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"Pourquoi ne pas être un homme un jour, et femme le lendemain ?"

Baronne, poète, romancier, peintre… Hélène d’Oettingen a passé sa vie à changer d'identité au gré de ses envies. Son rapport aux hommes, à la sexualité, à son corps et aux vêtements ont fait d'elle une pionnière au siècle dernier. Thomas Snégaroff raconte la vie de cette femme oubliée.
Transcription
00:00Mon arrière-grand-père était imprimeur d'art à Paris, à Montparnasse.
00:04Il est mort à la fin des années 1950.
00:07Et quand mon grand-père, donc son fils, est mort en 2005,
00:10j'ai hérité du bureau d'imprimeur de mon arrière-grand-père.
00:13Et dans ce bureau, il y avait un tiroir qui ne s'ouvrait pas.
00:17Et au début du roman, j'en raconte qu'un jour je parviens à ouvrir ce tiroir.
00:21Et dans ce tiroir, il y a trois choses.
00:23Il y a un document d'imprimeur, sans beaucoup d'intérêt.
00:26Il y a un manuscrit.
00:27Il y a une pochette.
00:28Une pochette dans laquelle il y a trois portraits.
00:31Je reconnais deux portraits de mon arrière-grand-père.
00:34Et il y a un autre portrait de femme.
00:35Et au bas de ces trois portraits, la même signature.
00:38Je vais appeler un expert en art qui me dit, mais c'est bien simple,
00:41c'est François Angibou, jamais entendu parler,
00:45qui est en fait le nom d'artiste peintre de la baronne de Tingen.
00:50Elle avait trois, voire quatre identités.
00:53Elle avait d'abord son nom, la baronne de Tingen,
00:55qui est une identité, j'allais dire volée.
00:58Elle a été mariée avec un baron de Tingen,
00:59mais pendant un an seulement, ça s'est très très très mal passé.
01:02Elle a conservé le nom, qui était assez chic.
01:05Et elle s'est fait appeler Hélène,
01:06et non pas Héléna en arrivant à Paris,
01:09parce qu'elle vient d'Ukraine,
01:11et parce que pour elle, c'était plus parisien.
01:13Elle était aussi peintre, François Angibou,
01:15romancier, Roch Gray,
01:17et poète, Léonard Pieux.
01:20Quatre identités.
01:22Et ce qui est frappant, c'est qu'elle passait de l'une à l'autre,
01:25presque au gré de ses envies.
01:27Et le matin, elle regardait son miroir,
01:29et elle se disait, tiens aujourd'hui je suis François Angibou.
01:31Et elle vivait comme un homme toute la journée.
01:33Elle avait évidemment une forte conscience de sa féminité.
01:37C'est une femme qui n'hésitait pas
01:39à s'habiller comme elle le désirait.
01:41En homme, en femme, très sexy ou pas.
01:43Il y avait bien sûr des femmes qui passaient,
01:46qui se déguisaient pour changer d'identité,
01:49pour exister plus dans le monde de l'art,
01:50qui était un monde quand même plutôt masculin à l'époque.
01:52Elle, bien sûr, il y a un peu de ça quand elle choisit des noms d'hommes,
01:55mais je pense que profondément,
01:57c'est pour elle une forme de liberté.
01:59C'est assez tard dans sa vie,
02:00une quarantaine d'années qu'elle commence à se dire,
02:02mais pourquoi choisir ?
02:04Pourquoi me limiter à ça ?
02:07Est-ce qu'on n'est pas tous un peu masculin et un peu féminin ?
02:11Est-ce qu'on doit absolument rejeter notre part de féminité quand on est un homme,
02:15et notre part de masculinité quand on est une femme ?
02:17Toujours est-il qu'Hélène se découvre engoncée dans son corps de femme.
02:23Elle réalise qu'elle porte en elle,
02:25ce qu'elle se met à appeler deux éléments opposés,
02:29masculin et féminin.
02:32Que la femme, qu'elle a été jusqu'à l'aube de ses 40 ans,
02:35s'est bêtement empêchée d'un élargissement de son âme,
02:40dont le conformisme social l'avait privée.
02:44Pourquoi ne pas être un homme un jour,
02:47et femme le lendemain ?
02:50Pourquoi s'interdire lorsqu'il suffit de décider ?
02:55Je n'ai pas du tout écrit le livre en me disant
02:57ça raconte des choses d'aujourd'hui.
02:59Mais les premiers lecteurs, les premières lectrices,
03:03ou moi quand je relis mon texte, je me dis mais c'est fou en fait,
03:06la modernité de cette femme.
03:08D'abord c'est une femme oubliée.
03:11On s'intéresse beaucoup aujourd'hui à toutes ces femmes oubliées de l'histoire.
03:14Elle en fait partie.
03:15Et elle a été oubliée y compris de son vivant,
03:17donc c'est intéressant de raconter son histoire.
03:19Donc il y a cette femme oubliée.
03:21Il y a son rapport au genre,
03:24qui est ultra moderne, cette fluidité.
03:26Si c'était une jeune femme d'aujourd'hui,
03:29ça ne serait pas banal.
03:30Mais on dirait qu'elle est une jeune femme de 2024.
03:34Mais là on parle de 1924.
03:36Donc cette modernité qu'elle incarne,
03:38à l'époque c'est une pionnière de ça.
03:40Il y a d'autres femmes comme ça qui jouent sur le masculin féminin.
03:45Mais elle, elle est peut-être allée le plus loin
03:47dans ce jeu de genre et dans cette fluidité de genre.
03:51En ça c'est extrêmement moderne.
03:53Et puis son rapport aussi aux hommes,
03:56son rapport au corps,
03:57son rapport à la sexualité,
03:59son rapport aux vêtements.
04:00Il y a une forme de liberté
04:03qu'on retrouve peut-être dans une génération de femmes
04:08et de garçons aujourd'hui.
04:09Dès qu'elle allait quelque part, elle visitait des ruines.
04:11Pourquoi ?
04:12Parce qu'elle disait
04:14la ruine, c'est la trace qu'il y a eu un temple avant.
04:18Et à la toute fin de mon livre,
04:20je suis tombé sur un texte de Max Jacob, le poète,
04:24qui parlait d'elle.
04:25Et il disait d'elle,
04:27la baronne de Tingen, c'est notre temple d'avant-guerre.
04:30Et c'est vraiment ça.
04:32Le problème c'est que les ruines avaient tellement disparu
04:34que moi mon travail,
04:35ça a été de les ressortir, presque un travail d'archéologue.
04:38Je n'ai pas voulu faire un temple
04:40à la mémoire de la baronne de Tingen.
04:42Mais au moins ressortir les ruines
04:44pour qu'on imagine et qu'on se souvienne de ce qu'elle a été
04:47et de ce qu'a été ce temps.

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