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"Je raconte ce travers de l'époque qui consiste à vouloir absolument être vu. Exister aujourd'hui, c'est se rendre visible."

BRUT BOOK. Après avoir publié de nombreux romans à succès comme "Rien ne s'oppose à la nuit" ou "Les Enfants sont rois", Delphine de Vigan revient avec une pièce de théâtre "Les Figurants" publiée chez Gallimard. Elle s'intéresse ici à ceux qui sont à la fois invisibles et indispensables. Et aussi à ce que ce désir de célébrité dit de nous. Rencontre.
Transcription
00:00On ne sait pas forcément ce que c'est que la vie d'un figurant.
00:02Par exemple, est-ce que vous saviez que quand vous voyez une scène de boîte de nuit ou de bar où on danse,
00:08les gens dansent en silence ?
00:09Parce qu'en fait, pour pouvoir entendre le dialogue des acteurs,
00:12et pour que les acteurs puissent évidemment s'entendre eux-mêmes,
00:14on demande aux figurants de danser en silence.
00:17Il faut être là sans être là, il faut être là sans se faire remarquer, il ne faut pas dépasser.
00:21Il ne faut pas avoir un costume trop voyant.
00:24Cette injonction, si vous voulez, à l'invisibilité et en même temps la nécessité d'être là,
00:29elle me semblait intéressante à explorer.
00:31Je suis Delphine de Vigan, je suis écrivaine,
00:33et je viens de publier un texte qui s'appelle Les Figurants,
00:37qui est une pièce de théâtre qui raconte 5-6 personnages qui sont réunis sur un tournage.
00:44Je trouve qu'il y a une sorte de continuité entre cette pièce, Les Figurants,
00:47et votre roman précédent Les Enfants sont Rois.
00:49Parce que Les Enfants sont Rois, c'était des enfants stars sur YouTube,
00:53qui étaient donc un peu surexposés sur les écrans,
00:55et là, c'est un peu des acteurs sous-exposés, quelque part.
00:59Mais la question reste la même, c'est l'accès à la célébrité, j'ai le sentiment.
01:03Est-ce que vous voyez cette continuité ?
01:05Oui, oui, tout à fait. D'ailleurs, je vous remercie de le souligner.
01:08En tout cas, les deux textes, sous une forme évidemment très différente, se répondent.
01:14Pour Les Figurants, une partie des figurants aspire à être dans la lumière.
01:18Ce n'est pas le cas de tous, et c'est aussi ce que j'avais envie de montrer.
01:20Pour certains, au contraire, à la limite, ils préfèrent qu'on ne les voit surtout pas.
01:26Mais oui, bien sûr qu'à travers Les Figurants, je raconte un petit peu cette tendance,
01:32pour ne pas dire ce travers de l'époque, qui consiste à vouloir absolument être vu.
01:38Exister, aujourd'hui, c'est quand même se rendre visible.
01:43Évidemment, parce qu'il y a plusieurs façons de lire la pièce.
01:45Je dirais qu'il y a plusieurs niveaux de lecture.
01:48Il y a le premier niveau, c'est des figurants, et c'est assez drôle.
01:52Il y en a un qui essaie d'exister, d'autres non.
01:54Mais il y a un deuxième niveau de lecture, c'est une critique sociale,
02:00avec peut-être une sorte de lutte des classes autour de la célébrité.
02:03– Oui, en tout cas, quand j'ai commencé à travailler sur ce thème de la figuration,
02:08à la fois j'ai rencontré des figurants, j'ai interviewé des figurants.
02:11Je me suis infiltrée moi-même sur des plateaux de cinéma en jouant les figurantes.
02:18– Ah oui ? Vous avez été figurante ?
02:19– Oui, j'ai été figurante sur trois tournages différents.
02:22Parfois, ce qui est un peu dur, et ça je l'ai vécu sur une des figurations que j'ai faites,
02:25ça m'avait été raconté par un figurant qui m'avait raconté une journée
02:29qu'il avait passé où ils étaient deux figurants, deux comédiens,
02:33très connus, dans une toute petite pièce, et où il y avait plusieurs prises, etc.
02:38Et qu'à aucun moment, les deux comédiens, les deux stars,
02:42ne leur avaient adressé la parole, ni même dit bonjour, ni même un regard.
02:46Et il était assez meurtri de ça.
02:50Et ça, c'est quelque chose que j'ai vécu dans une scène,
02:54pas dans des proportions aussi révélatrices,
02:59mais une des scènes où je tournais, j'étais dans un café, j'étais derrière,
03:03en effet, j'étais juste à côté d'une comédienne.
03:06Elle est concentrée, en fait, on ne peut même pas dire
03:08que ce soit forcément un manque de considération.
03:13Juste, elle est concentrée, elle est dans son travail,
03:15elle a un réalisateur qui attend d'elle quelque chose,
03:17un partenaire avec qui elle échange.
03:20Oui, voilà, elle n'a pas forcément pris le temps de dire bonjour à chacun,
03:25et peut-être que ce serait épuisant et impossible, j'en sais rien.
03:28Mais on peut comprendre aussi que de l'autre côté,
03:31ça soit vécu parfois un peu durement.
03:33– J'ai une petite question sur vous, parce que,
03:36je n'irais pas jusqu'à dire que vous êtes connue,
03:37mais en tout cas, vous êtes en France l'une des romancières qui vend des livres.
03:41Peu de gens peuvent le prétendre, vous, vos livres se vendent
03:44d'après une histoire vraie, rien ne s'oppose à la nuit,
03:45les enfants sont rois, ce sont des livres qui se sont bien vendus.
03:49Est-ce que cette sorte de célébrité,
03:53quel regard vous portez sur le propre succès, vous ?
03:56– Le succès et la célébrité, ce n'est pas tout à fait la même chose.
04:00Aujourd'hui, on vit dans une époque où,
04:02si vous voulez que votre travail existe, qu'on en parle,
04:07et bien oui, vous êtes un peu obligé d'en parler vous-même,
04:09on est obligé de produire un discours sur ce qu'on écrit.
04:14C'est comme ça, donc voilà, ça produit une forme peut-être de notoriété.
04:20Pour ma part, je pense qu'elle est assez modeste
04:22parce que je ne cherche pas du tout l'exposition,
04:25justement, je ne suis pas sur les réseaux, etc.
04:27Donc, je me montre, entre guillemets, le moins possible,
04:31et en même temps, j'aime bien parler de mon travail.
04:34– Est-ce que vous, vous avez déjà eu la tentation, en tant que romancière,
04:37d'écrire sous un pseudonyme pour un peu repartir de zéro
04:40et voir ce que les gens penseraient de vous sans savoir que c'est vous,
04:43Delphine de Vigan, qui avez écrit le texte ?
04:45– Oui, je pense que je ne suis pas la seule.
04:47Je l'ai fait, j'avais écrit mon premier roman sous un pseudonyme,
04:50Lou Delvig, un premier texte qui était très autobiographique,
04:54et puis finalement, ça a été un peu inconfortable,
04:57cette histoire d'être un peu un autre, enfin une autre,
05:00et donc j'ai décidé ensuite d'écrire sous mon vrai nom,
05:04puis par la suite de me réapproprier, entre guillemets,
05:07ce premier roman qui était paru sous un pseudo.
05:11Oui, bien sûr, j'y ai pensé plein de fois,
05:14d'écrire un texte, de l'envoyer par la poste,
05:18comme j'avais fait d'ailleurs la première fois, avec un autre nom,
05:21mais c'est compliqué aujourd'hui, dans cette société numérique
05:25qui est la nôtre, de se la jouer Romain Garré.
05:29Je pense que ce serait beaucoup plus compliqué,
05:31et d'ailleurs, je suis assez admirative d'Hélèna Ferranté,
05:34parce qu'il faut avoir beaucoup de pare-feu
05:37pour pouvoir exister comme ça, comme elle a pu le faire,
05:41simplement sans être démasquée, sans être révélée,
05:46même contre sa volonté.
05:50– Et puis, est-ce qu'il n'y a pas aussi une dimension
05:51d'avoir construit une œuvre et d'avoir envie de la poursuivre ?
05:54– Oui, bien sûr, et sans doute,
05:56que d'ailleurs c'est ça qui m'empêche de le faire,
05:58c'est que c'est tellement de doute, d'énergie,
06:03d'écrire un roman, d'écrire un livre,
06:06qu'une fois qu'on l'a terminé, on se dit,
06:07oui, non, j'ai envie de l'assumer comme étant le mien,
06:11et en effet, que ce texte s'inscrive dans un parcours.
06:15En plus, c'est ça qui, pour moi, tout l'intérêt d'écrire dans la durée,
06:20c'est de tenter de construire une œuvre,
06:22et que les textes se répondent,
06:24qu'on puisse faire des liens entre les textes,
06:26qu'on puisse y voir une évolution, des thèmes récurrents, des obsessions.
06:29– Vous, vous avez effectivement écrit de nombreux romans,
06:32vous avez fait des scénarios de cinéma,
06:34vous avez même réalisé un film il y a une dizaine d'années.
06:36C'est quoi les défis principaux que vous avez eus
06:38quand vous avez dû écrire une pièce de théâtre ?
06:40– L'écriture théâtrale, elle a vraiment ça de particulier,
06:43qu'on n'a pas du tout accès à l'intériorité des personnages,
06:46vous ne pouvez pas raconter l'intériorité des personnages,
06:49vous ne pouvez les raconter qu'à travers ce qu'ils disent,
06:51ou la manière dont ils se déplacent, ou les interactions entre eux.
06:55Donc, moi, j'ai travaillé beaucoup sur l'intimité dans mes romans,
07:01sur l'introspection, j'aime bien raconter l'histoire des personnages,
07:07leur passé, ce qui leur passe par la tête,
07:09leurs ambivalences, leurs contradictions,
07:13c'est quelque chose que j'explore souvent dans mes romans.
07:15Donc là, pour moi, c'était un peu un défi de voir me contenter
07:20de ce qui se dit, en fait, ça ne repose que sur les dialogues.
07:24– Mais est-ce qu'on écrit un dialogue pour une pièce de théâtre
07:26de la même façon qu'un dialogue pour un roman ?
07:29– Non, c'est différent, parce qu'encore une fois,
07:31quand vous écrivez un dialogue pour un roman,
07:34on a beaucoup de liberté, on peut très bien revenir entre deux phrases,
07:39on peut revenir à la pensée du personnage,
07:40on peut revenir à son introspection, à ce qu'il ressent à ce moment-là,
07:44et puis repartir sur le dialogue, un peu comme si, d'ailleurs,
07:47avec une caméra, on s'était absenté du dialogue,
07:50on avait été à l'intérieur du personnage et on revenait au dialogue.
07:53C'est d'ailleurs quelque chose que j'aime bien faire dans le roman,
07:56ne pas restituer la totalité du dialogue.
07:58Le roman permet de focaliser sur un échange,
08:03et puis, encore une fois, de revenir ensuite à l'intériorité.
08:06Alors que là, les choses qui se déroulent dans la pièce,
08:10elles sont censées se passer en temps réel,
08:12donc vous ne pouvez pas, à un moment donné,
08:14escamoter une partie du dialogue,
08:16vous devez avoir son début, son milieu et sa fin.
08:18– Pour moi, la littérature, c'est beaucoup du style,
08:20dans les romans notamment,
08:22mais est-ce qu'on peut avoir du style quand on écrit une pièce de théâtre ?
08:24– Oui, bien sûr, je pense que oui.
08:26Ce ne sera pas la même chose que le style en littérature, si vous voulez.
08:29Pour moi, le style, c'est aussi une question d'énergie,
08:32de rythme, de sonorité.
08:34C'est chercher, et j'espère trouver, cette langue orale
08:39qui, à la fois, doit être crédible,
08:42et qui, en même temps, n'est pas forcément tout à fait
08:44la langue qu'on parle, en réalité.
08:47Ça, pour moi, c'est une recherche stylistique,
08:49au même titre que celle que je vais chercher dans certains de mes romans,
08:53qui peut, en tout cas, varier d'un roman à l'autre.
08:55– Quand vous l'avez écrite, cette pièce de théâtre,
08:58est-ce que ce qui vous intéressait, c'est qu'elle soit jouée, mise en scène,
09:01ou est-ce que c'était le principe même de l'éclirir ?
09:04– Un peu les deux, en fait.
09:05La publier, c'est une manière de la donner à lire au public,
09:10à la fois mes lecteurs qui, j'espère pour certains, s'y risqueront,
09:14et en même temps, d'éventuels metteurs en scène ou des clubs de théâtre
09:20qui se diront « Ah, super, on va essayer de mettre ça en scène. »

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