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"Le bronzage, c'est un moyen d'être différent et d'avoir un pouvoir sur son corps."
BRUT PHILO. Vous pensiez que bronzer, c'était juste s'exposer au soleil ? La philosophe Margaux Cassan nous raconte pourquoi ça dit en fait beaucoup plus sur nous...

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Transcription
00:00Le bronzage va bien au-delà d'une quête esthétique de la crème solaire.
00:04Avant, c'était quelque chose qui permettait de s'exposer.
00:06Maintenant, c'est quelque chose qui permet de se protéger du soleil.
00:09Dans le vocabulaire de la dermatologie, il y a une obsession pour la question de la protection.
00:13Je pense que ce n'est pas exagéré de dire que c'est lié au monde post-religieux.
00:17On vit dans une ère post-religieuse où la communauté n'est plus très importante
00:22et où, en plus, on n'a pas de transcendance,
00:23donc on n'a pas de Dieu pour se sentir protégé.
00:26Avant, c'était Dieu qui nous protégeait.
00:28Puisqu'on n'est plus protégé par Dieu, il faut être protégé soit par la science,
00:32soit, quand on optimise la protection, par la science et par tout ce qui va autour,
00:38la naturopathie, le bien-être, etc.
00:41Comme on n'a pas de Dieu, on va cumuler toutes les petites stratégies
00:44que nous donne le monde pour se sentir protégé.
00:46Quand on valorise aujourd'hui l'individu plutôt que la communauté,
00:51on va faire en sorte de sortir de l'idée qu'on est une œuvre de Dieu,
00:57que le corps est une œuvre de Dieu.
00:58Avant, par exemple, on ne pouvait pas toucher son corps
01:00puisque c'était porté à atteinte au corps que Dieu nous avait donné.
01:04Aujourd'hui, puisqu'on valorise plutôt l'individu, on va changer son corps.
01:08Le bronzage, c'est une manière très facile d'avoir une forme de maîtrise,
01:12voire de pouvoir et de superpouvoir sur son propre corps.
01:15Vous avez un corps blanc, vous vous exposez au soleil, vous le changez.
01:18Vous avez un corps lisse et sans dessin, vous rajoutez un tatouage, vous le changez.
01:23Vous créez de l'individualité.
01:26Vous avez une forme de maîtrise sur votre corps
01:29que vous ne pouviez pas avoir avant.
01:30Les piercings, le tatouage, le bronzage, tout ça,
01:33en fait, ça correspond à une même logique qui est
01:36ce que Bernard-André appelle le désir de signature.
01:38C'est-à-dire qu'aujourd'hui, puisqu'on n'est plus dans un monde de collectivité,
01:42qu'on n'est plus dans un monde de communauté, mais dans un monde d'individus,
01:46le bronzage, comme le tatouage, comme le piercing,
01:50ça va être un moyen de distinction, d'être différent, de renforcer son individualité
01:55et d'avoir un pouvoir sur son corps.
01:57C'est comme une forme de performance, le bronzage, de performance de soi.
02:02Et il y a Jean Marais, dans une vidéo Lina que j'aime beaucoup,
02:06c'est en 1959, il est sur le tournage de La Belle et la Bête,
02:10et il se demande pourquoi est-ce que les gens veulent à ce point être beaux.
02:14Il dit c'est drôle de vouloir à ce point être beaux, s'améliorer physiquement.
02:19Ne trouvez-vous pas bizarre que tout le monde cherche à être beau physiquement,
02:26et qu'il est à la portée de n'importe qui d'être beau moralement,
02:31et que personne n'en fait la gymnastique ?
02:35Dans une société qui ne sait pas attendre,
02:37le bronzage, en fait, c'est une récompense rapide à un effort qui n'est pas très long,
02:42et qui est beaucoup plus rapide, par exemple, que de chercher à se transformer moralement,
02:47justement, vous êtes colérique, vous voulez arrêter d'être colérique,
02:50ou l'être moins, c'est plus difficile que de passer d'une teinte de blanc à une teinte crème,
02:55puis à une teinte marron, ce qui crée aussi toutes les névroses autour du bronzage.
03:00En fait, toutes les questions du corps sont liées à une forme de maîtrise de soi,
03:06et quand on commence à comprendre qu'on peut se maîtriser,
03:09on va de plus en plus loin, de plus en plus loin.
03:12C'est la même chose avec l'anorexie, par exemple.
03:15Et d'ailleurs, vous regardez, chez les femmes, le bronzage,
03:17quand c'est une névrose, c'est surtout chez les femmes,
03:19et c'est lié, en fait, à toutes les obsessions de la performance, de la discipline de soi.
03:25Donc souvent, dans les études, on voit que la tabagie, l'anorexie, le bronzage,
03:31sont des choses qui vont ensemble, qui touchent les mêmes personnes.
03:34Aujourd'hui, on expose son corps dans la vraie vie, mais on l'expose aussi sur les réseaux sociaux.
03:38Pourquoi bronzer quand on a des filtres Instagram qui permettent d'avoir l'air bronzé ?
03:45Alors, bronzer, ça va avec tout un cadre.
03:48Bronzer, ça va avec le fait de mettre une photo à la plage,
03:51ça va avec le fait de mettre une photo d'avion, d'île déserte.
03:55Donc là encore, le réseau social a réactivé le bronzage comme marqueur social.
04:00Le bronzage, ce que vous signifiez quand vous prenez en photo vos jambes qui sont bronzées,
04:05vous envoyez le message « je suis partie en vacances, j'ai les moyens de partir en vacances »,
04:09donc ça vous situe socialement.
04:11On dit que la peau, c'est superficiel,
04:13mais Paul Valéry, par exemple, disait que le contraire, c'est-à-dire le plus profond, c'est la peau.
04:17Et je suis assez d'accord, c'est-à-dire que quand on analyse la peau,
04:20il y a un ressort philosophique, il y a un ressort mythologique,
04:23et il y a aussi un rapport social.
04:25Quand on regarde, par exemple, toute la littérature des transfuges de classes,
04:29ce qu'ils vont dire en premier, c'est qu'effectivement, pour passer d'une classe sociale à l'autre,
04:33Édouard Loué le décrit, on va adopter un langage bourgeois,
04:36mais on va aussi adopter un physique bourgeois, et ça passe beaucoup par la peau.
04:40On se met à soigner sa peau, on se met à bronzer, etc.
04:43La revanche sociale, par exemple, pour quelqu'un dans les années 80,
04:46qui partait pas en vacances,
04:48et qui va profiter du rayon de soleil pour se mettre du citron, bronzer,
04:52et ensuite ressembler à quelqu'un qui a les moyens de partir en vacances,
04:56c'est ça. En fait, il y a ça derrière le bronzage.
04:59Si on regarde toute l'histoire du bronzage, le bronzage, ça a toujours existé dans l'histoire.
05:04Ça a été ringardisé pour la première fois par l'Église, par l'ère chrétienne,
05:08qui favorisait la blancheur qui était associée à la pureté du Christ ou à la pureté de la Vierge.
05:13Et ensuite, c'est redevenu un fait social véritable au XXe siècle,
05:18parce qu'on a vu ce passage où, au début du XXe siècle,
05:22être blanc, c'était justement un marqueur aristocratique,
05:25puisque quand on était bronzé, ça voulait dire qu'on labourait, qu'on travaillait dans les champs.
05:29Et il y a eu un changement, où il y a eu une forme de hype
05:34qui est arrivée dans les années 30, juste avant les congés payés,
05:37où des figures de l'intelligentsia française et européenne,
05:41en France, il y avait Coco Chanel ou Cocteau,
05:44ont commencé à diffuser cette mode du bronzage,
05:47qui a duré jusque dans les années 80-90.
05:49Dans les années 80, on associait le soleil à la beauté.
05:53C'était six accents, donc c'était beauté, réussite sociale.
05:56On le voit dans le film de 78, Les Bronzés, qui est symptomatique de ça.
06:00Les gens vivaient vite, ils brûlaient, ils cramaient tout,
06:02ils brûlaient leur peau, ils brûlaient la planète aussi.
06:05Et aujourd'hui, le bronzage, et ça c'est très lié au changement climatique,
06:10est associé à un principe de mort.
06:12Ce principe de mort, c'est un principe de mort planétaire, avec la canicule.
06:15Le soleil, c'est la chaleur, c'est ce qu'on redoute.
06:18On est une société qui a presque peur du printemps maintenant.
06:21Et puis le soleil, sur le plan individuel, c'est les rides, la vieillesse et la mort de soi.
06:26Et donc, il y a eu un vrai changement de cap.
06:29Avec le changement climatique, le soleil est associé à une puissance mortifère.
06:34Le soleil, ce n'est pas quelque chose vis-à-vis duquel on a envie de s'exposer,
06:37c'est quelque chose dont les jeunes ont envie de se protéger,
06:40dont ils ont envie de protéger la planète,
06:42et dont ils ont envie de se protéger eux-mêmes comme un membre de la planète parmi d'autres.

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