bien d'en débattre, mais il faut arrêter
24:25de se détruire les unes les autres.
24:27Je crois que c'est Alice Coffin qui disait qu'elle ne voulait plus
24:31dire publiquement de mal d'une autre féministe,
24:33c'est la bonne ligne, en fait, de débattre entre nous,
24:36c'est évident, il faut continuer à le faire,
24:39mais se tirer dans les pattes publiquement,
24:41comme ça, avec les masculinistes qui observent
24:44et qui applaudissent des deux mains,
24:46c'est une grave erreur.
24:47Donc, en fait, ce que vous plaidez,
24:49vous plaidez la sororité et l'union des forces.
24:52L'union des forces, ça, c'est clair,
24:54parce que... Ouais, ouais, ouais.
24:56Je crois que c'est capital pour qu'on puisse vraiment avancer.
25:00Il faut arrêter d'accepter cette division,
25:03comme ça, pour mieux régner.
25:06Enfin, voilà, on voit bien qui en profite,
25:08de cette situation.
25:09Votre fille est féministe, est-ce que votre petite-fille le sera ?
25:13Je ne suis pas sûre,
25:14parce que ma fille ne veut pas d'enfant.
25:16Je ne suis pas sûre que je le saurai un jour.
25:19Écho-anxiété ?
25:20Peut-être.
25:21Pas mal, ouais.
25:22Pas mal d'écho-anxiété,
25:24et je la comprends, aussi.
25:28Je la comprends.
25:29On a l'impression que plus on est féministe,
25:32pour certaines femmes, et en l'occurrence,
25:35vous, en face de moi, plus on est heureuse.
25:39Moi, le féminisme me rend parfois malheureuse,
25:43parce que je regarde le monde à travers le prisme du féminisme
25:47et je chausse mes lunettes de féministe,
25:49donc parfois, ça m'agace.
25:51Il y a plein de choses autour de moi qui m'agacent.
25:54Si parfois, je les retirais, je vivrais plus tranquille.
25:57Et d'un autre côté, ça me rend heureuse
26:00dans la mesure où ça me permet d'être en connexion
26:03avec d'autres femmes, et je pense vraiment
26:05que c'est ça qui nous manque, cette connexion, dès le départ.
26:09Je pense que quand j'étais enfant ou ado,
26:11je n'ai pas eu assez de copines et d'amis à la vie, à la mort,
26:15et ce que m'a appris le féminisme,
26:17c'est à me rapprocher des autres femmes,
26:19et ça, ça me rend heureuse.
26:21Merci beaucoup, monsieur, madame, la professeure Ovidi.

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