Passer au playerPasser au contenu principalPasser au pied de page
  • 25/03/2025
"Pourquoi je devrais rester à une place liée à ma naissance, mon genre, mon milieu d'origine ?"

BRUT PHILO. Ne pas se sentir à sa place, c'est un sentiment répandu… Mais qu'est-ce que l'expression "être à sa place" révèle de nous ? Réflexions avec la professeure de philosophie Claire Marin.
Transcription
00:00Alors on entend souvent l'expression de ne pas se sentir à sa place ou de ne pas être à sa place.
00:05Assez rarement finalement quelqu'un qui dit « je suis à ma place ». Comment vous l'expliquez ?
00:09Je crois que c'est une question qui nous inquiète et qui nous travaille tout au long de la vie.
00:15Même quand on est tout petit dans la cour de récréation, c'est quand même une question,
00:19savoir si on trouve sa place dans le groupe, si on se sent reconnu.
00:24Il y a toujours un domaine où on ne se sent peut-être pas encore tout à fait à sa place
00:28ou on aimerait en avoir une autre.
00:30L'expression qui était presque le point de départ, c'était « le reste à ta place ».
00:34C'est la violence de cette affirmation qui a le droit de me dire quelle est ma place
00:40et pourquoi je devrais rester à une place qui est liée à ma naissance, à mon genre,
00:46à mon milieu d'origine, etc.
00:47Je m'appelle Claire Marin, je suis enseignante de philosophie en classe préparatoire.
00:51Je viens vous présenter un ouvrage qui s'intitule « Être à sa place »
00:53qui parle de toutes les places qu'on occupe dans nos relations, nos professions, tout au long de notre vie.
00:59Qu'est-ce que vous entendez par le terme « place » ?
01:01Les places peuvent être géographiques, je suis devant vous, elles peuvent être symboliques,
01:06elles peuvent être affectives, je suis la fille de mes parents.
01:08Jusqu'à quel point choisissons-nous notre place ?
01:11Jusqu'à quel point l'endroit où nous nous trouvons par hasard
01:13ou celui qui nous est assigné avec autorité doivent-ils nous définir ?
01:17On peut se demander avec Montaigne s'il faut, comme le caméléon,
01:20se résigner à prendre la couleur du lieu où on est assis,
01:23ou plutôt, comme le poulpe, nous donner nous-mêmes la couleur qui nous plaît selon les occasions.
01:28Pourquoi cette référence à Montaigne ?
01:30Parce qu'il y a ce double rapport à l'extérieur.
01:34Est-ce que l'extérieur m'impose sa couleur, pour prendre l'image,
01:38ou est-ce que c'est finalement moi qui décide de la couleur que je prends
01:42et dont, éventuellement, je peux même envisager de changer ?
01:45Je pense qu'il faut dire les choses assez franchement.
01:48C'est très confortable de dire que chacun est responsable de la place qu'il occupe.
01:51C'est une question de volonté, de mérite, de travail, d'effort.
01:55Je pense que ça simplifie l'équation et qu'en réalité, il y a, évidemment,
01:59une force parfois qui accable et qui décourage
02:04dans les structures assez figées de certains rapports de pouvoir,
02:09de certains rapports masculin-féminin,
02:13toutes les formes de domination qui peuvent exister, évidemment,
02:16elles font obstacle au fait que certains et certaines
02:20trouvent la place à laquelle ils et elles aspirent.
02:24À cause d'une origine, à cause d'une histoire,
02:29à cause d'un stigmate, à cause de préjugés, etc.,
02:33faire sa place, c'est un vrai combat.
02:36Ça demande parfois des sacrifices très forts.
02:39Je crois qu'une question, c'est aussi
02:42quel prix a payé pour faire sa place ?
02:43Il y avait encore, dans ma jeunesse, l'idée d'une forme de stabilité des places.
02:48Et là, on voit que sur tous les plans environnemental, social, professionnel,
02:52familial, affectif, on voit que quand même, les places sont très mouvantes,
02:56que les choses sont incertaines, qu'on ne peut pas parier
02:59sur une grande continuité tout au long de l'existence.
03:04Il y a des places, on sait qu'on peut les perdre très facilement.
03:07L'expérience de la pandémie, ça nous a aussi peut-être,
03:12ça a produit une sorte d'électrochoc.
03:13Ce qu'on pensait aller de soi, liberté de mouvement,
03:18tout d'un coup, ça disparaît ou c'est extrêmement restreint.
03:23Peut-être qu'on a une conscience aujourd'hui beaucoup plus vive
03:27du fait que les places sont flottantes ou fragiles.
03:32Vous êtes philosophe, vous êtes autrice, vous êtes aussi prof.
03:35Surtout.
03:36Dans quelle mesure l'école a un rôle dans la place que chacun possède
03:42ou en tout cas se sent posséder dans la société ?
03:44Je crois qu'elle a un rôle majeur,
03:46mais que les politiques n'en prennent pas la mesure.
03:51Je crois que l'école, mais aussi tout ce qui est de l'ordre de la justice
03:57et de la santé, toutes ces institutions publiques qui sont maltraitées,
04:01méprisées, abandonnées par les pouvoirs politiques d'une manière honteuse,
04:07jouent un rôle évidemment déterminant.
04:09On voit bien ce que des instituteurs, des professeurs, des bibliothécaires
04:16et après des soignants, des assistants juridiques,
04:20des assistants sociaux font pour aider les individus
04:24déjà à imaginer d'autres places.
04:27Passer du moment où je me dis que ce n'est pas pour moi
04:29au moment où je me dis que ça pourrait être pour moi,
04:32ça c'est déjà en partie l'école qui peut le faire.
04:34Mais malheureusement il me semble qu'aujourd'hui on n'est pas dans les bonnes conditions
04:38pour continuer à aider les élèves à imaginer un champ des possibles assez large.
04:43J'entends une critique politique dans ce que vous dites.
04:45Complètement, tout à fait.
04:46Qu'est-ce qu'on pourrait faire ?
04:48Ce qu'on pourrait faire c'est très simple,
04:50on dédouble les classes, on valorise ces métiers,
04:57on augmente les salaires des instituteurs,
04:59on s'arrange pour qu'il y ait des infirmières scolaires,
05:02on arrête de laisser certains endroits à l'abandon.
05:05On a beaucoup parlé de politique,
05:08si ça ne vous dérange pas j'ai un peu envie de parler d'amour.
05:10Il y en a une émission dans votre livre,
05:11et d'ailleurs on peut s'interroger, peut-être que l'amour est politique.
05:14Ah oui.
05:16En tout cas, dans quelle mesure trouver sa place relève aussi du champ amoureux,
05:20du couple, mais pas que ?
05:21Comment on fait pour trouver sa place en amour ?
05:25Alors, c'est évidemment politique, vous avez raison, c'est social.
05:30Comment on fait pour trouver sa place ?
05:33D'abord je pense qu'on en a plusieurs,
05:35des places amoureuses, affectives,
05:39on est quand même de plus en plus face à des schémas
05:41où les histoires sont multiples.
05:45Donc comment on fait ?
05:48Je crois qu'on fait comme on peut,
05:49c'est-à-dire on se fie aussi à ce qu'on ressent,
05:52c'est ce que j'ai essayé de dire dans le livre,
05:54c'est que la question de la place, c'est une question de vécum et physique.
05:58Quand je ne me sens pas à ma place,
06:02j'ai un sentiment de malaise, je rougeais, je transpire.
06:06Et si la place qui compte le plus
06:09était celle que l'on avait toujours le plus redoutée ?
06:13Et si le lieu de notre chute était celui qui décide radicalement de notre existence,
06:18là où elle y commence véritablement, ou recommence, reprend ?
06:24Donc là, dans ce passage,
06:26je me confrontais à l'idée qu'il y a des places
06:30qu'on a toujours eu peur d'expérimenter,
06:35quand on perd quelqu'un,
06:37quand on est plongé dans la maladie,
06:40quand on est au milieu d'une guerre, d'un conflit,
06:43de ses parents qui se disputent,
06:45il y a plein de places qu'on a très peur d'occuper un jour.
06:50Et sans faire l'apologie de la catastrophe,
06:54il me semble que c'est aussi parfois des endroits
06:59où on se rend compte de ce dont on est possible.
07:03On traverse l'épreuve, alors évidemment ça laisse des séquelles,
07:07mais peut-être qu'aussi ça nous révèle quelque chose sur nous-mêmes.
07:11Et il est même possible qu'on se retrouve à une place
07:16qu'on a tout fait pour éviter et que finalement on s'y trouve bien.

Recommandations