• l’année dernière
"Au cœur de l'info" reçoit cette semaine Alain Louyot, grand reporter et témoin de l'Histoire de ces 50 dernières années. À l'occasion de la sortie de son livre "L'art du reportage", publié chez Eric Bonnier, il partage avec nous ses récits recueillis au grès de ses expériences et de ses voyages. Il revient sur la situation des enfants soldats et la question de leur endoctrinement, une cause qui lui est chère.

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Transcription
00:00Nous avons à présent notre invitée au cœur de l'info, l'histoire qui se déroule devant nos yeux.
00:05Au Proche-Orient, depuis un an, est-elle une histoire qui se répète ?
00:08Aurait-elle pu ne pas se répéter ?
00:10Depuis plus d'un siècle, des femmes, des hommes, reporteurs partent sur le terrain
00:15à recueillir les témoignages d'événements qui façonnent notre monde et nos sociétés.
00:19Ils transmettent pour éclairer.
00:21Nous recevons ce soir l'un d'entre eux, Alain Louillot, grand reporter, membre du jury du prix Albert-Londres.
00:27Il nous présente son dernier ouvrage, son dernier livre, l'art du reportage,
00:31et vient aussi nous interpeller sur une cause qui lui est chère, c'est celle des enfants-soldats.
00:36Alain Louillot, bonsoir.
00:38Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
00:40Alors, vous étiez le week-end dernier à Bayeux.
00:43Bayeux, c'est le prix des correspondants de guerre.
00:45Et là, vous avez été le témoin.
00:47Je voudrais qu'on commence là-dessus parce que ça nous semblait très important.
00:50D'un événement inédit, un journaliste a reçu une triple distinction.
00:55C'est Rami Abou-Jamous.
00:57Vous le connaissez si vous êtes habitué de notre antenne.
01:00Vous le voyez qui témoigne sans relâche de la guerre dans la bande de Gaza
01:04parce qu'aucun journaliste international n'est autorisé par Israël à entrer dans le territoire.
01:10Son témoignage est essentiel et on le voit avec Rami.
01:13Être journaliste, c'est un métier qui doit se défendre tous les jours.
01:17Cette liberté n'est pas acquise, comme beaucoup de choses.
01:22J'ai été très ému par le film de votre correspondant à Gaza
01:27parce que notre métier, c'est de raconter les choses de la vie des autres,
01:31parfois les choses de leur mort.
01:33Et lui, il raconte sa vie.
01:36Il est à la fois le témoin et la victime à Gaza.
01:42Ça m'a beaucoup impressionné.
01:45Ce qui m'a le plus impressionné dans ce qu'il nous racontait,
01:51c'était la façon dont, vis-à-vis de son fils, il essayait de dédramatiser.
01:59C'est un petit garçon qui avait 3 ans au début de l'offensive israélienne.
02:03Il vit sous une tente, mais il appelait ça la villa.
02:08Il leur faisait croire qu'ils étaient en vacances,
02:12que s'ils faisaient chauffer un plat en faisant un petit feu de bois,
02:18c'était comme du camping.
02:21J'ai trouvé ça très fort.
02:24En même temps, il parlait avec beaucoup de calme.
02:28J'allais dire même une certaine sérénité.
02:31C'est toute la force du témoignage et toute la position
02:34qui est difficile à trouver en tant que journaliste.
02:37Raconter ses histoires sans basculer dans l'émotion,
02:40en respectant les faits.
02:42Oui, bien sûr. Il faut être sensible, sans sensiblerie.
02:47Lucien Baudart, que je cite dans mon livre,
02:50disait qu'il faut un cynisme tendre.
02:53J'aime bien cette expression.
02:55Il y a aussi Denis Jambard, qui fait notamment patron de l'Express,
02:58qui dit que les faits sont la matière première des journalistes.
03:01Et leur respect, l'obligation morale de notre profession,
03:04les faits sont la seule loi du réel pour ces historiens
03:08du présent que nous sommes.
03:11On le voit, c'est peut-être la raison pour laquelle
03:14les journalistes ne laissent pas travailler dans la bande de Gaza.
03:17Les faits font peur, parfois.
03:19Oui, bien sûr.
03:21Souvent, même, les faits sont tels qu'on manque de mots
03:25pour les traduire.
03:28Je pense notamment à Sabra et Chatila, où j'étais rentré.
03:33On peut peut-être voir cette photo que vous nous avez transmise
03:37et qu'on connaît, puisque vous êtes dans ce camp.
03:41On la voit à l'antenne.
03:43Je suis guidé par un vieux palestinien.
03:45Et on se bouche le nez, parce qu'effectivement,
03:48il y a l'odeur de la mort.
03:50On rappelle Sabra, Chatila, au Liban, 1982.
03:53C'est en 1982, après l'assassinat du président Bechir Gemayel.
04:00Et donc, entre 700 et 3500 morts, selon les sources,
04:04envers les Palestiniens du quartier de Sabra et ce camp de Chatila.
04:08Vous découvrez l'horreur quand vous êtes là.
04:11Vous êtes obligé de vous boucher le nez,
04:14tant le massacre est important.
04:16Quand on assiste à ça,
04:19comment pense-t-on pouvoir traiter cette information,
04:22la transmettre au monde ?
04:24D'abord, quand on m'a dit ce qui était en train de se passer,
04:28pendant la nuit, je ne l'ai guère cru.
04:33Mais en me rendant sur place,
04:37j'ai essayé de penser surtout à mon rôle de témoin,
04:44et je me suis mis à compter les cadavres.
04:47C'est pour ça que je ne suis incapable de dire
04:50s'il y en a eu 2000 ou 3000,
04:53parce que je me suis arrêté au bout de quelques centaines.
04:56Mais le fait d'être conscient de ce rôle de témoin,
05:00ça vous occupe un peu l'esprit.
05:03Un peu comme un caméraman,
05:05il n'est pas dans la scène.
05:08C'est seulement quand il arrête sa caméra qu'il réalise.
05:11Là, je pense que j'étais un peu dans l'action,
05:15et c'est ça qui m'a...
05:17dans mon rôle de journaliste.
05:20Mais évidemment, après, quand on revient chez soi,
05:24il y a un journaliste, Jean-Paul Maré,
05:27qui a parlé dans un livre,
05:30ça s'appelle le titre,
05:33Bien sûr, après, tout ça, vous le revivez,
05:37et parfois, au milieu de vos nuits,
05:40vous avez des cauchemars.
05:43Mais au moment même, on est pris dans l'action.
05:47C'est une capacité de se détacher.
05:50Tout ce que les émotions ont emmagasiné
05:53sont encore vivantes et ressurgissent,
05:56dans le calme, dans le retour, dans les familles.
05:59C'est une autre difficulté pour les grands reporters.
06:03Je le disais, cette guerre dans la bande de Gaza
06:06se fait sans le témoignage des journalistes.
06:09C'est vrai que le journaliste est là pour témoigner,
06:12pour dire qu'on ne peut pas dire qu'on ne savait pas.
06:15C'est pour ça que son rôle est essentiel.
06:18Il est très rare qu'une guerre se passe à huit clous.
06:21Donc, il faut absolument...
06:24Je ne pense pas que ce soit l'intérêt
06:27d'un pays de faire une guerre à huit clous.
06:30Parce que, de toute façon, maintenant,
06:33avec les moyens qui existent, les réseaux sociaux,
06:36tout finit quand même par sortir.
06:39On le voit, effectivement.
06:41Ce sont parfois même les enfants et très jeunes
06:44qui se saisissent de leur téléphone portable
06:47pour témoigner de ce qu'ils voient,
06:50pour le poster sur les réseaux sociaux.
06:53Mais ils témoignent de leur vie quotidienne.
06:56C'est-à-dire que le journaliste, maintenant,
06:59n'est plus le médiateur obligé.
07:02Sans remettre à des gens qui ne sont pas des professionnels,
07:06c'est prendre le risque un petit peu
07:09d'avoir des informations incomplètes,
07:12voire faussées.
07:15Jean Lacouture disait que notre infirmité,
07:18c'est d'avoir à nous prononcer dans l'immédiat.
07:21Je voulais revenir sur cette notion de temps.
07:24Parce que plus on avance,
07:27plus on manque de temps.
07:30Avec les chaînes d'information en continu,
07:33il faut être dans une réactivité.
07:36Vous venez de la presse écrite.
07:39Vous vivez dans un monde très lointain
07:42de ce que vous avez connu quand vous avez débuté votre métier.
07:45Le temps, c'est vraiment la valeur ajoutée dans ce métier.
07:48J'avais beaucoup de chance puisque j'avais du temps.
07:52Je peux vous raconter une anecdote.
07:55Après m'être occupé pendant des années du Proche-Orient,
07:58on m'a demandé, au moment du démantèlement de l'apartheid,
08:01de m'occuper de l'Afrique du Sud.
08:04J'ai dit que je n'y connaissais rien, pratiquement.
08:07Je suis l'actualité, mais c'est tout.
08:10Mes patrons m'ont dit que je n'allais pas écrire tout de suite.
08:13D'abord, je devais aller à Washington,
08:16au département d'État,
08:20voir le responsable du démantèlement de l'apartheid
08:23au département d'État.
08:26Ensuite, tu vas aller à Lisbonne,
08:29voir le ministre des Affaires étrangères
08:32pour les pays lusophones,
08:35comme l'Angola ou le Mozambique,
08:38pour essayer de bien comprendre la problématique.
08:41Ensuite, tu vas lire tout ce qu'il y a, évidemment,
08:44sur l'Afrique du Sud.
08:47Tu vas faire le tour des pays de la ligne de front.
08:50C'est inimaginable, aujourd'hui.
08:53Cette capacité nous demande d'être très réactifs.
08:56Seulement après, j'ai commencé à écrire.
08:59Je pense que c'est ça qui est très important.
09:02On parlait du Liban.
09:05Moi, je restais souvent 2 mois, 2 mois et demi en Iran.
09:08Je suis resté même à un moment de la prise d'otage en 1979
09:11à l'ambassade des États-Unis.
09:14Je suis resté 3 mois.
09:17Je pense qu'il est très important d'avoir du temps
09:20pour faire savoir et faire comprendre,
09:23comme disait François Giraud.
09:26On vous voit sur cette photo en Iran.
09:29Je crois que vous vous faites interpeller à ce moment-là.
09:32Voilà, par des gardiens de la Révolution.
09:35Je pense qu'il est très important d'avoir le temps de comprendre
09:38si l'on veut faire comprendre.
09:41Les femmes, leur rôle,
09:44leur place en tant que grands reporters a immensément évolué.
09:47Vous débutez d'ailleurs sur une femme dans ce livre
09:50avec Josette Alia, une pionnière en tant que grand reporter.
09:53Malgré tout, il n'y a que 2 femmes dans ce livre de reportage.
09:56Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
09:59C'est une très bonne chose.
10:02Je pense que les femmes ont une intuition
10:05et un regard sur les choses de la vie
10:08qui souvent leur permet de remarquer quelque chose
10:11peut-être qu'un homme n'aurait pas vu.
10:14Je prends un exemple.
10:17J'ai vu souvent des hommes parler
10:20de la marque d'un char,
10:23mettons un char israélien,
10:26alors que la femme va voir
10:29peut-être l'enfant qui boit dans un caniveau
10:32ou qui mange dans une poubelle.
10:35Il y a une proximité des choses de la vie
10:38qui permet à la femme d'avoir un regard
10:41plein d'empathie et en même temps
10:44très vif.
10:47Que ressentez-vous ?
10:50Vous avez connu des protagonistes
10:53à Benyamin Netanyahou qui est sur la scène internationale
10:56depuis 30 ans.
10:59Il y a Yassine Noir, Aniye.
11:02Vous avez occupé la scène politique et idéologique
11:05pendant plusieurs décennies.
11:08Que ressentez-vous quand 40 ans plus tard,
11:11nous sommes les témoins de scènes similaires
11:14de ce que vous avez connu déjà au Proche-Orient ?
11:17C'est assez démoralisant cette histoire
11:20qui balbutie.
11:23J'ai couvert une offensive israélienne
11:26qui s'appelait l'opération Litany.
11:29Il y a eu l'opération Galilée.
11:32Il y a eu les raisins de la colère.
11:35Il y a eu le glaive d'acier.
11:38Il y a eu l'opération fondue.
11:41Tout ça se succède et rien n'avance.
11:44Comme disait Camus,
11:47le seul combat qui vaille,
11:50c'est le combat pour la paix.
11:53Je pense que tant qu'on ne ressuscitera pas
11:56les accords d'Housselot...
11:59Il a été incarné ce processus de paix.
12:02Il y a eu une ébauche, une tentative.
12:05Vous avez rencontré Yasser Arafat.
12:08Vous avez rencontré Yitzhak Rabin.
12:11Comment se fait-il que ces hommes
12:14passent à la postérité et ne réussissent pas à conclure ?
12:17Déjà, Yitzhak Rabin a été assassiné
12:20par un juif orthodoxe.
12:23Il y a deux ans après les accords d'Housselot,
12:26en 1985.
12:29Il faut aussi voir
12:32comment la paix à travers des hommes
12:35a été assassinée. Je pense à Rabin,
12:38mais il y a eu Massoud en Afghanistan.
12:41Il y a eu Sadat, bien que l'accord de paix
12:44avec l'Égypte et Israël tienne.
12:47On fait disparaître les hommes de paix.
12:50Arafat me disait toujours
12:53qu'il avait beaucoup plus peur
12:56d'être assassiné par quelqu'un du Hezbollah
12:59ou du Hamas
13:02que par le Mossad israélien.
13:05C'est vrai que les hommes de paix
13:08sont assassinés les uns après les autres.
13:11Je crois que
13:14s'ils avaient vécu,
13:17on n'en serait pas là.
13:20Ce serait un tout autre paysage
13:23et une toute autre actualité au Proche-Orient.
13:26Il y a une cause qui s'est imposée
13:29à vous au fil des reportages,
13:32celle des enfants soldats.
13:35Vous êtes notamment l'auteur
13:38de Gosses de guerre, c'est chez Robert Laffont.
13:41Vous avez beaucoup été sollicité par l'UNICEF
13:44pour mettre en lumière la cause de ces enfants à partir de votre expérience.
13:47Ces idéologies dont nous parlions un peu plus haut,
13:50vous parliez à l'instant du Hezbollah, du Hamas,
13:53volent l'innocence de nombreux enfants
13:56qui se trouvent endoctrinés, embrigadés.
13:59On l'a vu avec le 7 octobre, des adolescents
14:02sont allés tuer des familles. Comment en arrive-t-on là ?
14:05L'endoctrinement, c'est quelque chose d'épouvantable
14:08parce que la haine
14:11s'enseigne.
14:14Vous avez des livres, par exemple,
14:17sur lesquels
14:20on dit
14:23aux tout-petits, par exemple,
14:26vraiment au niveau de la crèche,
14:29le lapin a sa maison,
14:32c'est son terrier.
14:35Le chien a sa maison, c'est la niche.
14:38Mais le petit palestinien n'a pas de maison.
14:41Voilà comment on prépare aussi les enfants.
14:44Il faut se souvenir que
14:47même en France, au moment
14:50de la guerre 14-18 ou la guerre de 70,
14:53on apprenait à lire
14:56avec des alphabets, A comme artillerie,
14:59B comme batterie,
15:02C comme canon.
15:06Je crois que ça s'enseigne.
15:09Et puis certains le disent.
15:12Je me souviens d'un ministre syrien qui disait
15:15que la haine est un devoir sacré
15:18pour les enfants.
15:21On va vous voir dans un camp palestinien
15:24où vous rencontrez des enfants, tout petits.
15:27C'est à ce moment-là que vous tombez sur ces lectures.
15:30C'est ce qu'on appelle les lionceaux.
15:33C'est l'embrigadement des enfants.
15:36Ce n'est pas un phénomène nouveau.
15:39Que vous ont dit les psychiatres ?
15:42Vous avez rencontré de très connus psychiatres.
15:45François Sdolton, qui n'était pas pédopsychiatre,
15:48mais Minkowski, Lebovitchi,
15:51ils me disaient tous
15:54que dans l'enfant, il peut y avoir quelque chose de cruel
15:57qu'on peut encourager.
16:00Les enfants qui arrachent les ailes des mouches
16:03ou les cours de récréation,
16:06ce n'est pas toujours très tendre.
16:09Vous pouvez inculquer cette haine.
16:12Le problème, une fois que vous avez fabriqué
16:15un enfant comme ça pour tuer,
16:18souvent, il se révèle plus cruel
16:21encore qu'un adulte.
16:24On l'a vu avec les mères rouges, notamment,
16:28On peut les sortir de cet endoctrinement ?
16:31C'est très difficile.
16:34Souvent, ils deviennent asociaux.
16:37Certains, l'UNICEF,
16:40essayent de leur réapprendre
16:43à vivre.
16:46Mais c'est extrêmement difficile.
16:49Je me souviens d'un enfant
16:52qui avait eu une mauvaise note.
16:56Il a menacé avec son revolver
16:59le professeur.
17:02Je crois qu'ils sont souvent asociaux
17:05pour de longues années.
17:08Marqués par ce qu'ils ont vécu.
17:11On va terminer avec cette dernière question.
17:14En quoi ce dont vous avez été témoin
17:17vous a transformé ?
17:20Je crois que...
17:23Je...
17:26C'est une question difficile.
17:29Mais disons que j'ai plus...
17:32peut-être plus d'empathie
17:35pour les gens qui souffrent,
17:38pour les peuples qui souffrent.
17:41Et je pense
17:44qu'il faut toujours garder
17:47un certain espoir.
17:50Je pense à une phrase
17:53des Croix-de-bois d'Orgelet
17:56sur la guerre de 1914.
17:59C'était la guerre,
18:02mais un oiseau chantait
18:05car il ne savait pas que c'était la guerre.
18:08Il faut toujours garder
18:11un peu de poésie
18:14et de tendresse.
18:17Bien sûr.
18:20Merci.

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