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00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Bellemare, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:11Voici, chers amis, un dossier de Jacques-Antoine que je n'hésiterai pas à qualifier de très drôle.
00:17Un dossier qui va certainement amuser les uns, surprendre les autres, faire réfléchir les uns et les autres,
00:23et nous faire peut-être comprendre le refus du général de Gaulle à faire entrer les Anglais dans le marché commun.
00:28Car il y est clairement démontré que les Anglais ne sont pas des hommes comme les autres.
00:33Il s'agit d'une affaire juridique et policière qui se déroule sur plusieurs années dans un district du Nyasaland,
00:40ancienne colonie anglaise d'Afrique, devenue indépendante sous le nom de Malawi en juillet 1966.
00:47Accessoirement, ce dossier va vous donner une idée du chemin que les populations de cet État ont à parcourir
00:53pour aboutir à la civilisation qu'ils ont imprudemment choisie, la nôtre.
00:59Oh, ce n'est pas parce que le district de Chikwawa, où se déroule l'affaire, est complètement perdu dans les plaines basses du Zambèze.
01:07Ce n'est pas parce qu'il est peu peuplé, parce que sa population, surtout composée de la tribu des Mangangia, est plutôt sous-développée.
01:14Ce n'est pas parce que ces gens sont incapables, à cause du climat, de cultiver leur propre nourriture.
01:18Ce n'est pas parce qu'ils dépendent uniquement de l'argent qu'ils retirent de la récolte une fois l'an du coton.
01:23Ce n'est pas à cause de la grande pauvreté qui en résulte.
01:26Car un homme peut-il vivre une semaine avec moins de 10 shillings, c'est-à-dire moins de 7 fois ? Non !
01:31Non, ce ne sont aucune de ces raisons qui vont nous éclairer sur le fossé qui sépare ces gens de leur propre idéal.
01:38Mais c'est une anecdote extraordinaire.
01:41Enfin, extraordinaire pour nous, mais pas pour des Mangangia, ou des Anglais, qui constituent le point de départ de ce dossier.
01:49Figurez-vous qu'en août 62, c'est-à-dire 4 années avant l'indépendance du pays,
01:55un grand noir mince, athlétique, à l'air bonnasse, du nom Della Archipendale,
02:00vient porter plainte devant la cour officielle et dûment constitué du chef du district de Chikwawa.
02:06Motif de la plainte ?
02:09Je ne peux pas vous le dire tout de suite.
02:11Jacques-Antoine non plus d'ailleurs, il a mis dans le texte,
02:14plat de poids de suspension dans le but évident de faire durer le plaisir.
02:17Parce que ce motif de la plainte, il est trop savouré.
02:22Une plainte comme celle-là, voyez-vous, on en voudrait un peu plus chez nous.
02:26Cela mettrait un peu de fantaisie, de rêve, d'inattendu dans notre vie quotidienne.
02:30Si chez nous, les gens pouvaient déposer des plaintes comme celles-là,
02:34on prendrait un nouveau plaisir à lire les faits divers dans les journaux.
02:37Les jeunes gens qui sortent des écoles verraient de nouveau déboucher à leur faculté
02:41quelques plaintes comme celles-là et le travail des policiers et des juges serait renouvelé et moins monotone.
02:46Et puis surtout, avec des plaintes comme celles-là,
02:49il serait beaucoup plus facile d'écrire chaque jour un dossier extraordinaire.
02:53Ah, tenez, je ne puis y résister, chers amis, avant de vous donner le motif de cette plainte.
03:00Laissons encore passer le générique.
03:04Générique
03:21Je vous disais donc, chers amis, qu'en août 1962,
03:24c'est-à-dire quatre années avant l'indépendance du pays,
03:27un grand noir du nom d'Ela Archipendale
03:30vient porter plainte devant la cour officielle du nom constitué du chef du district de Chikuwabwa.
03:36Motif de la plainte.
03:38Il se plaint devant la cour qu'en août 1959,
03:42alors qu'il avait loué ses services de crocodile magique,
03:45ou si vous préférez, d'homme-crocodile,
03:48à un villageois appelé Audrey Cansoche pour tuer une petite fille nommée Monda Cimenti,
03:54il affirme qu'après avoir effectué ce qu'on lui demandait,
03:57c'est-à-dire ce meurtre, pour une somme convenue de quatre livres et dix shillings,
04:01environ cent francs nouveaux,
04:03il n'aurait pas, et c'est là le motif de la plainte,
04:06il n'aurait pas été payé.
04:11C'est honteux, non ?
04:13Voilà un homme-crocodile qui a fait son travail de tuer une petite fille en août 59,
04:18et qui en août 62, trois ans plus tard, n'est pas encore payé.
04:23Dans la chaleur torride, le secrétaire du chef du district,
04:27qui écrivait minutieusement la plainte d'Elar Chipendale sur un cahier bardé de tampons officiels,
04:32ne peut s'empêcher de relever la tête.
04:34« Il ne vous a rien donné ? »
04:36« Autant dire arrière », répond Chipendale.
04:38« On avait convenu quatre livres et dix shillings,
04:41et Cansoche ne m'a donné que dix shillings. »
04:43L'employé, qui n'a pas le droit de prendre parti,
04:46ne fait aucun commentaire, mais hoche la tête.
04:49Il pense que ce Cansoche est une belle fripouille.
04:53En août 62, à l'échelon le plus bas de la Cour d'Union-Saint-Laurent,
04:56le tribunal est dépendant des autorités indigènes,
04:58c'est-à-dire d'un chef de district et de ses conseillers.
05:01Mais encore une fois, c'est une cour constituée officiellement,
05:04dont les responsables sont payés par le gouvernement,
05:07et qui a le pouvoir de traiter toutes les infractions à la loi et aux coutumes,
05:10et toutes les affaires criminelles et correctionnelles.
05:13Ces cours sont dirigés par des employés,
05:15ayant des connaissances dans la législation et dans les procédures,
05:18mais s'ils sont intellectuellement outillés pour juger de la forme,
05:21ils ne le sont guère lorsqu'il s'agit de juger au fond.
05:25Or, dans ce milieu très primitif, la sorcellerie est très répandue,
05:28et si beaucoup de cas sont portés à la connaissance de la police d'Union-Saint-Laurent,
05:32les gens se font la plupart du temps justice eux-mêmes.
05:35Tenez, quelques mois plus tôt,
05:37deux femmes suspectées de sorcellerie ont été brûlées vives,
05:40et les personnes accusées de ces meurtres ont été,
05:44sur la base du dossier de police, reconnues coupables et pendues.
05:48Mais encore faut-il que l'affaire arrive aux oreilles de la police,
05:51ce qui, dans cette affaire, pour le moment, n'est pas le cas.
05:54La cour du chef Chapananga la traite donc comme une plainte ordinaire pour dette,
06:01et ordonne que les deux parties et tous les témoins assistent au procès le vendredi suivant,
06:05c'est-à-dire le 17 août 1962.
06:08Évidemment, Jacques-Antoine n'était pas au procès,
06:10il ne peut donc nous en fournir le détail,
06:12ce qui n'aurait pas manqué d'être intéressant.
06:14Il nous propose simplement d'imaginer le décor.
06:16Alors ça se passe peut-être à l'extérieur,
06:18devant la case du chef Chapananga,
06:21à moins que le village dispose d'une maison commune en fibro-ciment et tolons du lait.
06:25Le chef de district est entouré du secrétaire qui sert de greffier,
06:28sans doute de quelques assesseurs,
06:30un conseiller pour la régularité de la procédure,
06:32peut-être un ou deux anciens,
06:34et il faut le signaler car vous verrez que c'est important,
06:36un détective sergent de police venu pour une autre affaire.
06:40Les Mangangias font partie de la famille des Bantus,
06:43ce sont des noirs de grande taille jusqu'à deux mètres,
06:45forts, vigoureux, bien musclés,
06:47peau de couleur bronzée, foncée, mais pas noire,
06:50cheveux courts, crépus, mais non léneux,
06:52yeux un peu obliques, nez droit, souvent saillant.
06:55Le procès se déroule tout à fait normalement
06:58et les témoins resteront assis dans la poussière,
07:00sous le soleil torride,
07:02car les dépositions de Shipendal et de son adversaire Kansosh
07:05net et sans bavure ne nécessitent pas leurs interventions.
07:09Voici celles de Shipendal.
07:11« En mars 59, Kansosh m'a contacté en tant qu'homme crocodile
07:16pour tuer sa petite fille Momba.
07:18Une somme de quatre livres et dix shillings fut convenue entre nous.
07:22Peu de temps après, je me transformais en homme crocodile,
07:25je saisis la petite fille de huit ans alors qu'elle se baignait dans la rivière Mvanza
07:29et je l'emmenais dans les flots.
07:31Je les poignardais deux fois, une fois de chaque côté,
07:34dans le bas du thorax,
07:35juste au moment où quelqu'un m'a attaqué à coup de fusil.
07:38Alors je me suis arrêté sur le champ,
07:41en fracturant sans le vouloir le bras droit de la petite fille.
07:44J'ai nagé en amont jusqu'à l'endroit où Kansosh m'attendait
07:47et je lui ai dit que j'avais accompli ma mission.
07:50Alors Kansosh m'a donné dix shillings pour le goût du sang
07:53et il m'a promis le reste du paiement pour plus tard.
07:56En fait, il n'a jamais payé le reste. »
07:59Un commentaire, chers amis, les mineurs juristes qui rapportent cette affaire
08:02signalent que ces dépositions ont été faites sous serment.
08:05Nous ne parvenons pas bien à comprendre le sens que peut avoir
08:08pour les Manganga du district de Chikwawa un serment.
08:12Est-ce que le juge leur dit, comme chez nous,
08:15« Jurez de dire la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « Je le jure » » ?
08:18Si oui, si oui, cela doit être assez rigolo.
08:21Bon, alors quand vient le tour de Kansosh,
08:23celui-ci ne conteste pas du tout la déposition de Shipendal, l'homme-crocodile.
08:26Tout ce que dit l'homme-crocodile est vrai, sauf la somme promise.
08:30Il n'a jamais été entendu qu'il lui donnerait 4 livres et 10 shillings,
08:33mais seulement 2 livres et 10 shillings.
08:37Les deux déclarations sont consignées dans le livre de la cour
08:40et chacun vient signer le texte pour prouver qu'il est correct.
08:43Encore un commentaire.
08:45« On ne nous dit pas, et cela est probable,
08:47que les deux adversaires ne savent pas lire et encore moins signer de leur nom. »
08:51Maintenant, revenons-en à la sentence du tribunal.
08:54C'est un jugement à la Salomon.
08:56La cour déclare que Kansosh a bien engagé Shipendal,
08:59que celui-ci a bien accompli sa mission,
09:01mais pour des honoraires de 2 livres et 10 shillings seulement
09:04que Kansosh est condamné à verser sur le champ.
09:08La sentence est consignée sur le livre et contre-signée par les participants,
09:11puis Kansosh donne 2 livres à l'homme-crocodile et reçoit un reçu officiel.
09:17Un signe du greffier.
09:19Tous les témoins se lèvent dans un nuage de poussière et s'en vont.
09:22Le chef appelle « Affaire suivante ».
09:25Comme vous le voyez, chers amis, l'affaire pourrait parfaitement en rester là si
09:29le sergent détective qu'il a écouté avec intérêt en avait fait un rapport minutieux
09:34qu'il remet à l'officier supérieur en poste à Chikwawa.
09:39Pour cet officier, il convient de distinguer entre le procès civil,
09:43quelque chose comme la correctionnelle, qui vient d'ailleurs de se dérouler dans le sens d'une parfaite justice,
09:47et le procès pour meurtre, que justifierait l'assassinat de la petite fille s'il était prouvé.
09:53Il convient donc d'établir l'existence de cet enfant, sa mort en 1959, et les circonstances de cette mort.
10:00Les policiers se rendent donc au village, où s'est déroulée toute l'affaire,
10:03pour y interroger le dénommé Linton Cimenti, qui leur confirme en effet avoir été le papa
10:08d'une fillette de 8 ans appelée Monta, laquelle aurait été enlevée par un crocodile en 1959.
10:14Aïe ! Il n'a pas vu le corps après la mort, avant que les villageois les préparaient pour le faire brûler,
10:19mais c'est un fait admis par tous, et définitivement, que Monta a été tuée par un crocodile !
10:26Les policiers interrogent plusieurs villageois qui étaient au bord de la rivière quand l'enfant a été enlevé,
10:31et ils sont tous formels. Elle a été enlevée par un crocodile !
10:34A magique ou pas, c'était un crocodile !
10:38Ils ont tous vu le chef du village, qui depuis est décédé, revenir en courant avec un fusil de chasse
10:43et tirer un coup de feu sur le crocodile qui a lâché l'enfant, hélas déjà morte.
10:48Et il s'est sauvé le crocodile !
10:50Pourquoi ils n'ont pas prévenu la police ou le chef du district ?
10:53Parce que les accidents de ce genre sont assez nombreux dans la région,
10:56et que personne ne pouvait penser que ce crocodile était un magique crocodile !
11:01Le corps de la petite fille a donc été brûlé, et les chausons sont restés là.
11:06Alors comme vous le voyez, la police ne découvre ni faits, ni témoins nouveaux.
11:11Elle obtient simplement la certitude que la fillette a existé,
11:15et qu'elle est morte enlevée par un crocodile.
11:19Mais si Schipendal continue d'affirmer que le crocodile c'était lui,
11:23et si Cansoche soutient de son côté qu'il a engagé l'homme crocodile pour ce meurtre,
11:28la police dispose d'un dossier suffisant pour les traduire à nouveau devant la justice,
11:32sous l'accusation de meurtre et complicité de meurtre.
11:36Or, lorsque ces deux hommes sont interrogés à nouveau, ils confirment très loyalement,
11:40surtout Schipendal, leur première déclaration.
11:43Schipendal y ajoute même tous les détails dont il peut se souvenir.
11:47Comment il se vêtit d'une écorce d'arbre qui le faisait ressembler à un crocodile,
11:51par quel signe il put reconnaître la petite fille qui se baignait au milieu de ses amis,
11:55le coup de feu qui lui effleura la nuque,
11:58pour lui cette affaire était un business et il n'avait d'ailleurs jamais vu la fillette.
12:02Sauf, sur le point de la somme convenue, la déclaration de Cansoche est parfaitement identique.
12:08Un seul détail à signaler pourtant, on ne connaît pas,
12:11et il semble que personne n'ait cherché à connaître,
12:13le motif qu'avait Cansoche de faire tuer cet enfant.
12:16Il s'agit sans doute d'une simple querelle de famille.
12:19Maintenant, pour que son dossier soit parfait, il suffit à la police de retrouver le cadavre.
12:24On décide donc de procéder à son exhumation,
12:26après avoir accompli dans les règles, bien entendu,
12:29toutes les formalités administratives et juridiques.
12:32Étant donné qu'il n'y a pas de pierre tombale sur la plupart des tombes du village,
12:35la sépulture de l'enfant est identifiée par les villageois qui l'ont ensevelie.
12:39Un photographe de la police, le directeur du laboratoire de la santé publique
12:43et le conservateur du musée de Niassaland sont présents.
12:47À l'exhumation, en plus de la police elle-même,
12:49est un pathologiste qui prendra lui-même les restes quand la tombe sera ouverte.
12:55Le corps brûlé apparaît-il été enveloppé dans une natte de roseau
12:59et enterré à environ huit pieds de profondeur dans un sol très sable nu.
13:03L'exhumation ayant lieu trois ans et demi après l'enterrement,
13:06le corps est bien sûr complètement décomposé ainsi que les vêtements et la natte qui l'enveloppent.
13:10Aussi, quand la profondeur requise est atteinte, chaque pouce du sol est soigneusement tamisé
13:15et vous pouvez imaginer la difficulté à trouver les petits os d'un corps de fillette de huit ans
13:20mélangé à des brindilles, des racines et de la terre, le tout de la même couleur.
13:25Cependant le travail est fait et bien que tous les os ne soient pas retrouvés,
13:29les restes sont suffisants pour reconstituer les deux morceaux de l'avant-bras droit,
13:33tous deux fracturés en leur milieu, apparemment tout de suite avant la mort
13:37ou peu de temps après, confirmant les déclarations de l'homme crocodile.
13:41Le corps est par la suite identifié par la découverte dans le sable
13:45de perles et de boucles d'oreilles ayant appartenu à la petite fille.
13:49Les os sont enfin identifiés par le pathologiste comme appartenant à un enfant africain
13:54de sexe féminin âgé à peu près de huit ans
13:57et il est établi que la mort remonte à plus d'un an avant la date de l'exhumation.
14:02Désormais tout est prêt pour le grand procès de l'homme crocodile.
14:16Les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast européen.
14:20On se souviendra longtemps chez les Bantous du procès en haut de cour de l'homme crocodile
14:26qui débute à 9h du matin le 20 mars 1963 devant Sir Geoffrey Hansworth,
14:33chef justice du Nyasaland, siégeant avec trois assesseurs Manganga.
14:38En effet, le règlement veut que le magistrat de sa majesté britannique juge sans jury
14:44mais qu'il soit assisté de trois assesseurs, trois personnes de bonne réputation
14:47provenant de la même tribu que l'accusé dont il peut solliciter l'avis
14:52et qui ont le droit de poser des questions à l'accusé.
14:55Là, haut de cour de justice inaugure un tribunal tout neuf, splendide bâtiment
15:00qui vient à peine d'être terminé.
15:02Nous ne saurions passer sous silence quelques faits comiques parce que contradictoires.
15:07Le premier, c'est la franchise, la bonne foi et l'obstination de l'homme crocodile.
15:12N'oublions pas que c'est sa déclaration qui sert d'arme essentielle à l'accusation.
15:16S'il est aujourd'hui accusé, c'est parce qu'il a porté plainte contre un mauvais payeur
15:20et qu'il n'est jamais revenu sur ses déclarations.
15:23Cansoch, qui est accusé avec lui, est là pour la même raison
15:27parce qu'il a par deux fois devant le tribunal civil et devant les policiers
15:30déclaré que Schipendal disait la vérité, sauf sur le point de la rémunération.
15:34Quatre livres ou deux livres, on ne saura jamais.
15:37Il y a donc d'autres témoins importants à charge ou à décharge dans cette affaire
15:41que les accusés eux-mêmes.
15:43Notons ensuite un détail particulièrement caractéristique,
15:46c'est que les trois assesseurs de Sir Geoffrey Oswald
15:49sont bel et bien convaincus que Schipendal est un homme-crocodile,
15:53comme d'ailleurs une grande partie du public.
15:56Qu'est-ce que ces gens peuvent penser des argussies de la procédure ?
16:01Par exemple, de ce distinguo que la défense établit
16:06entre les différentes déclarations faites par les accusés,
16:09elle admet les deux premières, mais dans le cas d'un autre procès,
16:13donc seulement à titre de témoignage.
16:16Quant à la dernière, qui n'est que le reflet des deux autres répétés par la police
16:20avec l'accord des accusés, elle la rejette.
16:23Le Conseil de la Couronne allait que,
16:25lorsque la première déposition a été enregistrée par la police,
16:28les deux hommes n'étaient pas encore accusés.
16:30Elle ne donne donc pas suite à l'objection de la défense.
16:34Que doit donc penser l'homme-crocodile de ce duel juridique,
16:38si obscur que nous sommes quasiment incapables de le répéter ?
16:42Les discours des hommes de loi doivent lui paraître des incantations magiques,
16:46mais d'une toute petite magie,
16:48parce qu'à aucun moment on ne voit l'avocat ou le procureur
16:51se transformer ni en léopard ni en gorille, même pas en sauterelle.
16:55Tout ceci n'avait sans doute pour but que de permettre à Cansoche
16:58de revenir à la dernière minute, et sur les conseils de son avocat bien entendu,
17:02sur ses aveux, en niant sa participation aux meurtres,
17:06alléguant que sa dernière déclaration avait été obtenue et signée sous la contrainte.
17:10Inutile de vous le dire, le juge rejette cette suggestion.
17:14Alors, la défense appelle ses deux uniques témoins,
17:18à savoir les deux accusés.
17:21C'est Schipendal qui entre le premier dans le box des témoins.
17:24Finalement, il est la première personne de cette assemblée
17:28à exprimer des choses nettes et précises,
17:31et il produit une grande sensation quand il déclare
17:35« Je suis un homme-crocodile ».
17:38« Mais quand devenez-vous un homme-crocodile ? »
17:41« Quand je veux. »
17:42« Mais est-ce que vous devenez librement un homme-crocodile ? »
17:47« Tout à fait librement. »
17:49« Mais qu'est-ce qui vous permet de devenir un homme-crocodile ? »
17:53« La magie. »
17:54« Comment faites-vous ? »
17:56« J'attache certaines brindilles autour de ma taille,
17:59je me revais avec une écorce,
18:01et mon corps se transforme complètement en homme-crocodile. »
18:06Contre-interrogé par le conseil de la Gouronne, il explique
18:09« C'est mon oncle, qui était un sorcier-docteur,
18:13qui m'a appris pendant des années à me transformer en crocodile. »
18:16« Vous aussi se transformez en crocodile ? »
18:18« Oui. »
18:19« Et vous vous transformiez quelques fois en crocodile ensemble ? »
18:23« Bien sûr. »
18:24« Mais à quoi cela vous servait-il de vous transformer ensemble en homme-crocodile ? »
18:28« On se transformait en crocodile surtout pour aller chercher du poisson dans la rivière. »
18:32« Jamais pour la chasse aux humains ? »
18:34« Si. »
18:35« Si, mais c'était très rare. »
18:37Alors le conseiller de la Gouronne demande à Schipendal
18:40s'il est capable de faire une démonstration.
18:44Alors Schipendal le regarde d'ahurie.
18:46« Évidemment que non ! »
18:48« Quand j'ai vu que les policiers allaient m'arrêter, j'ai abandonné la magie. »
18:51« Et la magie, on ne l'abandonne pas deux fois. »
18:54« Et d'ailleurs, on ne devient pas crocodile sans entraînement. »
18:57« Comment voulez-vous que je me transforme en crocodile ? »
18:59« Ça fait plus d'un an que je suis en prison. »
19:02« Et quel langage parlez-vous quand vous êtes crocodile ? »
19:05« Quand j'étais crocodile, je parlais le langage crocodile. »
19:07« Mais à qui ? »
19:08« À mon oncle, quand il était crocodile. »
19:10« Et aux autres crocodiles. »
19:12« Est-ce que vous pourriez nous parler le langage crocodile ? »
19:14« Mais non, voyons ! »
19:16« Je ne peux parler crocodile que lorsque je suis un crocodile. »
19:19« Les crocodiles et les hommes n'ont pas la même gorge, voyons. »
19:24Avant de clore les débats,
19:26le juge appelle comme témoin le psychiatre
19:29qui a examiné Schipendal pendant sa détention.
19:32Sir Geoffrey est d'ailleurs un peu inquiet.
19:34« Docteur, je vous demanderai d'être assez concis. »
19:38« Je crains que vos propos ne soient pas aisément suivis par tous les membres de cette cour. »
19:42« Je crains notamment les termes scientifiques. »
19:44« Vous voyez ce que je veux dire ? »
19:46Mais en bon anglais qu'il est,
19:48le psychiatre, sans l'ombre d'un sourire,
19:50va parler très sérieusement du psychisme de l'homme crocodile
19:54et c'est tout aussi sérieusement que Sir Geoffrey l'écoute.
19:58Vous voyez bien, chers amis, que les Anglais ne sont pas des hommes comme les autres.
20:01Pour résumer le témoignage du psychiatre,
20:03disons qu'il déclare formellement que l'accusé est un homme tout à fait normal,
20:06d'intelligence moyenne,
20:07que rien n'indique qu'il ait jamais souffert de maladie mentale
20:10et qu'il n'est absolument pas fou.
20:12Mais alors pourquoi prétend-il être un homme crocodile ?
20:16À réponse, pourquoi pas ?
20:19Schipendal, lorsqu'il nage avec un peu d'écorce,
20:22se sent devenir tout à fait crocodile.
20:25Ça s'appelle prendre ses désirs pour des réalités.
20:29C'est très courant.
20:32Le juge, avant le jugement, pose alors trois questions à ses trois assesseurs.
20:37« Messieurs, croyez-vous que le crime ait été commis par magie ? »
20:42Réponse « Oui ».
20:44« Messieurs, croyez-vous que cet enfant fut tué par un crocodile magique ? »
20:48Réponse « Oui ».
20:50« Messieurs, croyez-vous que Schipendal est un homme crocodile ? »
20:54Réponse « Oui ».
20:56Mais l'homme crocodile, admettant franchement, et à nouveau,
20:59avoir tué la fillette, Serge Offret,
21:02ne peut que déclarer Cansoche comme conseiller et instigateur du crime,
21:05et l'homme crocodile comme meurtrier passible de la peine de mort.
21:11Et c'est ainsi qu'en vertu de notre magie blanche,
21:16les deux bantous, condamnés par l'homme juge,
21:22seront exécutés par l'homme bourreau.
21:43Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Belmar,
21:47un podcast issu des archives d'Europe 1.
22:03Remerciements à Roselyne Belmar.
22:05Les récits extraordinaires sont disponibles sur le site et l'appli Europe 1.
22:10Écoutez aussi le prochain épisode en vous abonnant gratuitement
22:14sur votre plateforme d'écoute préférée.
22:17Au revoir.

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