A tout juste 23 ans, Esther Teillard signe "Carnes", un roman décapant, dérangeant, très sexuel, salué aussi bien par Frédéric Beigbeder que par Télérama et Libération. Edité chez Pauvert, elle renoue avec brio avec la tradition sulfureuse de la maison d’édition. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes/nouvelles-tetes-du-mercredi-19-fevrier-2025-4533081
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00:00Marie Misset, votre nouvelle tête, s'appelle Esther Teilhard et elle met presque tout le monde d'accord.
00:05Pourquoi presque ?
00:06Parce que je vois bien qu'il doit y avoir quelqu'un, quelque part, qui n'est pas d'accord.
00:10Bonjour Esther Teilhard.
00:11Bonjour Marie.
00:12À 23 ans, votre livre « Carne que je montre » est un gros pavé dans la mare littéraire.
00:17D'aucuns diraient « Oh là là, mais qu'elle est jeune ! ». Mais 23 ans, c'est toujours
00:214 ans de plus que votre éditeur, feu, votre éditeur quand il a publié le marquis de Sade.
00:27En 45, tout le monde parle de Sade à Paris, on dit c'est formidable, c'est un des grands
00:30auteurs français.
00:31Et je dis pourquoi est-ce qu'on ne le publie pas ? J'ai 19 ans et on me dit « Vous n'y
00:35pensez pas, c'est un auteur considérable, mais c'est interdit et ce sera toujours interdit.
00:39» Alors je dis, il n'y a pas de raison, bêtement, et je le publie.
00:42Et voilà, il le publie, ça devient les éditions Pauverts dans lesquelles vous êtes édité.
00:46Ça vous embête qu'on parle de votre âge, Esther Teilhard ? Vous avez l'impression
00:49que c'est réducteur ?
00:50Oh non, j'adore, continuez.
00:51Je vous en prie.
00:53Avec votre premier roman « Carnes », tout le monde tombe d'accord pour dire qu'avec
00:59vous, les éditions Pauverts renouent avec le sulfureux, avec la littérature, coup de
01:03point.
01:04Et c'est vrai que ça décape, ça réjouit, ça peut exciter parfois.
01:06On a besoin de le poser aussi, c'est sombre, c'est un peu violent ce récit d'une jeune
01:10Marseillaise qui arrive à Paris au Beaux-Arts de Sergi et qui troque la violence de la plage
01:15des Catalans et ses cagoles monstrueuses et merveilleuses par celle plus sournoise, plus
01:19classiste peut-être, de Paris.
01:21Un roman d'apprentissage, donc, sauce Pauverts.
01:23C'est quoi une carne ? C'est quoi des carnes, Esther Teilhard ?
01:26Une carne, c'est une saloperie, c'est une mauvaise fille, c'est une cagole aussi.
01:31Vous savez, en provençal, la cagole, ça vient de cagar, ça veut dire déféqué.
01:36Ah quand même !
01:37Donc une carne, ça sent mauvais, ça pue.
01:39Et c'est une femme ?
01:41C'est une femme, oui.
01:42Une mère procureur, comme la vôtre, qui laisse traîner des dossiers sur des viols
01:46en réunion dans le salon.
01:47On a mis Estia très à l'aise avec sa sexualité qui écrase un petit peu l'héroïne.
01:51Est-ce qu'on est d'accord pour dire que ce roman, carne, parle de femmes violentes, Esther Teilhard ?
01:57Oui, bien sûr.
01:58Il n'y a presque que des femmes dans ce roman.
02:01C'est des femmes un peu bizarres, elles sont toutes étranges.
02:04Il y a donc la mère procureure de la République qui laisse traîner ses dossiers de viols
02:08en réunion devant sa gamine.
02:09De 11 ans.
02:10Il y a Estia qui est une espèce de bimboslave un peu étrange, un peu bizarre.
02:17Il y a les cagoles marseillaises qui sont ces femmes à la plage qui parlent en vomissant.
02:22Il n'y a que des femmes, et des femmes pas faciles à appréhender, à manipuler.
02:28Pas gentilles.
02:29Pas gentilles, plutôt pas commodes, en effet.
02:32Cette violence, elle se joue entre les femmes elles-mêmes, ce qui réunit votre héroïne
02:36et son ami insaisissable, ultra-sexualisé, qui a un nez en forme de phallus.
02:40C'est que toutes les deux, elles ont des mères moches.
02:42Elles disent toutes les deux « ma mère est moche ».
02:44Des mères moches et abîmées.
02:46Ça m'a frappé ce point commun, ça veut dire quoi sur elles, qu'elles ont des mères moches ?
02:49Elles se retrouvent autour de cette mochitude de la mère.
02:52Parfois, on se retrouve sur des choses bizarres, là, c'est ça.
02:55Elles sympathisent autour de ça, et elles ont des théories parce que c'est deux jeunes
02:59filles un peu paumées qui sont au bazar.
03:01Elles ont 18 ans, donc elles sont un peu… un peu bêta sur certaines choses, mais elles
03:07se retrouvent sur cette théorie que les mères moches font des filles plus belles qu'elles,
03:10mais qui ne mouillent pas.
03:11Ah, c'est ça la théorie, évidemment ! Pourtant, vous les aimez, vos personnages,
03:16vos étudiants.
03:17C'est la contrepartie, en fait.
03:18Je les aime.
03:19Il y a des étudiants, vos arcamées, vos cagoles à la plage, qui s'assoient sur le visage
03:23des bobos, quand même.
03:24Il y a quand même une femme, à un moment, qui s'assoit sur le visage d'un homme qui
03:26était là et qui voulait juste sa place à la plage, et vos hommes de la Méditerranée
03:30qui sont petits.
03:31Vous les aimez, tous ces personnages ?
03:32Oui, oui, oui.
03:33Surtout les femmes, dans le roman, parce que j'aime bien leur puanteur, leur bordel ambulant.
03:38C'est ça qui me plaît.
03:39Les hommes se font un petit peu écraser.
03:41C'est vrai, il y a un personnage de mec qui est petit et qui se fait humilier par lui-même
03:49parce que c'est une caricature d'un écrivain passionné par bataille, qui écrit sur le
03:54porno, qui va très mal, qui a 48 ans et qui voit votre héroïne qui en a 18.
04:02Votre roman, il est très cru, le sexe est un peu partout, les liquides séminaux se
04:05mélangent à l'huile piquante des pizzas surgelées, il en faut de l'audace pour envoyer
04:09ce texte.
04:10Vous dites qu'à la publication du livre, vous aviez autant de honte que de fierté.
04:13Elle se place où, la honte ?
04:15Ah, la honte, elle se place dans le fait d'écrire quand on est jeune, on est une jeune femme,
04:21on écrit sur le sexe, on se demande comment ça va être reçu.
04:25La honte est là.
04:26Et puis après, je me suis rappelée que j'étais chez Pauvre, où la plupart des auteurs sont
04:30morts en pleine orgasme ou en prison.
04:36Quel destin, je vous disais que vous pouviez y aller.
04:38Et puis la honte, c'est un territoire littéraire fascinant, on peut aller partout avec la honte.
04:43Vous avez mis votre roman sous le haut patronage de Mireille Havé, une poète et autrice lesbienne
04:48flamboyante, cocaïnomane du début du XXe siècle.
04:51Pourquoi ? Je ne la connaissais pas moi, donc merci pour cette découverte.
04:54Mireille Havé, c'est l'oubliée des années folles, c'est une déesse absolue, une jeune
04:59femme qui a commencé à écrire à 15 ans, qui a été repérée par Cocteau et qui écrivait
05:04des choses absolument fabuleuses, notamment son journal.
05:07Et puis elle s'est tuée toute seule en se piquant à tout.
05:11Elle a été cocaïnomane, opiomane, et puis elle se piquait à la poussière à la fin
05:15et elle est morte comme un chien à 30 ans en Suisse.
05:18Mais c'est une génie, une génie absolue.
05:21Ça m'a donné très envie de lire son journal.
05:23Vous dites que votre roman, c'est un vrai boucan marseillais, ça m'a beaucoup plu.
05:28Ça m'a fait penser au compte Instagram Chronique de Mars que je conseille à toute personne
05:31qui veut passer un bon moment.
05:32Peut-être qu'on peut en entendre un bout, peut-être que les auditeurs peuvent savoir
05:37à quoi ça ressemble.
05:38Alors je vais demander aux parents qui ont des enfants pas loin de peut-être fermer
05:41un petit peu les oreilles, aux oreilles sensibles tout court, de s'éloigner peut-être 35
05:46secondes, parce que je vous ai laissé choisir l'extrait.
05:49Le mot juste existe à Marseille.
05:53Un homme dans la rue a failli m'écraser.
05:55Je l'ai traité de connard.
05:56Il m'a dit « Grosse pute, si t'étais pas moche, je te défoncerais la chatte ».
06:01La phrase était concise et claire.
06:03Je n'ai rien répondu, je n'avais rien à rajouter.
06:06Chaque mot avait son poids de fente violentée.
06:09L'économie de syntaxe, clarté du propos, tout était dedans.
06:13Les grosses, les putes, la destruction et la chatte.
06:16Cette phrase était un opéra.
06:18Elle disait tout.
06:20Comme donne Giovanni qui résume à lui seul le viol, le meurtre, la vengeance et l'eucharistie.
06:24Que dire après cette phrase ? Le sang marseillais est épais, gonflé par ses quatre piliers.
06:49On pourra vous voir à St-Germain-des-Prés avec Anna Bouglalis, à Strasbourg et au festival
06:54La Villette en juin.
06:56Merci Esther Telliard.