Gabriel Attal : "Je ne veux pas d'un pays où TikTok remplace les romans."
Mathieu Slama : "On peut ne pas lire et être tout à fait pertinent dans sa vision du monde."
BRUT BOOK. Les jeunes vont-ils vraiment arrêter de lire à cause de TikTok ? Conversation avec l'essayiste Mathieu Slama.
Mathieu Slama : "On peut ne pas lire et être tout à fait pertinent dans sa vision du monde."
BRUT BOOK. Les jeunes vont-ils vraiment arrêter de lire à cause de TikTok ? Conversation avec l'essayiste Mathieu Slama.
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00:00Je ne veux pas d'un pays où TikTok remplace les romans,
00:03où les influenceurs remplacent les grands auteurs
00:06et où les écrans prennent peu à peu toute la place dans la vie de nos jeunes
00:10et plus largement dans celle des citoyens.
00:12Moi, ce qui m'a marqué vraiment dans le discours,
00:14c'est la dimension très réactionnaire, très conservatrice de ce discours
00:18et avec un côté finalement, c'était mieux avant.
00:21Et je crois qu'il y a derrière une forme d'abord de mépris de classe.
00:25Ceux qui lisent sont forcément plus intelligents, plus cultivés, plus ouverts
00:32et ceux qui ne lisent pas sont forcément moins intelligents, etc.
00:36– Est-ce que c'est faux ?
00:37– Oui, je crois que c'est complètement faux.
00:40On peut ne pas lire et être tout à fait pertinent dans sa vision du monde.
00:44On peut être très intéressant et ne pas lire.
00:46Moi, je connais des gens qui ne lisent pas, qui sont tout à fait intéressants
00:50et des gens qui lisent ou qui prétendent lire d'ailleurs,
00:53mais des gens qui lisent et qui n'ont pas des choses très intéressantes à dire sur le monde.
00:58Et je dis une autre chose, c'est qu'il y a une dimension très culpabilisante
01:02dans le discours sur la lecture.
01:07Encore une fois, c'est en gros, si vous ne lisez pas, vous n'êtes pas intelligent.
01:14Il faut dire aux gens qui ont soit du mal à lire,
01:17soit qui n'aiment pas lire ou que sais-je encore que ce n'est pas grave,
01:21qu'il y a d'autres manières de s'intéresser au monde,
01:23de s'intéresser aux choses, de s'intéresser à la culture.
01:26Et rappelons-nous, il y a toujours eu des discours désobligeants sur les jeux vidéo.
01:30On a toujours eu des discours désobligeants sur la télévision,
01:33sur la bande dessinée, rappelons-nous toutes les polémiques sur les mangas.
01:39Il y a toujours eu un discours politique conservateur,
01:42méprisant et culpabilisant sur ce qu'émet la jeunesse,
01:45et en particulier la jeunesse des classes populaires.
01:47– Il y a une enquête qui a fait pas mal parler ce mois-ci du Centre national du livre,
01:53l'enquête du CNL en ce mois d'avril 2024, qui disait qu'effectivement,
01:55quotidiennement, les jeunes passent dix fois plus de temps sur les écrans
02:00qu'à lire des livres.
02:01Est-ce que c'est un problème ?
02:02– Non, moi je ne crois pas.
02:03Moi, je ne pense pas que c'est un problème.
02:04Je ne pense pas que c'est un problème que les jeunes passent plus de temps
02:09devant les écrans qu'en lisant, parce que d'une part,
02:12il y a plus d'écrans aujourd'hui, donc forcément, c'est normal,
02:17c'est naturel, évidemment qu'il y a 50 ans, il n'y avait pas d'écran,
02:21mais d'autre part, on lit sur les écrans, on apprend des choses sur les écrans.
02:26Je pense que la jeunesse d'aujourd'hui est beaucoup plus ouverte au monde
02:29que la jeunesse d'hier, beaucoup plus, mais beaucoup plus.
02:33– Elle peut être plus ouverte, mais il y a certaines capacités
02:35qui sont peut-être moindries, comme la concentration, par exemple.
02:37– Il y a la question de la concentration, il faut éduquer,
02:40il faut former à aller aux écrans, aux réseaux sociaux,
02:44il faut faire attention à partir de quel âge, etc.
02:48Il faut écouter les scientifiques là-dessus.
02:50– Je voudrais aborder un point qu'on n'aborde peu, me semble-t-il,
02:51dans ce débat-là et qui, pour moi, me semble un peu clé.
02:53Dites-moi ce que vous en pensez, c'est la mémoire.
02:55C'est-à-dire que, finalement, sur les réseaux sociaux,
02:57on peut voir assez peu de contenus qui datent d'il y a 5, 7, 10 ans.
03:02Sur YouTube, c'est possible, mais sur TikTok, c'est très compliqué.
03:06Alors que dans les livres, on peut lire des livres qui ont été écrits il y a des années.
03:10Est-ce que, finalement, la place que prend les écrans
03:13par rapport à la place que prend l'écrit,
03:15ça ne questionne pas aussi notre rapport à la mémoire ?
03:18– C'est une bonne question.
03:22Moi, je dirais les choses de cette manière.
03:24Ce n'est pas parce que vous avez des contenus qui sont courts,
03:28qui sont instantanés, qui ne sont pas intéressants.
03:31Et même si c'est quelque chose d'un peu éphémère,
03:33ça n'en fait pas quelque chose de méprisable ou de médiocre, ou qu'est-ce sais-je encore.
03:39– Mais ça serait vrai ce que vous dites si ça coexistait.
03:42Ce qu'on reproche souvent aux écrans,
03:43c'est que le temps passé devant les écrans
03:45prend la place du temps qu'on pourrait passer devant un livre, j'ai l'impression.
03:48– Mais j'entends le discours qui est de dire que les écrans empêchent de lire.
03:54Mais vous regardez, il y a 50 ans,
03:56déjà il y avait plus d'anaphobétisme en France qu'aujourd'hui.
04:02Donc déjà, on a progressé de ce point de vue-là, premièrement.
04:06Deuxièmement, il faut arrêter avec ce mythe de tout le monde lit.
04:09Tout le monde disait à l'époque, non, ce n'est pas vrai.
04:10La lecture n'a jamais été quelque chose qui a été toujours partagée
04:15par toute une population pour qu'on en arrive à une situation aujourd'hui
04:19où plus personne ne lit, ça ce n'est pas vrai, c'est faux.
04:20– La discussion qu'on a en fait, elle procède d'une vidéo
04:23que j'ai vue sur les réseaux sociaux justement,
04:24d'une chronique que vous avez tenue chez Radio OG.
04:27Dans les commentaires, il y avait des gens a priori conservateurs,
04:30pour faire simple, de droite,
04:32mais il y avait aussi des gens plus progressistes, pour faire simple, de gauche.
04:36Et ils vous reprochaient notamment de lâcher le combat culturel
04:39qu'a fait la gauche depuis des années quelque part,
04:41de donner la culture à tous.
04:42Vous comprenez ça ou pas cet argument ?
04:43– Oui, je comprends et j'ai vu ces réactions.
04:46Et moi, elles me dérangent sur deux points.
04:50Je les comprends, mais elles me dérangent sur deux points.
04:52D'abord, elles reprennent le discours un peu conservateur
04:56sur il y a les bonnes cultures et les mauvaises cultures.
04:58Ce discours-là, moi, je ne comprends pas qu'il puisse être défendu à gauche.
05:02Ça, c'est une première chose.
05:03Et la deuxième chose que moi, je ne comprends pas dans ce discours,
05:06c'est cette volonté de contrôle, de contrôle sur la jeunesse,
05:09une volonté d'interdiction, une volonté que l'État ait un dispositif de contrôle
05:19sur ce que doivent regarder, ce que doivent aimer les jeunes, etc.
05:24Moi, je n'aime pas ce discours.
05:25Je trouve que ce discours est dangereux.
05:26Je dis encore une fois, il faut un discours positif sur tout ça.
05:29Il faut dire que la lecture, c'est bien,
05:31mais les autres formes de culture, c'est bien aussi.
05:35– Si vous aviez des enfants ou si vous en avez,
05:37on peut supposer que vous leur donniez des livres et pas un écran.
05:40Est-ce que du coup, ce n'est pas en contradiction avec le discours que vous tenez ?
05:43– Oui, je pense qu'il y a la question de l'âge, en effet, elle est importante.
05:48Savoir à quel âge on peut commencer avec les écrans, etc.
05:51Mais je pense que les deux ne sont pas contradictoires.
05:53Je n'ai pas encore d'enfants, mais quand j'aurai des enfants,
05:55je sais que je leur montrerai des films Pixar, par exemple, que je trouve formidables.
06:00Voilà, et ça, c'est sur un écran que ça se regarde.
06:05Et je pense que ça peut leur apprendre autant de choses
06:08qu'un livre pour enfant, un conte pour enfant.
06:12– Ou les influenceurs remplacent les grands auteurs.
06:14– On a le sentiment, quand on écoute en tout cas Gabriel Attal à l'Assemblée nationale,
06:17que les auteurs de romans ne lui feront pas peur
06:19parce qu'ils appartiennent peut-être au même milieu social que lui.
06:22Et les influenceurs, comme il dit,
06:24lui feraient davantage peur parce qu'ils les contrôlent moins.
06:27– Oui, c'est vrai que les auteurs de romans, etc. appartiennent souvent, pas toujours.
06:32Il y a des transfuges de classe, comme on dit, heureusement.
06:35Mais appartiennent souvent à la même classe sociale.
06:38Ils vont avoir un discours plutôt consensuel, on va dire.
06:41Alors, il y a des exceptions, Annie Ernaud, une exception connue.
06:45Il y en a d'autres aujourd'hui. – Édouard Louis.
06:47– Édouard Louis, exactement.
06:49– Ça veut dire finalement que les livres écrits sont moins subversifs que TikTok ?
06:53– C'est vrai, moi je regrette un peu que la littérature
06:56soit un peu plus consensuelle aujourd'hui.
06:59Après, moi je ne lis pas tout ce qui s'écrit aujourd'hui,
07:02il y a des choses formidables.
07:04Mais c'est vrai qu'on peut voir plus de subversions
07:07chez certains ou certaines influenceuses,
07:10et dans certains contenus sur les réseaux sociaux.
07:15Moi je me rappelle pendant la réforme des retraites,
07:17on n'a pas entendu beaucoup les artistes.
07:20On a fini par les entendre un peu, mais on n'a pas beaucoup entendu les artistes.
07:25Et on a entendu par contre quelques influenceurs, influenceuses.
07:32Il y a une influenceuse par exemple, qui s'appelle Crézie Sali,
07:35qui a un discours très politique, très engagé, qui est tout à fait intéressant.
07:41Je me rappelle même d'une autre influenceuse, Paul Ska par exemple,
07:46qui pendant la réforme des retraites,
07:48qui subit d'ailleurs beaucoup de sexisme, etc.,
07:51et qui pendant la réforme des retraites avait pris position
07:54contre la réforme des retraites de manière très courageuse.
07:56Et je m'étais dit, c'est fou, quelqu'un comme Paul Ska par exemple,
07:59a plus de courage que beaucoup d'écrivains, on va dire, respectables.
08:06– Les écrans prennent peu à peu toute la place dans la vie de nos jeunes,
08:09et plus largement dans celle des citoyens.
08:12– Il dit des citoyens, mais nos jeunes.
08:15Le côté possessif du « nos » me frappe.
08:18C'est-à-dire que les jeunes appartiendraient soit à Gabriel Attal,
08:22soit à l'Assemblée nationale, soit à la France.
08:23Comment vous l'interprétez ce « nos » ?
08:25– Alors, c'est vrai que dire « nos jeunes », « des citoyens » et « nos jeunes »,
08:31déjà on fait la distinction entre jeunes et citoyens.
08:32Les jeunes sont aussi des citoyens.
08:34Gabriel Attal devrait le savoir, il est censé, lui, être encore un peu jeune.
08:38Il a le début de la trentaine, bon voilà.
08:40Mais déjà ça c'est intéressant.
08:41Et puis ensuite, en effet, « nos jeunes »,
08:44c'est-à-dire il y a une dimension paternaliste, condescendante,
08:48et une dimension aussi un peu autoritaire là-dedans.
08:51– Mais ce besoin d'autorité que tient le gouvernement actuel,
08:55est-ce que finalement, il n'est pas voulu par l'ensemble de la société,
08:59peut-être pas tout le monde, mais une majorité de la société ?
09:01– Alors il y a en effet un raidissement.
09:07En France, il y a un raidissement de la population.
09:09Il y a une demande plus forte d'autorité.
09:11Il y a une banalisation, une généralisation des discours autoritaires, sécuritaires,
09:16très importante.
09:16Moi je pense que la gauche n'a pas su suffisamment s'opposer
09:23à ces idées qui sont en train de monter,
09:25mais s'opposer de manière radicale.
09:27La gauche, je crois, a voulu faire des compromis.
09:29La gauche a voulu dire, l'immigration ça peut être bien et pas bien.
09:33La gauche a voulu dire, la sécurité c'est important,
09:36il faut des mesures sécuritaires mais pas aller trop loin.
09:39Je pense que la gauche a voulu faire des compromis,
09:41là où il ne fallait pas en faire.