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"Sangloter, c’est être confronté à son impuissance"
BRUT PHILO. Que se passe-t-il vraiment quand on pleure ? À travers le cas de la récente vidéo que Selena Gomez a publiée d’elle en train de pleurer, Estelle Ferrarese livre une "philosophie des sanglots" comme elle le fait dans son nouveau livre.
Transcription
00:00J'ai juste envie de dire que je suis très désolée.
00:31L'ensemble des commentaires, c'est polarisé sur une seule question,
00:34qui est celui de sa sincérité.
00:36A quel point est-ce qu'elle joue ? A quel point est-ce qu'elle manipule ?
00:39A quel point est-ce qu'elle est en train de se comporter comme une actrice ?
00:41C'est un soupçon qui accompagne les larmes en public
00:45ou les sanglots en public depuis fort longtemps.
00:48C'est même assez frappant que ce soit une des rares manifestations physiologiques des émotions
00:53qui soit à ce point-là mise en doute.
00:56Si vous regardez bien, il y a des gestes de colère ou claquer une porte
01:00ou au contraire éclater de rire.
01:03Le point d'entrée lorsqu'on voit ce type de scène est rarement de le mettre en doute.
01:08Pratiquement personne ne parle de ce qu'elle essaye de dire, soit de parler des migrants.
01:13Vous, ce que vous dites, c'est que finalement, la sincérité d'un sanglot, d'un pleur,
01:17ce n'est pas la question.
01:19Exactement.
01:22En fait, il est probablement assez difficile de démêler la partie strictement technique
01:31de la partie sincère qui lance le corps dans un certain chaos.
01:38J'allais dire que le résultat est peut-être plus intéressant
01:43que celle de l'enquête morale qu'on essaye de mener sur l'intention.
01:48Enquête morale qui de toute façon ne sera jamais menée à bout
01:51puisque nous ne saurons jamais si la personne est complètement sincère.
01:55Beaucoup plus intéressant, me semble-t-il, est qu'est-ce qu'il se passe dans ce corps sanglotant,
02:01qu'est-ce qu'il est en train de réaliser ce corps,
02:03quel rapport au temps est-il en train d'assituer.
02:06Les sanglots sont une suspension du temps, du cours de votre vie, de ce qui est normal.
02:13Vraiment, vous interrompez ce qui était en cours dans une logique protestataire.
02:20Et c'est là, si vous voulez, qu'il y a quelque chose de,
02:23je dis dans le livre, micrologiquement politique.
02:26Ce n'est pas en tant que tel une révolution, bien évidemment,
02:29mais on refuse que le temps continue, les autres passent à l'arrière-plan.
02:37C'est ce que fait très techniquement les mains,
02:40et notamment celle de Selena Gomez quand elle se cache.
02:43C'est-à-dire, en fait, je ne peux pas regarder autrui, l'arrière-plan disparaît.
02:50Et donc, je ne suis plus qu'un corps.
02:53J'adhère exactement à ce qu'est mon corps à ce moment-là.
03:03Sangloter, c'est être confronté à son impuissance.
03:07Le corps se soulève contre cette impuissance à laquelle il est confronté.
03:11Mais il s'agit aussi d'habiter avec une certaine rage cette impuissance.
03:16La personne qui sanglote est en fait en train de proclamer,
03:21ou plutôt son corps est en train de proclamer,
03:23ça n'aurait pas dû se produire.
03:26C'est advenu, mais c'est injuste.
03:29Et cela même lorsqu'on est tout simplement en train de parler d'une rupture amoureuse.
03:35Au fond, c'est un refus de ce que le monde vient de nous signifier.
03:41Et avec une prétention à obtenir du monde autre chose,
03:50tout en sachant que c'est désespéré puisqu'en général on sanglote toujours trop tard.
03:53Les pleurs ou les sanglots sont une forme de technique du corps,
03:58comme dit Marcel Mauss.
03:59C'est-à-dire que ce sont des manifestations corporelles
04:04qui semblent complètement spontanées, complètement hors de contrôle,
04:07et qui pourtant sont des techniques bien particulières à l'intérieur de chaque société,
04:13aussi bien par rapport à ce que fait le corps
04:15que dans quelles circonstances est-ce qu'il le fait.
04:18Pourtant c'est bien vécu par les personnes au moment où elles explosent en sanglots,
04:23où elles éclatent en sanglots,
04:25comme quelque chose qui n'est pas du tout le produit d'une éducation, d'une imitation.
04:32Et pourtant, chacun a sa propre manière de sangloter,
04:37se glisse dans certaines manières de faire qu'il a depuis l'enfance,
04:43et ces manières de faire en plus sont plus ou moins collectivement déterminées
04:47par l'observation, les adultes que nous avons autour de nous,
04:52mais aussi par les séries télévisées.
04:57– Très concrètement, quand on regarde ce que nous présente Hollywood,
05:01une manière de sangloter très fréquente,
05:05c'est la personne qui sanglote en s'affaissant le long d'une porte.
05:09Cela est aussi réalisé en dehors des champs d'une caméra,
05:15c'est véritablement une technique.
05:16Mais pour autant la personne qui est en train de s'effondrer le long de sa porte,
05:19parce qu'elle l'a été laissée,
05:22ne peut pas percevoir cette construction.
05:26Et dès qu'en fait cette construction est vue,
05:29on pense en avoir la preuve,
05:31alors la question de la sincérité est immédiatement re-soulevée
05:37et le doute va tomber sur la personne.
05:39– Dans votre livre, Une philosophie des sanglots,
05:41il y a un élément genré, c'est-à-dire que souvent,
05:44c'est les femmes, les filles qui pleurent davantage que les garçons.
05:48Comment vous l'analysez ça ?
05:49– Alors ça c'est vraiment quelque chose qui est à la fois dans l'opinion publique,
05:53mais c'est ce que les études montrent de manière unanime.
05:58Effectivement, à partir de l'âge de 13 ans,
06:01c'est pas vrai plutôt, mais à partir de l'âge de 13 ans,
06:04les femmes pleurent beaucoup plus que les hommes.
06:08Et dans une même quantité de pleurs, ça prend plus souvent la forme de sanglots.
06:13Alors certainement il y a une socialisation différente,
06:17ça c'est assez commun ce que je suis en train de dire,
06:19c'est-à-dire que les petites filles on les laisse pleurer,
06:21alors que les garçons vont progressivement être habitués à ne plus pleurer.
06:28Mais c'est quelque chose qui n'est pas aussi unilatéral que ça.
06:33C'est ça qui est assez intéressant je trouve,
06:35quand on lit un petit peu l'histoire des larmes,
06:39comment est-ce que les barrières bougent,
06:41et comment la tolérance dont on fait preuve vis-à-vis du corps des femmes
06:46lorsqu'elles sanglotent est toujours assortie en même temps d'une forme de contrôle.
06:50C'est-à-dire qu'il y a une inquiétude évidente, régulière,
06:57que les sanglots laissent lieu à des débordements,
07:02et qu'il va donc falloir y mettre fin.
07:05Regardez, il y a une sorte de mystère,
07:07comme s'il y avait en soi dans les sanglots, lorsqu'ils sont extrêmes,
07:11la possibilité de remettre en cause quelque chose qui n'est pas très clair,
07:15mais qui impose des formes de sanglots,
07:20et de réglementation des corps, et tout particulièrement les corps féminins.
07:24Tu dois pleurer, ton genre l'exige,
07:27mais dans un cadre quand même délimité,
07:30dans certaines circonstances, pas dans d'autres.
07:33Dans un temps défini, par exemple,
07:35tu n'es pas supposé pleurer ton fils jusqu'à la fin des temps,
07:43mais c'est quelque chose qui a une période de deuil,
07:45et puis au moment où on fait son deuil,
07:48on revient à une forme de vie plus productive.
07:53Donc cet encadrement de ce que c'est que pleurer,
07:58en tant que forme tolérée par les femmes,
08:00c'est aussi une forme qui est strictement limitée.
08:03Et en fait, lorsqu'il y a une forme de désajustement
08:07entre les formes de pleurs et ce qu'on attend à la société,
08:12la société va réajuster ça par des formes de sanctions,
08:15d'ironie, voire d'interdiction,
08:19ce qui était le cas par exemple dans les cités anciennes grecques.

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