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"Ce qui m'intéressait, c'était la confrontation entre les gens qui accueillent les touristes et les touristes."

BRUT BOOK. Les ravages du tourisme de masse, l’obsession pour "l’authenticité"… À l’occasion de la sortie de son nouveau roman "Nord Sentinelle", on a discuté avec Jérôme Ferrari, professeur de philosophie et lauréat du Prix Goncourt 2012. Une conversation traversée par l’ironie mordante du romancier.
Transcription
00:00Pourquoi ce titre, Nord Sentinelle ?
00:01Nord Sentinelle, c'est une île d'un archipel des Sentinelles,
00:05c'est le nom de l'archipel et c'est le nom du peuple qui vit là-bas aussi.
00:08Et cette île-là, qui appartient à l'Inde et qui est située dans le golfe du Bengal,
00:12elle a la particularité d'être absolument coupée du monde,
00:15et le peuple qui y vit tue les gens qui essayent d'y débarquer,
00:21si bien que le gouvernement indien les préserve et dit bien à tout le monde
00:25de ne pas s'approcher des rivages et de les laisser tranquilles.
00:29La dernière personne qui a essayé d'y débarquer, c'est un évangéliste américain
00:33qui voulait leur amener la parole du Christ
00:37et qui a fini criblé de flèches sur le rivage.
00:39Et du coup, la référence à Nord Sentinelle, c'est le paradigme
00:45de la manière la plus brutale et la plus violente de traiter la personne qui débarque chez nous.
00:49Je m'appelle Jérôme Ferrari, je suis professeur de philosophie et romancier,
00:54j'ai sorti à la rentrée un roman qui s'appelle Nord Sentinelle.
00:57Le tourisme, c'est l'un des thèmes du bouquin.
00:59En fait, moi, ce qui m'intéressait, c'était la confrontation
01:01entre les gens qui accueillaient les touristes et les touristes.
01:03Alors, pas dans le cadre du voyage normal, mais vraiment dans le cadre du tourisme de masse
01:07et ce que ça fait aux uns et aux autres en matière de préjugés, d'exaspérations, d'agressivité
01:15et de mise en scène de soi-même quand on habite dans une région touristique
01:20pour coller à l'image que les visiteurs se font de nous-mêmes.
01:25Alors, je vais être franc avec vous, quand j'ai lu votre livre,
01:28alors j'ai beaucoup aimé ce livre, j'ai beaucoup aimé le style,
01:30mais je me suis dit, comment faire un brut book avec ce livre ?
01:33Et je suis arrivé à un moment donné à la page 40 et il est question d'authenticité.
01:39Donc, je vous propose qu'on parle de ça, qu'on concentre notre discussion autour de l'authenticité.
01:43Je dirais que l'authenticité est un des thèmes de Nord Sentinelle dans deux sens.
01:49Le premier et le plus évident, c'est le fait que le tourisme contemporain,
01:55c'est très, très fort orienté vers la quête d'authenticité.
01:59Mais le plus important pour moi, c'est que du fait même qu'il est l'objet d'une quête,
02:04que l'authentique est l'objet d'une quête, il ne peut que cesser d'être authentique
02:09puisqu'il va être préfabriqué comme un produit visant précisément à rencontrer le désir
02:15de celui qui ne cherche pas l'authentique tel qu'il ne le connaît pas,
02:17mais l'authentique tel qu'il l'attend et tel qu'il exige de le rencontrer.
02:20Il s'agit cette fois-là d'une session de team building de trois jours.
02:24L'organisatrice a jugé pertinent, afin de conclure en beauté, de faire une surprise à son équipe.
02:29Quelque chose de vraiment inattendu, quelque chose d'authentique, bien sûr.
02:32Elle a particulièrement insisté sur ce point,
02:35qui achèverait de rendre le séjour tout à fait inoubliable.
02:38Philippe lui a donc proposé d'organiser, pour un supplément raisonnable,
02:41un concert de chant soi-disant traditionnel, idée qu'elle a immédiatement qualifiée de géniale.
02:47La scène de team building que j'écris dans le roman, moi je l'ai faite ça.
02:50J'ai été jouer de la guitare à une séance de team building en 90.
02:53Ah oui, ça c'est de l'observation sur le vif et je n'en ai même pas rajouté.
02:56Je pense que j'ai même élu le choré, ce que j'ai vu.
03:00C'est une expérience extraterrestre, c'est en le voyant que je me suis dit, mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?
03:04Et en même temps, on est dans une situation qui est aussi paradoxale,
03:08parce que j'étais avec des amis avec lesquels on aimait beaucoup chanter,
03:13on aimait vraiment beaucoup la musique, on avait une passion réelle pour ça.
03:18Et notre passion, d'une certaine manière, nous aussi, on la transforme en marchandise.
03:24L'organisatrice entreprend donc de les remotiver dans la langue abominable qui est la sienne,
03:29où il n'est question que de challenge, de dépassement de soi, de cohésion, de valeur,
03:35d'opportunité à saisir et de zone de confort, de ce qui ne nous tue pas mais nous rend plus forts.
03:40Et elle débite son discours avec un sourire fanatique,
03:43un sourire si inquiétant et lourd de menace que tous se lèvent pour la suivre dans le froid.
03:48Alors j'ai choisi ce passage parce qu'il y a aussi question de la langue.
03:51Vous le dites, vous parlez de langue abominable,
03:53vous parlez de fameuses expressions aux zones de confort, les valeurs,
03:57et puis cette fameuse expression qui est là, ce qui ne nous tue pas mais nous rend plus forts,
04:03qui évidemment fait référence à Nietzsche, ce qui ne me tue pas me rend plus fort.
04:08Donc c'est la langue en fait qui pose problème là.
04:12Oui, j'ai les évolutions de la langue, c'est un sujet qui m'intéresse vraiment beaucoup,
04:19les glissements de sens, la manière dont en même temps certains termes qui étaient très forts
04:26sont employés communément, le terme de survivant par exemple,
04:31qui avant désignait quelqu'un qui avait risqué de mourir
04:35et qui maintenant désigne toute personne qui a réussi à monter un escalier sans en pâtir trop.
04:41Ce qui ne me tue pas me rend plus fort, c'est un très bel aphorisme,
04:44mais il est utilisé à tort et à travers.
04:47Et on a envie d'objecter, ouais, ce qui ne me tue pas ne me rend pas nécessairement plus fort.
04:50Ce qui ne me tue pas, ça peut me rendre très malade, ça peut me rendre très faible.
04:54Enfin bon, évidemment Nietzsche ne pensait pas à ça.
04:57Et là récemment sont arrivées les remarques sur les vertus de l'échec,
05:04que quand j'ai échoué à quelque chose, il faut que j'en tire des leçons.
05:09Ce qui me répugne tout particulièrement, c'est que ça laisse entendre
05:11que les gens qui ont été détruits par un échec, c'est un peu de leur faute en fait.
05:14C'est parce qu'ils n'ont pas su retrouver des ressources internes pour le dépasser.
05:20Et je trouve que ça met, que tout ce vocabulaire faussement positif et encourageant,
05:28il met sur les épaules de chaque individu un poids absolument monstrueux.
05:35Comme s'il était entièrement responsable.
05:37C'est une belle idée d'être responsable de sa vie,
05:39mais d'abord on n'est pas entièrement responsable du monde dans lequel on est.
05:42Le type d'économie, on a trouvé à peu près tout faire en arrivant.
05:49Et dire que l'échec a de la vertu, ça revient vraiment à dire que
05:54ceux qui n'arrivent pas à trouver la vertu de l'échec
05:56et à le transformer en quelque chose de positif, c'est vraiment des gros, gros losers en fait.
06:01C'est un peu la dévitalisation de la langue.
06:03Et là, ça dépasse le tourisme, ça dépasse tout.
06:05Je vois même les hommes politiques, avant cette interview,
06:08j'écoutais un homme politique qui faisait un discours.
06:11Et effectivement, il y a une sorte de langue technocratique.
06:13Dévitaliser la langue me paraît le terme vraiment exact.
06:18On prend quelque chose de vivant et on le transforme en un truc mort, vide,
06:23qui ne veut plus rien dire.
06:27Et je ne suis pas sûr que la littérature ait un rôle à jouer en politique, sauf celui-là.
06:33C'est-à-dire de rester un lieu où la langue n'est pas dévitalisée,
06:37où elle signifie quelque chose,
06:39et où elle fait au contraire au moins l'essai de la démonstration de sa vitalité.
06:45Il y a quelques années, j'ai écrit des chroniques de Bernardin-Lacroix.
06:47Je pense que j'ai parlé de cette histoire de dévitalisation de la langue une chronique sur deux.
06:52Spécialement quand il y avait des formules qui voulaient manifestement rien dire.
06:59Une des plus belles que j'ai entendues récemment,
07:01pas récemment puisque c'était à l'époque où Jean-Michel Blanquer était ministre de l'Éducation nationale,
07:06et quand il parlait de « tenue vestimentaire républicaine ».
07:09C'est vraiment une expression qui n'a pas le moindre sens en fait.
07:13On peut chercher quel sens donner au terme « républicain » dans cette expression,
07:17on n'en trouvera aucun.

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