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00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Bellemare, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:10Que faut-il à un crime pour être passionnel ? Une foule de choses est d'abord un jaloux,
00:18mais il faut surtout une ambiance. On ne place pas un crime passionnel n'importe où. Regardez
00:27les livres, les journaux, le théâtre, le cinéma. Quand un crime est passionnel, il est d'abord
00:34élégant. La chose se passe dans un salon, une chambre de palace, un train, une forêt au bord
00:39d'un lac. On tue en général au pistolet, on avoue en général très vite, et on est en général
00:47acquitté aussi très vite. Que diable, la passion est un sentiment noble, le jaloux est un être qui
00:53souffre, qui n'a plus le contrôle de lui-même. Bref, nous pourrions dire que le crime passionnel
00:59a obtenu au cours des âges une sorte de statut particulier. Cela dit, il nous faut bien convenir
01:05d'une restriction. Avez-vous remarqué qu'en matière de crime passionnel, on ne parle que
01:10de certains meurtriers ou de certaines victimes, des hommes et des femmes nantis, soit d'une fortune,
01:16soit d'une position sociale, ou même plus simplement d'un état culturel moyen, comme
01:21si la passion n'existait pas en dessous d'une certaine catégorie d'individus. Oh, loin de moi
01:26la pensée d'introduire ici une dialectique sur une forme de lutte des classes à travers le crime,
01:30là n'est pas notre propos bien sûr. Mais tout de même, les grands commentateurs des Assises nous
01:37ont rarement conté les amours dramatiques d'un concierge et d'une blanchisseuse, par exemple,
01:42ou d'un chômeur et d'une marchande de cigarettes, ou d'un mâle paresseux et d'une danseuse de
01:48camarades, comme si leur histoire n'avait rien d'extraordinaire. Alors, justement...
01:54Il s'appelle Maurice Martin et il a une tête à tout faire, une jolie tête, 25 ans, cheveux bien
02:21peignés, luisant de brillantine, avec sur le front une petite mèche en forme d'accroche-coeur,
02:26moustache fine et teint pâle, yeux bleus, nez aristocratique. Oui, une tête à tout faire.
02:33À faire le beau, le chauffeur de grande maison, l'employé de banque, le champion de tennis,
02:38le directeur de manège. L'ennui, c'est qu'il ne fait rien, Maurice Martin. Aucun métier n'a
02:44retenu jusqu'ici son attention. Son physique le gêne. Être beau garçon, c'est finalement une
02:50sorte de handicap pour lui. Il a toujours l'impression de gâcher la marchandise, de ne
02:55pas l'utiliser comme il faudrait. Ah ! Ah ! Si le cinéma avait existé en 1900 ! Maurice Martin
03:02n'aurait pas eu ce problème. Maurice Martin serait devenu tête d'affiche. On l'aurait adulé
03:09au Festival de Cannes, encensé à la télévision, engagé à Hollywood et le tour était joué. Au
03:14lieu de ça, Maurice Martin traîne au mois d'août à Paris, sur les grands boulevards, les poches vides,
03:18la tête vide. Que faire de sa peau ? En passant devant le Cadillonnet du boulevard Magenta,
03:26Maurice Martin lit une petite annonce. On demande jeune homme, bonne présentation pour emploi de
03:33comptoir. Maurice Martin vérifie son accroche-cœur, sa moustache et entre. Une bonne présentation,
03:40comme la sienne, devrait lui servir de diplôme. Hélas, le rond de cuir, chef de bureau qui le
03:46reçoit, n'apprécie pas les accroche-cœurs, encore moins les yeux bleus et pas du tout, mais pas du
03:50tout, les moustaches coquines. Il craint de faire entrer ce jeune coq dans le poulailler des employés
03:56aux écritures. Vous comprenez, il nous faut quelqu'un d'expérience, plus âgé. Je suis navré,
04:02vous ne faites pas l'affaire. Trop beau pour être caissier, trop beau pour être chauffeur, trop beau
04:08pour être honnête, finalement. C'est ce que tout le monde pense. Soyons sincères, Maurice Martin se
04:16laisse facilement abattre. Il ne lui vient pas à l'idée de chercher un emploi de balayeur ou de
04:21fordéal. Il est lui-même victime de son physique, dans la mesure où il ne se voit pas accomplissant
04:27ces rudes métiers qui nourrissent pourtant bien leur homme. Car Maurice Martin, le beau Maurice
04:32Martin, n'est pas très intelligent. On ne peut pas tout avoir. Alors, le voilà qui cède à la facilité.
04:37La chose se fait insensiblement, sans qu'il l'ait vraiment décidée au départ. D'abord, il rencontre
04:44une jeune femme. Disons que c'est elle qui lui fait la cour. Or, une femme qui fait la cour à un
04:49homme aux environs de 1900, c'est exceptionnel ou alors c'est suspect. Dans le cas qui nous occupe,
04:55c'est forcément suspect. Alice Alix, danseuse de cabaret. Une Alice ronde et potelée, plus
05:03aguichante que jolie. Une habituée des hommes mûrissants et riches. Une Alice qui trouve
05:08attendrissant pour une fois de payer pour un homme. Oh, payer pour une chose en vérité, un café, un apéritif,
05:14un repas, un costume, un loyer. Broutille. Maurice Martin n'est pas un gigolo. Il n'a pas d'emploi.
05:23Maurice Martin est beau. Mais Alice est jeune. L'argent vient d'un industriel de 65 ans qui fait
05:32sauter la jeune Alice sur ses genoux une fois par semaine. Et après. Dans le fond, raconte Maurice,
05:38tout cela est logique. Si le vieux m'avait procuré un emploi, par exemple, c'est moi qui
05:44aurais donné son argent à Alice. Mais sérieux même. D'ailleurs, il n'était pas question de cela
05:48entre nous. Vous voyez comme la morale se retourne facilement. Donc Maurice s'est débarrassé d'un
05:55préjugé qui lui coûtait cher, si j'ose dire. Le voilà à l'aise, nourri, logé. Il voyage, vit avec
06:01Alice aux frais de la princesse. Mais s'il n'est pas question d'argent entre eux, alors de quoi est-il
06:07question? Il est question d'amour. Personne ne prononce le mot, mais il en est question.
06:13Alice aime le beau Maurice. Sinon, comment expliquer le mensonge qui vient? Alice déclare
06:21devant témoin. Écoute Momo. Elle l'appelle Momo, c'est plus affectueux. Écoute Momo, le vieux
06:28m'emmène à Alger. Il veut ouvrir un Haras. Alors tu me rejoins et là-bas je te présenterai. Il te
06:33donnera du travail. Tu connais bien les chevaux. On serait heureux, tu verras. Momo proteste
06:39honnêtement et pour la forme. Je ne veux rien lui devoir et je ne veux pas te partager avec lui.
06:45Mais tu ne partageras rien du tout. Il ne restera pas. Il m'emmène là-bas pour éviter des histoires
06:51avec sa famille. En réalité, c'est la famille qui paie pour se débarrasser de moi. Et Momo accepte
06:59bien sûr. Or c'est un mensonge. Une fois sur le bateau, Alice avoue tout. Elle aime Momo. Elle veut
07:09garder Momo pour elle toute seule. Il n'y a plus de protecteur fortuné. La famille s'est vraiment
07:15débarrassée d'elle, mais en payant le voyage tout simplement. Il n'y a pas plus de Haras que
07:22d'argent dans les poches de Momo. Pas de travail en perspective. Alice voulait Momo pour elle
07:28toute seule. Juste le grand amour. Avec un peu d'eau fraîche. Tu verras, Momo. On repart à zéro.
07:37Et Alice, transformée en jeune fille vremissante sur le pont d'un bateau qui l'emporte vers la
07:43colonie, présente Momo au capitaine du bateau. Mon fiancé, monsieur Martin. C'est beau. Avec le
07:51vent du large, c'est très, très beau. Mais c'est très, très triste.
08:04Les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast européen. Alors nous sommes sur le
08:09même bateau avec les mêmes personnages, Alice et Maurice, mais trois mois plus tard et en sens
08:14inverse. Le grand amour a fait un premier naufrage à Alger. En résumé, Momo n'a pas trouvé de travail,
08:22bien sûr, et Alice a dû se remettre à danser pour payer le retour. À la décharge de Maurice
08:30Martin, que je ne veux pas que vous preniez pour un gigolo patenté, je dois apporter une précision.
08:35Maurice Martin est juif et à Alger en 1901, on n'aime pas beaucoup les juifs. On ne leur donne
08:41pas facilement un emploi. Retour piteux. La pauvre Alice s'accroche comme elle peut à son
08:47pays des merveilles imaginaires. La voilà qui reprend courageusement le dessus en arrivant à
08:52Marseille. Écoute, Momo, j'ai trouvé un engagement pour une tournée. Alors comme on n'a pas d'argent,
08:57tu restes à Marseille et dès que je peux, je t'envoie un billet. Tiens, voilà pour l'hôtel,
09:05voilà pour tes cigarettes. Fais-moi confiance, tout s'arrangera. Et ce qui est dit est fait.
09:11Alice s'en va lever la jambe d'un casino à l'autre, d'un théâtre de province à un autre,
09:16et chaque fois qu'elle le peut, elle envoie son petit mandat à son petit Momo pour ses petits
09:20frais. Encore une fois, ne prenez pas Maurice Martin pour un exploiteur, non. C'est dur de
09:27trouver du travail à Marseille. Toutes les places sont prises. D'ailleurs, quand par hasard le mandat
09:32n'est pas suffisant, Maurice emprunte. Ah, il ne vole pas. Il emprunte à maman. 250 francs pour
09:38prendre le train et rejoindre Alice. Enfin, pas vraiment, vraiment. Je n'y tiens plus. Je rentre
09:45à Paris. J'ai vendu mon dernier costume. Rejoins-moi dès que tu pourras, ton Momo. Vous voyez qu'il est
09:52honnête. Il a vendu son costume. Ben tiens, ça, c'est curieux. Alice ne répond pas. Pas de nouvelles
10:02d'Alice. Un mois. Maurice Martin se morfond dans un hôtel Borgne. Tu me manques. Donne-moi des
10:11nouvelles. Ici, c'est la misère noire. Je ne trouve toujours pas de travail, ton Momo. Vous voyez
10:15qu'il est consciencieux. Il cherche encore du travail. Et toujours pas de nouvelles d'Alice.
10:20Deux mois. J'ai besoin de toi. Ne m'abandonne pas. Je t'attends, Maurice. Ah, vous voyez qu'il l'aime.
10:26Il a signé Maurice. Alice est revenue. Alice donne de l'argent pour payer les dettes, pour un nouveau
10:33costume, pour un appartement tout neuf. Alice reconstruit le Pays des Merveilles et Momo s'y
10:38réinstalle avec délit ses précautions car, de temps en temps, il précise tout de même, je ne
10:44trouverai jamais de travail. Personne ne veut de moi. C'est épouvantable. Faisons le point. Il y a
10:52presque un an maintenant qu'Alice est amoureuse de Maurice et Alice va changer. Son Momo fera peut-être
10:58exprès de ne pas s'en apercevoir mais insensiblement, le vent va tourner. Si Alice n'a pas donné de
11:04nouvelles pendant longtemps, c'est qu'elle était occupée ailleurs. Occupée à séduire un portefeuille
11:10à barbe grise au casino de Fouras. On fait ce qu'on peut quand on aime un Maurice Martin. Ayant recueilli des
11:18fonds de son nouveau protecteur, Alice est arrivée au secours de son amant, le cœur gros mais les
11:23poches pleines. Or Maurice n'a pas demandé d'où venait cet argent. Maurice n'est pas jaloux, à tel
11:31point que la malheureuse est passée aux aveux. Momo, à Fouras, tu sais, là où j'ai dansé le mois
11:38dernier, j'ai rencontré un monsieur très distingué et très riche. C'est lui qui m'a donné l'argent.
11:47Ah oui ? Il va falloir que j'y retourne. On n'en a plus. Avant, je serais obligé d'y rester quelques
11:58temps. Ça t'en mis pas, dis. Ben si ce monsieur te prête de l'argent, c'est normal. Pauvre Alice.
12:07Vous comprenez bien que son pays des merveilles s'effrite un peu. Elle abandonne ses derniers
12:14mille francs à Momo pour qu'il survive et cherche du travail, bien sûr, et elle s'en va. Cette fois,
12:20son absence sera plus longue. Tout un hiver. Momo explique fort bien à la cantonade, Alice a
12:27rencontré un commanditaire et dans quelques temps, elle entrera au Cirque Schurmann comme danseuse
12:31et puis moi comme écuyer. Le cheval dans le fond, c'est mon seul métier. De loin, du casino de
12:38Fouras, une petite plage pas chère entre la Rochelle et Rochefort, Alice paie le loyer de
12:43son appartement où végète patiemment un Maurice Martin prêt à affronter l'avenir. Alice envoie
12:50toujours des petits mandats amicaux qui font paraître son absence moins insupportable. Et
12:56puis le vent tourne définitivement. Les mandats deviennent spasmodiques, s'éteignent, le bail de
13:05l'appartement est résilié. Voici enfin la tempête. Voici venir une Alice étrangère endurcie dans sa
13:15vie de cocotte, nantie de fourrure, de diamant, dotée d'une voiture et d'un chauffeur et dont le
13:22ton n'est plus le même. « Mon petit Maurice, je ne fais qu'un aller-retour. Cette fois, on se quitte,
13:28chacun pour soi. » Plus de merveilles, plus d'amour et plus d'eau fraîche. À un moment, on reste comme
13:37deux ronds de flanc. « Mais qu'est-ce que tu vas faire ? » Des tas de choses. Alice attend le monsieur de
13:44Fouras qui doit la rejoindre à Paris. Elle cherche un appartement. Il a donné des ordres à sa banque,
13:49tout va bien. « Mais et moi ? » « Moi ? Et qui ça, moi ? Ah, Momo ! » Eh bien que Momo cherche du travail,
13:56qu'il retourne chez maman, bref, qu'il se débrouille. « Mais je veux pas ! T'as pas le droit de me quitter
14:03pour cet homme ! Mais je lui expliquerai tout ! C'est moi que tu aimes ! » Et ainsi de suite, etc., etc.
14:09Et le reste. « Momo, lutte comme il peut contre la tempête qui le balaie. » Mais Alice est intraitable.
14:17« Écoute, Maurice, tu me feras pas rater un amant comme celui-là. Alors va-t'en ! » « Je m'en irai pas !
14:24Je t'empêcherai de faire ça ! » « Mais si tu le fais, j'en prends cinq, dix comme celui-là ! Et puis ceux-là,
14:32ils me donneront pas d'argent pour toi ! » Et pour marquer sa décision, Alice installe triomphalement
14:38sur la cheminée le portrait du riche séducteur. Nous y voilà. Les portes claquent dans la chambre
14:45d'hôtel. Les voix transpercent les murs. Le drame passionnel éclate. Une voisine s'interpose.
14:51On l'achète dehors. Elle n'a pas plutôt tourné le dos qu'un long cri l'immobilise dans le couloir.
14:55Que s'est-il passé ? Oh, c'est simple, messieurs les jurés. Le malheureux que voilà, bafoué dans son
15:05amour, humilié jusqu'au plus profond de son orgueil d'homme et d'amant, a saisi un scalpel sur la table
15:11et l'a plongé dans le sein gauche de sa maîtresse. Ce scalpel, messieurs les jurés, lui venait de son
15:16frère, élève chirurgien, décédé aujourd'hui. C'était un souvenir qui ne le quittait pas et se
15:22trouvait là par hasard. La mort fut instantanée. Victime de cet élan irraisonné, la malheureuse
15:29jeune femme a cessé de vivre et si mon client s'est enfui, c'est qu'il était désespéré. Il a noyé
15:35son remords pendant six jours avant d'avouer son acte à un ami qu'il a dénoncé. Hormis cet
15:42envolé de la défense, très début de siècle, Maurice Martin a expliqué lui-même tout ce que
15:48je vous ai raconté plus haut, avec la même délicatesse et la même innocence. Et le jury a
15:59quitté Maurice Martin, purement et simplement. A quitté, convenant bien volontiers qu'il s'agissait
16:07d'un crime passionnel, d'un jaloux, d'un pauvre jaloux, d'un geste incontrôlé, commis sous
16:15l'emprise de l'aveuglement. C'est ainsi qu'une pauvre Alice a quitté le pays des merveilles.
16:22Mais dans le fond, la punition de Maurice Martin, acquitté, libre,
16:31ce fut peut-être de continuer à chercher du travail.
16:52Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Bellemare, un podcast issu des archives
17:01d'Europe 1 et produit par Europe 1 Studio. Réalisation et composition musicale, Julien
17:08Tarot. Production, Raphaël Mariat. Patrimoine sonore, Sylvaine Denis, Laetitia Casanova,
17:15Antoine Reclus. Remerciements à Roselyne Bellemare. Les récits extraordinaires sont disponibles sur le
17:22site et l'appli Europe 1. Écoutez aussi le prochain épisode en vous abonnant gratuitement sur votre
17:28plateforme d'écoute préférée.

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